4. Le blanc, la chair

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Philippe Morice
Lignes de fuite
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Une perspective s'établit entre les éléments constitutifs d'une image cinématographique,
tissage de lumière et du mouvement qui l'anime. Gestes, contrastes, parcours lumineux se
raccordent et restituent l'objet sur l'écran, bien au-delà du support translucide qu'ils ont
contribué à impressionner.
le blanc, la chair
Une perspective s'établit entre les éléments constitutifs d'une image cinématographique, tissage de
lumière et du mouvement qui l'anime. Gestes, contrastes, parcours lumineux se raccordent et
restituent l'objet sur l'écran, bien au-delà du support translucide qu'ils ont contribué à impressionner.
La puissance peinte de Francis Bacon, la musicalité argentique de Raymond Depardon, l'arabesque
dansée de Sylvie Guillem révèlent une convergence des pratiques quand la fonction primordiale de
la représentation est de conserver l'être par la figure, ce « vagabondage aux confins de la vie, et
sans [laquelle] elle n'est pas possible » (Benjamin 2000, 1, 384). Pour parfaire la survivance des
images, l'artiste « doit laisser quelque chose à deviner », laisser « une part à l'imagination »
(Gombrich 2001, 228), au désir enfoui qui trouve à s'incarner au-delà de sa trace manifeste.
« Les images nous embrassent : elles s'ouvrent à nous et se referment sur nous dans la mesure où
elles suscitent en nous quelque chose que l'on pourrait nommer une expérience intérieure »
(Didi-Huberman 2007, 25). L'image qui se referme garde l'empreinte en négatif du corps qu'elle
drape comme un suaire, une sainte face, icona vera offerte à Véronique. Selon Rossellini, « Même si
nous adoptons aujourd'hui des vêtements cousus, nous restons drapés dans l'âme » (Rossellini
1991, 54). Il y a sans doute dans cet abord par le noir et le blanc, par l'infinité des nuances de gris,
quelque chose d'un drapé animé sans couture, quelque chose d'une armature de l'âme même de
l'image. Cette structure de noir et de blanc permet l'exploration d'un univers de replis, de galeries et
d'écrans que constitue l'infinité des nuances de cette image. Si l'art éléphant blanc conçu par Manny
Farber rejoint la catégorie des cousus de Rossellini et fait « rentrer de force toute action dans un
modèle globalisant », insère « tout événement, personnage et situation dans un ensemble
d'éléments formant série » et traite « chaque centimètre carré d'écran et de pellicule comme champ
d'expression d'une louable créativité » (2004, 165), alors ce que Farber appelle par ailleurs l'art style
termite permet, rejoignant par son aisance et sa liberté d'action la catégorie des drapés de Rossellini,
de « désenfouir, voire accompagner, le termite qui sommeille en chaque éléphant blanc et le ronge
de l'intérieur ». Et si véritablement « la galerie termite est un rhizome en creux, en négatif là aussi,
qui croît comme un bienheureux chiendent » (Rollet, 468), l'œuvre drapée se révèle symptôme d'un
tel rhizome mis en mouvement. Ses sources, semblables aux formes dont Aby Warburg conçoit une
généalogie, n'ont ni fin ni origine mais apparaissent mêlées, ramifiées, anachroniques même.
Déplacements et condensations s'opèrent alors au cœur même de ces enchevêtrements et
anachronismes.
préalables
Errance termite dans l'univers de l'œuvre - dans l'univers à l'œuvre -, la réflexion s'élabore en replis
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et drapés, avant une digression autorisée entre ce qui s'enchaîne et ce qui se trame dans le tissu
des références. A l'aide d'un lien tiré par-dessus le gouffre du temps, il s'élabore à partir de deux
détails photographiques : l'image d'une peau blanche marquée de sombre tirée de Gilda, film
américain réalisé par Charles Vidor (1946) ; le drapé d'une peau sombre voilée de blanc en marge
de Empty Quarter, film français réalisé par Raymond Depardon (1985). En complément, l'œuvre de
Francis Bacon et la danse de Sylvie Guillem relient ces détails préliminaires au travail plastique de
Kara Walker aujourd'hui, à l'œuvre cinématographique de Lotte Reiniger hier. Si ces détails existent
bien, ils se révèlent vite n'être pas pour autant des photogrammes des films concernés : ce propos
émane donc d'un malentendu - « la rythmique par laquelle la réalité s'immisce dans la conversation »
(Benjamin, 2, 9) - auquel s'agglomèrent une équivoque sur la langue en ce que, malgré le titre Empty
Quarter du film de Raymond Depardon, on outrepasse le paradigme anglophone ; une ambiguïté
quant au domaine étudié en ce que, du fait de la présence de Francis Bacon, de Sylvie Guillem et
d'autres, on déborde du strict territoire cinématographique ; une indéfinition des survivances, échos,
empreintes, ceci du fait de l'infinité des nuances qui ne s'incarne jamais complètement dans la
couleur affichée.
Méprise ou malentendu, même s'il n'est pas dans le film auquel il se rapporte, on ne peut nier
pourtant que le détail concerné a bien été là, son empreinte argentique en fait foi. Simplement ce là
est ailleurs que dans notre espace défini, ailleurs comme un objet fait figure. Il « se donne comme le
détour visuel d'autre chose qui n'est pas là » (Didi-Huberman 2007, 195). Par ces détours où
s'exprime l'âme humaine, Aby Warburg appelle « à chercher [...] cette région où langage et visualité
n'ont pas à être démêlés, où l'ambiguïté de leurs jeux - ambiguïté déjà présente dans le simple mot
figure [...] - n'a pas à être tranchée, résolue ou supprimée, mais doit seulement nous être mise au
jour comme un travail de la figure même » (Didi-Huberman 2007, 198). A la même époque que
Warburg, qui voit également l'enfance du cinématographe, Sigmund Freud pense que le monde du
rêve peut être abordé de la sorte : équivoque, ambiguïté, indéfinition, l'écart se fait « embrayeur du
délire » (Gunthert 1997, 121). Alors on subodore, « cherchez la femme » dit le détective proche du
psychanalyste (Pontalis, 21), l'effluve rejoint le drapé d'air, le drapé d'aria, les mille et trois plis du
catalogue où se niche le flair, le désir inextinguible, comme Gradiva paraissant devant Norbert révèle
son désir enfoui pour Zoé.
replis du drapé
Dans la photographie du bal masqué de Gilda (1946), Rita Hayworth fait face à Glenn Ford, seul à
visage découvert. Ils sont entourés de masques, de visages grimés. Gilda porte un loup noir qui
mange son regard. Sa peau disparaît comme le trou blanc d'un papier qui ne comporterait plus que
le trait qui cerne le visage et le léger sourire narquois qui en anime le marbre, la chair diaphane. Plus
tard, les plis du gant sombre qu'elle ôte à la fin de sa danse lascive, affichée comme répréhensible « Put the blame... » - dévoilent un peu plus sa peau, à nouveau trou blanc, et soulignent la
provocation de son geste : « [r]ien n'attire le regard autant qu'un voile, car le voile ne cesse de
promettre, en l'irréalisant, le dévoilement » (Didi-Huberman 2007, 104). Sur la photographie, le
masque/voile attire le regard vers le corps de Gilda d'autant que la main de Johnny, pressante, lui
enserre le bras, rehaussant le drapé de la manche. Mais cette photographie n'est pas un
photogramme du film de Vidor. A aucun moment Glenn Ford ne se retrouve sans masque face à Rita
Haymorth qui aurait gardé le sien. Johnny et Gilda sont à visage découvert l'un pour l'autre, toujours,
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comme Elvire et Don Giovanni, lui qui décèle son odeur - « Mi par' sentir odor di femina ! ». Il la
connaît pour l'avoir séduite et abandonnée comme les autres. Elle le poursuit pour lui faire payer
l'audace de l'avoir conquise. Néanmoins, la photographie qui singularise Johnny l'installe dans son
rôle de chien fidèle, dans sa dimension naïve - paysanne, dit Uncle Pio - alors que Gilda garde son
mystère dans le monde shakespearien des masques dont elle émane - « All the world is a stage » -,
lumignon de marbre derrière le loup qui la sublime.
Près de quarante ans plus tard, une photographie de Raymond Depardon immortalise le voile blanc
qui enserre le corps bronzé de sa monteuse et actrice Françoise Prenant en marge de son film
Empty Quarter (1985). Dans ce même journal d'un désir de filmeur pour son objet filmé, le rideau
d'une chambre d'hôtel agité par le courant d'air diffuse les bouffées que le corps de la jeune femme
suggère autant que le gant retiré du bras de Gilda quelques quarante années plus tôt. Dans l'art de
la Grèce antique déjà,
[l]'œuvre donne à deviner un au-delà du visible, jusqu'à donner à voir [...] l'invisible [...] Partout se
célèbre la poétique du voile, mais un voile qui mi-montre [...] voile qui doucement se soulève, fait
entrevoir : manière de peindre ce qui ne s'exhibe pas, manière aussi de peindre le vent avec la
draperie (Didi-Huberman 2007, 85)
Alors « quelque chose, qui ne se voit pas, est indiqué dans ce qui se voit comme « sur le point »
d'advenir. [...] Comme si la peinture se donnait pour fonction de représenter visuellement, non des
actes ou des signes visibles, mais des symptômes » (ibid., 89). Comme dans le cas de Gilda
masquée, l'image de Françoise Prenant riant dans le blanc de son voile n'est pas un photogramme
du film de Raymond Depardon. Et la situation de 1985 suggère un négatif de celle de 1946 alors que
le visage est sombre et le voile immaculé. Dans un supplément à l'édition en dvd du film Empty
Quarter, il est dit que le cinéaste y est en creux, dépouille dans un processus de moulage, Depardon
lui-même en négatif de Françoise Prenant. Ailleurs ce peut bien être le Welles de The Lady From
Shanghai (1947), naïf dépouillé dans la noirceur qui l'entoure et contraste avec le blanc de la
chevelure d'Elsa Bannister, elle-même sombre en vérité bien au-delà de l'éclat lumineux que peut en
concevoir Michael O'Hara. En face de Raymond Depardon, dans le même supplément à Empty
Quarter, Alain Bergala revient sur le vent dans le rideau, lui qui, dans Où que tu sois (1987), réussit
le tour de force de filmer, entre chien et loup, le vent qui va se lever dans les feuilles, qui n'a pas
encore dépouillé les arbres, à la lisière de son existence. Et Bergala, inquisiteur du filmeur Depardon
filmé à son tour, situe le cinéaste et photographe dans l'érotisme de Barthes pour qui cette lisière, le
« désir désert » - des airs ? - est une manière de ne pas nier que la chose, comme le vent pas
encore levée, mais pourrait bien être là, dans le mystère des visages de gélatine palpitant
d'opalescence.
A l'opposé de l'érotisme sublimé du film de Vidor et des frémissements de peau du journal filmé de
Depardon, mais animés dans la rigueur de la toile peinte, les modèles cliniques de Bacon peuplent
les murs et le sol de son atelier : photographies accumulées, souvent rapportées en noir et blanc (
Atelier de Francis Bacon, Peter Beard, 1975). Il extrait des visages tuméfiés et débordants de
couleurs à propos desquels Gilles Deleuze parle de « viande ». On peut imaginer les plis du gant de
Gilda dans le drapé gris et noir qui habille un portrait du peintre ailé de carcasses dont les côtes
apparentes en sont comme les haubans, les nervures (Portrait de Francis Bacon, John Deakin,
1952) : toutes voiles dehors, la chair se dévoile, prête à transformation. Entre les deux, un visage
mystérieux (Portrait de Francis Bacon, Peter Beard, 1972) dont le flou révèle l'origine lumineuse qui
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préfigure les traits fouaillés de ses autoportraits. Bacon retourne dans son travail l'idée qu'une
photographie consisterait en une multitude de fragments : sa peinture elle-même est une
condensation qui précèderait la multitude qui la constitue. A propos des cris peints qu'il arrache au
pape Innocent X, emprunté à l'iconographie de Vélasquez, auquel il greffe une bouche hurlante
inspirée du Cuirassé Potemkine d'Eisenstein (Etude d'après le portrait du pape Innocent X de
Velasquez, Francis Bacon 1953), « J'aime la bouche, [dit-il] [...] on y trouve ces couleurs presque
belles, on y trouve ces délicieuses vibrations de couleurs, entre la langue, les dents, toutes ces
choses » (Francis Bacon, David Hinton et Melvyn Bragg, 1985). Il relie cette bouche à ce portrait
originel (Innocent X, Diego Velasquez 1650) qu'il considère comme l'une des plus belles peintures
au monde et, par ce montage des modèles l'un avec l'autre, crée la plainte du pape, expression
d'une douleur dont nous ignorons la cause. Et lorsque le documentariste inquisiteur lui objecte que,
s'il parle de couleurs, toutes ses bouches restent délibérément noires, Bacon avoue, humble et triste,
qu'il n'a pas « été capable de les réussir pleinement ». Mais la survivance de l'« orifice d'élans
profonds » (Harrison 2006, 217) est assurée chez Bacon partout où le noir en remplace les couleurs
« presque belles », à moins qu'il ne les contienne toutes. Alors cette bouche « n'est plus un organe
particulier, mais le trou par lequel le corps tout entier s'échappe, et par lequel descend la chair [...].
Ce que Bacon appelle le Cri dans l'immense pitié qui entraîne la viande » (Deleuze 2002, 32). «
Corps sans organes » (ibid., 48), la figure devient sensation pour Cézanne (Deleuze., 39).
Idéogramme sans détour, le visage blanc de Gilda exprime alors l'infini de sa chair marmoréenne
derrière le loup qui cache autant qu'il enflamme son regard de geisha : « [l]e beau n'est ni voile ni le
voilé, mais l'objet dans son voile » (Benjamin 1, 385).
Chez Bacon, il n'est de ce voile que le souvenir d'une peau arrachée pour ne plus masquer la chair à
vif, le mystère, la douleur de la séparation d'avec son enveloppe non cousue. Les hommes s'y
drapent comme Hercule dans la tunique imprégnée du sang de Nessus : le peintre et d'autres, amis,
amants tragiques parfois. Georges Dyer est au centre (Portrait de George Dyer, John Deakin, 1965)
et par son démiurge devient éternel (Etude de George Dyer, Francis Bacon 1971). Les modèles sont
photographiés en noir et blanc, dessinés presque avant la couleur, la coulure, la couture. La couleur
apparaît ensuite sur le noir et le blanc drapé, elle est l'âme apparente du corps, elle est l'âme et le
corps. Comme la bouche que Bacon dit vouloir peindre, la blessure est porte, lointain théâtral,
moyen forcé d'accéder au corps, au grouillement intérieur. Et cette porte est de ce noir dépourvu de
couleurs ou plutôt les contenant toutes, tellement l'œuvre du peintre « porte les marques de son
action un peu comme une personne dont la chair garde les cicatrices » (Leiris 2004, 13). Quant à
une application au cinématographe, « [s]ouvent je me suis dit que, si je n'étais pas devenu peintre,
j'aurais aimé être réalisateur », confie Bacon (Harrison 2006, 26) : qui ose imaginer aujourd'hui une
œuvre cinématographique réalisée par Francis Bacon ?
La force du geste qui anime le désir et les corps torturés, la lumière d'un visage comme la « viande »
pointée par Deleuze, se retrouvent un corps dansant qui éprouve le désir de se poser pour se voir,
mieux, se regarder avec plaisir. Le corps palpable et palpé de l'étoile Sylvie Guillem dans le ballet
Smoke de Mats Ek, s'insinue dans les replis de son autoportrait filmé (Evidentia, 1995), dans les
instantanés qu'elle s'autorise de son image dénudée. Ce corps l'intéresse. Sylvie Guillem danse
devant son miroir en ninfa descendue de la nuit de l'histoire des formes, « "survivance" de ces
paradoxales choses du temps, à peine existantes, indestructibles pourtant, qui nous viennent de très
loin et sont incapables de mourir tout à fait » écrit Georges Didi-Huberman (2002, 11) à propos du
Nachleben d'Aby Warburg, « cet "après-vivre" des images, cette capacité qu'ont les formes de ne
jamais mourir tout à fait et de resurgir là et quand on les attend le moins » (Didi-Duberman, During,
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19). Pourtant « [n]ue, je deviens paradoxalement moins vraie, [...] plus inaccessible » (Fretard 2004,
26) confie l'étoile. Le pâle de sa peau se confond avec l'autre, la fausse, fourrure de laquelle elle se
drape sur l'un des autoportraits réalisés en 2000 pour le magazine Vogue, « archaïque ou infantile
[...] qui dissimule, déforme et n'a jamais fini d'être à l'œuvre dans le présent » (Pontalis, 14). Ce
drapé tourbillonnant, indiscutablement présent, rejoint dans le passé celui du bas-relief qui suggère à
l'archéologue Norbert Hanold, pour qui « le marbre et le bronze n'étaient pas des matières mortes,
c'était plutôt l'unique réalité vivante » (Jensen 1986, 47), l'amour pour une jeune femme surgie des
ruines de Pompéi et qui n'est autre que son amie d'enfance et voisine Zoé Bertgang, manifestation
du malentendu, d'un lapsus visuel si l'on peut dire. Gradiva - « celle qui marche en avant » (ibid., 35)
- « désigne l'image de l'être aimé pour autant qu'il accepte d'entrer un peu dans le délire du sujet
amoureux afin de l'aider à s'en sortir » (Barthes 1977, 147). Dans la continuité de la démarche,
Annie Leibovitz (auteure, en 1980, d'un portrait de Clint Eastwood ligoté debout au milieu d'une rue
de ville fantôme) obtient de son modèle qu'il partage son regard/désir. Elle en immobilise le drapé
identitaire pour mieux le voir et se l'approprier. La survivance se prolonge - ou remonte - vers l'image
d'Elsa Bannister (The Lady From Shanghai, Orson Welles 1947), Rita Hayworth encore se prêtant à
son démiurge dans la cage des reflets infinis d'un Palais des Glaces, dans les liens qui paralysent la
star/épouse mise à nu, soumise et dévorée par ses soupirants même. Et si « la photographie
constitue un genre de représentation spécifique, qui déborde du cadre de la mimesis par l'attestation
d'une forme singulière de présence » (Gunthert 1997, 125), on ne quitte pas un instant l'univers du
cinématographe, de l'écriture de l'image en mouvement par le simple mouvement que donne le
drapé.
>>>
digression autorisée
A ce stade, entre l'art et l'industrie, entre le termite/drapé et l'éléphant/cousu de Rossellini et de
Farber, sur la frontière/lisière s'exprime le doute de celui qui fait sur ce qui est en train de se faire ; se
livre la couleur de la chair que l'un confère à l'autre ; s'incarne l'empreinte du maître de l'œuvre,
démiurge de sa créature, survivance du loup sauvage dans le chien de la civilisation. Depuis l'infini
cousu de la peau de Gilda jusqu'aux replis drapés du voile de Françoise Prenant, l'âme du sujet
transpire au travers de son objet. Maître de son image, le spectre cinématographique s'ingénie
certainement à disparaître aussitôt que la lumière revient : disparaît-il vraiment ? Les stigmates
sourdent, tellement il y a toujours quelque chose à l'image.
La peinture moderne est envahie, assiégée par les photos et les clichés qui s'installent déjà sur la
toile avant même que le peintre ait commencé son travail. En effet, ce serait une erreur de croire que
le peintre travaille sur une surface blanche et vierge. La surface est déjà tout entière investie
virtuellement par toutes sortes de clichés avec lesquels il faudra rompre (Deleuze 2002, 19)
Ce n'est bien évidemment pas l'apanage du peintre seul mais de ses pairs aussi, photographes,
danseurs, cinéastes : chacun « n'a pas à remplir une surface blanche, il aurait plutôt à vider,
désencombrer, nettoyer [...] des images déjà là » (ibid., 83). Et le blanc d'un visage, comme celui
d'une chevelure peroxydée, rince l'image déjà pleine, surchargée avant même que s'autorisent les
premiers geste, trace ou déclic. Du fait de la multiplication des incarnations, les influences sont
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elles-mêmes multipliées. L'acteur, guidé par le cinéaste qui s'exprime à travers lui, reprend une
lignée, un filament dont la mission est bien de faire toute la lumière sur sa propre généalogie.
L'auteur symptomatise la rencontre de ses influences au sein de l'œuvre qu'il élabore dans le fil
d'une histoire, tissant un monde qu'il imprègne de tout ce qui l'a précédé tout en se réfugiant, à
chaque menace de décryptage, derrière un écran de couleurs assemblées qui, du simple fait de son
incontestable ressemblance extérieure au modèle, fait taire toute velléité de recherche, en repousse
toute autorisation par-delà les frontières de son univers - cinématographique ou autre - vers les
confins de l'autoportrait, vers Bacon écorché, vers l'impertinence de Huston dont le regard le plus
incroyable et narcissique reste le rêve de Freud (1962) relaté à la première personne par la voix du
cinéaste - la chair - en lieu et place de Montgomery Clift, pourtant interprète - la peau - du rôle.
S'il en existe pour d'autres qui fabriquent - photographe, peintre, danseur ou chorégraphe -, il n'y a
pas de verbe correspondant au cinéaste. L'auteur du film se permet à la rigueur d'autoriser à défaut
de cinéaster. Mais l'image est pour chacun l'unité de son mouvement propre, surface de sa chair, de
ce qui s'y imprime, s'y révèle pour s'y fixer ; le processus de création est un mouvement drapé par
lequel le créateur anime le pli de cette chair-là. Le rythme du malentendu peut-être selon Benjamin,
« une espèce de vie organique, le remous matériel des formes » (Didi-Huberman 2002, 80) sans qu'il
soit possible de verbaliser précisément le travail spécifiquement cinématographique. Retenons dans
cette mouvance Harry Callahan, non pas inspecteur eastwoodien mais bien photographe puritain
(Horseneck Beach, 1975) en perpétuation possible des traces de Marcel Duchamp (Le grand verre,
1915 1923), et dont l'écho perpétue les traces sur un sable où le cinéma joue et s'élabore comme
dans le générique de Mildred Pierce (Michael Curtiz, 1945), profilant l'éternité à travers le
palimpseste rincé par le ressac. Où qu'il s'affiche, le drapé organique ressuscite le désir du
désenfouissement pompéien, depuis la nuit de la représentation jusqu'aux silhouettes découpées de
Kara Walker exorcisant l'esclavage (The End of Uncle Tom and the Grand Allegorical Tableau of Eva
in Heaven, 1995), jusqu'aux arabesques dentelées de Lotte Reiniger dans le noir de ses arias en
ombres découpées (Carmen, 1933). On dit du peintre qu'il ne produit que des ombres, en termes de
lumière et pour faire vibrer l'immaculé du support - comme en termes de figures conservées,
souvenues, en une « dialectique des symboles et des symptômes, des savoirs et des non savoirs,
des métaphores et des métamorphoses, des idées et des fantasmes, des claires raisons et des
monstres du songe » (Didi-Huberman 2007, 29). Il en est certainement de quiconque s'adonne à ces
images dont l'intrication et la sédimentation constituent la fécondité même.
conclusion
Dans une telle errance termite, proliférante, et depuis la nuit des temps, des silhouettes « se
contorsionnent, se poursuivent, se dédoublent, s'éparpillent, bondissent, s'envolent même »
(Dagen). La vie humaine semble, à les suivre pour les saisir, faire éternellement retour dans un
drapé originel, dessin/rhizome sur fond, sur papier, sur écran, sur peau mue par le trait, entre l'âme
de l'image et la « viande » qui en constitue le corps, avant toute couture, toute couleur, toute coulure
et dans les prémisses de la représentation, dans la trace première, dans la marque d'auteur. Noir de
bouche et blanc de chair s'incarnent dans un ultime photomontage paru en double page du
magazine Rolling Stone et œuvre du même Peter Beard (auteur des portraits de Francis Bacon et de
George Dyer) qui rassemble un visage en noir et blanc de Karen Blixen, décharnée et souriante, un
portrait du photographe peint par Bacon en juste retour des choses, la carcasse d'un jeune phoque
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écorché vif pour sa fourrure immaculée et dont le peintre aurait pu faire l'un de ses modèles.
S'impose alors un dernier lien entre les visages, entre le noir et blanc de l'âme de l'image et la
couleur qui l'anime, entre ce qui s'entrelace ici et les tours et détours empruntés jusque-là, comme
une boucle qui se referme, comme un Nachleben initié par Aby Warburg, comme un toujours vivant
malgré l'apparence, toujours cette incontournable apparence.
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Roberto ROSSELLINI, Une lettre, dans Trafic n°1, hiver 1991, pp. 53-60
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