PR - Chamber Judgment - HUDOC

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PR - Chamber Judgment - HUDOC
du Greffier de la Cour
CEDH 401 (2015)
15.12.2015
Condamnation disproportionnée d’un avocat ayant critiqué les choix
procéduraux des magistrats dans ses conclusions écrites
Dans son arrêt de chambre1, rendu ce jour dans l’affaire Bono c. France (requête no 29024/11), la
Cour européenne des droits de l’homme dit, à l’unanimité, qu’il y a eu :
Violation de l’article 10 (liberté d’expression) de la Convention européenne des droits de l’homme
L’affaire concerne la condamnation de Me Bono, avocat et défenseur de S.A., suspecté de
terrorisme, à une sanction disciplinaire pour des écrits consignés dans ses conclusions déposées
devant la cour d’appel. Il y affirmait que les magistrats instructeurs français avaient été complices
d’actes de torture commis à l’encontre de S.A. par les services secrets syriens, et demandait ainsi le
rejet des pièces de procédure obtenues sous la torture.
La Cour relève que les propos litigieux, de par leur virulence, avaient un caractère outrageant pour
les magistrats en charge de l’instruction. Ils ne les visaient cependant pas nommément mais
portaient sur leurs choix procéduraux. Ces écrits, qui reposaient sur une base factuelle, participaient
également directement de la mission de défense du client de Me Bono et ne sont pas sortis de la
salle d’audience. Du fait que Me Bono avait déjà été invité au cours de l’audience devant la cour
d’appel de Paris à mesurer ses propos, la Cour est d’avis que la sanction disciplinaire infligée à Me
Bono n’était pas proportionnée.
S’il appartient aux autorités judiciaires et disciplinaires, dans l’intérêt du bon fonctionnement de la
justice, de sanctionner certains comportements des avocats, ces autorités doivent veiller à ce que le
contrôle ne constitue pas une menace ayant un effet inhibant qui porterait atteinte à la défense des
intérêts de leurs clients.
Principaux faits
Le requérant, Sébastien Bono, est un ressortissant français né en 1974 et résidant à Paris (France).
Avocat, Me Bono a été le défenseur de S.A., poursuivi pénalement en France pour participation à une
association de malfaiteurs en vue de la préparation d’un acte de terrorisme et arrêté à Damas le
12 juillet 2003. Le 1er avril 2004, les juges d’instruction en charge du dossier délivrèrent une
commission rogatoire internationale aux autorités militaires syriennes aux fins d’audition de S.A. En
mai 2004, un des juges d’instruction se rendit à Damas pour l’exécution de cette commission
rogatoire. Lors de ces interrogatoires, S.A. aurait été torturé. Ce dernier fut ensuite extradé vers la
France et renvoyé devant le tribunal correctionnel de Paris.
Dans ses conclusions écrites devant ce tribunal, Me Bono sollicita que soient retirées du dossier des
pièces de la procédure obtenues, selon lui, sous la torture des services secrets syriens, faisant
valoir la complicité des magistrats instructeurs français dans l’utilisation de la torture.
Par un jugement du 14 juin 2006, le tribunal écarta les pièces d’exécution de la commission
rogatoire internationale et condamna S.A. à une peine de neuf ans d’emprisonnement. S.A. interjeta
1 Conformément aux dispositions des articles 43 et 44 de la Convention, cet arrêt de chambre n’est pas définitif. Dans un délai de trois
mois à compter de la date de son prononcé, toute partie peut demander le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre de la Cour. En
pareil cas, un collège de cinq juges détermine si l’affaire mérite plus ample examen. Si tel est le cas, la Grande Chambre se saisira de
l’affaire et rendra un arrêt définitif. Si la demande de renvoi est rejetée, l’arrêt de chambre deviendra définitif à la date de ce rejet.
Dès qu’un arrêt devient définitif, il est transmis au Comité des Ministres du Conseil de l’Europe qui en surveille l’exécution. Des
renseignements
supplémentaires
sur
le
processus
d’exécution
sont
consultables
à
l’adresse
suivante :
http://www.coe.int/t/dghl/monitoring/execution.
appel du jugement. À cette occasion, Me Bono déposa devant la cour d’appel de Paris des
conclusions en défense, réaffirmant la complicité des magistrats instructeurs français dans
l’utilisation de la torture à l’encontre de S.A. et demandant à nouveau le rejet des pièces ainsi
obtenues. Par un arrêt du 22 mai 2007, la cour d’appel confirma la déclaration de culpabilité de S.A.
et porta sa peine à dix ans d’emprisonnement, après avoir écarté les pièces litigieuses.
Le 4 février 2008, le procureur général demanda aux autorités ordinales d’engager des poursuites
disciplinaires contre Me Bono pour manquements aux principes essentiels d’honneur, de délicatesse
et de modération régissant la profession d’avocat. Le conseil de discipline de l’Ordre des avocats de
Paris renvoya Me Bono de toutes les fins de la poursuite, soulignant que les propos reprochés à
l’avocat ne constituaient pas des attaques personnelles contre les magistrats. Le procureur général
forma un recours contre cette décision. Par un arrêt du 25 juin 2009, la cour d’appel de Paris infirma
la décision de l’Ordre et prononça à l’encontre de Me Bono un blâme assorti d’une inéligibilité aux
instances professionnelles pour une durée de cinq ans. Soulignant que la liberté d’expression des
avocats n’était pas absolue, la cour d’appel considéra que les propos litigieux mettaient
personnellement en cause l’intégrité morale des magistrats instructeurs. Elle estima que l’accusation
de complicité d’actes de torture était inutile, les pièces de la procédure ayant été écartées par le
tribunal. Elle conclut que les attaques n’étaient pas proportionnées au but poursuivi et que les
propos litigieux constituaient un manquement aux principes essentiels de la profession d’avocat.
Me Bono forma un pourvoi en cassation qui fut rejeté.
Griefs, procédure et composition de la Cour
Invoquant l’article 10 (liberté d’expression), le requérant se plaignait de la sanction disciplinaire
prononcée à son encontre.
La requête a été introduite devant la Cour européenne des droits de l’homme le 14 avril 2011.
L’arrêt a été rendu par une chambre de sept juges composée de :
Angelika Nußberger (Allemagne), présidente,
Khanlar Hajiyev (Azerbaïdjan),
Erik Møse (Norvège),
André Potocki (France),
Faris Vehabović (Bosnie-Herzégovine),
Síofra O’Leary (Irlande),
Mārtiņš Mits (Lettonie),
ainsi que de Claudia Westerdiek, greffière de section.
Décision de la Cour
Article 10 (liberté d’expression)
La condamnation disciplinaire de Me Bono s’analyse en une ingérence dans l’exercice de son droit à
la liberté d’expression. Cette ingérence était cependant prévue par la loi, à savoir les dispositions
organisant la profession d’avocat, et elle avait pour but la protection de la réputation ou des droits
d’autrui et la protection de l’autorité du pouvoir judiciaire.
La Cour relève que les propos litigieux, de par leur virulence, avaient, à l’évidence, un caractère
outrageant pour les magistrats en charge de l’instruction. Ils n’étaient en outre pas nécessaires pour
atteindre le but poursuivi, ainsi que l’a relevé la cour d’appel de Paris, puisque les juges de première
instance avaient déjà accepté d’écarter les déclarations de S.A. obtenues sous la torture.
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La Cour observe toutefois que les propos litigieux ne visaient pas nommément les magistrats
concernés mais portaient sur la manière dont ils avaient mené l’instruction. Me Bono dénonçait en
particulier leur choix de délivrer une commission rogatoire internationale alors que les méthodes
d’interrogatoires des services secrets syriens étaient notoirement connues, critiquant ainsi le choix
procédural des magistrats. Après avoir constaté que les juridictions nationales ont retiré les actes de
la procédure établis en violation de l’article 3 de la Convention, la Cour considère que les écrits
litigieux participaient directement de la mission de défense du client de Me Bono.
En outre, la Cour retient que les critiques de Me Bono, qui reposaient sur une base factuelle, ne sont
pas sorties de la salle d’audience puisqu’elles étaient formulées dans des conclusions écrites. Elles
n’ont donc pas pu porter atteinte à la réputation du pouvoir judiciaire auprès du grand public.
Compte tenu de ces éléments et du fait que Me Bono avait déjà été invité au cours de l’audience
devant la cour d’appel de Paris à mesurer ses propos, la Cour est d’avis que la sanction disciplinaire
infligée à Me Bono n’était pas proportionnée. Outre les répercussions négatives d’une telle sanction
sur la carrière professionnelle d’un avocat, la Cour estime que le contrôle a posteriori des paroles ou
des écrits litigieux d’un avocat doit être mis en œuvre avec une prudence et une mesure
particulières. Estimant le rappel à l’ordre des juges du fond suffisant, et ceux-ci n’ayant pas estimé
opportun de demander au procureur général d’initier une procédure disciplinaire, la Cour estime
que la saisine des instances disciplinaires par le procureur général plusieurs mois après l’arrêt de la
cour d’appel se concilie mal avec le devoir de l’avocat de défendre l’intérêt de ses clients.
En conclusion, la Cour estime qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention en raison du
caractère disproportionné de la peine infligée à Me Bono.
Satisfaction équitable (article 41)
La Cour dit que la France doit verser au requérant 5 000 euros (EUR) pour dommage moral.
L’arrêt n’existe qu’en français.
Rédigé par le greffe, le présent communiqué ne lie pas la Cour. Les décisions et arrêts rendus par la
Cour, ainsi que des informations complémentaires au sujet de celle-ci, peuvent être obtenus sur
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La Cour européenne des droits de l’homme a été créée à Strasbourg par les États membres du
Conseil de l’Europe en 1959 pour connaître des allégations de violation de la Convention
européenne des droits de l’homme de 1950.
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