27 SOCIOLOGIE DU CONTENTIEUX FISCAL Marc LEROY
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27 SOCIOLOGIE DU CONTENTIEUX FISCAL Marc LEROY
SOCIOLOGIE DU CONTENTIEUX FISCAL Marc LEROY Professeur de sociologie Directeur des études du CRDT Université de Reims L’approche sociologique du contentieux fiscal proposée ici croise les deux corpus de recherche constitués, à partir de la sociologie générale, par la sociologie fiscale et la sociologie du droit. Elle pose aussi la question épistémologique du positionnement du problème en fonction du contexte social pertinent. La sociologie fiscale étudie les relations entre l’impôt, l’Etat et la société en reliant les questions particulières de la fiscalité aux problématiques générales des sciences sociales. Elle apporte des éclairages utiles à notre sujet d’étude, notamment par ses résultats concernant l’administration fiscale dont la décision dépend de l’organisation bureaucratique, ou encore par sa modélisation de la déviance fiscale. La sociologie du droit étudie « les rapports réciproques entre droit et société » (Treves, 1995, p. 15), la part de société qui est dans le droit et la part de droit dans la société1 : elle 1 « D’une part, la question de la société dans le droit, c’est-à-dire des comportements socialement conformes ou non au regard des normes, ce qu’on appelle réalité juridique effective et qui peut aussi servir d’indicateur d’un droit libre, latent ou en formation, et d’autre part, la question du droit dans la société, c’est-à-dire de la position, de la fonction et des fins du droit dans la société » (Treves, 1995, p. 15). Comme sociologie juridique son objet est parfois élargi à « l’étude des phénomènes sociaux (humains ?) dans lesquels une présence du droit est décelable » (Carbonnier, 2004, p. 14). 27 Sociologie du contentieux fiscal offre ainsi des modèles théoriques et des niveaux d’analyse (Arnaud, 1998, p. 23-51) utiles. Le contentieux est un objet par nature de la sociologie du droit, notamment dans les pays de Common Law où le juge joue un rôle sociétal important2. La question centrale est celle de la régulation juridique et sociale de la déviance fiscale du monde des affaires en relation avec le financement des politiques publiques dans un contexte de globalisation économico-financière. La solution de nature pluraliste au regard de ses sources, dépend des normes sociales et juridiques (Chazel, Commaille, 1991) qui régulent le comportement du citoyencontribuable. Au plan juridique, elle résulte traditionnellement de l’articulation et des tensions propres à chaque pays entre le droit coopératif au sens de Durkheim3, le droit incitatif interventionniste et le droit positif du contrôle fiscal qui recherche l’équilibre entre la lutte contre la fraude et la protection des droits et des libertés. Cette articulation crée des contradictions qui ne sont pas toujours satisfaisantes, notamment dans le clivage des petits contribuables démunis face au pouvoir bureaucratique et les entreprises en position de négocier et de contester. Au niveau social, la légitimité fiscale de l’impôt-contribution comme forme de citoyenneté par le financement des interventions utiles à la société conditionne à la fois la propension et la tolérance à la déviance fiscale. La réflexion est centrée autour des trois axes de la contestation fiscale, de la régulation administrative et du rôle des professionnels du 2 3 La notion de jurisprudence, qui en France désigne les décisions (suffisamment concordantes) des juridictions sur une question de droit, comprend dans les pays de common law, outre le sens français, la doctrine juridique et la théorie du droit. On comprend que la formation du jugement, ou sentencing, soit un objet d’études de la sociologie judiciaire américaine, par exemple : Hausegger, Haynie, 2003 ; Scott, 2006 ; Lindquist et al., 2007, même si elle est étudiée aussi en matière pénale en Europe (par exemple, Maeller, 2005 ; Kuhn, 2005). Selon Durkheim (1986, p. 91) le droit restitutif exprime la coopération des sociétés modernes, c’est-à-dire à solidarité organique (différenciation des individus dans des rôles sociaux complémentaires) : « un système non moins défini qui comprend le droit domestique, le droit contractuel, le droit commercial, le droit des procédures, le droit administratif et le droit constitutionnel. Les relations qui y sont réglées (…) expriment un concours positif, une coopération qui dérive essentiellement de la division du travail ». 28 Sociologie du contentieux fiscal droit, en retenant à chaque fois quelques études de cas exemplaires. Ainsi, cette contribution ne prétend pas être exhaustive4, mais tente de poser des jalons pour penser sociologiquement le litige fiscal. I- LA CONTESTATION FISCALE La contestation fiscale est analysée à travers les relations aux comportements déviants et en fonction des facteurs explicatifs du contentieux fiscal. A- Le lien avec la déviance fiscale Avant d’étudier le cas de l’abus de droit, quelques observations sont présentées du double point de vue de la sociologie fiscale et de la sociologie du droit. La sociologie de l’impôt a vocation à expliquer comment les périodes historiques et les contextes sociaux éveillent ou non la contestation de l’impôt, puis comment l’action contestataire se concrétise, parmi les voies disponibles, vers la forme contentieuse. Historiquement, la fiscalité est un phénomène politique qui suscite la contestation sociale : l’historien Ardant (1965, p.7) considère que l’impôt est « l’institution la plus abhorrée » ou, de manière plus modérée, qu’il est un « éveilleur de révoltes » (Ardant, 1971, p. 408). Sans développer des idées que j’ai exposées dans d’autres travaux, il convient de souligner que les systèmes fiscaux actuels, qui sont consubstantiels de l’Etat interventionniste, tendent à décourager le maintien d’un impôt-contribution défini comme participation consentie du citoyen au financement des politiques publiques d’intérêt général. La fiscalité est à la fois un objet de politique publique (la politique fiscale) et un instrument des autres politiques publiques. On constate que les grandes fonctions de l’impôt sont diluées dans des configurations fragmentaires de la politique fiscale en raison d’une instrumentalisation dans des particularismes économiques, sociaux, culturels, territoriaux et en raison aussi de la complexité du système des incitations fiscales. Au regard du contentieux, il convient de considérer les cinq représentations sociales de l’impôt qui existent dans nos sociétés en relation avec la légitimité des interventions de l’Etat, sachant que le 4 Il serait intéressant d’utiliser les résultats de la criminologie dont les résultats sont magistralement exposés par R. Gassin (2007). 29 Sociologie du contentieux fiscal cas de l’impôt indolore (invisible), par exemple avec certains impôts indirects sur la consommation, n’est pas litigieux par nature. L’impôtéchange des économistes domine lorsque le système fiscal justifie ses interventions uniquement comme le prix à payer pour les bénéfices que chaque contribuable (ou groupe social) reçoit de la collectivité. L’impôt-obligation se définit comme un acte unilatéral de nature régalienne impliquant un prélèvement financier de l’autorité publique, définitif et sans contrepartie. L’impôt-contrainte et l’impôt-tribut désignent les situations où le fardeau fiscal est considéré comme lourd ou même insupportable. Les figures de l’échange utilitariste et de la contribution altruiste ne suscitent pas, par définition, de réactions antifiscales. En revanche, les trois autres figures constituent des sources potentielles de contestation fiscale : la propension à l’évitement de l’impôt s’accentue à mesure que son poids ressenti (rationalité cognitive) est considéré par le contribuable comme une obligation, une contrainte, un tribut. Moins l’Etat et les politiques publiques sont légitimes, plus l’obligation fiscale est mal vécue. Cependant, l’évitement de l’impôt n’est pas toujours possible, et, quand il le devient, ses formes sont diverses. La révolte fiscale est une forme d’action collective historiquement récurrente5 qui est aujourd’hui catégorisée juridiquement par le régime de l’opposition (collective) au contrôle fiscal, dont le contentieux éventuel place l’administration en position de force face au contribuable. Dans les temps ordinaires, l’action collective prend la forme plus pacifique du corporatisme consistant à demander des privilèges fiscaux pour son groupe social. L’action individuelle est aussi une voie suivie par le contribuable s’il en a la possibilité. Ici, la déviance fiscale se structure autour de la rencontre de deux logiques, celle du montage ou non d’évitement de l’impôt par le contribuable et celle de la qualification juridique comme fraude ou non par l’administration, puis, par le juge, s’il est saisi. Les figures sociologiques de la déviance résultant du classement typologique de ces deux logiques, à savoir l’erreur, 5 Cf. : en France, Hoffmann, 1956, Bercé, 1980 et 1991, Caron, 2002 ; aux EtatsUnis, Lowery et Sigelmann (1981), Cox, Lowery (1990) ; au Japon, Jinno, Dewit, 1998, et pour un répertoire des révoltes, Burg, 2004. 30 Sociologie du contentieux fiscal l’évasion, la fraude, et la compliance sont à considérer pour modéliser sociologiquement le contentieux fiscal. En France, l’idée d’une prévention du contentieux fiscal (Conseil d’Etat, 1988) est un objectif de politique publique. Les réformes des procédures en 1986 faisant suite à la commission Aicardi ont amélioré le statut du contribuable dans le contentieux fiscal6 (notamment). Il s’agit bien d’« obtenir un certain freinage du contentieux, grâce à une pacification des relations administrés-fisc » (Hertzog, 1989, p. 241). Le petit contentieux de l’erreur simple est traité par l’administration sous la forme des dégrèvements d’office. L’essentiel pour le contentieux, qui est plutôt celui des riches et des entreprises (cf. infra), est donc de saisir la relation entre le monde des affaires et le monde bureaucratique du contrôle fiscal. Le pouvoir de négociation des groupes sociaux et la capacité stratégique et économique du recours contentieux ne sont pas identiques pour tous les contribuables. La frontière entre l’évasion et la fraude fiscale est (aussi) une question d’étiquetage par l’administration qui peut réguler de façon variable les litiges fiscaux. La sociologie du droit fiscal offre une clé de lecture complémentaire de la déviance. Ainsi la perspective marxiste (Spitzer, 1983) peut aider à construire une analyse critique du droit fiscal des affaires, à condition de sortir de la lecture dogmatique qui voit le droit comme un simple reflet des structures et des rapports économiques suivant la loi historique de l’évolution des modes de production, ou qui ne distingue pas le droit de l’Etat aux mains de la classe dominante. Par exemple, l’idéologie néo-libérale de la suprématie du marché pour les multinationales conduisant à la démission de l’Etat fiscal est à critiquer comme fausse vérité, au sens de la camera obscura de Marx (1982, p. 1056). Une autre piste consisterait à explorer la comparaison des systèmes et des politiques fiscales (BELTRAME, 1997, BELTRAME, MEHL, 1997) dans la relation à la contestation de l’impôt. 6 Notamment la possibilité de soulever des moyens nouveaux devant le juge administratif (loi du 30/12/1986). 31 Sociologie du contentieux fiscal L’étude du cas de l’abus de droit est emblématique. Selon Lévy-Bruhl7 (1981, p. 75-76), l’abus de droit traduit un changement axiologique important : « la théorie de l’abus de droit n’a pu naître qu’à la suite d’une profonde transformation dans la conception des droits individuels ou subjectifs. Pendant longtemps, on a estimé que chaque individu était, en quelque sorte, le centre d’un domaine fermé dans lequel il était souverain maître et pouvait agir à sa guise sous la seule réserve des lois et des règlements » alors qu’aujourd’hui « il ne suffit pas qu’une personne ait le droit pour elle pour obtenir gain de cause : il faut, en outre, qu’elle n’ait pas mésusé de ce droit qu’elle possède, et c’est une question soumise à l’appréciation des tribunaux». Il est donc intéressant d’étudier ce cas sur le terrain de la sociologie du droit fiscal. L’abus de droit, qu’il prenne la forme de la simulation (par exemple par un acte fictif), ou de la fraude (les actes passés sont réels), est, selon Maurice COZIAN (2007, p. 534), « le péché des surdoués de la fiscalité » qui créent des montages dans le seul but d’échapper à l’impôt. Le juge a dans ce cas un rôle important pour décider si les garanties de la procédure de l’article L64 du LPF s’appliquent ou non, notamment en cas d’abus de droit rampant qui vise une requalification d’une opération par l’administration en dehors de la procédure de l’abus de droit. La loi réprime un « excès d’habileté fiscale », ouvrant ainsi la voie à une « psychologie fiscale » (COZIAN, 2007, p. 535). Le point de vue est celui de l’autorité, avec ceux qui violent la loi, intentionnellement (fraude) ou non (erreur), et ceux qui l’utilisent, la contournent d’une manière que l’administration considère comme valide (évasion) ou non (abus de droit). L’abus de droit par simulation ne pose pas de problème car il y a tromperie. Mais l’abus de droit comme fraude pose une question délicate de sécurité juridique des montages et, illustre, conformément à la typologie sociologique de la déviance fiscale déjà évoquée, l’importance de l’opération d’étiquetage de la fraude par l’autorité. Pour la sociologie juridique, le régime de l’abus de droit pose la question du contrôle de l’éthique des affaires face au droit des incitations fiscales de l’Etat interventionniste et au renforcement de 7 Comme on le sait, cet auteur classique de la sociologie du droit était magistrat. 32 Sociologie du contentieux fiscal l’optimisation fiscale internationale. Les nombreuses niches fiscales offertes par la loi fiscale sont à considérer dans le cadre d’une stratégie commerciale et non pas d’une stratégie unique de minimisation de l’impôt qui est facilitée par la globalisation économique. Ici, la connaissance précise du régime juridique de l’abus de droit dans chaque pays est éclairante. Ainsi, une étude comparative, constate que, si l’abus de droit par simulation est généralement prévu dans tous les pays de l’Union européenne, la situation est variée pour l’abus de droit comme fraude ; mais, l’idée générale de sanctionner « l’intention de frauder » par une utilisation contraire à « l’esprit de la loi » trouve un écho répandu qui, à mon sens, est caractéristique d’un dysfonctionnement accentué de la régulation juridique. L’abus de droit apparaît comme un garde-fou posé en amont d’un monde des affaires où le profit financier pour les actionnaires est devenu prioritaire. Il ne constitue pourtant qu’un palliatif aux défauts de cohésion et de sens éthique de la politique fiscale. Sur le plan des sources de la norme fiscale, il illustre l’importance sociologique du pluralisme juridique, en tentant de concilier, par la théorie juridique, l’idéologie du profit du monde des affaires et les fonctions financières et économiques de l’impôt8. En outre, il est conflictuel par son caractère ambigu et ses effets rétroactifs, constituant un facteur proprement juridique de contestation qui interagit avec les facteurs sociaux du recours au juge fiscal. B- Les facteurs du contentieux fiscal Les facteurs du contentieux analysés se réfèrent à l’origine du recours, la répartition du contentieux par impôt, la répartition par département, l’influence du temps, les chances de succès9. Concernant l’origine du recours, une étude ancienne du tribunal administratif de Strasbourg montrait que le contentieux fiscal est surtout le fait de personnes physiques, selon un ratio qui varie 8 9 La lecture sociologique s’appliquerait aussi à d’autres cas relevant de la gestion de l’entreprise (cf. pour la jurisprudence, David, Fouquet, Plagnet, Racine, 2003, n° 33) comme celui de l’acte anormal de gestion, pour lequel il s’agit d’apprécier, à la place de ses dirigeants, l’intérêt de l’entreprise. Etant précisé que les résultats sont tributaires de la rareté des études du contentieux fiscal. 33 Sociologie du contentieux fiscal parfois. L’étude du tribunal administratif de Toulouse confirme ce résultat avec, entre 1978 et 1984, un taux moyen de 74 % de recours pour les personnes physiques. Pour la période actuelle, en considérant le contentieux toutes matières confondues, les requérants restent essentiellement des personnes physiques. En matière fiscale, les statistiques de la DGI montrent que le contentieux juridictionnel de l’impôt sur le revenu est important, ce qui étaye l’idée d’un contentieux majoritaire des personnes physiques. Ainsi, en 2005, les contentieux de la phase juridictionnelle sont au nombre de 10117 pour les impôts directs d’Etat, 7017 pour les impôts directs locaux, 6389 pour la TVA, 3908 pour le recouvrement, 1239 pour les droits d’enregistrement. Mais le résultat le plus remarquable se rapporte à la sociologie des « classes sociales » et peut se résumer dans cet apophtegme : le contentieux fiscal est un contentieux de riches. En effet, selon une étude statistique récente (Barré et al., 2005) des tribunaux administratifs, le taux de recours devant le TA en matière d’impôt sur le revenu est corrélé significativement avec le revenu moyen, qui est donc le facteur explicatif essentiel10. Il faut aussi rappeler qu’en France, la moitié environ des ménages n’est pas imposable à l’impôt sur le revenu. En matière de TVA, si le premier facteur de corrélation est logiquement constitué par le taux de personnes assujetties à la TVA, le revenu moyen se situe statistiquement en deuxième position. Par rapport à la répartition du contentieux par type d’impôt (cf. tableau), il ressort que, dans l’ordre décroissant, l’impôt sur le revenu (40 % du contentieux en 2004), puis les impôts locaux (32 %), puis la TVA (15 %) forment les postes les plus importants, soit 87 % 10 Sachant que 5 départements « atypiques » sont à écarter en raison de leur trop fort taux de recours ou à l’inverse de leur trop faible taux de recours : pour l’impôt sur le revenu, Paris, Alpes-Maritimes, Corse du Sud, Charente et Haute Corse ; pour la TVA, Paris, Alpes-Maritimes, Corse du Sud, Hautes Alpes, et Seine Saint Denis. Pour les facteurs cités, la marge d’erreur est faible. Sur les questions méthodologiques de l’analyse statistique, cf. p. 70-72 de l’étude citée. 34 Sociologie du contentieux fiscal du total du contentieux fiscal, chiffre qui a peu évolué si l’on compare avec l’année 199911. TABLEAU 1 La nature du contentieux par type d’impôt devant les tribunaux administratifs français12 Année IR IL TVA Recours Taxes Paraf. IS et autres Resp DGI Redevances Divers Total 1999 nombre 13322 10287 5629 1383 966 70 3 7 563 32230 2004 nombre 8866 7081 3279 1055 944 273 49 20 703 22270 1999 % 41,5 32 17,5 4 3 0,22 0,01 0,02 1,75 100 2004 % 40 32 15 4,7 4 1 0,2 0,1 3 100 Légende : IR = impôt sur le revenu. IL = impôts locaux. TVA = taxe sur la valeur ajoutée. IS = impôt sur les sociétés. Resp = responsabilité des services fiscaux. La répartition géographique du taux de recours selon les départements apporte des enseignements utiles. En éliminant l’effet de la taille du département par rapport à sa population13, l’analyse des cartes du taux de recours par département (Barré et al., 2005) montre que le taux de requêtes fiscales devant les TA est très variable d’un département à l’autre. Ce résultat est bien illustré (cf. tableau 2) par l’analyse des « extrêmes » constitués par les départements ayant le taux de recours le plus fort et ceux avec le taux le plus faible. Le taux de recours tous impôts confondus est le plus élevé dans les Alpes11 12 13 Cf. l’étude de Tournié (1988), qui montre qu’en moyenne, sur 1978-1984, le litige porte sur l’impôt sur le revenu dans 42 % des cas, les impôts locaux dans 29 % , la TVA dans 17 %, l’IS dans 9 %, et divers dans 3 %. Source : à partir des chiffres de Barré et al., 2005. Le ratio est obtenu en divisant le nombre de recours par la population totale du département, ce qui évite le biais de la taille selon lequel le taux de recours est fort dans les départements les plus peuplés, ce qui est évident. 35 Sociologie du contentieux fiscal Maritimes (06), Paris et les Yvelines (78) et très faible dans la Drôme (26), la Haute Loire (43), l’Aveyron (12), la Corrèze (19). La diversité géographique entre les départements est plus marquée pour le taux de recours le plus faible que pour le taux de recours le plus fort : dans le premier cas, seuls 2 départements sont classés 2 fois, tandis que 16 départements sont classés une seule fois ; dans le second cas 5 départements sont classés au moins 2 fois, alors que 3 départements seulement sont classés une seule fois. Cette diversité géographique avait déjà été constatée en matière de réclamations préalables, en retenant le nombre de réclamations de l’année 1994 par région (Dauphin, Delecroix, 1995, p. 90). Il apparaît aussi que la hiérarchie géographique des taux de recours n’est pas la même selon le type d’impôt. Pour l’impôt sur le revenu, le taux de recours est le plus élevé à Paris, dans les Yvelines, les Alpes-Maritimes, mais pour la TVA si on retrouve en tête les Alpes-Maritimes, on ne trouve pas Paris, ni les Yvelines, mais la Seine Saint-Denis (93) et les Hautes Alpes (05). Pour la taxe d’habitation, on retrouve en tête du classement Paris et les AlpesMaritimes, mais cette fois avec la Haute Corse. Pour la taxe foncière, la Seine Saint-Denis, les Hautes Alpes se retrouvent encore classées, mais avec le Loiret (45) et les Alpes de Haute-Provence (04). TABLEAU 2 Les départements aux taux de recours le plus élevé et le plus faible devant les tribunaux administratifs français14 Impôt Impôt sur le Revenu TVA Taxe D’habitation Taxe Foncière Ensemble (tous les impôts) Le plus fort 06/75/78 05/06/93 06/2B/75 04/05/45/93 06/75/78 Le plus faible 09/26/12/82 07/18/28/71 42/48/52/72 16/44/50/60 12/19/26/43 Taux de Recours 14 Source : à partir des cartes de Barré et al., 2005 36 Sociologie du contentieux fiscal Légende et classement : Le plus fort : Alpes-Maritime (06) 4 fois sur 5, Paris (75) 3 fois sur 5, Hautes Alpes (05) 2 fois sur 5, Yvelines (78) 2 fois sur 5, Seine-SaintDenis (93) 2 fois sur 5, Alpes de Haute-Provence (04) 1 fois sur 5, Hautes Alpes (05) 1 fois sur 5, Corse (2B) 1 fois sur 5. Le plus faible : Aveyron (12) 2 fois sur 5, Drome (26) 2 fois sur 5, Ardèche (07) 1 fois sur 5, Ariège (09) 1 fois sur 5, Charente (16) 1 fois sur 5, Cher (18) 1 fois sur 5, Corrèze (19) 1 fois sur 5, Eure-etLoir (28) 1 fois sur 5, Loire (42) 1 fois sur 5, Haute Loire (43) 1 fois sur 5, Loire Atlantique (44) 1 fois sur 5, Lozère (48) 1 fois sur 5, Manche (50) 1 fois sur 5, Haute Marne (52) 1 fois sur 5, Oise (60) 1 fois sur 5, Saône-et-Loire (71) 1 fois sur 5, Sarthe (72) 1 fois sur 5, Tarn-et-Garonne (82) 1 fois sur 5. Le temps est aussi un facteur à considérer, même si l’analyse statistique (Barré et al., 2005) conclut que la durée du contentieux n’est pas un facteur statistiquement déterminant du nombre de requêtes. Pourtant la durée du contentieux, malgré les améliorations apportées, reste un facteur préoccupant (Conseil d’Etat, 2007) : les décisions du Conseil d’Etat intervenues en 2006 se répartissent en 31 % d’affaires de moins d’un an, 45 % entre 1 et 2 ans, 19 % entre 2 et 3 ans, et 5 % plus de 3 ans. Il est à noter aussi que le stock des affaires du Conseil d’Etat est de 70 % de moins d’un an et 30 % de plus d’un an. Pour les tribunaux administratifs et les cours administratives d’appel, le délai de traitement des requêtes fiscales reste long. Si la durée de la phase administrative est plus satisfaisante (Noël, 1985, p. 53), le constat est quand même celui de la lenteur du contentieux fiscal au sens large15 (La Mardière, 2002, p. 17). Plus généralement, le temps du contentieux est un facteur d’insécurité juridique, le juge fiscal pouvant donner raison à l’administration dans la remise en cause d’un montage fiscal. Or, la tendance de l’administration est d’interpréter restrictivement les niches fiscales 15 Car il faut raisonner en mesurant la durée de la résolution du litige fiscal pour le contribuable (recours hiérarchiques, intervention de la commission départementale des impôts, saisine conciliateur…). 37 Sociologie du contentieux fiscal offertes par l’interventionnisme actif16 du gouvernement. L’autre versant du problème est celui du recouvrement des droits et des pénalités des contrôles fiscaux en litige, le sursis à paiement retardant les rentrées dans les caisses publiques, au détriment, cette fois, du contribuable en général qui devra financer par de nouveaux prélèvements le déficit budgétaire. La sociologie du droit fiscal rencontre ici le problème des modifications jurisprudentielles, sorte de « rétroactivité de la décision judiciaire, et, plus particulièrement de la règle de droit qu’elle énonce » (Ost, 2004, p.103). Enfin, s’agissant des chances de succès des requérants, il faut nuancer les résultats parfois décourageants pour le contribuable par rapport au nombre de litiges qui se terminent par un non lieu ou un désistement. En 1968-69, sur l’ensemble des TA pour 1968-69, 50,4 % se prononçaient pour le maintien intégral de l’imposition (Prieur, 1973). Le chiffre des désistements et des non-lieux était de 35,6 %, la réduction de l’imposition était prononcée dans 8,5 % et la décharge de l’imposition dans 5,2 %. Entre 1978 et 1983, le taux de rejet devant les tribunaux administratifs (Tournié, 1988) était de 76 à 81 % selon les années. Pour la période actuelle (Fombeur, Mattera, 2004), toutes matières confondues, les requérants obtiennent satisfaction (en 2003) devant les TA dans 26,3 % des cas, leur demande étant rejetée dans 56 % des cas, sachant que le taux de désistement est de 11,6 %, celui de non-lieux de 5,6 %, (et 0,5 % d’incompétence du tribunal). Le taux d’appel devant les CAA est d’environ 15 % seulement. En matière fiscale, les contribuables obtiennent satisfaction (Racine, 2002) dans à peine un peu plus de 10 % des cas (toutes juridictions confondues), sachant quand même que le taux de satisfaction devant le Conseil d’Etat est plus encourageant, un peu plus de 30 %. Ces chiffres sont à mettre en perspective avec la logique administrative du traitement du litige fiscal. 1) La régulation administrative L’étude sociologique de la « régulation » administrative, c’està-dire de la mise en compatibilité des enjeux et des priorités des acteurs et la dérivation des principes formels vers des règles 16 Cf. le nombre et le montant des dépenses fiscales dans la partie « voies et moyens » de chaque loi de finances. 38 Sociologie du contentieux fiscal opératoires d’action publique, est essentielle. Elle est conduite à partir du cas du contrôle fiscal français et de celui de la comparaison du contrôle des prix de transfert. a- La logique non contentieuse de l’administration fiscale française Le contentieux fiscal place l’administration en position centrale dans la régulation de la fraude. Dans un régime déclaratif, seul le contrôle fiscal peut déclencher un contentieux. Dans le cas de la France, je renvoie à mes travaux (Leroy, 1993, 1994, 2002) sur la logique bureaucratique du contrôle fiscal, qui se fonde, non pas sur le conflit contentieux, mais sur le compromis entre le rendement statistique des redressements et leur négociation. La sociologie fiscale, nourrit ici de la théorie des organisations, montre que le vérificateur fiscal est, dans le cas du contrôle externe, au centre de la décision. La course au rendement statistique, à « la fiche » signifie que le vérificateur doit rendre à sa hiérarchie un nombre précis d’affaires (12 contrôles annuels) avec un montant annuel moyen de redressements significatif. Cette « loi » du rendement apparaît plus importante que l’enjeu contentieux. La contrainte statistique constitue néanmoins une dérive organisationnelle par rapport à la logique objective de la politique de contrôle fiscal. En effet, juridiquement, la recherche de redressements pour les statistiques ne doit pas l’emporter sur l’application stricte des règles du droit fiscal, et le management doit cibler la lutte contre la fraude importante, significative17. Or, la mesure de l’action de la bureaucratie par les statistiques amalgame des situations très différentes : l’erreur, la violation intentionnelle de la loi, l’abus de droit, le non-respect de conditions de forme et de fond, le transfert de bénéfices… ; elle additionne des fraudes importantes et/ou graves à des manquements peu conséquents ; elle se préoccupe peu du recouvrement réel des impôts redressés et des dégrèvements prononcés au contentieux. L’erreur de l’administration est organisationnellement rendue possible par cette logique de rendement. Par ces 17 Ces deux aspects participent aussi à l’égalité devant l’impôt, principe politique, juridiquement reconnu, qui est aussi une des bases sociologiques de la légitimité du prélèvement. 39 Sociologie du contentieux fiscal statistiques, en apparence satisfaisantes, l’administration justifie son action de lutte contre la fraude pour préserver son autonomie. La deuxième contrainte organisationnelle, celle de la négociation, évite la multiplication des conflits en gérant les réactions des contribuables qui pourraient remettre en cause les pouvoirs de l’administration. La mobilisation sociale contre l’impôt passe aussi par la contestation des pratiques de l’administration, comme le montre l’histoire des révoltes fiscales, et, aujourd’hui, par le discours antifiscal instrumentant l’idéologie économique néo-libérale (Leroy, 2007).Organisationnellement, un vérificateur doit savoir faire accepter ses redressements et ne pas faire l’objet d’un contentieux systématique pour ne pas soulever le doute sur sa compétence et pour ne pas gaspiller son temps. Le contentieux est lourd à instruire et un vérificateur doit aussi conserver du temps pour les opérations de contrôle, de formation, de rédaction des rapports et, aussi pour sa vie personnelle. En droit, la négociation est du ressort de la hiérarchie dans le cadre des recours légaux. En pratique, le rôle du vérificateur est central pour négocier des arrangements, adapter les règles au cas rencontré, car il intervient seul dans l’entreprise, maîtrisant ainsi les informations. L’évaluation se fait surtout par les résultats statistiques. Ainsi, la logique de l’administration est d’éviter le plus possible le contentieux devant le juge, sans mettre en péril son rendement statistique et ses positions juridiques de principe. L’analyse chiffrée du traitement des réclamations confirme ce résultat. On a vu que le contentieux devant le juge administratif représentait moins de 10 % des réclamations contentieuses reçues en phase administrative. En décomptant les décisions prises d’office par l’administration, on constate l’importance quantitative des décisions administratives qui évitent le recours au juge, soit en 2006, 12 490 125 décisions dans la phase préalable du contentieux. Même en déduisant les décisions « mécaniques », c’est-à-dire qui régularisent des erreurs d’assiettes simples18, le nombre de décisions « significatives », qui tranchent un vrai litige, reste élevé, soit en 2005, un peu moins de 600 00019 : 18 19 Comme les dégrèvements en fonction du revenu ou de l’âge en matière de taxe d’habitation. Selon les détails suivants : 1) Nombre de DO « mécaniques » : 2 721 472 + 24 152 + 160 + 342 122 + 8 710 549 + 10185 = 11 808 640 et 82 241 40 Sociologie du contentieux fiscal l’importance de la régulation administrative du contentieux fiscal est bien démontrée. Cette régulation administrative s’appuie sur les particularités des litiges fiscaux où il est difficile de distinguer les faits et le droit, ce qui permet à l’administration de modifier son point de vue (Lambert, 1989, p. 159-160)20, même si le contentieux résiduel devant le juge administratif n’est pas spécialement un contentieux des faits (La Mardière, 2002, p. 208). En outre, les méthodes de travail et les modèles d’élaboration des redressements spécifient sociologiquement (Leroy, 2007) l’application du droit fiscal, et donc structurent l’éventuel contentieux. Le cas du contrôle des prix de transfert par les administrations nationales illustre l’importance et le sens de cette régulation bureaucratique. b- La diversité des contrôles bureaucratiques des prix de transfert Dans un contexte de « mondialisation », les prix de transferts dans les groupes multinationaux sont devenus l’un des enjeux majeurs de l’optimisation fiscale, et aussi du contrôle par les autorités publiques. Une étude sociologique21 (Sakurai, 2002) compare le style de management de la stratégie fiscale par les multinationales avec le style de régulation administrative du contrôle fiscal au Japon, au Royaume-Uni, aux Etats-Unis, et en Australie. Si le style de management des multinationales de leur stratégie fiscale n’est pas toujours le même selon les pays, les différences tendent à s’estomper avec la financiarisation de l’économie globale : ainsi, les multinationales japonaises tendent à adopter, comme les multinationales des autres pays, des stratégies à court terme de profit financier, alors que leur style de management était moins tourné vers la minimisation de 20 21 redevances audiovisuelles 2). Nombre de décisions significatives : 200 870 (impôts directs d’Etat) + 31205 (TVA) + 2627 (dts enr) + 26341 (2TF) + 296 441 (TH) + 41 633 (TP) + 127 (autres taxes locales) = 599 244. « Cette situation permet à l’administration de modifier son appréciation des faits, à l’occasion d’un dossier, mais aussi de disqualifier et de requalifier certaines situations juridiques sans que le juge n’ait eu à se prononcer sur la qualification première » (Lambert, 1989, p. 159-160) Basée méthodologiquement sur 55 entretiens semi-directifs de 1 à 2 heures de juillet 2000 à septembre 2001. 41 Sociologie du contentieux fiscal l’impôt, mais plutôt vers le profit à long terme du groupe en relation avec une stratégie commerciale d’implantation sur les marchés internationaux22. Le plus intéressant pour notre étude du contentieux se situe dans les différences nationales de régulation du contrôle des prix de transfert. Trois styles de régulation administratives se distinguent : aux Etats-Unis, la régulation est conflictuelle, alors qu’en GrandeBretagne elle est coopérative (non conflictuelle), et au Japon « hiérarchique », c’est-à-dire, basée aussi sur la négociation, mais inscrite dans une relation « culturelle » de la supériorité de l’administration sur les entreprises. L’administration fiscale américaine (Sakurai, 2002, p.183) est soumise comme en France à la loi du rendement, mais, contrairement à son homologue française, elle laisse le juge trancher en cas de désaccord sans chercher à négocier. C’est un moyen pour le contribuable de valider des montages, d’innover dans sa stratégie fiscale. L’inconvénient de cette régulation est lié au coût et à la durée du contentieux. L’administration britannique privilégie les arrangements informels discutés individuellement avec les inspecteurs des impôts. Cette régulation non conflictuelle fondée sur la négociation assure une sécurité juridique et la prise en compte de la stratégie des entreprises. Elle présente néanmoins l’inconvénient pour les plus petites compagnies de restreindre leurs possibilités car elles sont moins armées pour négocier avec l’administration. Au Japon, le contentieux devant le juge n’est pas socialement valorisé, il porte atteinte à l’image de l’entreprise considérée comme impliquée dans une fraude et a peu de chances de remettre en cause la décision de l’administration. L’administration est en position « d’Okami », c’est-à-dire d’autorité socialement supérieure (Sakurai, 2002, p.187) par rapport aux entreprises, si bien que les multinationales adoptent une stratégie de négociation, en engageant notamment des anciens agents des impôts et en favorisant les contacts informels. Si le conflit est évité, la régulation hiérarchique soulève plusieurs problèmes. L’administration est plutôt rétive au changement ; sa décision, qui est soumise à tous les niveaux hiérarchiques, est lente. 22 Les multinationales japonaises favorisaient ainsi une faible rentabilité de leurs filiales étrangères, non pas pour échapper à l’impôt, mais en raison de ce style « culturel » de management qui privilégie le bénéfice de l’entreprise mère. 42 Sociologie du contentieux fiscal L’interprétation est restrictive : les lacunes du droit fiscal ne profitent pas au contribuable puisque ce qui n’est pas prévu est interdit. La stabilité juridique est incertaine quant à la validité du montage réalisé. L’Australie propose désormais une assez bonne synthèse des pratiques internationales. En 1998, avec la « Tax Office Compliance Model », elle a modifié son mode de régulation considéré comme trop «agressif», pour encourager désormais la coopération par l’information et la discussion comme première étape de la soumission volontaire à sa vision ; toutefois, en cas d’échec, une stratégie punitive est mise en œuvre progressivement, ce qui peut susciter un contentieux. Le modèle de l’OCDE (Succio, 2006, p. 47) est supposé créer un consensus sur les méthodes d’évaluation, et donc de réguler normativement le contrôle des prix de transfert ; il se heurte dans la réalité à la diversité des interprétations données par les pays membres. Les styles nationaux de régulation, avec leurs avantages et leurs inconvénients, sont donc essentiels, y compris dans les cas où les législations comprennent des normes similaires. Dans ce jeu de stratégie des entreprises et de régulation de l’administration, le rôle des professionnels du droit fiscal n’est pas à négliger. 2) Le rôle des professionnels du droit La sociologie juridique d’auteurs aussi différents que Weber, Parsons, Bourdieu, Arnaud, pour ne citer que quelques noms, insiste sur l’importance des professions juridiques, qui sont devenues autonomes par rapport au politique et au religieux dans les sociétés modernes. On ne retient à titre d’illustration emblématique que deux protagonistes traditionnels, à savoir le juge et l’avocat, sachant qu’il faudrait traiter de tous les acteurs23, comme le comptable, le directeur fiscal, etc. a- La question de la position du juge Le juge n’est pas toujours indépendant et n’est pas forcément l’acteur central du « conflit » fiscal. Le conflit peut se définir comme la « situation sociale dont la modification unilatérale entraîne la mise en cause des intérêts d’une autre partie » (Arnaud, 1993). 23 La sociologie des organisations de Crozier offrirait une autre entrée par le « système d’action concret ». 43 Sociologie du contentieux fiscal Sur l’indépendance du juge, le rapport 2007 de Transparency International (2007) relève que la corruption du système juridictionnel24 prend deux formes principales : l’ingérence politique du pouvoir exécutif et les « pots-de-vin ». Ainsi selon une enquête réalisée entre juillet et septembre 2006 sur 59 661 personnes dans 61 pays25, plus de 40 % des personnes interrogées déclarent avoir payé un « pot-de-vin » dans les 12 derniers mois. Par rapport au secteur de la justice, plus de 30 % des enquêtés déclarent avoir versé un pot-de-vin, ce qui place ce secteur en 3ème position. Globalement les pays les plus touchés sont l’Afrique (la Tunisie n’est pas dans l’enquête), l’Amérique latine et les pays de la CEI. L’Union Européenne et l’Amérique du Nord sont peu touchées (moins de 5 %). En Afrique, le coût moyen du pot-de-vin versé au système de la justice est de plus de 70 euros (1er poste en montant), en Amérique latine de 240 euros environ (2ème poste derrière les services médicaux). Si dans certains pays, comme on l’a vu pour les Etats-Unis, le juge détient une place importante dans le processus de la contestation fiscale, dans d’autres cas, le juge n’est pas en position centrale car, la régulation administrative tend à éviter le contentieux juridictionnel en traitant une bonne part du litige fiscal. En France (statistiques de la DGI), en 2005, le nombre total de réclamations dans la phase administrative est de 4 366 429, totalisant 3 541 689 réclamations contentieuses et 824 740 réclamations gracieuses. La prépondérance de l’administration dans le traitement du litige fiscal est mesurée par le rapport entre le nombre d’affaires reçues à titre juridictionnel, soit 32 14226 et le nombre de réclamations contentieuses en phase administrative, soit 3 541 689, ce qui donne un ratio de 9 % seulement 24 25 26 « La corruption fragilise la justice dans de nombreuses régions du monde, refusant aux victimes et aux accusés le droit fondamental à un procès juste et impartial ». Baromètre mondial de la corruption 2006 de Transparency International accessible sur son site Internet. L’enquête est corrélée à l’indice de perception de la corruption établi par les spécialistes de la corruption. Pour le Maghreb, seul le Maroc figure dans l’enquête (avec un indice de corruption de 60 % des enquêtés déclarant avoir versé un pot-de-vin, tous secteurs confondus). La France a un ratio de 2 %. 23699 devant les tribunaux administratifs, 3072 devant les cours administratives d’appel, 395 devant le Conseil d’Etat. 44 Sociologie du contentieux fiscal pour l’activité du juge. Il convient de souligner ici que la différence entre les pays de common law et les pays héritiers du droit romain ne rend pas compte de toutes les spécificités du contentieux fiscal et des régulations administratives. En outre, il est nécessaire d’apprécier la place du contentieux fiscal dans l’ensemble du contentieux qui occupe le juge. En France, les affaires fiscales représentent (2005), 14 % du contentieux des TA, et 15 % du contentieux des cours administratives d’appel, et 12 % pour le Conseil d’Etat27. Le contentieux fiscal devant le juge judiciaire, compétent pour les droits indirects et les droits d’enregistrement, est peu important : 4797 devant les tribunaux de degré inférieur et 179 devant la Cour de cassation en 2005. Le contentieux en général devant les TA est en croissance sur le long terme (Fombeur, Mattera, 2004 ; Barré et al., 2005), passant de 20 000 affaires en 1969 pour atteindre les 160 000 aujourd’hui. En 1969 le contentieux fiscal devant les TA représente environ 30 % (6000 affaires), en 1982 il est de 25 %, en 1999 de 27 %, en 2003 de 17 %, et en 2005 de 14 %. En 2006, selon le rapport annuel de performance de la direction générale des impôts, 18570 litiges ont été soumis aux tribunaux administratifs, 4608 aux cours administratives d’appels, tandis que les tribunaux de grande instance ont examiné 730 affaires et les cours d’appel 314. Le poids du contentieux fiscal, qui reste important, devant le juge administratif a donc diminué, en moyenne de près de 10 % par an entre 1999 et aujourd’hui : « la crise de la juridiction fiscale » (Hertzog, 1988), s’atténue de ce point de vue, même si, pour le contribuable, les délais de décision restent longs. L’appréciation qualitative du contentieux fiscal peut aussi s’inspirer de l’idée du sociologue Pierre Bourdieu (1986, p. 18) selon laquelle une hiérarchie des spécialités du droit existe dans le champ juridique. Dans le cas français, selon Christophe de la Mardière (2002, p. 16), « le système fiscal du XIX siècle, indiciaire et réel, ne rendait litigieux que les faits (…). Au Conseil d’Etat la matière fiscale appartenait au ‘petit contentieux’, soit certainement pas celui qui 27 En retenant le nombre de décisions rendues en 2006, le ratio est d’un peu moins de 10 % (1264 décisions fiscales sur un total de 12700).Pour un éclairage sur les carrières ouvertes au monde administratif et politique des membres du Conseil d’Etat : cf. B. Latour, 2004, p. 123-238. 45 Sociologie du contentieux fiscal faisait la fierté de ses juges pour l’avoir construit pied à pied, comme le contentieux général. Aujourd’hui encore, certains membres du Palais-Royal se font une idée médiocre du contentieux fiscal » (La Mardière, 2002, p. 16). Cela étant, le juge apparaît aussi aux juristes comme tenant compte de la « spécificité de la créance fiscale » (Grosclaude, Marchessou, 2007, p. 234) ; le juge est « créateur du droit », peut-être pas par des grands arrêts, mais par ses politiques jurisprudentielles, encore que son pouvoir est parfois jugé comme celui d’un « juge brimé » (La Mardière, 2007). Ainsi, pour les pays où le contentieux fiscal fait l’objet d’une régulation administrative forte, le critère de « juridicité » de Jean Carbonnier (2004, p. 320-321) ne se retrouve pas dans le juge : « Procès et jugement sont des phénomène psychosociologiques si irréductibles à tous autres et si spéciaux au droit qu’il paraît rationnel d’en faire l’indicatif de la juridicité ». Le constat reste identique, même si on considère le juge comme « un tiers personnage (arbitre ou fonctionnaire) placé à part des autres pour douter dans la contradiction des litigants et finalement sortir du doute par une décision ». En effet, dans le cas du contentieux fiscal français, l’essentiel des affaires ne fait pas « l’objet d’un débat devant une personne tierce qui tranchera », l’administration étant à la fois juge et partie. Il faut aussi examiner l’importance des poursuites pénales de la fraude car c’est un point nodal pour évaluer la répression de la criminalité d’affaires28. En 2006, en France, 917 plaintes ont été déposées29. Le montant moyen fraudé est de 0,27 millions d’euros. Par rapport au nombre de vérifications engagées, le taux de poursuites pénales est faible, soit un peu plus de 2 % (2005)30. Que ce ratio s’explique en partie par le filtre constitué par la Commission des 28 29 30 Pour les aspects juridiques, cf. Lambert, 2007. 237 pour défaut de déclaration, 477 pour dissimulations de recettes, 88 pour opérations fictives, 115 pour activités occultes : le nombre de plaintes déposées reste stable depuis 10 ans puisqu’il oscille d’un minimum de 845 à un maximum de 970. Il est de 2,39 % en rapportant les 970 plaintes aux 40459 contrôles fiscaux externes, hors contrôle sur pièces (39489 vérifications de comptabilité et 4959 vérifications personnelles appelées examens contradictoires de situation fiscale personnelle). 46 Sociologie du contentieux fiscal infractions fiscales, ne change pas l’analyse : la répression de la criminalité fiscale n’est pas une priorité de la politique publique du contrôle fiscal. Dans ce système de régulation, le juge pénal reste périphérique, il connaît peu d’affaires de délinquance fiscale et sanctionne peu : en 2006, sur 697 condamnations prononcées par le juge pénal, 88 % comportent des peines de prison avec sursis, 10 % des peines de prison ferme, 35 % des amendes. L’analyse du sociologue du droit Pierre Lascoumes (1986, p. 88) reste valable : « les dispositions pénales ne sont plus ici que l’annexe sanctionnaire de règles d’organisation ». A la régulation symbolique de la fraude fiscale s’oppose la répression pénale des délits ordinaires encore renforcée par la vague sécuritaire actuelle31. En dépit des affaires Enron et autres ayant défrayé la chronique, le contexte d’allégements systématiques de l’impôt pour les plus riches accrédite l’idée d’une illégitimité de la charge fiscale pesant sur les milieux d’affaires. Il serait intéressant aussi de connaître les motifs des abandons des poursuites par la commission des infractions fiscales (CIF), sachant que pour la sociologie (Davidovitch, Boudon, 1964, p.116) : « les motifs juridiques apparents sont eux-mêmes des faits sociaux qui se trouvent sous l’emprise de diverses forces sociales déterminantes. Or en les prenant pour la véritable cause de l’abandon des poursuites, on confond la motivation juridique (que ce soit pour une circonstance de fait ou une raison de droit) et l’explication sociologique ». Le juge doit donc être indépendant statutairement, financièrement pour éviter la corruption ; il doit aussi être un acteur central du système fiscal pour moraliser les affaires en luttant réellement contre la criminalité en col blanc. Sa compétence en matière fiscale est aussi une garantie contre la soumission à la position de l’administration qui doit aussi tenir compte du défenseur fiscal. 31 Cf. en matière pénale, entre autres, le projet d’établissement des peines plancher et l’aggravation du régime de la récidive ou de celui des infractions des personnes mineures : le contraste de la régulation de la déviance des affaires avec la justice pénale ordinaire est bien attesté. 47 Sociologie du contentieux fiscal b- Les contradictions de l’avocat Une étude sociologique approfondie de l’avocat fiscal serait nécessaire pour disposer de données plus complètes. Aussi, seuls quelques éléments de la problématique de ces professionnels sont présentés. Le premier point est de connaître les modalités de recours à un avocat. L’étude sur le tribunal administratif de Strasbourg (Prieur, 1973) montrait la rareté du recours officiel à un avocat, à savoir : dans 17 % des cas en 1965 et 9 % en 1966. Selon cette étude, le recours à un avocat est surtout le fait des particuliers riches, et moins des sociétés. L’enquête sur le tribunal administratif de Toulouse (Tournié, 1988) faisait état d’un taux moyen (1978 à 1984) de recours à un avocat de 32 % pour les particuliers, mais (1980-1981) d’un taux de 60 % pour les sociétés. En 2003, toutes matières confondues, 54,4 % des requêtes déposées devant les tribunaux administratifs sont présentées par l’intermédiaire d’un avocat (Fombeur, Mattera, 2004). Il est clair aussi que le recours à l’avocat fiscal est exclu pour les particuliers qui n’ont pas les moyens financiers suffisants, ce qui explique aussi le faible nombre de réclamations. On peut ici citer cette observation de Max Weber (1986, p. 167): « les frais élevés de la justice par avocats entraînent en fait un deni de justice pour ceux qui ne peuvent le payer ». Le deuxième point est de noter que la concurrence est forte, le marché se partageant entre les grands cabinets internationaux et les petits cabinets, sans oublier que les comptables des entreprises suivent en général une bonne partie du contrôle fiscal. Les grands cabinets disposent d’un marché important en matière de conseil, notamment en matière internationale. Le modèle de ces grands cabinets est celui « du barreau d’affaires » de Karpik (1995), alors que les petits cabinets, plus compétitifs pour les honoraires, fonctionnent sur un marché qui n’est pas celui de l’économie classique : c’est plutôt la qualité, fondée sur la réputation, le « bouche-à-oreilles », qui est recherchée. Ce constat illustre un aspect de la sociologie juridique de Bourdieu (1986, p. 14) : « la pratique juridique se définit dans la relation entre un champ juridique, principe de l’offre juridique qui s’engendre dans la concurrence entre les professionnels, et les demandes des profanes ». 48 Sociologie du contentieux fiscal Le troisième point concerne la relation de l’avocat au droit fiscal pour cerner son rôle, ce qui pose le problème de l’interprétation de la loi. Une première position consiste à dénoncer l’épistémologie positiviste. Pour André-Jean Arnaud (1998 , p. 106-107), l’avocat conçoit son rôle « en respectant un droit conformément à la hiérarchie des sources du droit en vigueur dans le système où il opère ; que se risquer à le critiquer dans des conclusions et des plaidoiries ne pourrait que préjudicier aux intérêts de son client et, par voie de conséquence, aux siens propres (…) L’avocat est, dans le cadre d’une épistémologie positiviste (…), requis de mener à bonne fin une cause selon des catégories juridiques prédéterminées (…) Personnage bien intégré au système, il n’est qu’un coadjuteur du juge : moins que le magistrat, il ne saurait, dans cette conception créer du droit ». Cette analyse est à nuancer dans le cas de l’avocat fiscal, qui dans son activité, non pas contentieuse, mais de conseil, recherche les montages les plus avantageux pour son client, en appréciant le risque de remise en cause par exemple, comme on l’a vu, par la procédure de l’abus de droit. L’analyse fonctionnaliste de Parsons, qui s’intéresse à la sociologie des professions, apporte un autre éclairage. Comme l’explique G. Rocher (1989, p. 151), l’avocat pour Parsons ne peut jamais être sûr de l’issue d’un litige, ce qui s’applique bien à la « contingence » du contentieux fiscal (Bergerès, 1999) : cette incertitude peut entraîner des dérives consistant à s’enrichir en poussant au contentieux, ou encore à s’enfermer dans un formalisme rigide, ou à trop s’identifier aux intérêts de son client. Le rôle (vertueux) de l’avocat est de participer au contrôle social, en rappelant les limites de la loi à son client, en corrigeant les déviances et en prévenant le risque de conflits. Le droit n’est pas seulement l’objet du conflit, mais remplit aussi une fonction d’intégration dans le système social. Cette analyse s’applique bien à l’avocat fiscal qui est conduit, dans le cadre du contentieux, à porter un juste diagnostic juridique de l’affaire. Si le redressement apparaît justifié, l’avocat choisira la voie de la négociation gracieuse avec l’administration, pour obtenir notamment une remise des pénalités. Néanmoins, il cherchera à attaquer la procédure 49 Sociologie du contentieux fiscal si celle-ci est fragile, ce qui atténue l’idée parsonienne d’un avocat soucieux de contrôle social32. ********** Ce bref essai a tenté de montrer l’intérêt de se référer, en les discutant, à la sociologie fiscale et à la sociologie juridique pour l’étude du contentieux. Dans un contexte de globalisation économico/financière, la question centrale est celle de la régulation juridique et sociale de la déviance fiscale du monde des affaires en relation avec le financement des politiques publiques. En effet, avec la « mondialisation » économique, le contexte normatif est bouleversé, notamment en raison de l’offensive idéologique néo-libérale qui tend à imposer l’idée fausse d’un diktat des marchés (Leroy, 2006, 2007): la concurrence pour le « moins disant » fiscal en faveur des entreprises multinationales et des actionnaires favorise, mais surtout, légitime insidieusement la validité de l’évasion fiscale internationale. Les tentatives de réponse par le droit et par les régulations administratives de coopération resteront insuffisantes, en l’absence d’une norme sociale internationale du juste impôt. 32 Dans le cadre d’un entretien exploratoire avec un avocat d’un petit cabinet, l’extrait suivant illustre ce processus : « En général, les clients sont paniqués parce qu’ils ont eu un redressement et ils ne comprennent rien à la procédure. Je mets les gens au pied du mur, par exemple si l’administration établit dans sa notification de redressements une balance du train de vie du contribuable montrant qu’il a disposé de plus de revenus que ceux déclarés : ils me disent alors si c’est du « black ». Dans ce cas, je cherche si je peux attaquer la procédure, sinon j’essaie d’arranger l’affaire en demandant une remise gracieuse à l’administration ». 50