25 ans d`Actuel Marx
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25 ans d`Actuel Marx
Jacques Bidet 25 ans d’Actuel Marx Article paru dans le N° 50 bis d’Actuel Marx, septembre 2011 Sous le titre « Actuel Marx, depuis 1968 » A la mémoire de Jacques Texier, co-fondateur de la revue Née du désastre L'histoire d'Actuel Marx commence avec 1968, avec ce long 68 qui devait durer une décennie. Le fond de l'air était rouge. En peu de temps pourtant, le libéralisme envahit la scène et toutes les traditions du marxisme ont pu sembler à tout jamais balayées. Ces années de luttes sociales, d'effervescence politique avaient fait apparaître un fossé entre le vieux mouvement communiste et les forces de révolte surgies du monde étudiant et des couches intellectuelles. Sur le terrain de la critique et de la rhétorique, les discordances s'exprimaient notamment à travers des références contrastées à Mao, Trotski, Gramsci, Lefebvre, Marcuse, Che Guevara ou Althusser. L'année 77 marque le moment de l'effondrement et de la démobilisation générale, en France et en Europe. Résister à la débâcle supposait que l'on entreprenne de surmonter ces divisions mortifères et que l'on travaille à forger une identité plus large, qui unisse ces forces radicales et leurs environs. La figure de Marx, avec tout ce qu'elle signifiait en termes de dynamique d'émancipation et de potentialités critiques, en termes d'histoire et de théorie, restait le point de repère. Elle ne pouvait cependant jouer ce rôle qu'à condition d'être elle aussi soumise à une critique radicale et restituée dans un champ intellectuel et politique plus large. En dépit de quelques noms glorieux (de Sartre à Althusser), le marxisme n'occupait dans les institutions universitaires qu'une place très marginale. Les confrontations avaient lieu ailleurs, notamment au CERM, Centre d'études et de recherches marxistes1, qui connut une heure de gloire, et d’ouverture dans l'après 68. On y croisait alors tout ce que le marxisme français comptait d'hétérodoxie et de créativité : philosophes (d'Althusser et Balibar à Poulantzas), psychanalystes « désaliénistes » (Tony Lainé, Lucien Bonnafé – Lacan lui-même leur rendit un jour visite), anthropologues (Maurice Godelier), linguistes (toute une école d’analyse du discours autour de Michel Pécheux) et beaucoup d'autres, économistes, historiens, féministes (façon époque)... Parmi ses animateurs : Lucien Sève, Georges Labica et Jacques Texier. Ce laboratoire d’idées devait être dissous en 1979. En 1982, soit dans le contexte d’après la victoire de la gauche en 1981, G. Labica, professeur à Paris-X, parvint à constituer une unité CNRS, « Philosophie politique, économique et sociale », qui devait attirer un certain nombre de marxistes et marxisants. C'est là que je rencontrai Jacques Texier. Entre lui, promoteur d'un marxisme à l'italienne, et moi, l'ex-gauchiste (génération pieds-rouges), l'entente se fit aisément, en dépit de ce qui pouvait séparer un gramscien, qui pensait à partir de la politique, d'un althussérien qui voulait (déjà) refaire Le Capital. C'est à lui que je proposai, en 1985, l'idée d'une revue placée sous l'égide de Marx. Et c'est lui qui imagina le titre Actuel Marx. Marx, ce n'était pas seulement le marxisme, c'était aussi le communisme, une histoire ouverte. 1 Lié au parti communiste, tout comme La Nouvelle Critique, à laquelle Frédérique Matonti a consacré un maître livre, Intellectuels Communistes, La Découverte, 2005. Ces institutions sombrèrent dans la grande crise du PCF au tournant des années 80. Le modèle formel venait de Berlin, un haut-lieu, où j'avais séjourné : de la revue Das Argument, de Wolfgang Haug. Un marxisme sans renoncement et sans rivage, voué au travail théorique dans un contexte d'affrontement mondial. Das Argument faisait écho à Arguments, la célèbre revue « dissidente » fondée en 56 par Edgar Morin et ses amis. Les voies du marxisme sont impénétrables2. La revue s'annonçait interdisciplinaire, regroupant dans sa rédaction des philosophes surtout : Étienne Balibar, Michèle Bertrand, Jean-Pierre Cotten, Georges Labica, Jean-Jacques Lecercle, Yvon Quiniou et André Tosel. Mais aussi des historiens : Michèle Fogel, Élisabeth Guibert et François Hincker. Et des économistes : Christian Barrère et Jean-Claude Delaunay. La plupart avaient été membres ou proches du PCF et avaient pris leurs distances depuis assez longtemps ; certains s'en étaient trouvés exclus de diverses façons. Michael Löwy, trotskiste œcuménique, devait nous rejoindre dès le n° 2. Plus tard viendront des chercheurs qui s’étaient trouvé des affinités du côté du maoïsme, des altermondialistes, puis une autre génération, tout aussi engagée sans avoir nécessairement le même rapport aux affiliations politiques. Actuel Marx se voulait internationaliste, au point de rencontre des marxismes d'Europe, du tiers-monde et de la constellation anglo-américaine. Deux philosophes, l'un à Rome, Stefano Petrucciani, un marxiste francfortois à l'italienne, et l'autre à Londres, Alex Callinicos, un trotskiste à l'anglaise, joueront un rôle charnière dans la relation à d’autres sphères culturelles. Il convenait donc de commencer par dresser un état du marxisme. Ce fut l'objet du premier numéro, paru en 1987 chez L'Harmattan. Un objet d'un 2 Georges Labica fit un bon accueil à l'initiative. La revue put constamment s'appuyer sur cette équipe CNRS, dirigée ensuite par Tony Andréani, Catherine Colliot-Thélène, puis par Gérard Raulet, et, par la suite et jusqu'aujourd'hui, sur l'équipe SOPHIAPOL, conduite par Christian Lazzeri et Alain Caillé. L'université de Paris-X la traitera et la défendra constamment comme une part de son patrimoine. genre inédit, qui parut alors assez éclectique. Il ouvrait sur un article de Wallerstein : « Racisme, nationalisme, ethnicité ». Il comportait aussi un texte de Bipan Chandra, célèbre historien indien, un article de Jean-Jacques Lecercle sur Fredric Jameson, une longue discussion d'Alain Badiou par Étienne Balibar. Un état de l'édition scientifique de l'œuvre de Marx. Et une centaine de pages de recension, notamment consacrée à des courants divers : tiers-mondisme (Samir Amin, David Harvey), régulationnisme (Robert Boyer), écologie (Manuel Sacristan), affinité derridienne (Ernesto Laclau et Chantal Mouffe), ou anglo-analytique (Ellen Meiksins Wood et Erik Olim Wright). Une bonne part des auteurs publiés ou étudiés dans ce premier numéro étaient encore inconnus en France. L’Observateur nous fit une belle publicité dans le pur style « Les staliniens sont de retour ». De ce baptême sous le feu, il restera longtemps quelque chose. Cette gauche « moderne » avait spontanément identifié un adversaire. Par contre, Michel Prigent, directeur des PUF, perçut d'emblée que l’objet était fait pour durer. En dépit de convictions politiques opposées aux nôtres, il nous fit un excellent accueil et nous accorda une confiance active qui ne devait jamais se démentir. Le n°2 portait sur le marxisme japonais, dont l'écho n'était pas encore parvenu en France. Il s'agissait d'un courant très influent. Un bon tiers des économistes japonais se déclaraient alors marxistes, comme plusieurs écoles d’historiens. Nous avions inclus un article de Kaoru Sugihara, aujourd'hui référence majeure de « l'histoire globale ». Le n° 4 traitait du marxisme italien, qui pouvait alors passer pour le plus crédible, et qui pourtant déjà commençait à s'enfoncer dans sa crise. D'emblée, s'imposait une question identitaire. Non pas – là où nous attendait une certaine opinion publique – celle de la relation entre marxisme et stalinisme. Elle était pour nous, dans son principe, réglée depuis longtemps. Les universitaires de notre génération savaient évidemment tout sur le Goulag avant que Soljenitsyne n’arrive sur le marché. Dans les années 60, c'était en dépit de ce passé que l'on venait au marxisme. À nos yeux, celui-ci représentait une critique du capitalisme plutôt qu'une voie assurée pour l'avenir. Nous partagions, paresseusement sans doute, la conviction que le système soviétique s’éloignait, très lentement mais immanquablement, du modèle stalinien. C’était l'idée optimiste, assez universellement répandue, à droite comme à gauche, d'une « convergence des systèmes » – avec pour nous l'espoir qu'ils convergent dans un processus d'émancipation. La fin piteuse du soviétisme fut en ce sens une déception en même temps qu'une libération. La question qui se posait spécifiquement à nous concernait non le stalinisme, mais le marxisme : elle portait sur la valeur des ressources théorico-philosophiques propres au marxisme et sur leur pertinence politique. Il ne s'agissait pas simplement de « continuer le combat » dans un monde qui avait changé, mais de savoir ce qu'il en était des « armes de la critique » dont le marxisme se prévalait. Le socialisme qu'il annonçait pouvait-il se donner comme une forme supérieure de démocratie ? Quels rapports entretenait-il avec le « libéralisme politique » ? C'était le moment John Rawls et de sa théorie de la justice : un produit du campus US qui portait les marques des luttes des sixties (il refusait de faire de la propriété privée un principe universalisable). Chez certains marxistes, qui se croyaient radicaux, la tendance était à la rodomontade : il y avait leur démocratie, celle de l'impérialisme (le libéralisme), et la nôtre, celle des libérations. Le socialisme authentique, celui de Marx et de Rosa Luxembourg, auxquels il fallait revenir à rebours des « déformations » et « trahisons », était à leurs yeux la solution déjà trouvée. Il convenait, à nos yeux, d'y regarder de plus près. Un ensemble de numéros, de 1988 à 1991, ont pour titre : « L'idée de socialisme », « Libéralisme, société civile, État de droit », « Liberté, égalité, différence », « Éthique et politique ». Nous cherchions bien sûr du côté de Gramsci, que Jacques Texier avait fait connaître en France : il nous aidait à comprendre que l'idée d'une émancipation fondée sur la « socialisation des moyens de production » ne faisait que définir un cadre (du reste assez incertain) d'expérimentation, et que tout cela ne pouvait prendre sens qu'à travers une révolution intellectuelle et morale impliquant tout le corps social, face à une violence culturelle d'en haut. Nous regardions aussi du côté de l’École de Francfort, qui avait produit une critique sociale plus large que celle de Marx, une critique culturelle de l'existence concrète qui valait pour le socialisme autant que pour le capitalisme et qui nous enseignait une bonne façon pour la philosophie de collaborer avec des sciences sociales (qu’illustre, en 1991, un article d’Axel Honneth, encore inconnu en France). Lukacs, qui représentait, dans un esprit analogue mais de façon singulière, le projet d'une « philosophie marxiste » (avec son ontologie, sa logique, son esthétique et son éthique), laissait derrière lui à Budapest une jeune école avec Agnès Heller, Ferenc Fehér, Gyorgy Markus, dont nous publiions les écrits. Nicolas Tertulian, éminent représentant de ce courant, chassé de Roumanie comme opposant, entrait à la rédaction en 1992. Aux questions de la démocratie étaient évidemment liées celles de l’économie : l’heure était aux débats sur la relation entre socialisme et marché3. Mais la revue ambitionnait d’emblée d'aborder aussi les questions concrètes d’actualité. Ainsi, en 89, mais préparé longtemps avant la chute du mur de Berlin, le n° 6 : La perestroïka, une révolution ? Le volume était dirigé par Alain Brossat et Denis Paillard, c’est-à-dire abordé par la filière trotskiste, la mieux branchée à l’heure de l'écroulement des bureaucraties. Il conduisait à des conclusions assez pessimistes sur les perspectives d'un socialisme 3 Comme en témoigne la confrontation, au n° 3, entre Ernest Mandel et Eric Olim Wright. Un thème que devait développer par la suite Tony Andréani, jusqu’au n°14, Nouveaux modèles de socialisme. démocratique en URSS. Viendront ensuite des volumes sur l’Amérique Latine, sur la Chine, etc. Dès le départ, prévalait naturellement l'idée que le travail du marxisme n'avait de sens que relié à d'autres ressources théoriques constitutives de la culture commune. Il m’est difficile de distinguer après-coup la part d'une orientation déclarée vers une reconstruction du marxisme – sur une base plus large, permettant un affrontement productif avec des systèmes de pensée différent – et celle des divers membres d'une équipe, longtemps restreinte, qui proposaient des thèmes en relation avec leurs propres recherches. Cette diversité d'inspiration, qui a fait la richesse de la revue, rendait difficile son étiquetage, au point que les amateurs de sensations ont pu croire qu'il ne s'y passait rien. Je ne rechercherai ici qu'à introduire la distance minimale permettant de déchiffrer le puzzle. La théorie comme champ de bataille Il ne pouvait s’agir seulement de compléter, voir corriger Marx en lui ajoutant un peu de Foucault, un peu de Weber ou de Habermas. Il fallait savoir d'une part comment cela pouvait être pensé ensemble philosophiquement de façon cohérente, et d'autre part de quelle façon la philosophie pouvait collaborer avec les sciences sociales. Bref, quelles « armes de la critique » pour affronter l'histoire et le temps présent : penser à la fois les structures et les conjonctures – qui configurent et bouleversent nos pensées. Comme il n'est pas sûr que l'on ait depuis lors beaucoup avancé, il n'est peut-être pas inutile d'évoquer quelques-uns des problèmes que nous avons rencontrés. Un premier soupçon concernait le concept d'individu dans une tradition philosophico-politique où prévalait la considération « structuraliste » de la classe. La rencontre avec le marxisme anglo-saxon devait en ce sens constituer une première épreuve4. Celui-ci représentait une entreprise radicale de refondation du marxisme sur une autre base que celle de la philosophie allemande, qui avait fini par prédominer, sous la forme d'un hégélo-marxisme plus ou moins commun. Il se référait à une approche individualiste méthodologique et pratiquait une séparation rigoureuse entre l'analyse des questions de fait et celle des questions de droit, de facture plus ou moins kantienne. L'initiateur, Gerry Cohen (qui reconnaissait avoir été stimulé par Althusser) abordait frontalement, selon les critères de la philosophie analytique, les problèmes épistémologiques du matérialisme historique et les théories de la justice. L'économiste Eric Roemer reconstruisait l'exploitation et le capitalisme sur la base de l'agir individuel. L'historien Robert Brenner proposait, selon une épistémologie analogue, une vision nouvelle du commencement, agricole, du capitalisme. Le sociologue Eric Olim Wright réinventait l'analyse de classe à partir des « atouts » dont disposaient des acteurs dominants : d'abord, la propriété (dans le capitalisme), puis la qualification (dans le socialisme) en attendant le communisme. Sa sociologie des classes pouvait être rapprochée de celle de Bourdieu. Cette école, qui vécut une décennie, exerça une influence durable, contribuant à déverrouiller un marxisme qui peine à penser ensemble la « praxis » et l'action, l'expérience d'acteurs concrets5. En ce sens, Max Weber constituait l'autre référence majeure, qui se trouvait alors posée comme l'alternative à celle de Marx. Il cherchait à expliquer, mais en même temps aussi à comprendre les individus dans leur 4 Nous l'introduisions en France dès le n° 7, qui lui était consacré. 5 Tel sera l'objet du n° 13, Théories de l'action, proposé par Jean-Pierre Cotten et André Tosel. L'Inconscient du social, N° 15, sous la direction de Michèle Bertrand, transpose le problème dans la relation entre l'inconscient de Freud et celui des anthropologues. action pourvue de sens – là où le « sens » marxien (du moins à ce qu'on disait) était celui de l’histoire venant à une conscience de classe. Il ouvrait ainsi un programme d'étude des idéologies et utopies qui venait brouiller les frontières. Il annonçait efficacement un nouveau système socialiste de domination. Le même Weber, pourtant, dans une autre sémantique que celle de Marx, se montrait capable de faire apparaître sous la rationalité « formelle » du capitalisme, son irrationalité « matérielle », s'agissant des fins poursuivies et des effets à attendre6. Michael Löwy montrait comment Bloch, Lukacs, Adorno et Horkheimer s'étaient emparé de ces vues. Un « marxisme wébérien » à la Merleau-Ponty pouvait dès lors sembler possible. Mais à quelles conditions et pour quel usage ? Un secours venait de Bourdieu, qui associait magistralement Marx et Weber7. Sa recherche du sens vécu semblait le fixer paradoxalement sur la vision d'une humanité en proie à la domination, opaque à elle-même, dont la sociologie semblait seule détenir la vérité. Cela ne l'empêchait pas pourtant de s'engager dans le mouvement de masse, un parmi d'autres. D'un autre côté, il élargissait la cartographie sociale du marxisme, faisant reconnaître, à côté des capitalistes, l'autre force sociale dominante, celle qui ne se reproduit donc pas comme propriétaire de capital, mais comme détentrice de « compétence » (avec la connotation juridique du terme qui souligne que certaines choses relèvent de certaines gens, même s'ils n'en 6 Cf., dans le n° 11, Weber et Marx, la traduction du grand texte de Marcuse, « Industrie et capitalisme ». Enzo Traverso proposait une anthologie en ce sens : un choix de textes de Weber, illustrant cette perspective et ses limites. 7 Le n° 20, en 1995, Autour de Pierre Bourdieu, lui fut consacré. Contributions notamment d'Emmanuel Terray, Philippe Corcuff, Loïc Wacquant et Yves Sintomer. La recherche d'une synergie Marx-Bourdieu restera une préoccupation constante, qui s'exprime notamment dans plusieurs volumes dirigés par Jean Lojkine, Michel Vakaloulis et Pierre Cours-Salies, notamment Mobilisations sociales. Une controverse sociologique, 2003, et Nouvelles luttes de classe, 2006. sont pas « propriétaires ») – une compétence technique, scientifique, administrative, culturelle chargée de violence symbolique. Le soupçon était ainsi jeté sur une maxime politique du marxisme, que résume un vieux slogan : l'alliance des forces du travail et de la culture. Mais il portait tout autant un vieux penchant à privilégier l'économie et l'économique, instrument politique, par rapport à la sociologie et au sociologique, au concret vécu, critique, de l'existence. Ces questions avaient été, pour une part, aperçues par L'Ecole de la régulation, qui apportait une démarche et des concepts opératoires nouveaux et occupait alors une forte position8. Elle recentrait l'analyse économique sur la production. Elle fournissait des repères de périodisation significatifs. Elle instaurait une interaction féconde entre économie, sociologie et histoire. Nous voulions cependant l'interroger sur son rapport à la conceptualité marxiste, sur son analyse de classe et sur ses perspectives qui nous semblaient relever de l’'aménagement du capitalisme plutôt que de la rupture. Dans la même livraison, s'engageait aussi un dialogue avec la Théorie des conventions, avec Olivier Favereau, et au-delà avec Luc Boltanski et Laurent Thévenot. L'échange visait à faire apparaître ce que leur approche juridico-politique de l'économie devait à Marx, suggérant une issue moins cognitiviste et moins consensuelle. Le marxisme n'était pas traité comme une philosophie. Mais plutôt comme une façon de la pratiquer. C'est pourquoi nous pouvions faire entendre des voix diverses. Prévalait la leçon d'Althusser, qui conduisait à prohiber un discours philosophique englobant, forme supposée suprême du savoir, propre à donner au « grand récit » son supplément d'âme. Nous ne prenions pas non plus Althusser comme le tenant d'un autre discours 8 Voir le n° 17, avec les réponses circonstanciées entre autres de Robert Boyer, Alain Lipietz et Jacques Sapir. englobant, qui serait celui d'une « science marxiste », ainsi qu'ont cru le comprendre certains lecteurs inattentifs. Althusser nous apprenait plutôt, lui aussi, à faire collaborer – dans l'horizon d'un matérialisme historique où le marxisme ne se trouvait pas en position de monopole – philosophies et sciences sociales. Et cela dans une temporalité politique : une philosophie qui, selon sa formule, « représente la lutte des classes dans la théorie ». Il reste que, dans cette période de repli politique, la scène philosophique européenne était dominée par la puissante figure de Habermas9, qui prétendait lui aussi « reconstruire le matérialisme historique », et proposait un vaste recyclage de diverses sociologies et philosophies ouvrant sur une philosophie politique, disons-le : socialdémocrate. Dans l'ambition qui était la sienne, celle d'une pensée totale intégrant philosophie, psychologie, sociologie, anthropologie historique, il pouvait apparaître comme le véritable héritier des « Lumières marxistes ». Il posait des questions irrécusables, devant lesquelles le marxisme avait faibli. Mais comment prendre son « tournant linguistique » ? Autorise-t-il un traitement discursif de la politique ? Que faire de « l’agir communicationnel » ? Que faire de son approche des pathologies capitalistes et bureaucratiques modernes qui semble n'avoir pas besoin d'une analyse de classe ? Nous étions sans doute parmi les mieux placés pour faire apparaître qu’en marginalisant – au profit du « discours » – le « travail » et la « production », Habermas s'épargne les problèmes existentiels qui ont motivé le marxisme. Reste cependant à savoir comment un « marxisme » peut reprendre toutes ces questions ensemble : travail et discours, démocratie et lutte de classe… 9 Il était déjà très présent dans la revue avant que ne lui soit consacré le n° 24, Habermas, Une politique délibérative, suivi d’un n°25, Marx, Wittgenstein, Arendt, Habermas. Les habermassiens français y étaient représentés par Christian Bouchindhomme, Rainer Rochlitz et Jean-René Ladmiral.. Foucault ne devait venir que plus tard10. Pourquoi cette longue attente ? Peut-être parce qu'il représente pour une culture marxiste tout à la fois ce qui est le plus proche par le souci (la prison, l'hôpital et autres pouvoirs) et par le soupçon (la repensée de la sexualité) et en même temps ce qu’il y a de plus étranger aux traditions philosophiques et politiques dans lesquelles s'organise spontanément son discours. Nous étions de fervents admirateurs de Foucault. Le rapporter à Marx avec quelque pertinence n'est pas si facile. L'expérience du « Congrès Marx International » Nous avions régulièrement tenu des colloques à la Sorbonne, en un temps où l'institution « colloque » était peu développée. En 1995, nous organisons le premier Congrès Marx International, intitulé Cent ans marxisme, Bilan critique et perspectives. Tout ce qui compte en France de revues marxistes ou marxisantes avait participé à sa programmation11. Plusieurs dizaines d'institutions et de revues du même genre s'y associaient. Les séances plénières avaient notamment donné la parole aux féministes (Christine Delphy, Geneviève Fraisse), aux écologistes (Alain Lipietz, Juan Martinez Alier), au monde anglo-américain (Perry Anderson, David Harvey, Fredric Jameson, – ces deux derniers arrivaient ainsi sur la scène marxiste française). 500 chercheurs et un vaste public y avaient convergé. Une première en Europe. Large couverture de la grande presse. Sur ce modèle, le Congrès Marx devait se tenir régulièrement tous les trois ans. La sixième édition date de 2010. Nous abordons des problématiques d'actualité, à 10 n° 36, Marx et Foucault. 11 Le comité de préparation Comprenait : Alternatives économiques, Raison Présente, La Pensée, Futur Antérieur, Nouvelles Questions Féministes, L'Homme et la Société, Critique communiste, Écologie Politique, Revue M, Politis La Revue. l'intersection de la théorie et de la politique, et nous les livrons au questionnement de diverses disciplines. L'idée directrice était de réunir des chercheurs sur le terrain de la recherche. Le congrès était donc divisé en Sections Scientifiques en vue de cette interdisciplinarité forte – qui devrait, en principe, distinguer le marxisme – constituée à partir de chaque discipline dès lors qu'elle est traitée dans le contexte d'une critique sociale. L'objectif était de faire travailler les marxistes (avec d'autres) au sein de ces forteresses disciplinaires (le Droit…), closes sur elles-mêmes et faites pour les exclure, selon l'ancienne tradition universitaire des « facultés », où le marxisme, qui est une interdiscipline subversive, n'a pas sa place. Œuvrer à y faire émerger, à contrecourant des diverses versions disciplinaires de la « pensée unique », des pensées critiques, tel était l'enjeu. À partir de cette expérience, le travail d'Actuel Marx s'est lui aussi, pour une part, organisé sur cette base. Son comité de rédaction commença à rassembler un plus grand nombre de chercheurs, dont certains allaient jouer un rôle très actif. Des sociologues, Michel Vakaloulis, Jean Lojkine. Des économistes, Gérard Duménil et Dominique Lévy, plus tard Rémy Herrera et Bruno Tinel. Des politologues, Gilbert Achcar, Eustache Kouvélakis, Sébastian Budgen. Des historiens, Florence Gauthier et Jacques Guilhaumou, puis Déborah Cohen. Des juristes, Geneviève Koubi, Laurence Sinopoli. Des féministes, Elsa Dorlin, Jules Falquet. Et bien sûr des philosophes, Jean-Marc Lachaud, Annie Bidet-Mordrel, Jean Robelin, Emmanuel Renault, Franck Fischbach, plus tard Isabelle Garo, Stéphane Haber, Olivier Neveux, Guillaume Sibertin-Blanc. La Collection Actuel Marx Confrontations, corollaire de la revue, illustrera notamment cette recherche qui se décline en travaux de sociologie, économie, histoire, droit et philosophie12. Une constante sera bien sûr aussi 12 de promouvoir les travaux autour de Marx et des traditions marxistes. Avec notamment de grands textes comme Althusser, Sur la reproduction, Derrida, Marx & Sons. En 2001, le Dictionnaire Marx contemporain, que je dirige avec E. Kouvélakis, se présente comme le bilan provisoire du travail de la revue. À partir des Congrès Marx, se développe aussi le caractère international de la communauté scientifique qui s'est ainsi progressivement constituée. Une édition sud-américaine de la revue, sous l'impulsion d’Alberto Kohen, paraît d'abord à Buenos Aires. Elle est aujourd’hui établie au Chili, sous la direction de Maria Emilia Tijoux. Un très grand nombre de volumes de la collection ou de numéros de la revue font l'objet de traductions en langues étrangères. Présente maintenant sur CAIRN, la revue est devenue universellement accessible (et de fait très fréquentée). Chantiers ultérieurs dans les diverses sciences sociales Ces congrès ont donné lieu à des rencontres singulières, qui ont fécondé le travail ultérieur. Notamment dans plusieurs domaines, où se sont constituées des collaborations intellectuelles durables. L'alliance du rouge et du vert fut d’emblée une ligne de force de la revue, liant les thèmes de la marchandisation néolibérale – Le monde est-il un marché ? – et celui de la destruction écologique – L'écologie, ce matérialisme historique – où interviennent André Gorz et James O'Connor13. Dans ce contexte, la participation d’ATTAC à nos rencontres avait la signification d’une reconnaissance réciproque, que consigne l'ouvrage On trouvera à la fin du volume la liste de la soixantaine d'ouvrages publiés dans cette collection, dont Gérard Duménil et Emmanuel Renault sont codirecteurs. Un certain nombre d’entre eux renouvellent profondément les sujets qu’ils abordent. Exemples parmi d’autres : Jean-Jacques Lecercle, Une philosophie marxiste du langage, Yann Moulier Boutang, De l’esclavage au salariat, Jacques Texier, Révolution et démocratie chez Marx et Engels. 13 Voir respectivement les nn° 9 et 12. collectif dirigé par Michael Löwy et Jean-Marie Harribey : Capital contre nature14. Pas d'écologie sans Marx, qui fut le premier à mettre au centre de la théorie sociale le fait que la logique du capitalisme, celle de la richesse abstraite, détruit, en même temps que les hommes, la nature. Mais l'écologie est aussi un défi pour le marxisme : elle signale une tâche qui dépasse non le « productivisme » qu'on lui porte à tort, mais du moins son historicisme progressiste. De même pour la confrontation entre marxisme et féminisme. Elle est très tôt abordée, mais très marginalement15. Ce sont les Congrès Marx, auxquels les principales revues féministes françaises ont régulièrement participé, qui matérialisent la rencontre. Ce n'est pourtant qu'au n°30, Les rapports sociaux de sexe, préparé par Annie-Bidet Mordrel, que la question se trouve prise de front. Ce numéro introduit un certain nombre d'auteures encore à l’époque très peu connues en France : Catherine MacKinnon, Paola Tabet, Nancy Fraser et Judith Butler. Il manifeste que les recherches marxistes et féministes ont, notamment à partir des USA, sérieusement commencé à interférer . Mais il marque surtout les limites d'un certain marxisme, qui manque des concepts qui lui permettraient de se situer par rapport au féminisme16. Depuis quelque temps déjà, un nouveau champ de 14 Paris, Puf, 2003, coll. Actuel Marx Confrontations. Le n° 44, Altermondialisme / Anticapitalisme, issu du Congrès Marx V, est aussi marqué par la présence d'ATTAC, avec aussi des contributions de Dominique Plihon, de Stéphanie Treillet et JeanMarie Harribey. 15 Au n° 8, Liberté, Égalité, Différence dans le cadre du débat italien. Le laboratoire fondé par G. Labica, lieu d'origine de la revue, rassemblait des « chercheurs du marxisme » et des « chercheuses du féminisme ». Il est significatif pourtant que la synergie entre elles et eux ne se soit manifestée que beaucoup plus tard. 16 Réédité sous forme de livre dans la collection, en 2010. recherche s'est ouvert que signale le triple « sexe / race / classe ». Il reste qu'au-delà des effets d'annonce il n'est pas si facile de relier ces trois termes. C’est à ce croisement pourtant que le marxisme devrait définir son identité 17. Sur ce terrain de l’histoire, Actuel Marx a bénéficié de l'apport d'un groupe d'historiens qui se revendiquent de « l'histoire des concepts ». Non pas d'une histoire idéaliste des idées, mais de l'émergence, au gré des conjonctures, dans le dédale créatif de pratiques sociales de toutes sortes, de nouvelles pensées qui vont ébranler les espaces sociaux, précipiter les changements et s'inscrire plus ou moins durablement dans les visions du monde, inspirer des schèmes de transformation. Leur travail s'est particulièrement concentré sur le long processus de la Révolution française, matrice des révolutions ultérieures. C'est dire la place de cette recherche dans la visée qui est celle d’Actuel Marx18. Les sociologues ont développé dans une série de volumes une discussion, au croisement des divers courants sociologiques (notamment celui de Bourdieu), autour des nouveaux rapports de classe et des mobilisations apparues dans la période récente19. La crise des partis d'inspiration populaire et du syndicalisme, qui se référaient au marxisme, ne 17 Voir, dans la collection et les deux ouvrages dirigés par Elsa Dorlin, , Sexe, race, classe, Pour une épistémologie de la domination, en 2009, Autour de Donna Haraway, en 2011. C'est aussi cette triple figure qui se trouve reprise dans Le Racisme après les races, n° 38, coordonné par É. Balibar. 18 Voir notamment le n° 32, Les Libéralismes au regard de l'histoire, coordonné par Fl. Gauthier et J. Guilhaumou. Voir encore N°43 et N° 47, avec Déborah Cohen. Voir aussi, dans la collection, L’histoire de la Révolution française et la pensée marxiste, de Claude Mazauric. 19 Jean Lojkine, Les Nouveaux Rapports de classe (n°26). Et, dans la collection, Les Sociologies critiques du capitalisme, 2002. Et encore, dirigé par Michel Vakaloulis et Pierre Cours-Salies : Les Mobilisations collectives, 2002, Nouvelles luttes de classe, 2006. signifie pas que la lutte des classes se calmerait. Celle-ci se déploie aujourd'hui dans un nouvel horizon d'existence individuelle et de subjectivité. Le salariat se combine au précariat, le fossé se creuse entre professions intellectuelles et salariat d'exécution, etc. L'action collective mouvementiste apparaît comme un facteur dynamique d'élargissement. Du côté des sciences politiques, il nous est apparu nécessaire de revaloriser le concept d' « impérialisme »20. L'impérialisme fin-de-siècle se cachait sous divers masques, notamment sous le qualificatif, plus décent, d’« impérial ». Nous avons engagé le débat avec Hardt et Negri, avec eux, pour et contre eux21. Il était notamment essentiel de mettre en lumière la dimension militaire de l'impérialisme, indispensable au pillage des richesses naturelles et à l'étouffement de toute velléité démocratique dans les pays dominés. Le tiers-mondisme de Samir Amin (très présent dès le départ dans la revue) et de sa génération a trouvé un relais dans la recherche angloaméricaine notamment autour de la Monthly Review22, dans la tradition antiimpérialiste. La dimension de l’art, toujours présente dans les Congrès Marx, donne lieu à un travail, que l’on peut suivre au fil des publications, consacré à l’intrication que le marxisme produit entre l’artistique et le politique23. Un travail de même nature se poursuit sur le terrain du droit24 20 Voir le n° 33, Le Nouvel Ordre impérial, coordonné par Gilbert Achcar, dont nous avons aussi publié La Nouvelle Guerre froide, Le Monde après le Kosovo. 21 n° 18, L'Impérialisme aujourd'hui, n° 27, L'Hégémonie américaine, 22 Nous donnons notamment la parole, dans les n°31 et 33 aux éditeurs de cette revue, ainsi qu'à Peter Gowan, Giovanni Arrighi, Fredric Jameson, James Cohen, Michel Husson, Pierre Salama, sans oublier Daniel Bensaïd, toujours très présent dans nos congrès. 23 Déchiffrer le présent En 2006, une nouvelle étape s'ouvre pour la revue avec l'élection d'un nouveau directeur, Emmanuel Renault, et l’arrivée d’une nouvelle génération, riche d’autres expériences et d’autres savoirs. Je suis évidemment mal placé pour démêler tout à fait la part de rupture et de continuité. Manifeste en tout cas est celle du renouvellement25. Le concept de « néolibéralisme » s’est peu à peu imposé comme le paradigme englobant, intégrant le plus adéquatement les exigences analytiques, critiques et politiques d'une pensée du monde contemporain, sur les divers terrains de l'économie, la sociologie et de la philosophie. Le néolibéralisme représente tout à la fois un nouveau rapport de force au sein de la classe dominante, un nouvel ordre géographico-politique et un nouveau régime domination du travail. Et il est le cadre d'une nouvelle forme de résistance sociale et culturelle. Et pour toutes ces raisons, il motive aussi un renouveau philosophique. G. Duménil et D. Lévy26, arrivés dans la revue au milieu des années 90, proposent de ce concept de néolibéralisme une définition, qu’ils placent au Art, culture et politique, dirigé par J.-M. Lachaud, qui coordonne aussi avec O. Neveux len° 45, Arts et politiques. 24 Voir notamment n°21, Le droit contre le droit, et le volume Le droit dans la mondialisation, dirigé par Monique Chemillier Gendreau et Yann Moulier Boutang. 25 En dehors des numéros et ouvrages ci-dessous mentionnés, diverses parutions, également parues aux PUF, sont significatives de nouvelles convergences. D’une part, deux petits ouvrages issus de la collaboration entre G. Duménil, E. Renault et M. Löwy : Les 100 mots du marxisme et Lire Marx. Et d’autre part l’essai, en collaboration entre G. Duménil et moi, intitulé Altermarxisme, Un autre marxisme pour un autre monde, qui propose une perspective théorique et stratégique. 26 principe de leur recherche. La classe dominante, à partir de la fin du XIXe siècle, s'est progressivement clivée en une classe de capitalistes propriétaires actionnaires et une classe de cadres gestionnaires salariés. Le néolibéralisme advient quand le rapport de pouvoir, relativement favorable aux cadres durant les 30 glorieuses, se renverse, au tournant des années 70 à 80, en faveur des capitalistes, dans la forme concentrée du capital financier. C'est là le point de départ d'une lecture dynamique des grands affrontements économico-politiques en cours. Il oriente vers une stratégie d'alliance fondée sur une hégémonie des classes populaires. Nous avons suivi, sur ce terrain, quelques pistes de recherche qui s’entrecroisent. C’est le régime néolibéral – rendu possible par l’abaissement du potentiel démocratique des États-nations – qui déclenche un processus d'appropriation capitaliste universelle portant notamment sur les nouvelles techniques de la vie et de l’information27 – un processus mêlé à d’autres, comme la tendance à subordonner plus étroitement les travailleurs à travers la sous-traitance28. Il déploie le capitalisme dans une nouvelle spatialité, encore mal étudiée. La tradition marxiste a fortement pensé l'histoire, mais beaucoup moins la géographie, qui doit pourtant, à l'époque de l'urbanisation du capital, de l'accumulation par expropriation, de la migration (féminine de plus en plus) généralisée, constituer l'autre dimension d'une Outre leurs propres travaux, ils ont dirigé plusieurs volumes de la collection, issus du collectif qu’ils ont constitué à l'occasion des Congrès Marx – dont ils ont fait un haut-lieu de rassemblement des économistes marxistes. Depuis La dynamique du capital, 1996 jusqu'à Le Triangle infernal, Crise, Mondialisation, Financiarisation, 1999, Crises, Sortie de crise et Menaces de crise, 2000, et La Finance capitaliste, 2006. 27 Voir les N° 29, Critique de la propriété, et 34, Violence de la marchandisation. 28 Voir Bruno Tinel et al. au N° 41. globalité critique29. Sur le plan analytique-stratégique s’impose une question neuve pour le marxisme, celle des « droits de propriété » dans tout l'éventail de ses formes possibles : personnelle, communautaire, publique et de l’inappropriable30. Mais comment créer le rapport de force, au plan national et international qui pourrait y mettre fin31 ? Du côté de la philosophie, un certain esprit du marxisme, formé dans le sillage des Internationales, a pu d’abord ne pas s’y reconnaître. On a pu être surpris de voir revenir des thématiques naguère attribuées à quelque réformisme, et l’intérêt se déplacer des réalités de l’exploitation et de la lutte anticapitaliste vers le vécu personnel de l’aliénation et de l’idéologie, avec des références à des auteurs suspects de moindre radicalité, comme A. Honneth. Au fil des publications, on aura sans doute mieux compris la pertinence marxiste de cette intervention philosophique dans une actualité néolibérale marquée par la mobilisation concurrentielle effrénée et destructive de toutes les forces de travail disponibles, hommes et femmes. L’exploitation perdure et reste au centre d’une analyse socio-économique qui doit être reformulée pour rendre compte des nouveaux rapports entre Travail et domination32. Mais elle se double d’autres phénomènes, d’autres torts portés aux humains et à la nature, dont l’approche critique suppose d’autres ressources philosophiques. 29 N° 35, Espaces du capitalisme, consacré aux travaux de David Harvey, en même temps qu'à Domenico Losurdo. 30 Luc Hennebel avance hardiment un « communisme informationnel ». 31 Sur ce sujet, voir le N° 40, Fin du néolibéralisme ?, qui rassemble des travaux de notamment de Samir Amin, Giovanni Arrighi, François Chesnais et David Harvey. Voir aussi n° 44, L'Amérique latine en lutte, hier et aujourd'hui, n° 46, Partis/Mouvements et n°47, Crises, révoltes, résignations. 32 n° 39 avec des textes de S. Bouquin, N. Borgeaud-Garciandia, J.-P. Deranty, C. Gautier, B. Lahire, B. Lautier, D. Linhart, E. Renault Á cet égard, le n° 39, Les Nouvelles Aliénations, a valeur de manifeste. Ce thème de l'aliénation, naguère ressort de la critique philosophique et sociologique radicale, s'était progressivement trouvé discrédité, discrètement refoulé et recouvert par la thématique de la justice, de principes de justice, et celle des droits de l'homme, disputée au libéralisme. Il est apparu urgent de le réhabiliter et d’en faire un axe majeur de nos analyses face aux pathologies que génère le régime néolibéral à travers la mise en concurrence universelle (dans la logique de la privatisation, de la déréglementation et de la financiarisation), avec son cortège de conséquences : précarité, exclusion, organisation asservissante du travail. Ce qui se traduit en perte de contrôle de chacun sur sa propre vie, sur son corps et son temps, dissolution de la dimension sociale de l'existence, souffrance sociale. La discussion philosophique de l'aliénation fait interférer psychologues et psychanalystes, sociologues et philosophes33. Soit une interdisciplinarité engageant certaines disciplines que le marxisme à la française tendait à laisser à sa marge. La reprise du concept d’idéologie (n° 43) que l’on avait laissé flotter vers un certain statut de dépolitisation relève du même esprit. A condition d’en ressaisir la force critique à partir de son origine marxienne, on trouve en lui recours pour affronter l’appareil de justifications que déploie le néolibéralisme. La contrepartie de cette initiative philosophique est une réhabilitation de Marx philosophe34, qui légitime notamment une nouvelle lecture du 33 Soit respectivement Christophe Dejours et Pascale Molinier, Jean-Pierre Durand, E. Renault, Fr. Fischbach et St. Haber, N. Tertulian et Y. Quiniou. 34 Entreprise selon des biais divers par E. Renault, sur un plan épistémologique, notamment dans L’Expérience de l’injustice, S. Haber, L'aliénation, Vie sociale et expérience de la dépossession, qui croise Lukacs, Heidegger et la psychanalyse, Fr. Fischbach, La Production des hommes, Marx avec Spinoza. Ces deux derniers livres sont parus dans la collection. jeune Marx, négligé en France dans la mouvance althussérienne. Un collectif dirigé par E. Renault : Lire les Manuscrits de 1844, en 2008 appréhende ce texte tout à la fois dans son ambition politique et dans sa teneur philosophique naturaliste. Lui fait écho une nouvelle traduction de ces textes par Fr. Fischbach. Ce type d’approche conduit à une nouvelle appréhension de notre naturalité comme en témoigne le n° 41 Corps dominés, Corps en rupture35. St. Haber et E. Renault montrent comment Marx met le corps au centre tant de sa philosophie de la pratique que de son analyse de la domination et de l’exploitation, selon un fil d’analyse que l’on peut suivre jusqu’au freudomarxisme, à Merleau-Ponty, Bourdieu et Foucault. Le corps, comme marchandise et comme idéologie, se donne à lire dans l’essor des biotechniques, le marché de la santé, l’entassement des bidonvilles. Corps pharmaceutique imaginaire, corps sportif exigé, corps de profit et de souffrance, corps domestiqué du care exotique – et aussi corps objet d’un nouvel art critique. Le corps défenseur de la nature et le corps militant pour une vie décente cherchent encore leur alliance politique. Le temps des projets collectifs, celui où l’art se mêlait du politique, serait-il clos ? On tend à le penser quand on voit la production artistique emportée dans le flot du marché capitaliste. Une tâche des marxistes semble bien être aujourd’hui celui de l’anamnèse, d’une remémoration active de l’utopie critique qui a bouleversé les pratiques artistiques au XX° siècle. C’est en ce sens que J-M. Lachaud et O. Neveux tentent d’éclairer les nouvelles expériences de l’art contemporain. Le néolibéralisme est cependant confronté à l’heure de sa crise, objet des dernières livraisons qui balancent entre Crises, Révoltes, résignations et 35 Dirigé par J-M. Lachaud et O. Neveux. Communisme ? 36 La grande crise de 2009 n’a pas suscité de réponse immédiate de la même ampleur. Des révoltes significatives de nature très diverses : Antilles, Grèce, en France mobilisation pour les retraites. Tout cela révèle des potentialités qui semblent s’épuiser en elles-mêmes. On voit par contre paraître dans le monde arabe une grappe prometteuse de vraies révolutions, qui ont un air de famille avec d’autres qui ont marqué les temps modernes. Elles ont une assise populaire (parfois à travers le syndicalisme) et un centre de gravité dans des couches passées par l’université, mais ce ne sont pas des révolutions « socialistes ». On ne peut en prévoir clairement l’avenir. Mais, s’il ne semble pas y avoir de « nom » pour les qualifier, cela ne tient pas seulement à une incertitude les concernant, mais à une interrogation plus générale sur l’avenir de l’humanité dans son ensemble. Ici ressurgit la question du communisme. Pourquoi ce nom, chargé d'histoire et de contradictions, revient-il, malgré tout, soudainement ? Pourquoi s'impose-t-il à nouveau à l'attention quand la défaite semble consommée ? Sinon sans doute parce qu'il a le pouvoir de signifier, avec une force que ne détient aucun autre, que l'histoire ne se termine pas sous la chape du néolibéralisme, et que « la révolution » ne manquera pas de se faire à nouveau connaître, parce qu’elle fait corps avec la forme moderne de société de classe, avec les puissances populaires qu’elle suscite, avec les promesses qu’elle porte, et qu’elle porte plus loin à mesure qu’elle déploie plus loin ses contradictions. Les « jeunes » qui manifestent devant la canonnade, à l’heure où j’écris ces lignes, manifestent – à travers l’Internet, les images, les clameurs et les mots d’ordre intelligibles qu’ils diffusent – dans un espace politique et culturel qui est « le monde ». Ils interpellent, en toute 36 Respectivement N° 47 et 48, ce dernier avec des écrits d’É. Balibar, Fr. Fischbach, M. Löwy, Ch. Mouffe, J.-L. Nancy, T. Negri et Sl. Zizek (à celui-ci est par ailleurs consacré, sous la direction de Raoul Moati, Autour de Slavoj Zizek, Psychanalyse, Marxisme et Idéalisme allemand). conscience de ce qu’ils font, l’humanité entière, la terre entière. C’est ce lieu, commun et disputé, que hante désormais, un peu incertain de lui-même après tant d’émotions, le Spectre dont parlait Marx37. 37 Je me suis abstenu, au long de cet article, de crainte de confusion des genres, de mentionner mes propres écrits et constructions conceptuelles. Le lecteur qui en aurait quelque connaissance ne manquera pas de trouver un air de famille entre ce parcours d’une recherche collective et le mien propre. Qu’il y voit la marque de tout ce que j’ai appris de ce travail mené en commun. Je m’en explique pour ma part dans mon livre, annoncé aux PUF, L’État-monde, Libéralisme, Socialisme et Communisme à l’échelle mondiale).