Howl - Bérangère Jannelle

Transcription

Howl - Bérangère Jannelle
Travail de chœur,
répétitions de Howl. mise
en scène de Maya Bösch,
au GRÜ à Genève. Photo :
Christian Lutz.
revival
Allen Ginsberg
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Human
after Howl
Cinéma, bande dessinée, réédition, exposition, spectacles
vivants… Plusieurs projets convergent aujourd’hui autour de
Howl, poème culte d’Allen Ginsberg et étendard de la Beat
Generation des années 1950. Ou comment inventer le cri
d’aujourd’hui sur le hurlement d’hier.
Hasard de calendrier, stratégie marketing ou
vraie lame de fond ? Plusieurs projets déclarent
simultanément leur flamme aux écrits de la
Beat Generation en général et à Howl
(« hurler », « rugir »), le poème biographicoérotique d’Allen Ginsberg, en particulier. La
coïncidence s’avère d’autant plus saisissante
que lesdits projets émergent de terrains
extrêmement variés du champ artistique.
Vogue du biopic aidant, côté cinéma, on ne
dénombre pas moins de trois films diffusés à
quelques mois d’écart, qui tous reviennent sur
les heures les plus barbues de la contre-culture
américaine : on a pu s’étonner devant le Howl de
Rob Epstein et Jeffrey Friedman avec James
Franco en Ginsberg et Gus van Sant à la
production. On attend pour l’été l’adaptation de
On the Road de Jack Kerouac par Walter Salles
avec Kristen Stewart, la star de la saga Twilight
en héroïne beat. Et les bruits courent d’un film
indépendant, encore autour de Ginsberg, avec
Harry Potter dans le rôle titre (si, si)… Côté
bande dessinée, Harvey Pekar et Ed Piskor nous
ont gratifié d’une anthologie graphique autour
de la Beat Generation sortie en novembre
dernier (The Beats), l’art contemporain
accueillera bientôt au Centre Pompidou de
Metz l’exposition autour de Ginsberg de Jean-
Jacques Lebel (l’héritier français de la scène
underground américaine, qui travaille
également à une nouvelle traduction de Howl)…
Quant à la scène théâtrale et chorégraphique,
elle se raccroche au « phénomène » avec les
projets 66 Gallery de la metteure en scène
Bérangère Jannelle, et HØPE, Howl de la
metteure en scène Maya Boesch, par ailleurs
directrice du très expérimental GRÜ, le
« Transthéâtre » de Genève.
Les hommages aux
poètes beat viennent
d’une déferlante
nostagico-créative.
Il n’est pas complètement fantasque de lire
cette actualité sous l’éclairage « rétromaniaque »
propre à l’époque actuelle et que commente
brillamment le journaliste britannique Simon
Reynolds dans son essai Rétromania paru en
février dernier. La « retromania » désigne notre
obsession pour les revivals en tous genres, la
propension actuelle à relire et remixer la
culture des cinq dernières décennies, gros
navets compris. Les hommages aux poètes beat
s’inscrivent peut-être dans cette déferlante
nostalgico-créative, à ceci près qu’il ne s’agit
pas, dans le cas de Ginsberg et consorts, d’une
réhabilitation : contrairement à son petit
cousin hippy ou aux fluorescentes années 1980,
la culture beat n’a jamais subi d’importantes
périodes de désamour – en témoigne la
régularité des hommages cinématographiques
en 60 ans ou l’intérêt quasi constant du milieu
de la couture pour le look beatnik. Parlons plutôt
d’hommages plus ou moins appuyés selon les
époques. Concernant la nôtre, on parlerait
presque d’effusion passionnelle, et elle paraît
d’autant plus notable qu’elle tranche avec le peu
de raffut médiatique fait autour de
l’anniversaire de la mort de Kerouac il y a trois
ans. Bien sûr, entre 2009 et 2012, quelques
bouleversements socio-politiques invitent à
oser des rapprochements. On y reviendra, mais
commençons d’abord par l’année 1955…
En février, Allen Ginsberg est un jeune juif
de 29 ans, amateur de LSD et de Walt Whitman,
récemment sorti de la Columbia University,
comme ses copains William Burroughs et
Jack Kerouac. En octobre, il est l’icône de la
contre- culture américaine, le pourfendeur
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Allen Ginsberg
revival
de l’Amérique consumériste et puritaine, celui
dont allaient se réclamer Woodstock et le
Flower Power. Entre-temps, il y eut une soirée
légendaire dans une galerie d’art expérimental
à San Francisco – une soirée « folle » selon
Kerouac – durant laquelle Allen Ginsberg a lu
un long poème en prose en forme de manifeste,
Howl, et a ainsi ouvert la voie à un trip d’un
genre nouveau. « Une libération absolue du corps et
de la pensée », entendit-on dire. Et des mœurs :
l’évocation de certains sujets (notamment son
homosexualité) valut à Ginsberg la saisie de ses
livres par le service des douanes de San
Francisco en mars 1957. Il écopa d’un procès
pour obscénité digne des déboires de Flaubert,
tandis que son éditeur, Lawrence Ferlinghetti,
Howl se veut fait
de combinaisons
maladroites à l’image
des pas de Chaplin.
fut trainé devant la justice au nom des lois
californiennes contre l’obscénité. C’est sur cet
événement buzzy que se concentre le film de
Rob Epstein et Jeffrey Friedman. Mais, dans
l’Amérique maccarthyste de l’après guerre, Howl
est aussi un ovni pour des raisons esthétiques.
« On va peut-être finir par s’apercevoir à Paris que
Ginsberg n’est pas seulement un personnage
“pittoresque” mais aussi et d’abord, un grand poète »,
écrivait Claude Roy dans Le Nouvel Observateur en
1968. En effet, rhapsodie hallucinée sur fond de
coming out homosexuel et de complainte
familiale, le poème tranche par sa structure
bégayante et une langue rayée à tout le moins
hallucinogène. Comparable, par certaines de
ses préoccupations, à La Terre vaine de T. S. Eliot,
Howl se veut fait de « combinaisons maladroites à
l’image des pas de Charles Chaplin » : rythme de la
respiration naturelle et de la conversation,
accumulations de clins d’œil à Whitman, Blake
ou Rimbaud, réminiscences du jazz be-bop que
Ginsberg et Kerouac écoutaient dans les clubs
de Harlem au milieu des années 1940. On dit de
lui qu’il apporte à la poésie ce que le free jazz,
né peu de temps avant, a apporté à la musique.
Difficile, pour le lecteur d’aujourd’hui, de
se figurer l’impact cataclysmique qu’eut cette
œuvre non seulement sur le monde littéraire,
mais aussi sur l’ensemble de la vie culturelle ou
de simplement envisager qu’un poème puisse
revêtir une telle importance. A noter que
Ginsberg est autant une plume, un look (inspiré
encore une fois des jazzmen des années 1940
comme Dizzy Gillespie), qu’une voix. Aussi bien
ses écrits, qui accumulent les considérations
liées au souffle et à la diction des textes, que sa
façon de faire de la lecture une sorte de
performance psychédélique ouvrent un terrain
peu exploré alors : celui de l’improvisation et
de l’auto-expression.
La performance de 1955 ouvre le bal. Et les
convives sont stylés. Outre les grands noms du
spoken word, on compte les artistes Robert
Rauschenberg et Jasper Johns qui catapultent
les codes esthétiques en vigueur. C’est l’époque
d’Ornette Coleman et de Miles Davis, qui
affranchissent le jazz de la structure du
changement d’accords, de Norman Mailer qui
investit la lisière entre littérature et
journalisme ou des premiers happenings
d’Allan Kaprow. La scène chorégraphique et
théâtrale américaine, fouine, quant à elle, du
côté de la Gestalt-thérapie, des méthodes de
Moshe Feldenkrais, du rituel ou d’Antonin
Artaud que la Beat Generation admire.
« Ginsberg inaugure un rapport direct avec le public,
sans protocole, qui sera déterminant pour le Living
Theatre et le théâtre d’intervention. Julian Beck et
Judith Malina, du Living, monteront d’ailleurs plusieurs
textes de Ginsberg. », indique Bérangère Jannelle
lorsque l’on revient avec elle sur les passerelles
existant entre la Beat Generation et le OffBroadway des années 1960. Certes, les
collaborations entre Ginsberg et les metteurs en
scène ou chorégraphes de l’époque sont
marginales et souvent mineures au regard des
collaborations avec les mondes littéraire et
musical. Mais ce sont bien les valeurs beat qui
résonnent lorsque sonne, sur la Côte Ouest,
l’heure des ateliers d’Anna Halprin – qui
d’ailleurs, invita Ginsberg dans son San
Francisco Dancer’s Workshop – des travaux de
contact-improvisation de Steve Paxton, du Judson
Dance Theater ou de Simone Forti. « J’ai fait
autrefois un stage avec Allen Ginsberg, confiait cette
dernière à Mouvement en 1995. J’ai étudié son
mouvement, je voulais aussi étudier sa parole et ses
mots. Il disait : “La première pensée, c’est la
meilleure.” Aller avec la première pensée est peut-être
un style… » C’est aussi un souffle libérateur de
Ginsberg que la danse française redécouvre
lorsque, dans les années 1990, elle se replonge
dans l’enseignement des pionniers de la
postmodern dance.
Pour l’artiste suisse Maya Boesch, l’héritage de
Ginsberg se situe dans le courant
« performatif » de la scène. A Genève, elle
présente en mai une installation
photographique et sonore, puis en juin HØPE,
Howl/A Statement on Body Sound Space and Time,
une sorte de mashup entre le Howl de Ginsberg
pris en charge par un chœur masculin et une
interprétation contemporaine du Voyage d’hiver
de Franz Schubert. Sur les leçons qu’elle a pu
tirer des valeurs esthétiques de Ginsberg lors de
la création HØPE, Howl avec sa compagnie
Sturmfrei à la Biennale Charleroi/Danses en
novembre dernier, elle dit : « Pour ma part, la
plongée dans Howl a éveillé la possibilité de
l’improvisation. J’entends “improvisation” au sens non
d’un bordel inorganisé, mais de la possibilité de
construire de façon instinctive, en se fondant sur des
rapprochements d’éléments peu conventionnels.
J’ai pris le poème comme un “statement” politique.
J’ai tenté de le faire interagir avec le réel, de créer
un dialogue avec l’aujourd’hui. » Quant à Bérangère
Jannelle, qui a créé son 66 Gallery sur la base
navale de St-Nazaire en février dernier, avec
le DJ Jean-Damien Ratel et le plasticien
Stéphane Pauvret, sa réponse touche ailleurs :
« La leçon, c’est une façon de libérer la parole.
Certains ont malheureusement tendance à considérer
la parole poétique sur scène comme très cloisonnée,
inaudible. Détachée du corps… Pour moi, ce sont
des propos absolument anti-artistiques… On se
lamente beaucoup sur l’obstacle qu’est censé constituer
la parole chez les jeunes d’aujourd’hui. Leur proposer
un texte poétique serait absolument monstrueux !
Le lyrisme, l’art d’inventer des mots ne devrait pas être
transmis parce que ce n’est pas d’un abord “facile” ?
J’ai pourtant vu des lycéens écouter et entendre la
parole de Ginsberg pendant les représentations.
Aujourd’hui, le souci est qu’il faut qu’on soit sûr que
tout le monde comprenne bien tout, qu’il n’y ait pas
trop de zones obscures sauf quand elles relèvent
de la provocation. Je repense à Pasolini – sur qui
j’ai beaucoup travaillé – il disait que, lorsque l’avantgarde se veut avant-garde, elle reproduit des normes.
Ginsberg, c’est l’attitude opposée à tout cela. Sur ce
point, c’est une grande source d’inspiration, pour avoir
aujourd’hui encore la liberté de proposer une parole
poétique au théâtre. »
Les deux metteures en scène ne se connaissent
pas – ce qui n’est pas ahurissant compte tenu
du degré d’éloignement de leur recherche.
Mais leur réponse devient chorale dès que l’on
revival
Howl, film de Rob Epstein,
Jeffrey Friedman, 2010.
Photo : D. R.
aborde le sujet de la coïncidence des projets
autour de Ginsberg. Bérangère Jannelle :
« Le lien entre la Beat Generation et l’époque actuelle
est le désespoir. La simultanéité de tous ces projets
n’est pas fortuite. On confond souvent le mouvement
beat et hippy. Les poètes beat sont très “love”, mais
pas très “peace”. Leur rapport à la subversion est
violent. Quelque chose me semble faire écho à la
situation d’aujourd’hui. Comme cette façon de dire :
“La guerre est finie, mais si la perspective,
c’est le capitalisme de masse, l’American way
of life, les petits pavillons bien ordonnés,
alors mieux vaut se réfugier dans les territoires
de l’imaginaire.” C’est certainement l’un des leviers
aujourd’hui. Dans une époque comme la nôtre où,
en tant qu’artistes, on se sent écartelés entre artistique
et économique, le “retour” de ces mythologies n’a rien
d’étonnant. On a envie de réentendre ces poètes,
non pour reconstituer leur mode de vie, mais pour
se réapproprier leurs valeurs, défendre une filiation. »
Maya Boesch ne la contredirait pas, elle ajoute :
« Howl est un cri. Il est impossible pour moi de ne pas
le relier aux gros bouleversements économiques
et socio-politiques de ces derniers mois. Howl est relié
quelque part à ce choc de janvier 2011 qui a dépassé
l’Occident, ce cri des révolutions arabes d’un côté,
de la crise économique et de la Grèce de l’autre.
Ce cri va inévitablement se rapprocher, on l’a entendu
avec les Occupy. » On préfèrerait d’ailleurs
que le cri d’aujourd’hui débouche, comme
dans Howl, sur un retour au sacré plutôt que
sur un retour au religieux.
Convoquer les grands classiques
insurrectionnels en pareille période : évident ?
Opportuniste ? Commode pour tirer à soi
une couverture contre-culturelle ? Pas si sûr…
La route est
tortueuse pour
rendre à nouveau
audibles des valeurs
surexploitées par
le marketing.
La contre-culture d’hier étant devenue
le mainstream d’aujourd’hui, la route est
tortueuse pour parvenir à rendre à nouveau
audibles des valeurs surexploitées par le
marketing. « Travailler sur un texte de Ginsberg est
un énorme défi, défend Maya Boesch, parce que
certains mots, poétiquement très chargés, peuvent aussi
être… presque “ringards”. Je n’aime pas ce mot, et ce
n’est sûrement pas le bon, disons que certains passages
de Howl peuvent donner l’idée d’un vieux texte. La
situation socio-politique, les mœurs ont tellement
changé, les combats menés à l’époque pour la liberté
d’expression, pour la reconnaissance de
l’homosexualité n’ont tout de même plus la même
Allen Ginsberg
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ampleur. Si nous sommes enfermés aujourd’hui, c’est à
un autre endroit. » Comment alors redécouvrir
Ginsberg sur scène sans sombrer dans le
folklore beat ? Maya Boesch : « Ce qui me préoccupe
aujourd’hui, ce sont les correspondances que l’on peut
inventer entre la masse, la foule et le chœur. A cet
égard, découvrir en janvier dernier l’organisation des
occupants de Wall Street, par exemple, était assez
inspirant car ils ont réussi à construire une organisation
collective, à produire des réflexions et à régulièrement
les publier et créer un débat permanent. Ils insistent, ils
attendent, ils résistent au temps. Nous avons travaillé
sur la question du flux de la parole, sur la façon dont le
chœur pouvait se partager les mots du poème, le
souffle, la construction. Comment attraper le mot d’un
autre sans briser le flux général ? Dans toute l’histoire
du théâtre, le chœur est porteur de vérité et c’est dans ce
sens-là qu’il agit comme une transgression. Il transmet
ce qui n’est pas entendu, il se fait l’intermédiaire entre
nous et ceux que l’on ne peut pas ou veut pas entendre.
Ginsberg, comme Handke ou Jelinek, donne à entendre
les voix minoritaires. Aujourd’hui, je lis Howl aussi
comme une ode aux oubliés. Comment prendre
position aujourd’hui ? Howl donne des clefs. »
Bérangère Jannelle et Maya Boesch ouvrent là
un domaine d’autant plus mystérieux que les
grands noms de la Beat Generation refusaient,
de façon catégorique, tout engagement
politique. Au grand dam de Kerouac, Ginsberg
sera le seul à rallier plus tard les grands
mouvements contestataires (Vietnam,
nucléaire, et autres). Une histoire
d’« insurrection » complexe qui enrichit la
question du positionnement de l’artiste face
aux luttes à venir.
Eve Beauvallet
HØPE, Howl/A Statement on Body Sound Space and
Time, mes. Maya Bösch : du 2 au 10 juin au Grü,
Genève (Suisse) et en juillet au festival au Carré,
Manège de Mons (Belgique). www.lemanege.com
HØPE ou comment armer ses yeux, installation
photographique et sonore, du 3 au 13 mai au Centre
de la Photographie, Genève.
66 Gallery, mes. Bérangère Jannelle : le 31 mars
à La Roche-sur-Yon/week-end à réaction du grand R,
le 17 novembre aux Bains Douches, Le Havre (dans
le cadre du festival Automne en Normandie). Tournée
à venir à l’automne-hiver (Paris, Châteauroux...)

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