Et ils vécurent heureux et eurent des subventions
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Et ils vécurent heureux et eurent des subventions
Robin LOPVET Et ils vécurent heureux et eurent des subventions La parodie sérieuse : un paradigme de la post-modernité Mémoire rédigé sous la direction de Fabien Vallos. École Nationale Supérieure de la Photographie, Arles. Mémoire en vue de l’obtention du grade de Master 2015 Et ils vécurent heureux et eurent des subventions La parodie sérieuse : un paradigme de la post-modernité Introduction : « Non, une chose est claire : le cours de l’expérience a chuté, et ce dans une génération qui fit en 19141918 l’une des expériences les plus effroyables de l’histoire universelle. Le fait, pourtant, n’est peut-être pas aussi étonnant qu’il y paraît. N’a-t-on pas alors constaté que les gens revenaient muets du champ de bataille ? Non pas plus riches, mais plus pauvres en expérience communicable. Ce qui s’est répandu dix ans plus tard dans le flot des livres de guerre n’avait rien à voir avec une expérience quelconque, car l’expérience se transmet de bouche à oreille. Non, cette dévalorisation n’avait rien d’étonnant. Car jamais expériences acquises n’ont été aussi radicalement démenties que l’expérience stratégique par la guerre de position, l’expérience économique par l’inflation, l’expérience corporelle par l’épreuve de la faim, l’expérience morale par les manœuvres des gouvernants. Une génération qui était encore allée à l’école en tramway hippomobile se retrouvait à découvert dans un paysage où plus rien n’était reconnaissable, hormis les nuages et au milieu, dans un champ de forces traversé de tensions et d’explosions destructrices, le minuscule et fragile corps humain. Cet effroyable déploiement de la technique plongea les hommes dans une pauvreté tout à fait nouvelle. Et celle-ci avait pour revers l’oppressante profusion d’idées que suscita parmi les gens – ou plutôt : que répandit sur eux – la reviviscence de l’astrologie et du yoga, de la Science chrétienne et de la chiromancie, du végétarisme et de la gnose, de la scolastique et du spiritisme. Car ce n’est pas tant une authentique reviviscence qu’une galvanisation qui s’opère ici. Pensons aux magnifiques peintures d’Ensor, montrant des rues de grandes villes pleines de tumulte, où se déverse à perte de vue une cohorte de petits bourgeois en costume de carnaval, des masques grimaçants et poudrés au front orné de couronnes de paillettes. Ces tableaux illustrent peut-être au premier chef l’effrayante et chaotique renaissance en laquelle tant de gens placent leurs espérances. Mais nous voyons ici, de la manière la plus claire, que notre pauvreté en expérience n’est qu’un aspect de cette grande pauvreté qui a de nouveau trouvé un visage – un visage aussi net et distinct que celui du mendiant au Moyen Âge. Que vaut en effet tout notre patrimoine culturel, si nous n’y tenons pas, justement, par les liens de l’expérience ? À quoi l’on aboutit en simulant ou en détournant une telle expérience, l’effroyable méli-mélo des styles et des conceptions du monde qui régnait au siècle dernier nous l’a trop clairement montré pour que nous ne tenions pas pour honorable de confesser notre pauvreté. Avouons-le : cette pauvreté ne porte pas seulement sur nos expériences privées, mais aussi sur les expériences de l’humanité tout entière. Et c’est donc une nouvelle espèce de barbarie. » - Walter Benjamin1 Les crises de sens du siècle dernier ont montré les limites de la raison2 en tant que totalité. Ce constat est l’ouverture à la pensée de la postmodernité. Dans ce contexte ou le sens est vacant, comment peut-on envisager un processus de production ? En quoi le paradigme de la parodie fait changer notre rapport au monde ? 1 2 2 Walter Benjamin, Expérience et pauvreté (1933), Œuvres tome II, Paris, Gallimard, 2000, p.365 Adorno et Horkheimer, La dialectique de la Raison. Fragments philosophiques (1944), Paris, Gallimard (Tel), 1974 La question de la limite de la pensée logique et de ses conséquences est le centre de cette recherche. L’Idiotie de Jean-Yves Jouannais3 propose une ouverture sur cette pensée du non-sens, que nous dialectiserons avec le principe de la bêtise4. Nous actualiserons le principe de la parodie dans le contexte de la pensée non logique, donc sans but, que nous nommerons parodie sérieuse, nous la présenterons ensuite comme un paradigme de la postmodernité. Depuis un siècle, la succession de crises dans la société occidentale est à la source de nombreux bouleversements dans la pensée. L’accumulation et la non-résolution de ces crises (les guerres mondiales majoritairement, mais aussi de manière plus actuelle l’écologie, les questions liées à la politique comme les relations entre politique et médias, le désengagement), le bioterrorisme … ) amènent à un monde désenchanté5. La fin du mythe de la raison toute-puissante est l’ouverture à la postmodernité. Le constat que la modernité est ce qu’elle promettait ne sera jamais réalisé, mais se tient comme limite6. L’échec de la raison triomphante se retrouve aussi dans les limites du langage. Deux de ces limites seront rapprochées de deux modes de pensée : les automatismes, que nous assimilerons à la bêtise, et l’impossibilité de la communication à l’idiotie. Ce sont deux limites opposées en termes de quantité de langage ; la première fonctionnant sur la surrabondance, la seconde sur l’impossibilité. Ces limites étant les cas extrêmes de la pensée et du langage, le mouvement entre elles inclut entièrement la pensée et le langage. C’est donc un paradigme. Mais cette pensée fonctionne sur un principe d’oscillation. Ce mouvement est alors une dialectique, dans le sens de Walter Benjamin, interprété par Georges Didi-Hubermann7. Le couple bêtise/idiotie est donc un paradigme dialectique. Ces deux extrêmes sont donc symptomatiques d’une pensée qui se vide elle-même, par le trop plein ou le trop peu. Or cette idée peut être vue comme la relecture contemporaine de la kénose, tirée de l’Épître de Saint Paul apôtre aux Philippiens8. Dieu se serait volontairement vidé de sa toute-puissance pour pouvoir expérimenter l’incarnation. Le logos, la pensée logique, a remplacé la divinité en tant que toute-puissance depuis la modernité. La kénose contemporaine serait donc une pensée se vidant de sens. Or c’est l’idée du couple bêtise/idiotie. 3 Jean-Yves JOUANNAIS, L’ idiotie : Art, vie, politique-méthode (2003), Beaux-Arts Magazine livres 4 Bernard Fauconnier, « la bêtise, une invention moderne », Le Magazine Littéraire, n°466, juillet- aout 2007 5 C. Colliot-Thélène, Max Weber et l’histoire, PUF, 1990 6 Fabien Vallos, Pour une théorie critique de la poièsis, 2014, Chrématistique, http://www. chrematistique.fr/economie-de-loeuvre-contraintes-alterations/ 7 Georges Didi-Huberman, Connaissance par le kaleidoscope, site de la revue des Études Photographiques http://etudesphotographiques.revues.org, http://etudesphotographique s.revues.org/204 8 Épître de Saint Paul apôtre aux Philippiens , Chapitre 2.6, bible.catholique.org, http://bible. catholique.org/epitre-de-saint-paul-apotre-aux-philippiens/3407-chapitre-2 3 Nous généraliserons ensuite une formule de la postmodernité, l’appropriation9, afin de montrer que toute forme culturelle peut s’exprimer à partir de formes existantes. Nous verrons que le télescopage du principe de réappropriation peut aboutir lui aussi à un vide de sens. Nous introduirons alors l’idée de la parodie, en revenant sur ses aspects historiques, et nous proposerons une idée de la parodie traversée par le paradigme de la bêtise et de l’idiotie, que nous nommerons parodie sérieuse. Nous verrons enfin en quoi la parodie sérieuse est un paradigme de la postmodernité et peut être un prisme à travers lequel nous pouvons recontextualiser les productions. I ) De la crise de larme à pleurer de rire 1) Les crises de sens La raison pure est un instrument de domination totalitaire, poussant l’utilitarisme et l’efficacité par-delà les limites de toute morale. Les catastrophes majeures du siècle dernier, les guerres mondiales, sont un pur produit de la raison. C’est le constat d’Adorno et Horkheimer dans La dialectique de la Raison : Dans une première partie, « De la crise de larme à pleurer de rire », nous analyserons les crises qui ont traversé le siècle dernier, ainsi que leurs conséquences tragiques pour la pensée occidentale. Nous constaterons qu’elles sont d’une telle intensité que nos modes de pensée seront entièrement remis en question, et l’impossibilité d’une telle proposition, ce qui provoquera une perte de sens absolue. Devant les limites de cette pensée, montrées aussi à travers le paradigme de la bêtise, nous actualiserons le principe de la Kénose, selon laquelle le sens peut se vider. Nous proposerons alors de voir ce qu’est un sens « vidé » à travers l’idée de l’idiotie, développée par Jean-Yves Jouannais. Cette ouverture sera en lien avec la notion de pensée négative10, que nous développerons. Cela nous amènera à considérer la pensée et le langage sous la forme d’un paradigme dialectique entre la bêtise, qui serait le langage dans son abondance et ses automatismes, et l’idiotie, qui serait inversement un langage impossible. Nous généraliserons ensuite l’idée de l’appropriation, comme un paradigme, pour penser toute forme comme une sorte de collage. Ce qui amènera à penser que toute forme peut être une parodie en puissance. Nous reviendrons alors sur l’aspect historique de la parodie, avant de l’actualiser à travers le prisme du paradigme bêtise/idiotie. Nous verrons alors ses spécificités et ce qui diffère de la notion historique. Cette nouvelle parodie sera nommée parodie sérieuse, et nous verrons en quoi elle est un paradigme de la postmodernité, et qu’elle peut être volontaire ou involontaire. « Le mythe devient Raison et la nature pure objectivité. Les hommes paient l’accroissement de leur pouvoir en devenant étrangers à ce sur quoi ils l’exercent. La Raison se comporte à l’égard des choses comme un dictateur à l’égard des hommes : il les connaît dans la mesure où il peut les manipuler. L’homme de science connaît les choses dans la mesure où il sait les faire. Il utilise ainsi leur en-soi pour lui-même. Dans cette métamorphose, la nature des choses se révèle toujours la même : le substrat de la domination. C’est cette identité qui constitue l’unité de la nature. »11 9 Fredric Jameson , « appropriations généralisées », 2013, rhizomesonore, http://rhizomesonore.f ree.fr/contents/appropriations-generalisees.html 10 ADORNO Theodor W., Dialectique négative (1966), trad. du groupe de traduction du Collège de philosophie, Payot, 1978 11 12 13 4 Ce sur quoi s’appuie la pensée occidentale depuis la Renaissance est devenu le pire générateur de barbarie jamais crée. La raison pure a mené à un utilitarisme si radical et efficace qu’il entraîne à l’autodestruction, ce que Jurgen Haberman semble avoir perçu chez Max Weber dans Théorie de l’agir communicationnel : « Weber croit que les sous-systèmes d’activité rationnelle par rapport à une fin forment un environnement destructeur pour l’éthique protestante [...]. La rationalité morale-pratique de l’éthique de la conviction ne peut être elle-même institutionnalisée dans la société dont elle rend possible le démarrage. À plus long terme elle est au contraire remplacée par un utilitarisme qui doit beaucoup à une réinterprétation empiriste de la morale, notamment à une valorisation pseudo-morale de la rationalité des moyens en vue d’une fin, et qui n’a plus de relation interne à la sphère morale des valeurs »12 Cela ouvre à une remise en cause de toute la pensée, car le monde ne peut alors plus être vu de la même manière. D’un point de vue langagier, c’est l’origine de la tragédie, tragôidía13, le chant du bouc que l’on égorge en sacrifice, ce cri insupportable. Cette découverte, entre autres liée à la découverte des camps de concentration, a montré l’impasse dans laquelle se trouve la raison triomphante. C’est la plus grande tragédie de l’histoire, un événement tellement traumatisant pour l’humanité qu’elle crée une infinie tristesse vis-à-vis d’elle-même, et se trouve face à une nécessité de remise en question absolue. Le choc est d’autant plus puissant que l’idée du progrès, au centre de ce mode de pensée et de vivre a entraîné une dépendance. Malgré son échec constaté (et renouvelé dans des crises ultérieures), il semble impossible de s’en défaire. Ce qui constitue un second choc critique. Serait-on dans l’incapacité de remettre en question nos manières de fonctionner ? Cela a entraîné une pensée post Seconde Guerre mondiale très emprunte Adorno et Horkheimer, La dialectique de la Raison, Fragments philosophiques (1944), Paris, Gal limard (Tel), 1974, 281 pages, p.27 Habermas Jurgen, Théorie de l’agir communicationnel (Tome 1 ) [ 1981 ], Fayard, 1987, p.240 A. Bailly, Dictionnaire grec-français, p.1951 5 de nihilisme14, que l’on retrouve de manière très précise dans le théâtre de l’absurde15. On peut citer le poète français Elie Yaffa : « J’ai demandé ma route au mur, il m’a dit d’aller tout droit »16. Il n’y a plus rien à dire, c’est une idée que défend aussi Walter Benjamin, à travers la notion de pauvreté en communicable17. Le monde moderne étant fondamentalement désenchanté18 (la disparition de la magie comme l’a théorisée Max Weber par l’aspect tout-puissant de la raison, l’étude des phénomène matériels et leur maîtrise), l’humanité moderne doit porter le poids de sa responsabilité, mais elle en est incapable. Pour preuve, les catastrophes des Guerres Mondiales sont encore des sujets non résolus, et les crises continuent de secouer régulièrement l’Occident, le mettant face à ses limites sans créer de prise de conscience19. La crise de la dépolitisation en est un autre exemple. La question de l’engagement politique, au sein d’une idéologie, est devenue impossible aujourd’hui. La crise des médias (très liée à la question politique) mais aussi du bioterrorisme sont, parmi d’autres, des crises contemporaines, s’accumulant sans se résoudre. C’est véritablement une généralisation de la catastrophe que la société contemporaine expérimente. Et, visà-vis de cette généralisation s’opère une banalisation, et donc une indifférence à la catastrophe, comme l’explique Susan Sontag dans Devant la douleur des autres20. Face à ce gouffre, une nécessité évidente de dépassement de ce qui a entraîné l’humanité dans sa radicalisation de la pensée : le logos, la raison absolue. Prenant le parti de dire que l’utilitarisme et la notion d’automatisme sont indissociables, nous proposons alors d’analyser un cas limite du langage, affecté par les automatismes, que nous nommerons bêtise. Ce cas critique illustre une limite du langage, et donc de la pensée. Par la suite nous ouvrirons à un opposé, l’idiotie. 14 Centre National de Ressources Textuelles et Linguistiques, « Nihilisme », 2012, cnrtl.fr, http:// www.cnrtl.fr/definition/nihilisme 15 Christophe Triau, « absurde », 2014, Encyclopédia Universalis, http://www.universalis.fr/ency clopedie/theatre-de-l-absurde/ 16 Husain-Volt, « Ouais ouais », 2014, genius.com, http://genius.com/Booba-ouais-ouais-lyrics 17 Walter Benjamin, « Expérience et pauvreté », Œuvres, tome II, Gallimard, Paris 18 « Le désenchantement du monde, ce n’est pas donc pas seulement la négation de l’interférence du surnaturel dans l’ici-bas, mais aussi : la vacance du sens », C. Colliot-Thélène, Max Weber et l’histoire, PUF, 1990, p.66 19 La prise en compte de l’écologique, par exemple, en est une illustration parfaite : nous sa vons que nous vivons à crédit, que notre train de vie a des conséquences irréparables pour l’avenir de l’humanité (sans même parler des catastrophes écologiques : Tchernobyl, Fukushima, les naufrages de pétroliers …) et que nous consommons plus que nous pouvons produire. Pourtant, aucune remise en cause de nos agir n’est envisagée. 20 Susan Sontag, Devant la douleur des autres, trad. de l’anglais par F. Durant-Bogaert, Paris, Christian Bourgois, 2003 6 2) limite du langage (bêtise) La pensée se structure dans le langage. On peut donc considérer que les limites de la pensée se retrouvent dans les limites du langage. Une première limite se situe dans un usage automatique du langage, que je mets en parallèle avec la notion de bêtise21. Celleci n’est pas une absence d’intelligence, au contraire. L’utilisation de « raccourcis » permet une plus grande fluidité dans la pensée, et nous entraîne de plus en plus loin dans la réflexion. Sans cela, nous serions constamment en train d’analyser notre environnement, comme les enfants en bas age. Une fois que l’on a un acquis, on le garde. Quand on sait ce qu’est un canapé, par exemple, impossible de le confondre avec une tarte au concombre. On peut utiliser des « raccourcis » dans les usages. Si je veux fabriquer une machine à essorer la salade, je n’ai pas besoin de connaître le fonctionnement d’un train épicycloïdal, même si je sais que je vais en avoir besoin. Je peux en acheter un tout fait, et l’incorporer à la production, c’est donc un gain de temps. Cependant, l’utilisation de ces raccourcis à des limites. Dans le langage, ces automatismes se trouvent dans plusieurs usages : idées reçues, poncifs, lieux communs … C’est ce que je nomme « bêtise ». Un usage presque machinal, sans réflexion, automatique, à l’image de la bête (comme une vache qui broute de l’herbe). Cette notion de bêtise se trouve au cœur de la modernité. Depuis que l’homme assume sa propre gouvernance par la raison logique, cette limite de la pensée et du langage se trouve au centre des agirs. Cette définition s’appuie sur un article écrit par Bernard Fauconnier, dans le Magazine littéraire n°466, « La bêtise, une invention moderne » 22 : La bêtise, ce monstre insaisissable qui hante la conscience inquiète, furibonde ou goguenarde des plus grands auteurs depuis l’aube des Temps modernes et l’invention de l’Histoire. Dire ce qu’elle est, ou ce qu’elle n’est pas, du haut d’une illusoire supériorité, serait odieux et … particulièrement stupide. Nous avons plutôt chercher comment cette hydre aux mille têtes, dont Flaubert fit son grand sujet, aiguise la plume et quelquefois engloutit corps et âme les auteurs et les penseurs les plus estimables. Comment ce défaut de l’esprit, qui n’est pas toujours le contraire de l’intelligence, habille les formes les plus caricaturales de l’idéologie, pétrifie la pensée en formes creuses pour faire de l’Histoire une farce tragique. Quand l’esprit en quête de certitudes ou d’idéal tombe dans l’automatisme du cliché et du langage, la bêtise n’est jamais très loin. De Voltaire à Raymond Aron, de Feydeau à Umberto Eco, les écrivains ont puisé à pleines mains dans cette matière inépuisable, parfois drôle, toujours désespérante. Dans un monde déserté par les dieux, c’est peut-être le sentiment de la bêtise qui a remplacé le tragique.23 Par la suite, la bêtise est qualifiée ainsi : « Un monstre multiforme, réversible, insaissisable, d’une infinie plasticité, tout étant relatif et réciproquement. Un monstre aussi résistant qu’un virus, et dont le vaccin reste à ce jour inconnu »24.« La bêtise est consubstantielle à l’Histoire (au sens hégellien) dès lors que l’Histoire s’accomplit de manière autonaume. »25 21 22 23 24 25 « La bêtise, elle, est une question d’automatisme ».« Le sot est automate. » Jean de La Bruyère cité par Philippe Sollers, Éloge de l’infini, Gallimard, 2001, p.437 Bernard Fauconnier, « La bêtise, une invention moderne », Le Magazine Littéraire, n°466, juillet-aout 2007, p.28 Bernard Fauconnier, « La bêtise, une invention moderne », Le Magazine Littéraire, n°466, juillet-aout 2007, p.28 Ibid., p.30 Bernard Fauconnier, « La bêtise, une invention moderne », Le Magazine Littéraire, n°466, juillet-aout 2007, p.28 7 Cet article, que j’utilise pour donner une définition de la bêtise, décrit cette dernière comme nécessairement très bavarde, et comme le fruit d’une intelligence. Mais son caractère principal est qu’elle se remarque avant tout chez autrui. La bêtise se débusque donc dans un rapport à l’autre, comme le confirme son essence langagière. Dans Steak26, le film de Quentin Dupieux, un personnage (Blaise) est enfermé pendant sept ans avant d’être réintégré à son milieu d’origine. Les modes ayant changées entre temps (jusqu’à devenir absurdes pour le spectateur), Blaise, dans un processus de socialisation, incorpore ces modes d’actions étranges afin d’appartenir au groupe, même s’il ne les comprend pas. Ce qui illustre pour moi la bêtise dans un rôle social. Impossible à définir par un trait précis, la bêtise est le plus souvent véhiculée à travers des poncifs, des automatismes. Je considère comme bête l’usage de pléonasmes fautifs. « Au jour d’aujourd’hui », par exemple. Une certaine passivité du langage, qui devient le même processus que celui de la vache broutant de l’herbe. Ce sont les raccourcis de la pensée. Les automatismes du langage sont malgré tout nécessaires pour pouvoir communiquer. Il s’agirait peut être d’une manière inadéquate d’être en monde aux yeux de celui qui juge. Et jugement signifie subjectivité. Le rapport à la bêtise (d’autrui mais aussi de soi-même) est donc personnel. Par conséquent, tout peut être jugé bête selon un autre. La bêtise peut être vue alors comme un paradigme de toute relation sociale ou communicante. Elle s’illustre souvent dans les généralisations ne prenant pas compte des cas particuliers (typiquement dans l’utilisation de phrases comme « les gens sont... », « les artistes sont … », « les étrangers sont… »). C’est un jugement de l’altérité comme inférieur (au passage, j’inclus dans cette notion d’altérité le passé, car d’une manière personnelle, on peut se trouver bête, mais c’est souvent au regard d’une action passée. On peut se demander par ailleurs s’il est possible d’envisager une bêtise volontaire et ses motivations). Les sujets ne sont pas bêtes en eux-mêmes, c’est un regard qui les trouve ainsi. La bêtise est donc un processus. Elle émane de celui qui la repère. En ce sens, un usage qui me semblerait plus correcte de « c’est bête » serait plutôt « je trouve cela bête ». Le fait même de mentionner la bêtise de l’autre est aussi bête. La bêtise est donc une entité tautologique en un sens (sur ces deux derniers points, processus et tautologie, je remarque que la bêtise parait semblable à une conception de l’art). La bêtise est donc dans le même temps un processus, une tautologie, un jugement d’un mauvais usage ou pensée. Un raccourci trop rapide. C’est la recherche de l’efficacité et de l’optimisation, sans la prise en compte des différences et de l’individualité. Malheureusement il est impossible de concevoir une pensée n’utilisant aucun automatisme (ce que serait l’Idiotie, qui est aussi une limite de la pensée, mais dans un sens plus mathématique, inatteignable). Nous sommes donc condamnés malgré nous à la stupidité, à une pensée comportant des fautes, des vides, des trous. On constate donc que le langage (le sens) peut produire du discours (de la pensée) ou le sens ne prime pas. Voire même vide de sens. On peut trouver des discours vides de sens dans l’utilisation des politiques que l’on nomme langue de bois. D’une bêtise faramineuse, ces productions ne sont que pur discours complètement vidé de sens (on trouve même sur Internet des générateurs de discours en langue de bois). Cette idée que le sens pourrait se vider n’est cependant pas neuve. On la trouve dans une notion 26 8 DUPIEUX Quentin, Steak, 2007 tirée de L’Épître de Paul aux Philippiens, nommée Kénose. C’est l’idée que Dieu se serait vidé de sa toute-puissance pour s’incarner. Nous allons voir comment ce principe peut trouver des résonances dans le contemporain, être en lien avec la bêtise et ouvrir à son dépassement par la pensée négative et l’idiotie. 3) Kénose « Philippiens 2, 6 : Lui, de condition divine, ne retint pas jalousement le rang qui l’égalait à Dieu. Mais il s’anéantit (εκένωσεν) lui-même, prenant condition d’esclave, et devenant semblable aux hommes. S’étant comporté comme un homme, il s’humilia plus encore, obéissant jusqu’à la mort, et à la mort sur une croix ! »27 La kénose est une théorie qui permet de penser l’incarnation du Christ en tant qu’expérience divine de non-connaissance absolue, en tant que Dieu hors de Dieu (et si Dieu est Verbe, alors on peut considérer étymologiquement et avec mauvais esprit que Jésus est une bêtise divine). Pour pouvoir faire l’expérience de l’humanité, Dieu est obligé de volontairement se priver d’une partie de son omniscience. Le sens peut donc se vider de lui-même, d’une manière volontaire ou non. On peut trouver cette idée dans le contemporain, (par la bêtise, mais en tant que processus, elle n’existe pas en tant que telle. On trouve ce principe de Kénose dans d’autres formes). Le principe du divertissement invite souvent à l’affaiblissement du sens. Ce que produit par exemple la télé-réalité, en particulier des émissions comme Loft Story28, peut être une illustration concrète de cela. Le processus est d’ailleurs semblable au principe premier de la kénose : le spectateur omniscient peut observer la « création ». Les candidats sont visiblement choisis pour leur banalité, voire leur vulgarité, et sont mis en conditions où rien ne peut se passer : un lieu clos ou ils sont enfermés à ne rien faire. Il ne se passe tellement rien que ce vide, généré consciemment, exerce une sorte de fascination (aidé par la pulsion scopique, le voyeurisme), où finalement en tant que spectateur on attend le moment où un dérapage va arriver. Le sens qui se vide de lui-même par le divertissement peut se trouver aussi dans le milieu musical. Certains rappeurs, pour une raison de mode et de demande de la part du public, ont pour unique sujet le style de vie des gangsters. Violence, argent, succès, femmes … De plus, ces rappeurs utilisent un flow29 très similaire aussi, saccadé, inspiré par les rappeurs américains (comme le groupe Migos30 par exemple). D’une vanité extrême, c’est véritablement un genre, comme les western spaghetti au cinéma, dans lequel les différences entre les chansons deviennent de plus en plus minimes. Les instrumentales sont très semblables aussi, tout comme la composition générale des chansons. Kaaris, médiatiquement très présent (sa chaîne youtube totalise près de cinquante millions de visionnages) commence une de ses chanson ainsi : 27 Épître de Saint Paul apôtre aux Philippiens, Chapitre 2.6, bible.catholique.org, http://bible.catho lique.org/epitre-de-saint-paul-apotre-aux-philippiens/3407-chapitre-2 28 Endemol France, Loft Story, M6, 2001 29 Rap Genius France, Lexique du rap français, 2015, genius, http://genius.com/Rap-genius- france-lexique-du-rap-francais-lyrics/ 30 Sindanu, « Pourquoi rappent-ils tous comme Migos? », 2014, Booska-p.com, http://www. booska-p.com/new-pourquoi-rappent-ils-tous-comme-migos-dossier-n32827.html 9 Le bouchon de liège est dans ton anus Et je pousse encore avec mon phallus Il était temps que tu traces et t’arrêtes Tu n’as laissé que l’trône et la trace de ta raie31 Ce n’est qu’un exemple, mais il existe dans le rap contemporain une branche très active dont les textes tournent autour des égotrips32, du milieu du traffic de drogue, de la prostitution ...33 etc. Les artistes en question, faisant chacun des millions de vues, possèdent donc une visibilité énorme, et donc ont un impact sur la société. Malgré leur pauvreté en contenu, ils restent très populaires. Différement, on peut citer aussi les films Ace Ventura34 avec Jim Carrey. Tout est très pauvre dans ce film, le scénario, le jeu des acteurs secondaires, l’esthétique … Le seul intérêt du film est de voir Jim Carrey faire le pitre pendant une heure et demie. Et c’est ce qui le fait tenir. Par ces trois exemples, et il en existe des milliers d’autres, on constate que le divertissement est très souvent lié au manque ou au peu de sens, mais est très populaire. Or le divertissement, on trouve aussi des comportements kénotiques dans le milieu de l’art. La période vache35 de René Magritte en est un bon exemple. Pour l’exposition Les pieds dans le plat en 1948, le peintre belge pour qui la peinture est habituellement un fardeau et qui est habitué à une pratique assez lente se met à peindre frénétiquement une cinquantaine de toiles en 6 semaines. Plus surprenant, le changement de style et de ton : des hommes à trois nez fumant trois pipes, des siamoises s’embrassant, un portrait avec une tête de cochon … Loin du surréalisme poétique, ces productions sont à la limite de la grossièreté et exécutées dans un style naïf qui ressemble peu à ses autres peintures. Magritte a peint dans la plus grande joie ces peintures odieuses qui ont scandalisées les critiques et les a reniées par la suite. Ainsi, la pensée se vider de son sens, et cela volontairement. La recherche du dépassement du sens se trouve aussi chez Adorno dans la Dialectique négative36. Celui qui a constaté les limites de la pensée logique a aussi pensé son dépassement. L’ouverture à « ce qui n’est pas », ou « toute possibilité, sauf : ». Envisager un tel retournement de pensée peut permettre un dépassement de la pensée logique. Cela permet de prendre en compte précisément ce que nous ne connaissons pas. Qu’est-ce donc que la pensée en dehors du logos ? Qu’y a-t-il en dehors de la bêtise, qui fonctionne par-delà l’intelligence ? Si l’on vide le sens grâce à un processus kénotique, que reste-il alors ? Qu’est-ce que le non-sens ? Si une des limites de la pensée logique est la bêtise, les automatismes de langage, la limite opposée peut alors être l’idiotie. La dialectique négative d’Adorno se fonde sur l’idée de l’impossibilité de la compréhension par l’usage unique de la pensée. C’est l’ouverture à « ce qui n’est pas », donc la recherche du « non-logos », qui vise à l’émancipation de l’homme. La pensée négative est une manière différente de poser les choses. Une pensée positiviste annoncera « ceci est une pipe ». La pensée négative, elle, ouvre a une infinité de propositions. Ainsi, pour décrire une pipe, on pourra dire « ceci n’est pas un tableau » car un tableau n’est pas une pipe. La pensée positive est beaucoup plus précise, ce qui est utile dans la pensée logique, mais la négativité est infiniment plus ouverte en termes de possibilités, et peut s’avérer utile dans d’autres cas. Dans la série Kaamelott37, le personnage de Perceval, d’une extrême bêtise fait un usage très précis de pensée négative. Étant très souvent dans des situations où il ne comprend rien, on lui conseille de remplacer l’usage de toute affirmation par l’emploi de : « c’est pas faux », ce qui lui évite de montrer qu’il ne connaît rien. Cette formule rappelle fortement l’expression de Bartleby : « I would prefer not to » traduite en français par : « je préférerais ne pas » et dont le lien à la pensée négative est décrit dans le livre de Georgio Agamben Bartleby ou la création38. Il existe donc des modes de connaissance autres que la pensée (donc le langage). Je suppose que la limite du langage opposée à la bêtise (très bavarde) se situe dans un rapport ou le langage est impossible. Or le langage est impossible lorsque l’interlocuteur est différent de soi. Si on prend le pari de la modernité, qui repose sur l’unicité de chaque être, alors le langage est impossible. Il existerait donc une voie de connaissance hors de la pensée, mais non communicable. Cette expérience peut passer par les sens. Le toucher, par exemple, est un mode de connaissance pour appréhender une chose et la faire devenir objet. Mais ce mode de connaissance, dont découle des usages, ne vaut que pour soi. Il existe un mode d’être correspondant à cela : l’Idiotie. Sa définition étymologique correspond a une unité, fondamentalement séparée du reste. Comme Clément Rosset l’énonce dans son livre Le réel, traité de l’idiotie39 : « idiôtès, idiot, signifie simple, particulier, unique [...]. Toute chose, toute personne sont ainsi idiotes dès lors qu’elles n’existent qu’en elles-memes. » 4) pensée négative (idiotie) 31 Se-vrak (Chiraq Remix), 2014, genius.com, http://genius.com/Kaaris-se-vrak-chiraq-remix-lyrics 32 Rap Genius France, Lexique du rap français, 2015, genius, http://genius.com/Rap-geniusfrance-lexique-du-rap-francais-lyrics/ 33 Sindanu, « Pourquoi rappent-ils tous comme Migos? », 2014, Booska-p.com, http://www. booska-p.com/new-pourquoi-rappent-ils-tous-comme-migos-dossier-n32827.html 34 Steve Oedekerk, Ace Ventura en Afrique, 1995 35 Archives du Centre Pompidou, Entretien avec Jean-Yves Jouannais, 2010, Dailymotion, http:// www.dailymotion.com/video/xf2u36_entretien-avec-jean-yves-jouannais_creation 36 ADORNO Theodor W., Dialectique négative (1966), trad. le groupe de traduction du Collège de philosophie, Payot 10 37 38 39 Alexandre Astier et Alain Kappauf, Kaamelott, Livre 1, La botte secrète, M6, 2005 Giorgio AGAMBEN, Bartleby ou la création (1995), trad. C.Walter, Les éditions Circé Clément ROSSET, Le réel, traité de l’idiotie (1978), Éditions de Minuit, 2004 11 À cette définition, on peut ajouter celle que Jean-Yves Jouannais en donne dans son livre L’ idiotie : Art, vie, politique-méthode40 : « déraison, immaturité jusqu’à la folie, handicap du logos. Déplacement sémantique plutôt qu’extension puisque le sens premier s’est perdu. Saut quantique d’un vocabulaire dont Voltaire avouait déjà ne pas saisir la logique : “Ce n’est point du tout pour faire une mauvaise plaisanterie qu’on a remarqué qu’idiot signifiait autrefois isolé, retiré du monde, et ne signifie aujourd’hui que sot.”² ²Voltaire, cité in Dictionnaire de la langue Française, Émile Littré, Paris, Ed Hachette, 1875 » J’ai recours à ces définitions car elles permettent le constat suivant : l’idiotie permet le dépassement du logos (pensée logique), mais supprime la capacité à communiquer, et condamne à l’impossibilité d’être compris (parfois même pas soi). Le pari même de l’idiotie « complète » semble ne pas pouvoir être tenu en tant que tel. Il est effectivement impossible de se passer de la pensée logique. L’idiotie peut se penser en tant que limite, au sens mahématique du terme. On peut s’en approcher très près, sans jamais l’atteindre. Cette notion de limite peut s’appliquer aussi à la modernité (le constat des postmodernistes est que la modernité n’a finalement jamais été atteinte), ce qui confirme pour la définition que je choisis la théorie de Jouannais : selon lui, idiotie et modernité ne sont qu’une seule et même chose. Dans l’art, l’idiotie peut s’exprimer de plusieurs façons. La première est en rapport avec l’altérité, et se trouve la plupart du temps dans une présentation, ou représentation d’une chose singulière et indéfinie. La restitution est la plus simple possible, l’idiotie se situe dans la présentation d’une seule chose, coupée de son contexte. Beaucoup d’œuvres de la période moderne sont idiotes en ce sens. L’idée de la pureté du médium comme expérience intraduisible autrement se trouve exactement dans cette pensée. Albert Renger-Patzsch, un des plus grands représentants de la Neue Sachlichkeit41 et son célèbre livre Die Welt ist schön42 en est une illustration parfaite : un style le plus sobre possible, des éléments décontextualisés, pas de texte (pour laisser les visuels seuls). Karl Blossfeldt, à la même période, était un peu dans la même veine : il est connu pour ses photographies de plantes sur fond blanc, ce qui donne un aspect plus différemment décontextualisé que les images de Renger-Patzsch, même si on peut poser comme limite de ces deux exemples le rapport très étroit entre ces représentations et l’aspect naturaliste de leur travail, l’obsession de faire une sorte d’inventaire du monde, pour le classer et l’organiser, ce qui est typique de la pensée occidentale, et qui a précisément mené aux catastrophes citées dans la première partie. D’une manière plus radicale même si c’est antérieur, Marcel Duchamp et ses ready-made (particulièrement le porte-bouteille, le ready-made le plus abouti en 40 41 42 12 Jean-Yves JOUANNAIS, L’ idiotie : Art, vie, politique-méthode (2003), Beaux-Arts Magazine livres, p.13 Allemagne année 20 : La Nouvelle Objectivité, Paris, RMN, 2003 RENGER-PATZSCH Albert, DIE WELT IST SCHÖN - Einhundert photographische Aufnahmen von Albert Renger-Patzsch (1928), München : Einhorn Verlag tant que tel, car il se limite à la présentation pure d’un objet) illustrent peut-être de la manière la plus forte ce concept d’idiotie : la présentation d’un objet brut en tant que tel. Du point de vue critique, c’est une attitude artistique qui se tient de manière intemporelle, car cette décontextualisation sans discours apparaît comme le résultat d’un étonnement face au monde (l’idiotie (consciente) étant artistiquement l’emprunt d’attitudes que l’on retrouve chez les enfants (acculturés) ou les handicapés mentaux notamment) et cet étonnement face aux « choses vues » ne fait pas partie d’un contexte, ou feint de ne pas en faire partie. Tout un pan de la photographie procède avec cette attitude : « J’ai vu ceci, cela m’a fasciné, je le restitue ». Cette attitude est une idiotie un peu sage et calme. Dans cette recherche de dépassement de la pensée logique, elle peut se trouver renversée, notamment comme ce fut le cas avec Blossfeldt, par la proximité avec la classification naturaliste. C’est une idiotie de la restitution, qui insiste sur l’unicité de la chose présentée, mais n’agit pas en dehors de cela dans un cadre hors de la pensée logique. Mais il existe une seconde idiotie, se situant à un autre niveau, qui possède des aspects plus subversifs. Dans cette seconde Idiotie, l’aspect performatif est beaucoup plus important. C’est l’artiste qui fait l’idiot. Bien entendu, c’est un jeu auquel l’artiste s’adonne. Agir de manière apparemment contraire à la logique peut permettre de remettre en cause l’automatisme des fonctionnements. Dans son film Peau de cochon, Philippe Katerine présente à un ami sa collection de ses propres excréments qu’il garde dans des tuperware, dans un frigo situé chez ses parents. Il ne les considère pas comme des déchets, mais comme des productions, et il ne garde que celles liées à des moments importants pour lui. Il dit lui-même considérer cette collection comme l’équivalent d’un album de photographies. Tout comme l’idiotie de présentation, celle-ci n’est pas permanente. Impossible de se couper en tout temps de la pensée logique. Il s’agit de la désactiver, comme s’il s’agissait d’un interrupteur. C’est une notion proche de l’instinct, nécessitant une forte notion de lâcher-prise. Un abaissement conscient des fonctions cognitives, autant que possible. « Sans revendiquer aucune parenté avec la folie, elle (l’idiotie) lui empruntait des modes de raisonnement ou de déraisonnement. Là ou, pour Breton, la folie composait une alterité qu’il fallait nommer et feindre de s’approprier, un nom désignant une mythologie pitoyable et héroïque, un gisement poétique scruté comme du haut d’un belvédaire, elle devenait pour une tradition pataphysicienne et idiote un ensemble de structures discursives pratiquées et vécues de l’intérieur tandis que l’imagerie comme le pathos de l’aliénation étaient ignorés. »43 C’est la recherche que mènent les personnages du film Les Idiots de Lars Von Trier44. Ils sont en quête de l’idiot qui est en eux et simulent des comportements de handicapés mentaux car ils sont convaincus des vertus émancipatrices d’un tel comportement. Il existe bien d’autres exemples ou l’Idiotie est utilisée en art, que l’on retrouve dans le livre de Jouannais. Cette notion comporte une part d’auto-dénigrement, d’abaissement volontaire, à l’encontre de toute prétention. Le but est de repenser entre autres la notion de qualité, les limites de l’art. L’Idiotie est aussi l’invention d’un rire profond, angoissant et subversif. 43 44 Jean-Yves JOUANNAIS, L’ idiotie : Art, vie, politique-méthode (2003), Beaux-Arts Magazine livres, p.69 Lars VON TRIER, Les Idiots (Idioterne), 1998 13 « La fantaisie suppose un surplomb, une vue générale et instruite sur les réalités du langage. Elle relève du savoir-faire, des techniques. Et à l’instar d’autres formes de comique, elle n’échappe pas à cette nécessité de la maîtrise, encore moins à la conscience de cette maîtrise. Nous sommes proches de Beaudelaire affirmant du comique absolu comme expression de la supériorité de l’Homme sur la nature. La fantaisie décore, elle domine son sujet et administre le chaos de son œuvre selon les critères de plus grande distraction, eux-mêmes inféodés à des coefficients d’écart à la norme et au sens commun. Il resterait à définir l’idiotie, a contrario, comme condition plus ou moins accidentelle d’un rire qui exprimerait un sentiment d’infériorité, de faiblesse, du moins de doute. »45 C’est dans cet esprit qu’est né Dada. Même si des différences existent, notamment la volonté révolutionnaire de Dada, l’esprit subversif est le même, ainsi que la volonté de « nier l’intelligence tout en l’englobant »46. La place du hasard et de l’expérimentation, la volonté de ne pas tout contrôler est primordiale dans l’Idiotie. Quelque chose peut surgir, pas forcément de là ou on l’attend. Devant la difficulté du processus idiot, il existe des « outils » pour aider à la perte de logique : il peut s’agir de l’alcool et des drogues. C’est le périple qu’entament les journalistes du film Las Vegas Parano47, véritable épopée idiote, ou le Duc du film The Big Lebowski48. C’est dans le même temps une ouverture des perceptions, et un retrait de la pensée logique et de la capacité à communiquer. La thématique de la drogue n’apporte rien de plus à l’idiotie qu’un outil d’expérience. J’en ferai cependant mention dans la seconde partie. L’idiotie est aussi un processus, mais pour soi, à la différence de la bêtise. La perte volontaire du logos, l’abandon de la logique à une fin d’expérimentation. Ce processus se caractérise par une difficulté, voire une impossibilité de la communication et une singularité absolue de l’expérience vécue. En ce sens, l’Idiotie est similaire à la modernité. Jamais atteignable, c’est comme une limite au sens mathématique du terme. Car toute œuvre idiote comporte une partie de communicable. Or j’ai définit dans le paragraphe deux la bêtise comme l’utilisation d’automatismes dans le langage, de poncifs, de généralisations, qui ont leurs limites mais sont nécessaires à la construction d’un système de pensée, à moins de considérer l’individualité de chaque chose. Si on ne peut nommer de traits communs entre des éléments, toute classification, étude ou science semble improbable. Je pose donc une hypothèse : toute communication comporte une part de bêtise. La bêtise étant liée au communicable, et l’idiotie au non-communicable, la pensée se trouve continuellement en oscillation entre ces deux modes d’existance. Le couple bêtise/idiotie peut être vu comme un paradigme, car la pensée circule entre ces deux extrêmes, elle peut donc englober une manière d’appréhender le monde. Et comme ce paradigme repose sur un principe d’oscillation, il est aussi une dialectique, au sens de Walter Benjamin, avec l’interprétation de Georges Didi-Hubermann49. Après les crises de sens qui ont bouleversé l’occident et la constatation de l’impasse dans laquelle se trouve la pensée positiviste, un constat des limites et de dépassement de cette pensée peut se trouver dans la dialectique bêtise/idiotie, deux modes de pensée complémentaires et indissociables en pratique. Mais cette dialectique se pose sur les limites de la pensée structurée par le langage. Se libérer de ce mode de pensée pourrait alors passer par la réappropriation du langage. Créer et manipuler le langage pour en dépasser les limites. D’où la nécessité de la réappropriation, une notion en lien avec la parodie, surtout par le prisme bêtise/idiotie. Par ailleurs, ce paradigme dialectique retire à la parodie les notions d’humour, de satire, et donc de but. On obtient donc un objet singulier que je nommerai parodie sérieuse. Grâce à la réappropriation, envisagée de manière généralisée, toute forme culturelle peut s’exprimer à partir d’autres formes. Toute production culturelle est alors une parodie sérieuse en puissance. La parodie sérieuse est donc un paradigme de la post-modernité. 45 Jean-Yves JOUANNAIS, L’ idiotie : Art, vie, politique-méthode (2003), Beaux-Arts Magazine livres, p.86 46 Ibid., p.17 47 Terry GILLIAM, Las Vegas Parano, 1998 48 Joel et Ethan Coen, The Big Lebowski, 1998 49 Georges Didi-Huberman, Connaissance par le kaleidoscope, site de la revue des Études Photo graphiques http://etudesphotographiques.revues.org, http://etudesphotographiques.revues. org/204 14 15 II) La réappropriation Après avoir exprimé le paradigme dialectique de la bêtise/idiotie par certaines limites du langage (par excès ou par impossibilité), je pose l’hypothèse d’un dépassement possible par la réappropriation de ce dernier. Le mouvement apropriationniste50, dans les années soixante-dix, a ouvert à la post-modernité en utilisant ce mode de faire. Transformer le langage, se l’approprier, serait alors une forme qui unirait le paradigme bêtise/idiotie. Nous proposons alors le paradigme de la réappropriation, qui serait l’appropriation généralisée, et qui se base sur l’idée que toute forme peut être exprimée à partir d’autres formes préexistantes. Cette pensée est proche de l’idée de la parodie, dont on redéfinira certains aspects pour pouvoir avancer l’idée d’une parodie sérieuse, comme paradigme de la post-modernité. Nous verrons en quoi cette dernière diffère de la parodie, ainsi que son ouverture à un aspect involontaire. 1) Réappropriation (collage généralisé comme paradigme) Le paradigme bêtise/idiotie, qui exprime les limites du langage soit comme surabondance soit comme impossibilité peut être ouvert par la modification même de son cadre. Se réapproprier le langage, le faire devenir sien serait alors un dépassement de cette limite même. Pour gagner des degrés de liberté à l’intérieur d’un cadre, on peut simplement agrandir ce cadre. La réappropriation est donc un processus logique dans la recherche du dépassement de la logique même. À l’origine, l’appropriation, courant artistique des années 1980, trouve ses origines au début du siècle. Nous verrons que ce processus peut être un paradigme post-moderne. La réappropriation du langage permettrait de dépasser le paradigme dialectique entre idiotie et bêtise. Avoir accès et modifier les structures de la pensée peut permettre à cette dernière de se développer autrement que par la logique pure. Pour illustrer ceci, prenons deux jeux destinés à la base aux enfants : les Playmobils51 et les Lego52. Dans le premier cas, le jeu consiste à mettre en relation des objets complexes mais non-divisibles (une maison, un personnage…). En dehors de cette mise en relation (de narration), le jeu est limité. Dans le second cas, la narration ne représente qu’une partie du jeu. Le Lego propose une vision atomiste car tout assemblage peut être divisé jusqu’à obtenir des particules simples, ré-arrangeables à volonté, et permettant de fabriquer la structure même de la narration. Ce qui en fait, à mes yeux, un jeu potentiellement beaucoup plus créatif que le premier. À tel point qu’il dépasse le cadre du jeu enfantin assez souvent et est utilisé à des fins artistiques, par ailleurs le plus souvent à des fins apropriationistes (reprises de films, mises en scènes53…). Avoir accès à la structure même du langage, 50 Douglas Crimp, Pictures, Artists Space de New York, 1977 51« Playmobil », 2014, wikipedia, http://fr.wikipedia.org/wiki/Playmobil 52« Légo », 2014, wikipédia http://fr.wikipedia.org/wiki/Lego 53 L’artiste polonais Zbigniew Libera a notamment recrée des camps de concentration en Lego. « Lego. Concentration Camp » est concervé au Musée d’arts modernes de Varsovie. ill. p.22 16 et le modifier, le manipuler, jouer avec serait un retour de la Volonté de puissance54, en tant que processus. Marcel Duchamp était lui-même friand de calembours, jeux de langages et de mots55, vers le collège de ‘Pataphysique56 et l’Oulipo57. Agrandir les limites du langage peut être l’ouverture à une information non utilitaire. C’est ce que l’entreprise poétique fait depuis sa création. Cette notion d’appropriation du langage propose un contrepoint à ce qu’Adorno a défini comme l’industrie culturelle58. Certains artistes de rap utilisent un langage modifié, personnalisé. Mots d’argot, mélange de langues, néologismes … Même si à l’image de la pensée occidentale, la poésie a perdu son romantisme, le rappeur Booba illustre parfaitement ces usages poétiques. « O.K.L.M »59 pour « au calme » (ce qui n’est pas sans rappeler LHOOQ60), utilisation de français, d’anglais et d’arabe mélangés, l’utilisation du suffixe « zèr » répandu dans le département du 92, et surtout l’usage intempestif de métaphores d’un humour et d’une violence redoutables61. Mais il y a un doute fondamental dans le personnage de booba. Le personnage est d’une bêtise infinie. L’image et l’homme sont très en lien, il se revendique d’une certaine authenticité. Mais à un moment, les textes sont odieux62, à un point où ça devient presque choquant de penser « sérieusement » de la sorte. Le jeu de mot le plus gras, le plus vulgaire est convoqué pour ce qu’il est : « Je mets la capote sur ma bite et sur ma Lamborghini ». Dans une interview63, quand on lui demande des explications sur cette phrase, il répond « Oui, j’ai une Lamborghini cabriolet » le sourire aux lèvres. En ce sens, il rejoint (peut-être involontairement) la quête de l’idiotie dans sa recherche d’abaissement, ce que Jouannais nomme « le pari de la faiblesse » : « Là où l’œuvre sérieuse, pompière, aspirant à intimider, n’existe que dès qu’on la considère, l’œuvre idiote ne vaut que par ce qu’elle déconsidère. »64 54 Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra (1883), trad. G.A. Goldschmidt , Les éditions du Livre de Poche. 55 Changer De Nom, Simplement, Interview de Marcel Duchamp à la Radio Télévision canadienne, le I7 juillet 1960, retranscrite par toutfait.com, 2002, toutfait.com, http://www.toutfait.com/is sues/volume2/issue_4/interviews/md_guy/md_guy_f.html 56 Collège de ‘Pataphysique, « Qu’est ce que la ‘Pataphysique », collège-de-pataphysique.org, http://www.college-de-pataphysique.org/college/lapataphysique.html 57 Site internet de l’Oulipo : http://oulipo.net/ 58 Conférence de Théodor ADORNO sur l’industrie culturelle, http://www.le-terrier.net/adorno/ador no_1963_industrieculturelle.mp3 59 O.K.L.M, Booba, 2014, youtube, https://www.youtube.com/watch?v=KpXSed8yVSI 60 Marcel Duchamp, L.H.O.O.Q., 1919, Centre Pompidou 61 Thomas Ravier, « Booba ou Le démon des images », Nouvelle Revue française, Gallimard, no 567, octobre 2003 62 Les meilleures punchlines du rappeur français Booba, 2015, Punchline.fr, http://www.punchline. fr/category/booba/ 63« Booba - Les moments les plus Droles ! A mourir de rire ! » youtube, 2013, https://www.youtube. com/watch?v=hTe8MfHns-c 64 Jean-Yves JOUANNAIS, L’ idiotie : Art, vie, politique-méthode (2003), Beaux-Arts Magazine livres, p.24 17 Marcel Duchamp, L.H.O.O.Q., 1919 C’est ce qui a motivé Duchamp, seul, avec Rrose Sélavy65, ou à travers Dada66, qui mêlait jeux de mots et volonté révolutionnaire en une même entité. À travers Dada, Duchamp à aussi créé « L.H.O.O.Q », jeu de mot littéraire et visuel, une ouverture à la pensée appropriationnisme. On retrouve cette pensée dans les années 1970, avec le mouvement du même nom. Très liée à l’avènement conceptuel de la postmodernité (qui annonce la dissolution de la référence à la raison pure comme totalité67, ce qui suit les constats d’Adorno, et rejoint les conclusions de la première partie.), l’appropriation a consisté pour certains de ses représentants majeurs à la reproduction de productions déjà existantes. On peut citer Sherrie Levine68, dont le travail « After Walker Evans » consiste à reproduire exactement les mêmes tirages que ce dernier, après avoir rephotographié ses clichés. Michael Mandiberg69 a quant à lui crée le site « After Sherrie Levine » qui propose les mêmes images téléchargeables. L’appropriation peut donc être répétée à l’infini. Mais alors, dans les travaux de Levine et Mandiberg, si l’objet est identique aux 65 Marcel DUCHAMP, Fresh Widow, New York, 1920 66 Histoire et informations sur le mouvement artistique dadaïste, 2014, http://www.le-dadaisme. com/ 67 Michel Maffesoli , « Sur la Post-modernité », 2010, 1libertaire.free.fr, http://1libertaire.free.fr/Maffe soli03.html 68 Sherry Levine, « After Walker Evans », Metro Pictures Gallery, 1981 69 Michael Mandiberg, « After Sherry Levine », 2001, http://www.aftersherrielevine.com/ 18 images d’Evans, l’intérêt se trouve dans le processus. Et donc si l’appropriation est un processus, il peut se généraliser. On peut donc tout reproduire, s’approprier. L’objet, comme chez Levine, ou le processus lui-même, comme chez Mandiberg. Les objets convoqués ne sont pas convoqués pour ce qu’ils sont, mais pour ce qu’ils symbolisent. Chez Levine, c’est la reprise d’un contenu iconique de la photographie de style documentaire, en noir et blanc, de l’époque de la Farm Security Administration70, d’un de ses plus célèbres représentant. C’est la version arty de Warhol, qui s’attaque aux grandes figures pop. Ce à quoi Mandiberg fait référence, c’est à l’appropriation même. Tautologie dans la tautologie. La contextualisation est alors absolument indissoluble de l’œuvre pour pouvoir comprendre quoi que ce soit (tant est qu’il y ait quelque chose à comprendre). C’est un processus qui se construit par couches successives, et par-delà la morale. Ainsi, le détournement de la figure de Hitler, si fréquent, est en partie due à sa référence en tant que figure choquante. Cette figure peut être évoquée de manière symbolique, dans une sorte d’appropriation du concept du dictateur autoritaire extrême (Dark Vador71 et tant d’autres …) mais il peut être convoqué en tant que tel pour choquer. On en trouve une quantité phénoménale sur Internet, mais aussi dans le milieu de l’art. Maurizio Cattelan l’a statufié, priant72. Les phénomènes d’appropriation aujourd’hui sont si multiples73 que l’on peut avancer la théorie suivante : « toute production culturelle peut se définir à partir d’autres œuvres culturelles ». Tout comme une théorie mathématique, la culture se construit pas à pas, on pourrait même dire de proche en proche. La création sortie du néant n’existe pas. Il y a toujours, consciemment ou pas, une référence minimum, pouvant s’exprimer en assemblages, désassemblages, réassemblages. La parodie est une forme s’étant toujours formulée de cette façon, tout peut alors être une parodie en puissance. De ce genre issu de l’Antiquité nous proposerons alors une actualisation, prenant en compte les crises de sens et les changements de paradigmes en conséquence, que l’on nommera parodie sérieuse. 70« L’épopée de la Farm Security Administration » , photonumerique.codedrops.net, http://photonu merique.codedrops.net/spip.php?article18 71 Georges Lucas, « La Guerre des étoiles », 1977 72 Maurizio Cattelan, « Him », 2001 73 Fredric Jameson , « appropriations généralisées », 2013, rhizomesonore, http://rhizomesonore. free.fr/contents/appropriations-generalisees.html 19 Walker Evans, Alabama Cotton Tenant Farmer Wife, 1936 Michael Mandiberg, « After Sherry Levine », 2001, http://www.aftersherrielevine.com/ Sherry Levine, « After Walker Evans », Metro Pictures Gallery, 1981 Maurizio Cattelan, « Him », 2001 20 21 2) Génèse de la parodie Nous allons donc voir comment un genre de l’Antiquité a traversé les âges pour devenir un processus de création largement représenté. Enfin, nous verrons comment ce dernier a évolué avec les idées de généralisation de la catastrophe, de la limite de la notion de progrès et proposer la parodie sérieuse comme paradigme pour la postmodernitié. « Emprunté au latin parodia ou au grec ancien παρῳδία, parôidía, composé de παρά, pará (« à coté de ») et ᾠδή, ôidế (« chant »). »74 « ôidế signifiant « le chant », et para à la fois « contre » et « à côté », la notion de parodie postule un « contrechant », une œuvre qui se construit dans l’opposition à une autre, ou du moins en regard d’une autre. »* Le chant fait référence ici à la tragédie, « le chant du bouc ». La parodie a donc des origines Antiques. On attribue d’ailleurs à Homère la Batrachomyomachie75, qui présente le travestissement des Dieux. Au théâtre, les pièces célèbres étaient représentées, agrémentées de blagues vulgaires, que j’imagine semblable à une représentation du Rocky Horror Picture Show76. Originellement, c’est un film de science-fiction, un des premiers midnight movies à avoir été produit par une major77. Peu rentable à sa lancée, il fut ensuite projeté à New York lors des séances de minuit. Peu à peu, une base de fan se créée, revenant régulièrement aux projections. Connaissant les répliques par cœur les répliques, ils intervenaient lors des visionnages, tournant les phrases des acteurs de manière comique, ou leur donnant une connotation sexuelle. Puis ils vinrent aux séances costumés et maquillés, et petit à petit se sont constitués des troupes de théâtre, jouant sur une scène où le film est projeté, chantants, dansants, et en interagissant avec le public, qui s’est muni avant la représentation de divers accessoires, riz (pour les lancer lors de la scène de mariage), eau (pour une scène de pluie) ou d’autres pour les connaisseurs. Il y a une troupe française, qui joue à Paris, au Studio Galande78. La parodie s’est développée au théâtre, en musique, en littérature, puis dans tous les médiums : c’est en même temps un genre et un processus ne se basant pas sur une forme précise, mais sur d’autres formes. Certaines œuvres se sont affranchies de la notion de parodie même (tout en en restant) car ces œuvres sont connues en tant que telles, et le sont parfois plus que les originaux dont elles sont tirées. Il existe des parodies historiques comme Le Don Quichotte de Miguel de Cervantes qui en est un exemple marquant : parodie du genre des récits chevaleresques, genre aujourd’hui très minoritaire, confrontant l’univers de la chevalerie avec la modernité naissante. La parodie recours à des figures littéraires (ou autres principes narratifs selon les supports) principalement l’exagération des Zbigniew Libera, Lego concentration camp, 2001, Musée d’arts modernes de Varsovie 22 74 Histoire de la notion de parodie, Encyclopédia Universalis, 2014, http://www.universalis.fr/ency clopedie/parodie-litterature/2-histoire-de-la-notion-de-parodie/ 75« Œuvres d’Homère traduites par M. Ernest FALCONNET », remacle.org, http://remacle.org/ bloodwolf/poetes/falc/homere/batra.htm 76 Rocky Horror Picture Show, Jim Sharman, 1975 77 Stuart Samuels, Midnight movies, New York, Collier Books, 1983, p.11 78 Les Sweet Transvestites, http://www.rhps-paris.fr/# 23 caractéristiques dans un but de moquerie ou de disqualification des idées avancées. Candide79 de Voltaire en contient un exemple très connu : le philosophe Pangos et son optimisme à toute épreuve, qui est une parodie de Leibniz. C’est donc un procédé rhétorique, mais contaminé par l’Idiotie. L’autre est singé pour montrer son absurdité. Il y a une visée particulièrement satirique dans la parodie, visant à discréditer. Aujourd’hui, la parodie est un genre très représenté. Les médias se sont mêmes spécialisés dans la parodie : la presse, puis la télévision et aujourd’hui Internet, où elle n’a jamais été aussi largement représentée. Dans la presse et la télévision, où les moyens nécessaires à la mise en place sont conséquents, la parodie était tout de même présente même si peu présente. À la télévision, on peut citer notamment Groland de Canal plus, qui depuis plus de vingt ans parodie l’actualité, trouvant donc une ressource inépuisable en références. Par extension ce modèle s’est exporté sur Internet, avec le site du Gorafi, et atteint une popularité telle que Christine Boutin a commis l’erreur de le citer comme une source80. Sur internet, le Gorafi est devenu aussi une émission sur Canal +. Mais sur Internet, la parodie est devenu un genre majeur, vu la facilité des utilisateurs à pouvoir proposer du contenu. Il en existe en images, comme le tumblr degau2le81, qui joue sur le principe très simple d’association texte-image entre des photographies du Général De Gaulle et des textes du rappeur Booba. Et si Internet est caractérisé par une multitude, c’est le cas dans ces parodies : il y a des centaines d’images issues du même principe. Et des milliers, voire des millions de tumblr fonctionnent de la même manière : un principe de base démultiplié à l’infini. Certains de ces principes sonttrès populaires, et deviennent ainsi des figures de style en image. Le face-swapping 82 (échange de visage) est un photomontage où les deux sujets de l’image échangent leur tête. Très simple et duplicable à l’infini. Il y a aussi les parodies en vidéo, les parodies sonores… La liste pourrait être très longue et requérir une étude spécifique. Le procédé parodique est en lien avec l’idée de la bêtise développée plus haut. C’est justement le fait de pousser une certaine logique dans ses retranchements, à l’image de Pangloss. Ce procédé n’a en revanche pas de rapport avec le principe de l’idiotie. Nous verrons par la suite ce que devient la parodie quand on remplace la bêtise par le paradigme bêtise/idiotie. La parodie est donc très en lien avec la notion de référence, lié par là même à la théorie de la culture comme principe de collage généralisé. C’est un procédé utilisant l’humour et visant à discréditer. Nous allons voir à présent comment ce procédé peut être un paradigme de la modernité. 79 Voltaire, « Candide ou l’Optimisme » (1759), editions Librio 80 Le Figaro, « Quand Christine Boutin cite sans sourciller le site parodique Le Gorafi » , 2014, lefigaro.fr, http://www.lefigaro.fr/politique/2014/02/04/01002-20140204ARTFIG00255-quand- christine-boutin-cite-sans-sourciller-le-site-parodique-le-gorafi.php 81« Degau2LE » tumblr, http://degau2le.tumblr.com/ 82« Face Swapping », knowyourmeme.com, 2014, http://knowyourmeme.com/memes/face-swap ping 24 Extraits du tumblr degau2le 25 Quelques exemples de face-swap 26 27 3) Parodie sérieuse (volontaire et involontaire) Que se passe-t-il alors quand la parodie passe par la crise de sens ? Les notions de la modernité sont en crise, particulièrement deux d’entre elles : la catastrophe généralisée et la fin du progrès. La notion de catastrophe dans la société commence avec la guerre de 14-18. À l’époque, le choc pour l’humanité a été si grand qu’elle en est revenue appauvrie en communicable. Mais aujourd’hui, la catastrophe est quasiment quotidienne. Grâce aux médias, nous sommes informés de tous les drames auxquels est confrontée l’humanité. Or cette dernière est réputée pour sa capacité d’adaptation. Ne pouvant visiblement, ou ne voulant pas mettre fin aux catastrophes, elle s’y acclimate. La catastrophe devient banalisée. On a su dépasser la tragédie. En face d’une situation critique, nous arrivons à passer outre. Un état d’indifférence à la catastrophe est donc nécessaire, car il n’y a pas d’autre solution. Nous nous apercevons par là même la limite de la notion de progrès. La course à l’avancée technologique, par delà ce que l’homme peut même comprendre par lui-même, n’a pas su lui apporter le bonheur prévu. La parodie n’a alors plus rien à parodier, au sens classique du terme. Notre mode de pensée même est au bout de ses limites. La parodie devient alors une répétition de formes, pour ce qu’elles sont, perdant son coté satyrique. Si elle conserve alors son humour, c’est presque par désespoir. À l’image du « rire idiot » dont parle Jouannais83. L’humour n’est pas forcément volontaire non plus. Mais c’est une réaction à la tragédie, quand elle ne peut plus crier. La parodie devient donc une réappropriation vidée de son sens, comme possibilité d’un réenchantement du monde à travers lui-même. Ce qui pose la Parodie sérieuse comme un paradigme de la post-modernité : bête car descendant de la modernité, et idiote car privée alors d’idéalisme et refusant le nihilisme pour autant. La parodie sérieuse peut alors être vue comme paradigme. Toute forme peut s’exprimer comme une parodie sérieuse d’autre forme. La parodie sérieuse est un processus. On peut l’utiliser dans ses productions, mais elle peut devenir une qualité, comme la bêtise elle est dans les yeux de celui qui la voie. La différence, c’est qu’une parodie sérieuse n’est pas qualifiée d’un jugement négatif ni positif, mais neutre. Dire que quelque chose est une parodie sérieuse n’engage pas son auteur. Il peut l’avoir fait malgré lui. Et comme le montage, le démontage et le remontage peuvent être un paradigme, tout peut être vu comme tel. La parodie sérieuse peut tout de même grossir certains traits, déformer sa référence. C’est même là où se trouve un de ses intérêts. On peut montrer les limites d’un système sans le prendre de haut, simplement en le laissant lui-même se prendre au piège. Comme le fait Dogville de Lars Von Trier. C’est une satire sociale dans un décors de théâtre. Il y a cependant quelques particularités. Premièrement la mise en scène est ultra-minimale : les acteurs sont en costumes, mais il n’y a pas de décors. Ce qui laisse toute l’imagination au spectateur, potentiellement. Ensuite pour l’aspect satire sociale, le personnage principal est une femme très naïve qui pense pouvoir changer la nature des Hommes. Elle va arriver dans un village ou les inégalités sont flagrantes et essayer de les changer. Mais tout ce à quoi elle touche finit par lui retomber dessus de manière beaucoup plus puissante. Elle est un de ses personnages comme Justine dans 83 Jean-Yves JOUANNAIS, L’ idiotie : Art, vie, politique-méthode (2003), Beaux-Arts Magazine livres 28 les livres de Sade84, qui mettent le spectateur à la limite de l’agacement par une pensée extrêmement monolithique et une obstination à chercher les ennuis à toute épreuve, présentant une part de l’humanité, tellement optimiste qu’elle en devient une sorte de parodie. À la fin du film (attention spoiler), le village et tous ses habitants sont réduits en cendres, par sa faute. Dans un autre répertoire, le youtubeur HowToBasics85. Produisant à la base des tutoriaux d’environ cinq secondes, et ayant comme sujet les actions qui soient le plus triviales possibles, tout étant résumé dans le titre de ses vidéos, comme dans « How to close a door »86 (comment fermer une porte), ou « how to drop the soap »87 (comment faire tomber un savon), et où la seule actionrésumée dans le titre. Il s’est peu à peu mis à produire des tutoriels pour cuisine principalement (même si sa production est diversifiée) où tout est fait dans la disproportion : le geste est violent (on le voit souvent jeter ou écraser des œufs), il jette ou casse quasiment tout ce qui passe sous sa main, mais aussi les proportions (par exemple si une recette nécessite un peu de farine, il va verser le sachet entier, d’un seul coup), l’incorporation d’ingrédients supplémentaires à la recette (œufs entiers, objets divers, fausse urine… ) et entrecoupe ses séquences de plans suggestifs. Il ne parle pas, mais grogne parfois. Le tout est filmé à la première personne, d’une manière apparemment très directe. Le coté inquiétant de ses vidéos pourrait lui donner une image de fou, mais en dehors du contenu des vidéos, tout est fait pour donner l’illusion d’un « vrai » tutorial. Très bien décrite, elle est même accompagnée d’une photo provenant d’une banque d’images qui donne un aspect corporate à ses vidéos faites chez lui, sans moyens de production. En plus de cette présentation, il produit aussi des objets dérivés qu’il vend. Casquettes, T-shirts, c’est un business bien rodé. Sur le site de partage de vidéos Youtube, les particuliers peuvent monétiser leur chaîne, grâce à l’inclusion de publicité, et touchent en moyenne 1,2$ pour 1000 visionnages. HowToBasics (on ne connaît pas son identitée) vit largement de ses revenus liés à sa chaîne youtube, car il a une production hebdomadaire, il totalise plus de 400 vidéos, toutes vues plusieurs millions de fois. Il totalise aujourd’hui plus de quatre millions d’abonnés sur sa chaîne, pour plus d’un demi-milliard de vues. C’est pour moi un exemple typique de parodie sérieuse. Un autre exemple de parodie sérieuse peut être trouvée dans Swagg Man88. Ce jeune homme de vingt-quatre ans est devenu célèbre en tant que parodie de rappeur, dont il utilise tous les codes. Tatoué sur tout le corps, il entretient le mythe d’une richesse infinie dont il ne dévoile pas les sources, mais qu’il dilapide à tour de bras. Bijoux, voitures, train de vie … Le grand luxe de la culture bling-bling. Et une bêtise aussi grande que son portefeuille. Il ne produisait pas de musique, mais postait des vidéos et photos de lui, 84 Donatien Alphonse François de Sade, Justine ou les Malheurs de la vertu, (1791), édition du Livre de Poche 85 Chaine youtube de HowToBasics : https://www.youtube.com/user/HowToBasic 86 HowToBasics, « How to close a door », youtube, 2011, https://www.youtube.com/watch?v=n2_ LWlKkRYQ 87 HowToBasics, « How to drop the soap », youtube, 2011, https://www.youtube.com/ watch?v=V7b96xhEVqk 88 Yérim Sar, « Le dilemme Swagg Man », vice.com, 2014, http://noisey.vice.com/fr/read/le-di lemme-swagg-man-billey 29 une sorte de self-made célébrité. Mais depuis 2014, il s’est mis à produire de la musique, et a changé légèrement d’attitude. Il insiste désormais sur l’aspect parodique de sa démarche. Mais en même temps, il décrit son propre train de vie, qu’il pose comme un idéal. Et il a bénéficié de soutien de producteurs de rap confirmés qui lui ont permis, même s’il n’a aucun don pour le rap, de produire de la musique très semblable, différente très légèrement dans le contenu de ce qui est produit dans le rap français (voir le paragraphe 2 de la première partie). Ce qui change, c’est l’autodérision : « tatoué de la tête aux crottes de nez »89. Ce qui fait que la question de la parodie est ouverte : en est-il une, alors que ses productions sont semblables à ce que d’autres produisent sérieusement ? Pourraiton les dissocier ? Les questions de définition montrent leurs limites dans le cas de la parodie sérieuse. Seuls les objets produits, avec leurs mises en contexte, et ce qu’ils créent en intensité d’expérience semblent compter. Mais la parodie sérieuse peut être vue aussi dans des productions dont l’auteur n’en a pas nécessairement l’intention. Une parodie sérieuse peut s’apparenter à une notion mathématique de dérivée : elle ressemble tout en étant différente de sa référence. Arnaud Claass à une considération similaire dans un de ses livres : il énonce regarder les séries télévisées de seconde zone comme un documentaire sur les mauvais acteurs.90 De manière inverse, il est difficile de pense le montage vidéo fait à partir d’images de Jean-Marie Le Pen sur « Sunny » de Boney M n’ait pas été fait avec une petite once d’ironie mais non, cette vidéo à bien été projetée durant un meeting du parti91. La parodie sérieuse est un changement de paradigme dans la vision, un processus. On peut voir dans tout objet manufacturé une parodie d’une production artisanale, dans tout rap une parodie sérieuse de poésie, dans toute mimesis une parodie sérieuse de la réalité. Capture d’écran de la chaine youtube de HowToBasics 89 Yérim Sar, « Le dilemme Swagg Man », vice.com, 2014, http://noisey.vice.com/fr/read/le-di lemme-swagg-man-billey 90 Arnaud Claass, Mémoire vive, 2004, Filigranes Éditions 91 Auteur inconnu, montage de Jean-Marie Le Pen, youtube, 2014, https://www.youtube.com/ watch?v=8dy0517xT1g 30 31 Conclusion : La pensée rationnelle ou raison pure, qui sert de modèle à l’Occident depuis la Renaissance a montré ses limites durant le vingtième siècle. Le rationalisme, poussé dans ses extrêmes, est capable de mettre la technique et l’industrie à des fins de domination et d’asservissement de l’humanité par elle-même. Il faut alors penser un dépassement de ce mode de pensée, questionner nos modes de fonctionnement, et notre manière de fonctionner. En analysant les limites mêmes de la raison logique, on peut voir son dépassement. Je choisis alors de m’intéresser à deux d’entres elles : il s’agit de la bêtise et de l’idiotie. Ces deux modes de pensée particulière fonctionnement sur un principe de vide de sens, soit par la surabondance, ou alors par l’impossibilité du langage. Entre le trop et le trop peu, toute possibilité langagière est contenue. Ainsi, ces deux limites peuvent former un paradigme de la pensée dans le langage. Les allers et retours entre bêtise et idiotie est alors un mouvement d’oscillation. Au sens de Walter Benjamin, il est alors une dialectique. Le couple idiotie/bêtise est donc un paradigme dialectique. Le point commun entre ces deux extrêmes, c’est la notion de sens qui se vide de lui-même, que je mets ensuite en parallèle avec la Kénose dans l’Épitre de Saint Paul apôtre aux Philippiens, et qui ouvre à la pensée négative, selon Adorno. J’utilise ensuite ce principe de pensée négative pour ouvrir le geste de l’appropriation à toute production culturelle, en formulant un paradigme. Dans celui-ci, toute forme produite peut être envisagée comme un collage de différentes productions existantes, gestes, pensée, attitude ... possible. De ce principe, on peut alors penser les productions culturelles comme des combinaisons, des sortes de collages des productions culturelles précédentes. Or quand on croise les deux paradigmes bêtise/ idiotie et celui de l’appropriation généralisée, on obtient des formes récupérées et vides de sens. Ce qui les rapproche du principe de la parodie, sans but satirique ou humoristique. Je nomme alors cette parodie vidée de sens parodie sérieuse, qui est donc un paradigme de la postmodernité (puisque les deux paradigmes dont elle est issue sont aussi des paradigmes de la postmodernoté). Les crises du vingtième siècle ont engendré une remise en question profonde de nos modes de pensée. Cette remise en question est si forte qu’elle est paralysante pour la pensée. Une des solutions à cela est le dépassement de la pensée logique, qui peut passer par l’utilisation des côtés abscons de la logique ou sa négation pure. Dans le contexte de la postmodernité, dont les principes sont l’impossibilité de la pensée dogmatique et l’appropriation, on peut considérer que toute forme est historique et que la création n‘existe pas en tant que telle. On peut utiliser alors les limites de la pensée pour analyser les formes comme étant des parodies, privées d’intention satiriques. C’est aussi un moyen d’utiliser des liens non-logiques entre les choses, la magie. La non-compréhension d’un fonctionnement irrationnel ne l’empêche pas d’être. La parodie sérieuse permet donc d’être un procédé critique et un outil de réenchantement du monde. Ce qui prime alors est le contexte et les relations qu’entretiennent les sujets de la parodie sérieuse. C’est impérativement dans un observateur, passif ou actif, que se situe la parodie sérieuse, c’est un paradigme, un point de vue, une manière d’appréhender le réel comme s’il était 32 une parodie de lui-même. C’est donc un processus de perception dans lequel le sujet est une parodie sans intention critique. Les formes sont donc ouvertes à une histoire, elles se déforment, mutent, mais il n’y a à proprement parler jamais de conception sortie du néant. Toute forme est une parodie sérieuse en puissance, indépendemment des intentions de son auteur. C’est le spectateur qui fait la parodie sérieuse. La parodie sérieuse est donc un prolongement de la pensée de Duchamp, dans le sens où l’artiste est réduit à une fonction de présentateur de formes. Les objets produits par la parodie sérieuse ne peuvent être compris qu’au regard d’une Histoire et d’un contexte. Comme c’est un paradigme de la parodie, la question de la référence est centrale. Elle permet une interprétation des objets existants ainsi qu’un protocole de création. N’ayant pas de sujet ni de médium ou média précis, et pouvant en trouver partout, la parodie sérieuse n’a donc pas de limite. On arrivera à sa fin quand nous verrons un retour du sens dans la pensée, qui sera amenée par la fin de la postmodernité. C’est un positionnement que j’applique dans le quotidien et dans ma pratique. Dans le quotidien, c’est une sorte de placébo qui permet d’appréhender sereinement les situations désagréables, en adoptant le point de vue de la parodie. La notion de qualité disparait, et on peut alors trouver une nouvelle fraîcheur aux supermarchés, qui peuvent devenir des installations d’accumulation d’objets pop au format géant, on peut se retrouver à mettre en parallèle Didier Super et David Guetta, ou se dire que le mariage d’un obscur cousin en Meurthe-Et-Moselle est l’occasion de vivre pleinement une soirée la plus décevante possible. Mais cette attitude peut conduire involontairement à la recherche de l’évènement raté en tant que tel. C’est dans l’instant « sans qualité » que se trouve au final l’intensité réelle d’un évènement. Pour illustrer cela, voilà une petite allégorie photographique : au final, qu’est-ce qu’une bonne photo ? On peut assez souvent faire l’expérimentation de matériel de qualité, avec une finesse de rendu. Dès que l’on déclanche, on obtient une image magnifique, ou du moins visuellement très attractive. Toutes les prises de vues semblent être de «bonnes» images. C’est évidement problématique. Partant de cela, j’émets l’hypothèse qu’une bonne photographie ne dépend pas du matériel utilisé, et qu’au contraire, plus on utilise du matériel plutôt neutre, sans tomber non plus dans le charme de la très basse qualité (polaroïd, image prise au téléphone portable ...), le type d’image que l’on peut faire avec un appareil compact bon marché, pour grand public, et qu’avec cela on arrive à faire une image forte (aussi en limitant les effets), on peut être sûr que l’image en question est « bonne ». Moins on a de notion de qualité, plus on est en face de l’expérience même. C’est ce qui justifie pour moi l’orientation vers le manque de qualité. La parodie sérieuse est cela, au sens où tout étant une parodie (donc un même but, donc sans but), ce qui compte ici est le décalage qui se crée avec la référence. C’est une vision dynamique. C’est juste un changement de point de vue, de référentiel. Comme en physique, le changement de référentiel permet de comprendre certaines trajectoires, complexes en apparence, mais qui peuvent être décodées grâce à une autre grille de lecture. C’est la même chose ici, inversement. Et cela a contanimé ma pratique, qui s’articule autour de mélanges de concepts, de rencontres entres deux choses séparées. Il s’agit de jeux de langages, d’associations, de dérapages. Et donc la parodie 33 sérieuse me sert de paradigme à la création, je m’en sert notement pour mettre en place des protocoles aléatoires de rencontre entre des élèments. Je pense que la notion de qualité doit être remise en question dans les pratiques artistiques, car la voie ouverte par Duchamp est un champ d’expérimentation immence, renouvelé en permanence par les nouvelles technilogies, les nouveaux médias et moyens de production. La production de non-sens est pour moi vitale en art, en tant que processus inachevé. Ou du moins, de garder un maximum de degré de liberté dans l’interprétation, ne pas la figer. Tout dépend alors de ce que les œuvres créent en termes d’ambiance, de contexte et de mises en relations. La parodie sérieuse est alors un filtre qui « laisse passer » ces trois caractéristiques. Et en définitive la parodie sérieuse est un outil pratique, car elle s’utilise de manière pratique. En théorie on ne peut qu’expliquer ce processus, mais son champ d’application et d’expérimentation se situe uniquement dans la pratique, et sa part d’idiotie la rend en partie incommunicable. Son utilisation permet de ne plus s’arréter au jugements sur une production statique (les objets en eux-mêmes, (ce qui rejoint la notion de « pureté » de la modernité, mais de créer une pensée dynamique (le processus) et historique (questionnement outour de la notion de référence, le contexte). Ceci place la parodie sérieuse au coeur de la postmodernité, et, avec la notion de perte de qualité, annonce même son dépassement. Il faudra repenser la question de l’économie de la production, du savoir-faire, et redéfinir notre rapport au temps. 34 35 Ouvrages : Bibliographie ADORNO Theodor W., Dialectique négative (1966), trad. le groupe de traduction du Collège de philoso phie, Payot ADORNO Theodor et HORKHEIMER Max, La dialectique de la Raison. Fragments philosophiques (1944), Paris, Gallimard AGAMBEN Giorgio, Bartleby ou la création (1995), trad. 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Robin LOPVET Et ils vécurent heureux et eurent des subventions La parodie sérieuse : un paradigme de la post-modernité Les crises de sens du siècle dernier ont montré les limites de la raison en tant que totalité. Ce constat est l’ouverture à la pensée de la postmodernité. Dans ce contexte où le sens est vacant, comment peut-on envisager un processus de production ? En quoi le paradigme de la parodie fait changer notre rapport au monde ? La question de la limite de la pensée logique et de ses conséquences est le centre de cette recherche. L’Idiotie de Jean-Yves Jouannais propose une ouverture sur cette pensée du non-sens, que nous dialectiserons avec le principe de la bêtise. Nous actualiserons le principe de la parodie dans le contexte de la pensée non logique, donc sans but, que nous nommerons parodie sérieuse, que nous présenterons comme paradigme de la postmodernité. Mémoire rédigé sous la direction de Fabien Vallos. Corrections : Anna Broujean École Nationale Supérieure de la Photographie, Arles Mémoire en vue de l’obtention du grade de Master 2015