Howl - Bérangère Jannelle
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Howl - Bérangère Jannelle
Travail de chœur, répétitions de Howl. mise en scène de Maya Bösch, au GRÜ à Genève. Photo : Christian Lutz. revival Allen Ginsberg 143 Human after Howl Cinéma, bande dessinée, réédition, exposition, spectacles vivants… Plusieurs projets convergent aujourd’hui autour de Howl, poème culte d’Allen Ginsberg et étendard de la Beat Generation des années 1950. Ou comment inventer le cri d’aujourd’hui sur le hurlement d’hier. Hasard de calendrier, stratégie marketing ou vraie lame de fond ? Plusieurs projets déclarent simultanément leur flamme aux écrits de la Beat Generation en général et à Howl (« hurler », « rugir »), le poème biographicoérotique d’Allen Ginsberg, en particulier. La coïncidence s’avère d’autant plus saisissante que lesdits projets émergent de terrains extrêmement variés du champ artistique. Vogue du biopic aidant, côté cinéma, on ne dénombre pas moins de trois films diffusés à quelques mois d’écart, qui tous reviennent sur les heures les plus barbues de la contre-culture américaine : on a pu s’étonner devant le Howl de Rob Epstein et Jeffrey Friedman avec James Franco en Ginsberg et Gus van Sant à la production. On attend pour l’été l’adaptation de On the Road de Jack Kerouac par Walter Salles avec Kristen Stewart, la star de la saga Twilight en héroïne beat. Et les bruits courent d’un film indépendant, encore autour de Ginsberg, avec Harry Potter dans le rôle titre (si, si)… Côté bande dessinée, Harvey Pekar et Ed Piskor nous ont gratifié d’une anthologie graphique autour de la Beat Generation sortie en novembre dernier (The Beats), l’art contemporain accueillera bientôt au Centre Pompidou de Metz l’exposition autour de Ginsberg de Jean- Jacques Lebel (l’héritier français de la scène underground américaine, qui travaille également à une nouvelle traduction de Howl)… Quant à la scène théâtrale et chorégraphique, elle se raccroche au « phénomène » avec les projets 66 Gallery de la metteure en scène Bérangère Jannelle, et HØPE, Howl de la metteure en scène Maya Boesch, par ailleurs directrice du très expérimental GRÜ, le « Transthéâtre » de Genève. Les hommages aux poètes beat viennent d’une déferlante nostagico-créative. Il n’est pas complètement fantasque de lire cette actualité sous l’éclairage « rétromaniaque » propre à l’époque actuelle et que commente brillamment le journaliste britannique Simon Reynolds dans son essai Rétromania paru en février dernier. La « retromania » désigne notre obsession pour les revivals en tous genres, la propension actuelle à relire et remixer la culture des cinq dernières décennies, gros navets compris. Les hommages aux poètes beat s’inscrivent peut-être dans cette déferlante nostalgico-créative, à ceci près qu’il ne s’agit pas, dans le cas de Ginsberg et consorts, d’une réhabilitation : contrairement à son petit cousin hippy ou aux fluorescentes années 1980, la culture beat n’a jamais subi d’importantes périodes de désamour – en témoigne la régularité des hommages cinématographiques en 60 ans ou l’intérêt quasi constant du milieu de la couture pour le look beatnik. Parlons plutôt d’hommages plus ou moins appuyés selon les époques. Concernant la nôtre, on parlerait presque d’effusion passionnelle, et elle paraît d’autant plus notable qu’elle tranche avec le peu de raffut médiatique fait autour de l’anniversaire de la mort de Kerouac il y a trois ans. Bien sûr, entre 2009 et 2012, quelques bouleversements socio-politiques invitent à oser des rapprochements. On y reviendra, mais commençons d’abord par l’année 1955… En février, Allen Ginsberg est un jeune juif de 29 ans, amateur de LSD et de Walt Whitman, récemment sorti de la Columbia University, comme ses copains William Burroughs et Jack Kerouac. En octobre, il est l’icône de la contre- culture américaine, le pourfendeur 144 Allen Ginsberg revival de l’Amérique consumériste et puritaine, celui dont allaient se réclamer Woodstock et le Flower Power. Entre-temps, il y eut une soirée légendaire dans une galerie d’art expérimental à San Francisco – une soirée « folle » selon Kerouac – durant laquelle Allen Ginsberg a lu un long poème en prose en forme de manifeste, Howl, et a ainsi ouvert la voie à un trip d’un genre nouveau. « Une libération absolue du corps et de la pensée », entendit-on dire. Et des mœurs : l’évocation de certains sujets (notamment son homosexualité) valut à Ginsberg la saisie de ses livres par le service des douanes de San Francisco en mars 1957. Il écopa d’un procès pour obscénité digne des déboires de Flaubert, tandis que son éditeur, Lawrence Ferlinghetti, Howl se veut fait de combinaisons maladroites à l’image des pas de Chaplin. fut trainé devant la justice au nom des lois californiennes contre l’obscénité. C’est sur cet événement buzzy que se concentre le film de Rob Epstein et Jeffrey Friedman. Mais, dans l’Amérique maccarthyste de l’après guerre, Howl est aussi un ovni pour des raisons esthétiques. « On va peut-être finir par s’apercevoir à Paris que Ginsberg n’est pas seulement un personnage “pittoresque” mais aussi et d’abord, un grand poète », écrivait Claude Roy dans Le Nouvel Observateur en 1968. En effet, rhapsodie hallucinée sur fond de coming out homosexuel et de complainte familiale, le poème tranche par sa structure bégayante et une langue rayée à tout le moins hallucinogène. Comparable, par certaines de ses préoccupations, à La Terre vaine de T. S. Eliot, Howl se veut fait de « combinaisons maladroites à l’image des pas de Charles Chaplin » : rythme de la respiration naturelle et de la conversation, accumulations de clins d’œil à Whitman, Blake ou Rimbaud, réminiscences du jazz be-bop que Ginsberg et Kerouac écoutaient dans les clubs de Harlem au milieu des années 1940. On dit de lui qu’il apporte à la poésie ce que le free jazz, né peu de temps avant, a apporté à la musique. Difficile, pour le lecteur d’aujourd’hui, de se figurer l’impact cataclysmique qu’eut cette œuvre non seulement sur le monde littéraire, mais aussi sur l’ensemble de la vie culturelle ou de simplement envisager qu’un poème puisse revêtir une telle importance. A noter que Ginsberg est autant une plume, un look (inspiré encore une fois des jazzmen des années 1940 comme Dizzy Gillespie), qu’une voix. Aussi bien ses écrits, qui accumulent les considérations liées au souffle et à la diction des textes, que sa façon de faire de la lecture une sorte de performance psychédélique ouvrent un terrain peu exploré alors : celui de l’improvisation et de l’auto-expression. La performance de 1955 ouvre le bal. Et les convives sont stylés. Outre les grands noms du spoken word, on compte les artistes Robert Rauschenberg et Jasper Johns qui catapultent les codes esthétiques en vigueur. C’est l’époque d’Ornette Coleman et de Miles Davis, qui affranchissent le jazz de la structure du changement d’accords, de Norman Mailer qui investit la lisière entre littérature et journalisme ou des premiers happenings d’Allan Kaprow. La scène chorégraphique et théâtrale américaine, fouine, quant à elle, du côté de la Gestalt-thérapie, des méthodes de Moshe Feldenkrais, du rituel ou d’Antonin Artaud que la Beat Generation admire. « Ginsberg inaugure un rapport direct avec le public, sans protocole, qui sera déterminant pour le Living Theatre et le théâtre d’intervention. Julian Beck et Judith Malina, du Living, monteront d’ailleurs plusieurs textes de Ginsberg. », indique Bérangère Jannelle lorsque l’on revient avec elle sur les passerelles existant entre la Beat Generation et le OffBroadway des années 1960. Certes, les collaborations entre Ginsberg et les metteurs en scène ou chorégraphes de l’époque sont marginales et souvent mineures au regard des collaborations avec les mondes littéraire et musical. Mais ce sont bien les valeurs beat qui résonnent lorsque sonne, sur la Côte Ouest, l’heure des ateliers d’Anna Halprin – qui d’ailleurs, invita Ginsberg dans son San Francisco Dancer’s Workshop – des travaux de contact-improvisation de Steve Paxton, du Judson Dance Theater ou de Simone Forti. « J’ai fait autrefois un stage avec Allen Ginsberg, confiait cette dernière à Mouvement en 1995. J’ai étudié son mouvement, je voulais aussi étudier sa parole et ses mots. Il disait : “La première pensée, c’est la meilleure.” Aller avec la première pensée est peut-être un style… » C’est aussi un souffle libérateur de Ginsberg que la danse française redécouvre lorsque, dans les années 1990, elle se replonge dans l’enseignement des pionniers de la postmodern dance. Pour l’artiste suisse Maya Boesch, l’héritage de Ginsberg se situe dans le courant « performatif » de la scène. A Genève, elle présente en mai une installation photographique et sonore, puis en juin HØPE, Howl/A Statement on Body Sound Space and Time, une sorte de mashup entre le Howl de Ginsberg pris en charge par un chœur masculin et une interprétation contemporaine du Voyage d’hiver de Franz Schubert. Sur les leçons qu’elle a pu tirer des valeurs esthétiques de Ginsberg lors de la création HØPE, Howl avec sa compagnie Sturmfrei à la Biennale Charleroi/Danses en novembre dernier, elle dit : « Pour ma part, la plongée dans Howl a éveillé la possibilité de l’improvisation. J’entends “improvisation” au sens non d’un bordel inorganisé, mais de la possibilité de construire de façon instinctive, en se fondant sur des rapprochements d’éléments peu conventionnels. J’ai pris le poème comme un “statement” politique. J’ai tenté de le faire interagir avec le réel, de créer un dialogue avec l’aujourd’hui. » Quant à Bérangère Jannelle, qui a créé son 66 Gallery sur la base navale de St-Nazaire en février dernier, avec le DJ Jean-Damien Ratel et le plasticien Stéphane Pauvret, sa réponse touche ailleurs : « La leçon, c’est une façon de libérer la parole. Certains ont malheureusement tendance à considérer la parole poétique sur scène comme très cloisonnée, inaudible. Détachée du corps… Pour moi, ce sont des propos absolument anti-artistiques… On se lamente beaucoup sur l’obstacle qu’est censé constituer la parole chez les jeunes d’aujourd’hui. Leur proposer un texte poétique serait absolument monstrueux ! Le lyrisme, l’art d’inventer des mots ne devrait pas être transmis parce que ce n’est pas d’un abord “facile” ? J’ai pourtant vu des lycéens écouter et entendre la parole de Ginsberg pendant les représentations. Aujourd’hui, le souci est qu’il faut qu’on soit sûr que tout le monde comprenne bien tout, qu’il n’y ait pas trop de zones obscures sauf quand elles relèvent de la provocation. Je repense à Pasolini – sur qui j’ai beaucoup travaillé – il disait que, lorsque l’avantgarde se veut avant-garde, elle reproduit des normes. Ginsberg, c’est l’attitude opposée à tout cela. Sur ce point, c’est une grande source d’inspiration, pour avoir aujourd’hui encore la liberté de proposer une parole poétique au théâtre. » Les deux metteures en scène ne se connaissent pas – ce qui n’est pas ahurissant compte tenu du degré d’éloignement de leur recherche. Mais leur réponse devient chorale dès que l’on revival Howl, film de Rob Epstein, Jeffrey Friedman, 2010. Photo : D. R. aborde le sujet de la coïncidence des projets autour de Ginsberg. Bérangère Jannelle : « Le lien entre la Beat Generation et l’époque actuelle est le désespoir. La simultanéité de tous ces projets n’est pas fortuite. On confond souvent le mouvement beat et hippy. Les poètes beat sont très “love”, mais pas très “peace”. Leur rapport à la subversion est violent. Quelque chose me semble faire écho à la situation d’aujourd’hui. Comme cette façon de dire : “La guerre est finie, mais si la perspective, c’est le capitalisme de masse, l’American way of life, les petits pavillons bien ordonnés, alors mieux vaut se réfugier dans les territoires de l’imaginaire.” C’est certainement l’un des leviers aujourd’hui. Dans une époque comme la nôtre où, en tant qu’artistes, on se sent écartelés entre artistique et économique, le “retour” de ces mythologies n’a rien d’étonnant. On a envie de réentendre ces poètes, non pour reconstituer leur mode de vie, mais pour se réapproprier leurs valeurs, défendre une filiation. » Maya Boesch ne la contredirait pas, elle ajoute : « Howl est un cri. Il est impossible pour moi de ne pas le relier aux gros bouleversements économiques et socio-politiques de ces derniers mois. Howl est relié quelque part à ce choc de janvier 2011 qui a dépassé l’Occident, ce cri des révolutions arabes d’un côté, de la crise économique et de la Grèce de l’autre. Ce cri va inévitablement se rapprocher, on l’a entendu avec les Occupy. » On préfèrerait d’ailleurs que le cri d’aujourd’hui débouche, comme dans Howl, sur un retour au sacré plutôt que sur un retour au religieux. Convoquer les grands classiques insurrectionnels en pareille période : évident ? Opportuniste ? Commode pour tirer à soi une couverture contre-culturelle ? Pas si sûr… La route est tortueuse pour rendre à nouveau audibles des valeurs surexploitées par le marketing. La contre-culture d’hier étant devenue le mainstream d’aujourd’hui, la route est tortueuse pour parvenir à rendre à nouveau audibles des valeurs surexploitées par le marketing. « Travailler sur un texte de Ginsberg est un énorme défi, défend Maya Boesch, parce que certains mots, poétiquement très chargés, peuvent aussi être… presque “ringards”. Je n’aime pas ce mot, et ce n’est sûrement pas le bon, disons que certains passages de Howl peuvent donner l’idée d’un vieux texte. La situation socio-politique, les mœurs ont tellement changé, les combats menés à l’époque pour la liberté d’expression, pour la reconnaissance de l’homosexualité n’ont tout de même plus la même Allen Ginsberg 145 ampleur. Si nous sommes enfermés aujourd’hui, c’est à un autre endroit. » Comment alors redécouvrir Ginsberg sur scène sans sombrer dans le folklore beat ? Maya Boesch : « Ce qui me préoccupe aujourd’hui, ce sont les correspondances que l’on peut inventer entre la masse, la foule et le chœur. A cet égard, découvrir en janvier dernier l’organisation des occupants de Wall Street, par exemple, était assez inspirant car ils ont réussi à construire une organisation collective, à produire des réflexions et à régulièrement les publier et créer un débat permanent. Ils insistent, ils attendent, ils résistent au temps. Nous avons travaillé sur la question du flux de la parole, sur la façon dont le chœur pouvait se partager les mots du poème, le souffle, la construction. Comment attraper le mot d’un autre sans briser le flux général ? Dans toute l’histoire du théâtre, le chœur est porteur de vérité et c’est dans ce sens-là qu’il agit comme une transgression. Il transmet ce qui n’est pas entendu, il se fait l’intermédiaire entre nous et ceux que l’on ne peut pas ou veut pas entendre. Ginsberg, comme Handke ou Jelinek, donne à entendre les voix minoritaires. Aujourd’hui, je lis Howl aussi comme une ode aux oubliés. Comment prendre position aujourd’hui ? Howl donne des clefs. » Bérangère Jannelle et Maya Boesch ouvrent là un domaine d’autant plus mystérieux que les grands noms de la Beat Generation refusaient, de façon catégorique, tout engagement politique. Au grand dam de Kerouac, Ginsberg sera le seul à rallier plus tard les grands mouvements contestataires (Vietnam, nucléaire, et autres). Une histoire d’« insurrection » complexe qui enrichit la question du positionnement de l’artiste face aux luttes à venir. Eve Beauvallet HØPE, Howl/A Statement on Body Sound Space and Time, mes. Maya Bösch : du 2 au 10 juin au Grü, Genève (Suisse) et en juillet au festival au Carré, Manège de Mons (Belgique). www.lemanege.com HØPE ou comment armer ses yeux, installation photographique et sonore, du 3 au 13 mai au Centre de la Photographie, Genève. 66 Gallery, mes. Bérangère Jannelle : le 31 mars à La Roche-sur-Yon/week-end à réaction du grand R, le 17 novembre aux Bains Douches, Le Havre (dans le cadre du festival Automne en Normandie). Tournée à venir à l’automne-hiver (Paris, Châteauroux...)