La notion de croyance dans le Traité de la nature humaine Philippe
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La notion de croyance dans le Traité de la nature humaine Philippe
La notion de croyance dans le Traité de la nature humaine Philippe SALTEL Dans l’Appendice au Traité de la nature humaine, Hume écrit de l’ “ opération de l’esprit qui élabore la croyance à un fait ” qu’elle est “ l’un des plus grands mystères de la philosophie, bien que personne n’ait été jusqu’à soupçonner qu’il y eût une difficulté quelconque à l’expliquer 1 ” – et il ajoute qu’il y trouve, quant à lui, une grande difficulté. Dans le texte du livre I, en revanche, le lecteur rencontre, sur le même sujet, des formules de satisfaction philosophique plus courantes chez l’auteur, qui estime avoir donné une “ définition conforme au sentiment et à l’expérience de chacun 2 ”, des “ arguments convaincants 3 ” et des “ preuves concluantes 4 ”, bien qu’il juge en ce dernier endroit que sa théorie est nouvelle et inhabituelle, de sorte que, en vertu même de ses thèses sur le rôle de la coutume dans la croyance, elle pourrait être mal reçue, c’est-à-dire être reçue comme proprement incroyable. Interrogeons-nous sur cette théorie de la croyance en suivant son élaboration dans quelques chapitres de la troisième partie du livre I, et cherchons à en déterminer les difficultés, à partir du texte de l’Appendice. “ Difficulté à expliquer ”, dit-il : assez naïvement, nous supposerons que cette difficulté peut provenir d’une complexité ou d’une obscurité de l’objet, la croyance ; qu’elle peut dériver des moyens à disposition pour expliquer, autrement dit du langage, dont Hume se dit souvent insatisfait. Nous y ajouterons une autre éventualité, propre à une notion qui se trouve ici importée en théorie de la connaissance et que l’on sait plus importante dans d’autres sphères (théorie de la religion ou esthétique, par exemple). En bref, qu’y a-t-il de difficile avec la croyance ? L’expliquer ? La définir ? En soutenir la diversité ? 1 A Treatise of Human Nature, tr. fr. Traité de la nature humaine, nouvelles traductions par Ph. Baranger et Ph. Saltel, introduction et notes de Ph. Saltel (livre I et Appendice, sous le titre L’Entendement), J.-P. Cléro (livre II et Dissertation sur les passions, sous le titre Les Passions) et Ph. Saltel (livre III, La Morale), Paris, Flammarion, coll. “ GF ”, 1991-1995. Nous renvoyons à cette édition française par l’abréviation TNH suivie du numéro du livre. Les deux premiers livres du Traité ont été publiés en 1739 ; l’Appendice accompagne le livre III, publié en 1740. Il a pour objet le texte du livre I qu’il remanie et complète, avec indication des passages à corriger. Dans l’édition française de référence, le lecteur trouvera donc ce texte à la suite du livre I, les corrections faites par Hume y étant énumérées sous les repères A1, A2, A3, etc. que nous avons également insérés dans le corps du texte du Traité : la phrase citée est ainsi extraite de TNH I, Appendice, A2, p. 377. 2 TNH I, 3, 6, p. 162. 3 TNH I, 3, 9, p. 174. 4 TNH I, 3, 10, p. 186. 1 La nature de la croyance À plusieurs occasions dans le livre I (principalement dans la troisième partie, puis dans les amendements de l’Appendice), Hume définit la croyance qu’il présente d’ailleurs le plus souvent accompagnée d’une notion pour lui semblable, l’opinion ou encore l’assentiment ; ces définitions bien connues ramènent la croyance à la vivacité de la perception à laquelle on croit. Ainsi écrit-il : Il apparaît ainsi que la croyance ou l’assentiment qui accompagne toujours la mémoire et les sens n’est rien d’autre que la vivacité des perceptions qu’ils présentent et que cela seul les distingue de l’imagination 5 ou encore […] la croyance est identique à la vivacité de l’idée 6. Deux notions cardinales du Traité, la vivacité et la croyance, renvoient donc l’une à l’autre ; mais il est vrai qu’elles sont en relation depuis les commencements : dès le début du tout premier chapitre, la distinction entre l’impression et l’idée, fondée sur la vivacité, est expliquée par référence implicite à la croyance ; si “ le sommeil, un accès de fièvre, la folie ou quelque émotion violente de l’âme font que nos idées se rapprochent de nos impressions 7 ”, ce ne peut être qu’en ceci que, dans de telles circonstances, nous croyons à l’existence de nos perceptions intellectuelles ; dès lors la vivacité, qui fait la particularité de l’impression, se présente d’emblée, dans le système humien, comme dotée d’une puissance de conviction absolue. Tout l’empirisme si original de Hume se concentre dans la thèse d’une différence irréductible entre deux classes d’événements mentaux, les idées et les impressions (de sensation et de réflexion), différence qui se joue sur ceci que les idées peuvent bien “ faire croire ” et les deux classes se rapprocher “ dans peu de cas ”, jamais les idées ne peuvent acquérir le degré de crédibilité des impressions, nées “ de causes inconnues 8 ” … “ à moins que l’esprit ne soit dérangé par la maladie ou la folie ”, nous dit l’Enquête 9. Une ligne de partage 5 TNH I, 3, 5, p. 148. TNH I, 3, 11, p. 200. 7 TNH I, 1, 1, p. 41. 8 TNH I, 1, 2, p. 48. 9 An Enquiry concerning Human Understanding, section II, tr. fr. Enquête sur l’entendement humain, éd. de D. Deleule, Paris, LGF, coll. “ Le livre de poche ”, 1999, p. 61. 6 2 permet donc de séparer les perceptions sensibles (sensations, émotions et passions) des perceptions intellectuelles, et cette frontière dépend, dès les premières lignes du Traité, de la qualité de la croyance qui s’attache (ou ne s’attache pas) à la perception en cause : d’un côté, les impressions, objets d’une croyance absolue ; de l’autre, les idées, susceptibles de plus ou moins de conviction : dans la troisième partie, Hume propose, au chapitre XIII, de placer les idées de la mémoire, puis celles qui sont inférées de la causalité, puis toutes les autres idées influentes, dans la hiérarchie des “ opinions ou jugements qui ne s’élèvent pas jusqu’à la connaissance 10 ” (il faut entendre ici “ connaissance ” au sens strict de “ connaissance démonstrative ”). Mais qu’il s’agisse des idées de la mémoire, des idées causales ou de toutes les autres, le principe reste qu’une idée à laquelle on croit est une idée vive – ce qui pose en soi problème si la vivacité caractérise en propre l’impression, et le manque de vivacité, l’idée – : la difficulté est de maintenir la distinction des impressions et des idées, distinction qui repose sur la vivacité, tout en rendant compte de nos inférences factuelles, ce qui requiert la constitution d’une théorie de la croyance, c’est-à-dire de la vivacité de l’idée ; l’articulation de ces deux plans paraît en effet ne se faire que par la différence de l’absolu et du relatif, différence dont on se demandera si elle peut suffire à porter un édifice si considérable. Examinons l’économie générale de la troisième partie du Livre I : les deux premières sections consistent à isoler progressivement le raisonnement de cause à effet, comme comparaison factuelle (par opposition aux quatre premières relations philosophiques qui dépendent uniquement des idées et constituent la connaissance au sens strict : section I), puis comme celle des trois relations de fait qui dépassent les données des sens (section II). L’examen de cette relation occupe d’abord les sections II à IV, et il est composé de trois étapes distinctes, la première constatant les relations de contiguïté et de succession entre les objets reliés, relations qui évidemment ne suffisent pas à produire l’idée de connexion nécessaire, la deuxième écartant tous les arguments philosophiques possibles en faveur de la nécessité d’une cause, de sorte qu’en fin de chacune de ces premières étapes nous nous retrouvons devant la même question : […] pourquoi concluons-nous que telles causes particulières doivent nécessairement avoir tels effets particuliers 11 ? 10 11 TNH I, 3, 13, pp. 227-228. TNH I, 3, 2, p. 137. 3 […] pourquoi concluons-nous que telles causes particulières doivent nécessairement avoir tels effets particuliers, et pourquoi formons-nous une inférence des unes aux autres 12 ? La troisième étape, décisive, de la démarche consiste à déplacer la recherche vers la doctrine des impressions : sous le titre “ Des parties qui composent nos raisonnements sur la cause et l’effet ”, Hume ne présente jamais qu’une partie de ces raisonnements, à savoir la nécessaire base impressionnelle qu’ils doivent avoir. C’est dans cette section IV que la notion de croyance fait sa première apparition, sur l’exemple historique du meurtre de César 13, exemple qui n’est pas sans difficulté (puisqu’il sert un peu plus tard d’appui pour une objection contre la doctrine 14). Il importe de remarquer que la notion apparaît ici liée à celle de “ preuve ”, lors même que Hume affirme que, s’il n’y avait une impression à l’origine, les chaînons du raisonnement ne seraient in fine fixés à rien ni soutenus par rien, “ et, par conséquent, il n’y aurait ni croyance ni preuve 15 ” (I, iii, 4, 145). Cette réorientation de l’analyse décide de la partie positive et du cœur de la troisième partie (sans doute également du livre I tout entier), à savoir les sections V à VIII, consacrées à l’explication de la croyance causale, avant que Hume n’étende les acquis de l’analyse à d’autres phénomènes de croyance, n’examine l’influence de la croyance en tous domaines et ne traite finalement des différents genres de probabilité, c’est-àdire des degrés de croyance. Ainsi, la troisième partie prend ici son tournant décisif puisque, se présentant comme théorie générale de la connaissance (voir son titre), elle prend en moins de vingt pages l’orientation d’une théorie déployée de la croyance sur les quatre cinquièmes de son volume total. Le résultat de cette réorientation est l’explication de la nécessité causale comme nécessité subjective reçue indirectement de la vivacité de l’impression ; Hume aura donc trouvé dans sa doctrine de l’impression le levier lui permettant de soulever l’énorme difficulté de la relation causale, difficulté qui, sur la base d’un même diagnostic, a donné lieu à des théories aussi compliquées que celle de l’occasionnalisme. La “ solution sceptique ” de Hume est plus simple, en apparence tout au moins, puisqu’elle consiste entièrement dans l’explication de la croyance causale par le transfert de la vivacité de l’impression présente à l’idée qui lui est habituellement reliée. Ainsi écrit-il (en majuscules) dans la section VII : 12 TNH I, 3, 3, p. 143. Voir TNH I, 3, 4, p. 145. 14 Voir TNH I, 3, 7, p. 159. 15 TNH I, 3, 4, p. 145. 13 4 […] une opinion ou croyance peut donc être très précisément définie comme UNE IDÉE VIVE RELIÉE OU ASSOCIÉE À UNE IMPRESSION PRÉSENTE 16. Cette définition “ précise ” répond à une question majeure, à savoir celle de la différence entre une relation de causalité et une association fantaisiste, par exemple les chimères de ceux qui “ bâtissent des châteaux en Espagne ”. Or cette question se présente, classiquement, dans toute théorie de l’imagination, dès lors qu’il s’agit de distinguer les idées de la mémoire de celles de la fantaisie. C’est bien ainsi que, dès la reprise empiriste de la question de la causalité, dans la section V, le point commun des idées de la mémoire et des impressions des sens est la vivacité qui nous fait croire à ce qu’elles présentent, bien plus que nous ne croyons aux fictions de l’imagination : Il apparaît ainsi que la croyance ou l’assentiment qui accompagne toujours la mémoire et les sens n’est rien d’autre que la vivacité des perceptions qu’ils présentent, et que cela seul les distingue de l’imagination. Croire, c’est, en ce cas, éprouver une impression immédiate des sens ou la répétition de cette impression dans la mémoire 17. Notons aussi que, lors même qu’il n’a encore rien expliqué, Hume se laisse aller à conclure dès cette fin de section que […] ce sont purement et simplement la force et la vivacité de la perception qui constituent l’acte initial du jugement et qui posent le fondement du raisonnement que nous construisons lorsque nous retraçons la relation de cause à effet 18. La théorie de la croyance progresse encore, et enfin, quand Hume, après en avoir donné les bases dans la doctrine de l’impression, puis défini “ précisément ” l’usage par la notion d’idée vive reliée à une impression présente, en explique le mécanisme. Cela requiert deux étapes : l’explication de l’union coutumière (section VI) et l’élaboration de la théorie du transfert de vivacité (sections VII et VIII). On trouve dans ces différentes sections de nouvelles définitions de la croyance, qui pourraient laisser penser à des incertitudes ou des hésitations du philosophe. Une lecture suivie donne plutôt la conviction d’un approfondissement de la même intuition : la puissance susceptible de convaincre sans aucun doute possible, c’est la vivacité, qui est absolue dans l’impression présente (croyance et vivacité s’équivalent ; néanmoins la “ croyance ” n’est pas thématisée dans la première partie, pour la raison que l’évidence sensible, ne pouvant être mise en doute, étant toujours pleine et actuelle, ne saurait être traitée comme “ croyance ” et que la question 16 TNH I, 3, 7, p. 161. TNH I, 3, 5, p. 148. 18 Ibid. 17 5 de sa différence avec la fiction ne se pose absolument pas) ; si rien ne permet d’expliquer la nécessité des causes, si donc l’inférence causale n’est pas déterminée par la raison (thème de la section VI), il faut en conclure que l’idée inférée s’impose par une certaine nécessité subjective, qui la rend quasiéquivalente en évidence de l’impression à partir de laquelle on l’infère (la croyance, c’est l’idée vive) : dans ce cas, il faut supposer que l’association coutumière, en d’autres termes la répétition, n’a pas pour seul effet de lier l’une à l’autre telle et telle perceptions (la “ transition facile ”) mais s’accompagne toujours d’un transfert de la vivacité sur cette base, qui fait que l’idée ainsi liée à une impression est différemment sentie : la croyance est alors et finalement une certaine manière de concevoir. Je conclus finalement que la croyance est une conception plus vive et plus intense d’une idée, qui provient de la relation de cette idée avec une impression présente 19. Tout le progrès dans cette définition consiste à dire que l’idée “ vive et forte ”, “ reliée à une impression présente ”, en “ provient 20”. L’enjeu de la section VIII est en effet de démontrer ce que Hume élèverait “ volontiers au titre de maxime générale de la science de la nature humaine ”, à savoir qu’une impression conduit aux idées qui lui sont reliées et leur transmet un surplus de vivacité, les rend présentes ou les rapproche d’elle. Cette transition d’une perception à l’autre, accompagnée du transfert de vivacité, fait l’objet d’une recherche conduite “ comme une question de philosophie naturelle 21 ” qui nous mène à la coutume comme origine de la croyance (y compris pour les cas où la réflexion “ produit la croyance sans la coutume ” qui relèvent de l’accoutumance à ce que les mêmes causes produisent les mêmes effets 22 ”. Au terme de ce parcours, la proposition humienne peut se décomposer en deux éléments principaux : (i) le mécanisme général de la croyance est la clef d’une compréhension de l’inférence causale ; (ii) la croyance, telle qu’elle est à l’œuvre dans cette inférence et telle qu’elle peut se comprendre sur cette base, consiste purement et simplement en une certaine “ manière ” de concevoir ce à quoi l’on croit. Sur ces deux points les textes qui complètent l’analyse de la relation de causalité stricto sensu, aussi bien dans le corps même de la troisième partie que dans l’Appendice au Traité, nous montrent un Hume attaché à défendre sa thèse contre les objections qu’il peut lui-même formuler. 19 TNH I, 3, 8, p. 168. Ibid., p. 169. 21 Ibid., p. 167. 22 Ibid., p. 170. 20 6 Nous commencerons par le deuxième point, la nature exacte de la croyance, avant d’examiner la question des différentes espèces de croyance et de leur influence, qui nous engagera vers la considération des retombées de l’analyse de la causalité en termes de croyance. Pour donner une idée de ces deux ordres de difficulté, nous pouvons faire une remarque préalable sur un exemple pris à deux moments distincts des parties du texte que nous venons d’évoquer : cet exemple est celui des menteurs, qui finissent par croire à leurs mensonges 23. Dans la première de ces occurrences, le cas est présenté comme exemplaire d’une influence générale de l’accoutumance ; ainsi les idées de l’imagination peuvent acquérir par répétition assez de force pour “ passer pour ” des idées de la mémoire ; dans la deuxième, il relève du mécanisme de l’ “ éducation ”, à savoir du fait que “ la répétition fréquente d’une idée l’implante dans l’imagination ”. Or il est dit qu’en ce cas “ nous ne devons pas nous contenter de dire que la vivacité de l’idée produit la croyance ; il nous faut soutenir qu’elles sont identiques l’une à l’autre ” : de sorte que la croyance reçue de l’éducation, qui va jusqu’à triompher des croyances causales et explique plus de la moitié des opinions reçues, à en croire le texte, pose le double problème de la définition en compréhension puis en extension de l’ensemble des croyances humaines. Croyance et vivacité Une bonne partie de l’Appendice est consacrée à des reprises, compléments, corrections ayant pour objet la définition exacte de la croyance ; ces amendements du texte sont présentés comme destinés à lever des ambiguïtés d’origine principalement lexicale et en ce sens ils peuvent être interprétés comme faisant écho à la fin de la section VIII, texte dans lequel Hume explique qu’une idée peut tenir la place d’une impression dans le mécanisme et transférer sa force et sa vivacité, ce qui modifie sensiblement les limites entre lesquelles le mécanisme opère – nous y reviendrons – mais donne aussi l’occasion de dire l’insatisfaction du langage ordinaire dans laquelle la philosophie se trouve finalement toujours placée, en particulier quand il s’agit de désigner la vivacité, ce principe de toute croyance. Quand l’esprit réfléchit à une idée, il la conçoit avec une certaine qualité ; et Hume d’ajouter : “ appelez-la fermeté, solidité, force ou vivacité ” ; quant à la différence entre les idées de la mémoire et les idées de l’imagination, elle consiste finalement en un certain “ je ne sais quoi ” (en français dans le texte, selon la même 23 TNH I, 3, 5, p. 148 et 3, 9, p. 185. 7 expression qui permet à Hume de désigner le charme d’une personne 24), d’où la question de la nature exacte de la croyance, de ce en quoi elle consiste. Il y a là une vraie difficulté, car la vivacité, qui permet de définir la croyance est justement une différence sentie entre deux perceptions, différence pour laquelle Hume ne cesse de dire qu’il n’est pas de nom satisfaisant. En témoignent particulièrement l’introduction de l’Appendice puis le paragraphe référencé A2 dans l’édition française, destiné à être inséré à la fin de la section VII. Ces passages, comme plusieurs moments du texte qu’ils viennent compléter, reposent sur une thèse de principe chez Hume, qu’il n’est aucune différence de contenu entre une idée à laquelle on croit et une autre à laquelle on ne croit pas, de même qu’il n’y a rien de plus ou de moins dans une idée que dans une impression ; mais l’Appendice affronte très directement la question : ce principe étant posé, qu’apporte donc la croyance ? Quelle est-elle précisément ? Hume avoue son impuissance à en donner une explication satisfaisante : J’avoue qu’il est impossible d’expliquer parfaitement ce que l’on éprouve alors, cette manière de la conception. Nous pouvons utiliser des mots qui expriment quelque chose d’approchant. Mais son nom véritable, c’est croyance, terme que chacun comprend suffisamment dans la vie courante 25. En revanche l’Appendice nous renseigne sur ce que n’est pas, selon Hume, la croyance : et tout d’abord, elle n’est pas une idée. Si elle était telle, puisqu’elle n’ajoute rien à la conception, il faudrait qu’elle soit “ l’idée d’existence ”, ce qui heurte le principe que “ tout ce que nous concevons, nous le concevons comme existant 26 ” ; en fait, nous devons distinguer entre “ concevoir comme existant ” et “ croire à l’existence ” : le premier cas (le cas général) est un pléonasme car tout ce qui est concevable est possible et donc conçu “ avec l’idée ” de son existence ; il n’y a donc pas d’idée nouvelle ajoutée puisque, en quelque sorte, elle est déjà incluse dans toute idée d’objets particuliers. Mais, pour autant, la croyance n’est pas non plus une impression de réflexion, qui s’ajouterait à l’idée comme le font la volonté et le désir à telle ou telle idée d’un bien 27 : l’argument principal est ici que dans un raisonnement, il n’y a que des idées ; les deux arguments secondaires reposent alors sur la supériorité d’une explication par “ la conception ferme ”. L’enjeu est, pour Hume, d’exclure la définition de la croyance comme un “ acte de l’esprit ” extérieur 24 TNH III, 3, 4, p. 240. TNH I, App., A2, p. 378. 26 TNH I, 2, 6, p. 123. 27 TNH I, App., pp. 373-374. 25 8 aux perceptions auxquelles on croit, bien qu’il parle à plusieurs reprises d’ “ acte ” ou d’ “ action de l’esprit ” pour le phénomène pourtant mécanique de la croyance. Il dit néanmoins des idées auxquelles on croit que […] leur connexion coutumière avec l’impression présente les change et les modifie d’une certaine manière, mais elle ne produit aucun acte de l’esprit qui soit distinct de cette particularité de conception 28. Ainsi, sur la question cruciale de la différence entre les raisonnements expérimentaux et la croyance à des fictions, le ressort de la passion ou de l’agitation de l’esprit peut bien expliquer que l’on se prenne à certaines fictions, il ne saurait placer la crédulité qu’on leur accorde sur le même plan que les “ convictions sérieuses ”, non qu’elles se distinguent avec beaucoup d’évidence (“ elles sont quelque peu du même genre 29 ”), mais les règles générales nous font observer ce que la vivacité des représentations poétiques a d’ “ accidentel ” : entendons que la force des images dépend de l’éloquence de l’artiste, de la faiblesse de son public, etc. et ne s’attache pas fermement à l’idée comme les “ persuasions externes et établies, fondées sur la mémoire et la coutume 30 ”. Voilà le contexte dans lequel Hume définit positivement la croyance comme une certaine manière de concevoir ce que l’on conçoit ou, expression concurrente, comme le fait d’éprouver différemment les idées auxquelles on croit. Cette deuxième formule traduit imparfaitement le peculiar feeling, pour lequel aucun équivalent n’est satisfaisant ; néanmoins, ce que veut dire Hume est que seul un certain “ je ne sais quoi ” sensible, que tout un chacun peut bien reconnaître, permet de distinguer le croyable de l’incroyable, quelque renfort que ce dernier puisse obtenir par ailleurs. Ce serait au “ toucher ” (to feel) que le premier se reconnaîtrait parmi tous les autres ; le caractère imagé, incertain, du terme anglais choisi, de l’expression “ manière de concevoir ”, de la multiplication des notions de force (strength), solidité (solidity), fermeté (firmness), stabilité (steadiness), manifestent le point de difficulté où se trouve le philosophe avec cette notion, dont il attend effectivement beaucoup et qu’il a tant de mal à préciser. Voici donc, une fois pris en compte les amendements de l’Appendice, les conclusions que nous pouvons tirer : la croyance est un 28 Ibid., p. 374. Ibid., A4, p. 380 30 Ibid. La traduction, suivant l’édition Selby-Bigge (2d edition, by P.H. Nidditch, Oxford, Clarendon Press, 1978) comporte une erreur : il ne s’agit pas de “ persuasions éternelles et établies ” (ou “ établies de toute éternité ” ,eternal establish’d persuasions dans le texte édité par Selby-Bigge et révisé par P.H. Nidditch, op. cit., p. 632) mais de “ persuasions externes établies ” (external establish’d perswasions persuasions dans l’édition, plus récente, de D.F. et M. Norton, London, Oxford University Press, “ Philosophical Texts ”, 2000, I, iii, 10, p.85). 29 9 effet (de la mémoire, de la coutume, d’autres principes encore) qui modifie la manière de concevoir sans toucher en rien à ce qui est conçu ; elle est, au sens large, l’équivalente (ou l’autre nom) de la vivacité mais, au sens plus strict de ce qui nous fait donner à certaines inférences l’assentiment que nous refusons à d’autres, elle n’en est que l’analogon dans le monde des idées dont chacun aura compris qu’il est, pour Hume, plus incertain que celui des impressions. Une croyance et des croyances Avant de traiter de la question des différents degrés de la probabilité (sections XI à XIII), Hume prend en considération les conséquences de l’introduction de la notion de croyance et du mécanisme dont il a proposé la description, audelà de la seule relation de causalité. C’est l’occasion d’un exemple remarquable d’honnêteté intellectuelle, le philosophe écossais n’hésitant pas à traiter les objections, à multiplier les extensions et à comparer les influences, de sorte que la belle construction d’une théorie empirico-sceptique de la causalité s’en trouve ébranlée. Au bout du compte, il est possible de se demander si la conception humienne de la croyance ne représente pas trop peu pour édifier sur elle une explication de l’inférence causale ou peut-être, à l’inverse, trop, tant se présentent de concurrents à la même explication. Les relations naturelles de contiguïté et de ressemblance sont des concurrentes d’autant plus redoutables que, comme Hume d’ailleurs le reconnaît, elles ont servi à l’explication des causes de la croyance en fournissant des exemples de transfert de vivacité d’une impression présente à des idées corrélatives : ainsi, le portrait d’un ami avive l’idée que nous avons de lui et toutes les passions liées à cette idée ; les catholiques prennent pour prétexte de leurs rites la nécessité des images et symboles pour aviver leur foi — pensons à l’importance des représentations et autres scènes d’Évangile dans la pédagogie ignacienne, par exemple — ; les lieux nous font évoquer avec émotion ceux qui y sont passés, comme nous le rappelle Cicéron, dans le même passage cité dans l’Appendice et en note de la section V de l’Enquête 31 : en bref, n’y aurait-il pas une plus grande simplicité à admettre que les trois relations naturelles s’accompagnent du même genre de croyance, sur la base de ces exemples qui ont permis, dans la section VIII, l’explication de la croyance causale ? Cette simplicité systématique domine effectivement dans le texte de l’Enquête ; la section IX du Traité y voit plutôt une objection, puisque la 31 Il s’agit d’un extrait du De Finibus (V, 2) : cf. TNH I, App., A3, pp. 378-379 et l’Enquête sur l’entendement humain, V, deuxième partie, op. cit., pp. 121-122. 10 particularité de l’inférence causale serait ruinée si elle ne valait ni plus ni moins que n’importe quelle association d’idées : où l’on constate qu’en dépit de sa rugosité, le texte du Traité est philosophiquement bien plus scrupuleux et subtil que celui de l’Enquête sur l’entendement humain. La théorie de la croyance causale paraît risquer par deux fois sa dilution dans les élargissements que Hume lui fait subir : en premier lieu, quand il considère les “ effets d’autres relations et d’autres habitudes ”, c’est-à-dire, en fin de compte d’autres croyances qui viennent renforcer, affaiblir voire contrecarrer le mécanisme sur lequel sont fondés nos attentes et, comme il dit, notre “ jugement ” ; en second lieu, quand il entend non plus augmenter la liste des croyances mais en approfondir la compréhension en étudiant l’influence réciproque entre la croyance et la passion, la croyance et l’imagination car dans ce chapitre d’une grande importance, l’explication se base sur des cas marginaux et des exemples hors-normes, celui du passionné (par exemple le poltron ou le mélancolique), du poète et du dément. On peut légitimement se demander si l’interprétation de la croyance et la puissance convaincante de la thèse ne risquent pas là leur affaiblissement et quel bénéfice Hume, que nous savons stratège, peut bien tirer de ces considérations supplémentaires. La thèse générale qui préside à l’examen de la diversité des croyances issues de quelque forme de coutume est que nulle d’entre elles n’égale en force et en influence celle qui s’attache à la relation de cause à effet ; c’est ainsi que les relations de ressemblance et de contiguïté, pour nous en tenir à elles, sont plus fluctuantes et, par suite, sont corrigées par les “ règles générales ”, car – c’est le point important – les objets que présentent la croyance causale “ sont fixes et inaltérables ” et […] les impressions de la mémoire ne changent jamais à un degré remarquable, et chaque impression entraîne avec elle une idée précise, qui en tient lieu dans l’imagination comme quelque chose de solide et de réel 32. Il n’existe donc pas de lien coutumier plus fort que celui qui préside à la croyance causale, qui vient se placer au plus près de la croyance que nous avons dans les impressions des sens et de la mémoire. Toutefois, il arrive à Hume de se laisser emporter, par exemple en affirmant que “ le manque de ressemblance renverse la coutume 33 ” ou qu’un autre type de croyance coutumière, l’éducation, 32 33 TNH I, 3, 9, p. 177. Ibid., p. 181. 11 […] non seulement approche par l’influence celle qui naît de l’union constante et inséparable des causes et des effets, mais, en maintes occasions, elle va jusqu’à en triompher 34. Il est vrai que, dans le premier cas, le manque de ressemblance est celui de la vie future (après la décomposition du corps) avec la vie présente, et la coutume affaiblie n’est jamais que celle qui avait été produite par la répétition d’arguments et de l’éducation ; d’un autre côté, l’éducation, justement, principe de “ plus de la moitié des opinions ” l’emporte souvent sur “ l’expérience ”, mais elle est une croyance artificielle et, au bout du compte, elle est un type d’accoutumance qui explique le préjugé et l’erreur. Les formules de Hume peuvent troubler d’autant plus qu’il présente cette affaire comme un affrontement d’objections qui finissent par renforcer la puissance convaincante de la théorie. Si l’on considère l’apparition de la notion de règles générales, la comparaison avec plusieurs exemples tirés de la sphère religieuse, l’opposition finale entre causes naturelles et artificielles de croyance, on peut à juste titre estimer que Hume teste ici la puissance heuristique de sa thèse et, de ce fait, doit se donner les moyens de distinguer la croyance causale de toutes les autres. Deux points doivent retenir notre attention. En premier lieu, il importe de considérer qu’il n’y a pas de différence d’essence et pas de différence de mécanisme entre toutes les croyances. L’intérêt de la théorie construite pour éclaircir le “ mystère 35 ” de la croyance causale est justement de nous offrir une définition et une explication valant pour tous les phénomènes de croyance : par suite, le semblable avive l’idée du semblable, le lieu ou l’époque, l’idée de ce qui y a pris place, et, une fois admis cet amendement que la coutume peut aussi agir par la répétition d’une seule idée, nous sommes plus fermement persuadés de ce qui a été maintes fois répété (influence de l’éducation). Le domaine de la croyance est très étendu, puisqu’il va de la confiance aux impressions des sens et “ impressions ou idées de la mémoire 36 ” jusqu’aux phénomènes de crédulité (ou de croyance “ sur parole ”), mais il n’en relève pas moins d’une théorie et d’une seule. Hume attend donc incontestablement beaucoup de l’explication qu’il donne de l’inférence causale. Mais, d’autre part, la croyance causale qui prend place dans cette diversité y tient un rôle éminent : de toutes les croyances susceptibles d’un degré, elle se range au plus haut niveau parce qu’elle est liée par la coutume à la croyance qui ne souffre pas de contestation, celle de la 34 Ibid., p. 184. TNH I, App., A2, p. 377. 36 TNH I, 3, 9, p. 174. 35 12 mémoire et des sens. C’est ainsi que le philosophe, pour remettre la ressemblance et la contiguïté à leur place, présente deux “ systèmes ” de l’esprit intimement liés, celui des impressions ou idées de la mémoire, “ et il nous plaît d’appeler réalité chaque élément de ce système associé aux impressions présentes 37” et “ un autre système ”, “ lié par la coutume ou, si vous voulez, par la relation de cause à effet 38 ”, lui aussi honoré du nom de réalité : “ le premier de ces systèmes est l’objet de la mémoire et des sens ; le second, celui du jugement 39 ”. Si l’on se souvient de l’opposition entre les impressions (fortes et vives) et les idées (faibles et ternes), on se rend compte que la théorie de la croyance causale produit cet effet de placer face au système des impressions (et des idées de la mémoire) un autre système qui lui est lié, certes, mais surtout lui oppose un pôle d’équilibre : sans le système que rend possible la coutume et son effet de croyance, il n’y aurait que dégradation constante des impressions. On peut nuancer la fameuse métaphore du théâtre, comparant l’esprit à une scène indescriptible traversée d’un flux de perceptions 40 par cette théorie du double système qui, comme le dit notre texte “ […] peuple le monde et nous permet de connaître des existences qui, par leur éloignement dans le temps et l’espace, se trouvent au-delà de la portée de nos sens et de notre mémoire 41. Il y a bien, au présent, un flux de perceptions diverses qui traversent toujours l’esprit, mais aussi un texte qui s’écrit peu à peu par sédimentation et relations coutumières. Distinguer les idées causales des autres idées de l’imagination représente donc un enjeu considérable pour Hume, non seulement parce qu’en cas d’échec de cette distinction tout le concevable deviendrait croyable (et la théorie de la croyance s’en trouverait dissoute), mais surtout parce qu’il s’agit pour lui d’expliquer un fonctionnement naturel, de rendre compte de la possibilité d’un rapport équilibré, c’est-à-dire viable, entre la nature humaine et la nature extérieure : la détermination d’un “ fortement croyable ” donne à certaines idées, et à certaines seulement, celles-là même du “ système ” de la croyance causale, la possibilité d’avoir un retentissement affectif, d’être plaisantes ou douloureuses. Or la vie ne serait pas possible en deux cas extrêmes, si, d’une part, seules les impressions procuraient plaisir ou douleur, ce qui nous 37 Ibid. Ibid. 39 Ibid., p. 175. 40 TNH I, 4, 6, p. 344. 41 TNH I, 3, 9, p. 175. 38 13 interdirait de nous préparer à ces chocs affectifs, et si, d’autre part, toutes les idées étaient dotées d’une charge affective, puisqu’il n’y aurait jamais, pour l’esprit, de paix et de tranquillité : L’effet de la croyance est donc d’élever une simple idée jusqu’à l’égalité avec nos impressions, et de lui conférer une influence similaire sur les passions 42. Il y a donc équilibrage par la croyance et son système (on se gardera toutefois d’une interprétation finaliste : la nature fait certes bien les choses, mais cette pensée est bien pauvre puisqu’il n’y aurait pas de choses, c’est-à-dire de vie possible, si elles n’étaient faites ainsi), aussi bien qu’une tendance de la nature humaine, tendance au plaisir et fuite de la douleur, qui rendent compte de ce qui a lieu, l’accord de la nature humaine et de la nature par le système de la croyance sérieuse. Une explication complète requiert néanmoins que soit montré pourquoi tout n’est pas également croyable, quelle hiérarchie s’établit entre des relations qui sont pourtant plus ou moins du même genre et relèvent de la même théorie, toute la difficulté venant de ce que, si la causalité ne peut être démontrée ni a priori ni a posteriori, elle doit être expliquée comme croyance, donc intégrée à une série de phénomènes humains dans laquelle elle côtoie des associations accidentelles, des préjugés et des “ châteaux en Espagne ”, pour reprendre une expression humienne. Hume n’élude pas la question ; elle doit avoir sa solution puisque, dans la vie courante, nous ne sommes ni abandonnés aux seules impressions ni aliénés à toutes nos idées sans distinction. L’argument selon lequel les idées causales font système n’est après tout qu’un argument de principe : il est d’autres systèmes que celui-là, tel celui qui renforce la foi par la visite des lieux saints, celui qui accorde crédit à toute parole, celui qui relève du plaisir pris aux représentations terrifiantes, celui qui relève de l’influence de l’éducation. Il n’y a donc pas de différence de nature entre la croyance causale et les autres croyances ; la proposition que seule nous protège une règle générale est la proposition principale : dans la vie courante, les principes des croyances secondaires, qui ne sont pas sans influence puisqu’on peut les voir renforcer ou affaiblir d’autres croyances, sont trop flottants et incertains 43, moyennant quoi toutes ces croyances sont généralement d’un degré inférieur. Mais il faut bien entendre que ce n’est que “ généralement ” ; en d’autres termes, il existe des cas marginaux : pour les chrétiens et mahométans, le souvenir des lieux saints a “ la même influence qu’un nouvel argument, pour les mêmes 42 43 TNH I, 3, 10, p. 187. TNH I, 3, 9, p. 176. 14 causes 44 ” ; il est une faiblesse de la nature humaine qui s’appelle crédulité, sorte de délire de la croyance basée sur la ressemblance 45, il est enfin une croyance artificiellement produite par inculcation, l’éducation. Ces descriptions déterminent, en creux, la croyance causale comme “ croyance naturelle ”, distincte à la fois du “ miraculeux ”, du “ rare et inhabituel ” et de l’ “ artifice ” (le mot “ naturel ” est défini selon ces trois oppositions 46) ; elle paraît alors l’effet le plus général de la coutume, et c’est elle qui, “ normalement ” doit avoir le plus de force. Mais il existe aussi des leviers de renforcement d’autres croyances qui peuvent leur faire atteindre un très haut niveau de puissance de conviction ; la passion, la rhétorique ou la folie parviennent à faire croire n’importe quoi 47, selon le même mécanisme, appliqué à des circonstances particulières. Il est vrai que le dément n’a pas besoin d’une impression présente et d’une transition coutumière ; mais c’est parce que […] par suite d’une fermentation extraordinaire du sang et des esprits, l’imagination acquiert une vivacité telle qu’elle désorganise tous ses pouvoirs et toutes ses facultés 48. La conséquence est que toutes les chimères du cerveau sont aussi vives et intenses que les conclusions portant sur les faits, voire que les impressions elles-mêmes — remarque qui peut être rétrospectivement étendue aux effets de la passion et de la poésie. La croyance causale est donc non seulement du même genre que toutes les autres croyances, mais toutes les autres peuvent prétendre au même degré de vivacité qu’elle et y parvenir, comme il a été dit par Hume pour chacune de ces convictions, qu’elles dépendent de la religion, de l’éducation, de la bêtise, de la passion ou de la folie : ce n’est qu’à la réflexion que l’assentiment qui leur est accordé peut être mesuré. L’Appendice apporte une indication nette sur ce point : après avoir précisé que Nous aurons par la suite l’occasion de remarquer aussi bien les ressemblances que les différences qu’il y a entre un enthousiasme poétique et une conviction sérieuse 49, le philosophe poursuit dans ces termes : 44 Ibid., p. 177. Ibid., p. 179. 46 Voir TNH I, 1, 2, pp. 70-71. 47 Voir TNH I, 3, 10. 48 Ibid., p. 192. 49 TNH I, App., A4, p. 380. 45 15 En attendant, je ne peux m’empêcher de faire observer que si nous les éprouvons tout autrement, c’est, dans une certaine mesure, l’effet de la réflexion et des règles générales 50. Il faut donc dire que la différence de degré de vivacité, c’est-à-dire de puissance de conviction, entre les croyances ne s’établit qu’à l’expérience que nous en faisons. Mais en ce cas, le sentiment distinctif qui s’attache à l’idée vient-il d’un mécanisme de croyance ou d’un assentiment réfléchi ? C’est toute l’ambiguïté du passage suivant : Quand une opinion n’admet aucun doute, aucune probabilité contraire, elle entraîne notre entière conviction, bien que le défaut de ressemblance ou de contiguïté puisse rendre sa force inférieure à celle d’autres opinions 51. Une telle assertion sépare la conviction de la force ou, pour le dire par d’autres termes, la croyance de la vivacité : il se pourrait qu’une idée ou une relation moins vive qu’une autre reçoive un plus grand assentiment ! Une telle proposition, dans l’Appendice, ne vient pas de nulle part : on peut suivre dans le déroulé de la troisième partie les inflexions qui, devant la difficulté de tant de croyances concurrentes au même degré de force, font intervenir les règles générales en complément de la coutume pour asseoir la suprématie des croyances causales. Telle est incontestablement l’orientation de l’analyse des différents degrés de probabilité , dès lors que l’évidence due à la croyance causale y est reçue comme évidence “ par preuves ”, intermédiaire entre la démonstration et la probabilité, et de son aboutissement dans une méthode constituée de règles générales. C’est ainsi qu’au chapitre XIII, Hume voit bien que le seul fondement de la coutume ne peut permettre d’établir une fois pour toutes la suprématie de la croyance causale et de l’évidence par preuves : Dans toutes les sortes de causes, il y a un mélange complexe de circonstances dont certaines sont essentielles et les autres superflues […]. Lorsque ces circonstances superflues sont nombreuses, remarquables et fréquemment associées aux circonstances essentielles, elles ont une telle influence sur l’imagination que même en l’absence de ces dernières, elles nous portent à concevoir l’effet habituel 52. 50 Ibid. Ibid., p. 381. 52 TNH I, 3, 13, pp. 221-222. 51 16 Suit alors le cas, emprunté à Montaigne, de l’homme suspendu dans une cage de fer et de l’opposition entre l’entendement et l’imagination, incompréhensible si “ tous les raisonnements sont l’effet de la coutume ” (“ on peut donc en conclure que notre jugement et notre imagination ne peuvent jamais être contraires 53”)… sauf à supposer l’influence des “ règles générales ” extensives (guidant le vulgaire) et correctives (guidant les sages). Ce sont de telles règles qui constituent la fameuse “ méthodologie ” de la section XV, en tant qu’elles doivent prévaloir sur la coutume même : Nous prendrons plus loin connaissance de certaines règles générales par suite desquelles nous devons régler notre jugement […] la règle générale est attribuée à notre jugement, comme étant plus étendue et plus constante. L’exception est attribuée à l’imagination, comme étant plus capricieuse et plus incertaine 54. En une dizaine de chapitres, la doctrine de la croyance s’est donc infléchie pour pouvoir soutenir l’explication empirico-sceptique de l’inférence causale. Cet infléchissement répond aux difficultés soulevées principalement par la concurrence des croyances entre elles ; il conduit à la révision d’une doctrine sans doute trop économe en concepts pour porter tout l’édifice de la connaissance expérimentale ; mais il rend aussi possible les développements ultérieurs, notamment ceux qui ont trait au jugement esthétique et au jugement moral, lesquels reposent pour Hume sur un assentiment raffiné, mais aussi ceux qui ont rapport aux formes populaire et savante de la croyance religieuse, pour lesquelles une telle ré-élaboration a tant de conséquences. * 53 54 Ibid., p. 223. Ibid. 17