27 SOCIOLOGIE DU CONTENTIEUX FISCAL Marc LEROY

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27 SOCIOLOGIE DU CONTENTIEUX FISCAL Marc LEROY
SOCIOLOGIE DU CONTENTIEUX
FISCAL
Marc LEROY
Professeur de sociologie
Directeur des études du CRDT
Université de Reims
L’approche sociologique du contentieux fiscal proposée ici
croise les deux corpus de recherche constitués, à partir de la sociologie
générale, par la sociologie fiscale et la sociologie du droit. Elle pose
aussi la question épistémologique du positionnement du problème en
fonction du contexte social pertinent.
La sociologie fiscale étudie les relations entre l’impôt, l’Etat et
la société en reliant les questions particulières de la fiscalité aux
problématiques générales des sciences sociales. Elle apporte des
éclairages utiles à notre sujet d’étude, notamment par ses résultats
concernant l’administration fiscale dont la décision dépend de
l’organisation bureaucratique, ou encore par sa modélisation de la
déviance fiscale. La sociologie du droit étudie « les rapports
réciproques entre droit et société » (Treves, 1995, p. 15), la part de
société qui est dans le droit et la part de droit dans la société1 : elle
1
« D’une part, la question de la société dans le droit, c’est-à-dire des
comportements socialement conformes ou non au regard des normes, ce qu’on
appelle réalité juridique effective et qui peut aussi servir d’indicateur d’un droit
libre, latent ou en formation, et d’autre part, la question du droit dans la
société, c’est-à-dire de la position, de la fonction et des fins du droit dans la
société » (Treves, 1995, p. 15). Comme sociologie juridique son objet est
parfois élargi à « l’étude des phénomènes sociaux (humains ?) dans lesquels une
présence du droit est décelable » (Carbonnier, 2004, p. 14).
27
Sociologie du contentieux fiscal
offre ainsi des modèles théoriques et des niveaux d’analyse (Arnaud,
1998, p. 23-51) utiles. Le contentieux est un objet par nature de la
sociologie du droit, notamment dans les pays de Common Law où le
juge joue un rôle sociétal important2.
La question centrale est celle de la régulation juridique et
sociale de la déviance fiscale du monde des affaires en relation avec
le financement des politiques publiques dans un contexte de
globalisation économico-financière. La solution de nature pluraliste au
regard de ses sources, dépend des normes sociales et juridiques
(Chazel, Commaille, 1991) qui régulent le comportement du citoyencontribuable. Au plan juridique, elle résulte traditionnellement de
l’articulation et des tensions propres à chaque pays entre le droit
coopératif au sens de Durkheim3, le droit incitatif interventionniste et
le droit positif du contrôle fiscal qui recherche l’équilibre entre la lutte
contre la fraude et la protection des droits et des libertés. Cette
articulation crée des contradictions qui ne sont pas toujours
satisfaisantes, notamment dans le clivage des petits contribuables
démunis face au pouvoir bureaucratique et les entreprises en position
de négocier et de contester. Au niveau social, la légitimité fiscale de
l’impôt-contribution comme forme de citoyenneté par le financement
des interventions utiles à la société conditionne à la fois la propension
et la tolérance à la déviance fiscale.
La réflexion est centrée autour des trois axes de la contestation
fiscale, de la régulation administrative et du rôle des professionnels du
2
3
La notion de jurisprudence, qui en France désigne les décisions (suffisamment
concordantes) des juridictions sur une question de droit, comprend dans les pays
de common law, outre le sens français, la doctrine juridique et la théorie du
droit. On comprend que la formation du jugement, ou sentencing, soit un objet
d’études de la sociologie judiciaire américaine, par exemple : Hausegger,
Haynie, 2003 ; Scott, 2006 ; Lindquist et al., 2007, même si elle est étudiée
aussi en matière pénale en Europe (par exemple, Maeller, 2005 ; Kuhn, 2005).
Selon Durkheim (1986, p. 91) le droit restitutif exprime la coopération des
sociétés modernes, c’est-à-dire à solidarité organique (différenciation des
individus dans des rôles sociaux complémentaires) : « un système non moins
défini qui comprend le droit domestique, le droit contractuel, le droit
commercial, le droit des procédures, le droit administratif et le droit constitutionnel. Les relations qui y sont réglées (…) expriment un concours positif, une
coopération qui dérive essentiellement de la division du travail ».
28
Sociologie du contentieux fiscal
droit, en retenant à chaque fois quelques études de cas exemplaires.
Ainsi, cette contribution ne prétend pas être exhaustive4, mais tente de
poser des jalons pour penser sociologiquement le litige fiscal.
I- LA CONTESTATION FISCALE
La contestation fiscale est analysée à travers les relations aux
comportements déviants et en fonction des facteurs explicatifs du
contentieux fiscal.
A- Le lien avec la déviance fiscale
Avant d’étudier le cas de l’abus de droit, quelques observations
sont présentées du double point de vue de la sociologie fiscale et de la
sociologie du droit. La sociologie de l’impôt a vocation à expliquer
comment les périodes historiques et les contextes sociaux éveillent ou
non la contestation de l’impôt, puis comment l’action contestataire se
concrétise, parmi les voies disponibles, vers la forme contentieuse.
Historiquement, la fiscalité est un phénomène politique qui suscite la
contestation sociale : l’historien Ardant (1965, p.7) considère que
l’impôt est « l’institution la plus abhorrée » ou, de manière plus
modérée, qu’il est un « éveilleur de révoltes » (Ardant, 1971, p. 408).
Sans développer des idées que j’ai exposées dans d’autres
travaux, il convient de souligner que les systèmes fiscaux actuels, qui
sont consubstantiels de l’Etat interventionniste, tendent à décourager
le maintien d’un impôt-contribution défini comme participation
consentie du citoyen au financement des politiques publiques d’intérêt
général. La fiscalité est à la fois un objet de politique publique (la
politique fiscale) et un instrument des autres politiques publiques. On
constate que les grandes fonctions de l’impôt sont diluées dans des
configurations fragmentaires de la politique fiscale en raison d’une
instrumentalisation dans des particularismes économiques, sociaux,
culturels, territoriaux et en raison aussi de la complexité du système
des incitations fiscales.
Au regard du contentieux, il convient de considérer les cinq
représentations sociales de l’impôt qui existent dans nos sociétés en
relation avec la légitimité des interventions de l’Etat, sachant que le
4
Il serait intéressant d’utiliser les résultats de la criminologie dont les résultats
sont magistralement exposés par R. Gassin (2007).
29
Sociologie du contentieux fiscal
cas de l’impôt indolore (invisible), par exemple avec certains impôts
indirects sur la consommation, n’est pas litigieux par nature. L’impôtéchange des économistes domine lorsque le système fiscal justifie ses
interventions uniquement comme le prix à payer pour les bénéfices
que chaque contribuable (ou groupe social) reçoit de la collectivité.
L’impôt-obligation se définit comme un acte unilatéral de nature
régalienne impliquant un prélèvement financier de l’autorité publique,
définitif et sans contrepartie. L’impôt-contrainte et l’impôt-tribut
désignent les situations où le fardeau fiscal est considéré comme lourd
ou même insupportable. Les figures de l’échange utilitariste et de la
contribution altruiste ne suscitent pas, par définition, de réactions antifiscales. En revanche, les trois autres figures constituent des sources
potentielles de contestation fiscale : la propension à l’évitement de
l’impôt s’accentue à mesure que son poids ressenti (rationalité
cognitive) est considéré par le contribuable comme une obligation,
une contrainte, un tribut. Moins l’Etat et les politiques publiques sont
légitimes, plus l’obligation fiscale est mal vécue.
Cependant, l’évitement de l’impôt n’est pas toujours possible,
et, quand il le devient, ses formes sont diverses. La révolte fiscale est
une forme d’action collective historiquement récurrente5 qui est
aujourd’hui catégorisée juridiquement par le régime de l’opposition
(collective) au contrôle fiscal, dont le contentieux éventuel place
l’administration en position de force face au contribuable. Dans les
temps ordinaires, l’action collective prend la forme plus pacifique du
corporatisme consistant à demander des privilèges fiscaux pour son
groupe social.
L’action individuelle est aussi une voie suivie par le
contribuable s’il en a la possibilité. Ici, la déviance fiscale se structure
autour de la rencontre de deux logiques, celle du montage ou non
d’évitement de l’impôt par le contribuable et celle de la qualification
juridique comme fraude ou non par l’administration, puis, par le juge,
s’il est saisi. Les figures sociologiques de la déviance résultant du
classement typologique de ces deux logiques, à savoir l’erreur,
5
Cf. : en France, Hoffmann, 1956, Bercé, 1980 et 1991, Caron, 2002 ; aux EtatsUnis, Lowery et Sigelmann (1981), Cox, Lowery (1990) ; au Japon, Jinno,
Dewit, 1998, et pour un répertoire des révoltes, Burg, 2004.
30
Sociologie du contentieux fiscal
l’évasion, la fraude, et la compliance sont à considérer pour modéliser
sociologiquement le contentieux fiscal.
En France, l’idée d’une prévention du contentieux fiscal
(Conseil d’Etat, 1988) est un objectif de politique publique. Les
réformes des procédures en 1986 faisant suite à la commission Aicardi
ont amélioré le statut du contribuable dans le contentieux fiscal6
(notamment). Il s’agit bien d’« obtenir un certain freinage du
contentieux, grâce à une pacification des relations administrés-fisc »
(Hertzog, 1989, p. 241). Le petit contentieux de l’erreur simple est
traité par l’administration sous la forme des dégrèvements d’office.
L’essentiel pour le contentieux, qui est plutôt celui des riches
et des entreprises (cf. infra), est donc de saisir la relation entre le
monde des affaires et le monde bureaucratique du contrôle fiscal. Le
pouvoir de négociation des groupes sociaux et la capacité stratégique
et économique du recours contentieux ne sont pas identiques pour tous
les contribuables. La frontière entre l’évasion et la fraude fiscale est
(aussi) une question d’étiquetage par l’administration qui peut réguler
de façon variable les litiges fiscaux.
La sociologie du droit fiscal offre une clé de lecture
complémentaire de la déviance. Ainsi la perspective marxiste (Spitzer,
1983) peut aider à construire une analyse critique du droit fiscal des
affaires, à condition de sortir de la lecture dogmatique qui voit le droit
comme un simple reflet des structures et des rapports économiques
suivant la loi historique de l’évolution des modes de production, ou
qui ne distingue pas le droit de l’Etat aux mains de la classe
dominante. Par exemple, l’idéologie néo-libérale de la suprématie du
marché pour les multinationales conduisant à la démission de l’Etat
fiscal est à critiquer comme fausse vérité, au sens de la camera
obscura de Marx (1982, p. 1056). Une autre piste consisterait à
explorer la comparaison des systèmes et des politiques fiscales
(BELTRAME, 1997, BELTRAME, MEHL, 1997) dans la relation à la
contestation de l’impôt.
6
Notamment la possibilité de soulever des moyens nouveaux devant le juge
administratif (loi du 30/12/1986).
31
Sociologie du contentieux fiscal
L’étude du cas de l’abus de droit est emblématique. Selon
Lévy-Bruhl7 (1981, p. 75-76), l’abus de droit traduit un changement
axiologique important : « la théorie de l’abus de droit n’a pu naître
qu’à la suite d’une profonde transformation dans la conception des
droits individuels ou subjectifs. Pendant longtemps, on a estimé que
chaque individu était, en quelque sorte, le centre d’un domaine fermé
dans lequel il était souverain maître et pouvait agir à sa guise sous la
seule réserve des lois et des règlements » alors qu’aujourd’hui « il ne
suffit pas qu’une personne ait le droit pour elle pour obtenir gain de
cause : il faut, en outre, qu’elle n’ait pas mésusé de ce droit qu’elle
possède, et c’est une question soumise à l’appréciation des
tribunaux».
Il est donc intéressant d’étudier ce cas sur le terrain de la
sociologie du droit fiscal. L’abus de droit, qu’il prenne la forme de la
simulation (par exemple par un acte fictif), ou de la fraude (les actes
passés sont réels), est, selon Maurice COZIAN (2007, p. 534), « le
péché des surdoués de la fiscalité » qui créent des montages dans le
seul but d’échapper à l’impôt. Le juge a dans ce cas un rôle important
pour décider si les garanties de la procédure de l’article L64 du LPF
s’appliquent ou non, notamment en cas d’abus de droit rampant qui
vise une requalification d’une opération par l’administration en dehors
de la procédure de l’abus de droit. La loi réprime un « excès d’habileté
fiscale », ouvrant ainsi la voie à une « psychologie fiscale »
(COZIAN, 2007, p. 535). Le point de vue est celui de l’autorité, avec
ceux qui violent la loi, intentionnellement (fraude) ou non (erreur), et
ceux qui l’utilisent, la contournent d’une manière que l’administration
considère comme valide (évasion) ou non (abus de droit). L’abus de
droit par simulation ne pose pas de problème car il y a tromperie. Mais
l’abus de droit comme fraude pose une question délicate de sécurité
juridique des montages et, illustre, conformément à la typologie
sociologique de la déviance fiscale déjà évoquée, l’importance de
l’opération d’étiquetage de la fraude par l’autorité.
Pour la sociologie juridique, le régime de l’abus de droit pose
la question du contrôle de l’éthique des affaires face au droit des
incitations fiscales de l’Etat interventionniste et au renforcement de
7
Comme on le sait, cet auteur classique de la sociologie du droit était magistrat.
32
Sociologie du contentieux fiscal
l’optimisation fiscale internationale. Les nombreuses niches fiscales
offertes par la loi fiscale sont à considérer dans le cadre d’une
stratégie commerciale et non pas d’une stratégie unique de
minimisation de l’impôt qui est facilitée par la globalisation
économique. Ici, la connaissance précise du régime juridique de l’abus
de droit dans chaque pays est éclairante.
Ainsi, une étude comparative, constate que, si l’abus de droit
par simulation est généralement prévu dans tous les pays de l’Union
européenne, la situation est variée pour l’abus de droit comme
fraude ; mais, l’idée générale de sanctionner « l’intention de frauder »
par une utilisation contraire à « l’esprit de la loi » trouve un écho
répandu qui, à mon sens, est caractéristique d’un dysfonctionnement
accentué de la régulation juridique. L’abus de droit apparaît comme
un garde-fou posé en amont d’un monde des affaires où le profit
financier pour les actionnaires est devenu prioritaire. Il ne constitue
pourtant qu’un palliatif aux défauts de cohésion et de sens éthique de
la politique fiscale. Sur le plan des sources de la norme fiscale, il
illustre l’importance sociologique du pluralisme juridique, en tentant
de concilier, par la théorie juridique, l’idéologie du profit du monde
des affaires et les fonctions financières et économiques de l’impôt8. En
outre, il est conflictuel par son caractère ambigu et ses effets
rétroactifs, constituant un facteur proprement juridique de contestation
qui interagit avec les facteurs sociaux du recours au juge fiscal.
B- Les facteurs du contentieux fiscal
Les facteurs du contentieux analysés se réfèrent à l’origine du
recours, la répartition du contentieux par impôt, la répartition par
département, l’influence du temps, les chances de succès9.
Concernant l’origine du recours, une étude ancienne du
tribunal administratif de Strasbourg montrait que le contentieux fiscal
est surtout le fait de personnes physiques, selon un ratio qui varie
8
9
La lecture sociologique s’appliquerait aussi à d’autres cas relevant de la gestion
de l’entreprise (cf. pour la jurisprudence, David, Fouquet, Plagnet, Racine,
2003, n° 33) comme celui de l’acte anormal de gestion, pour lequel il s’agit
d’apprécier, à la place de ses dirigeants, l’intérêt de l’entreprise.
Etant précisé que les résultats sont tributaires de la rareté des études du
contentieux fiscal.
33
Sociologie du contentieux fiscal
parfois. L’étude du tribunal administratif de Toulouse confirme ce
résultat avec, entre 1978 et 1984, un taux moyen de 74 % de recours
pour les personnes physiques. Pour la période actuelle, en considérant
le contentieux toutes matières confondues, les requérants restent
essentiellement des personnes physiques. En matière fiscale, les
statistiques de la DGI montrent que le contentieux juridictionnel de
l’impôt sur le revenu est important, ce qui étaye l’idée d’un
contentieux majoritaire des personnes physiques. Ainsi, en 2005, les
contentieux de la phase juridictionnelle sont au nombre de 10117 pour
les impôts directs d’Etat, 7017 pour les impôts directs locaux, 6389
pour la TVA, 3908 pour le recouvrement, 1239 pour les droits
d’enregistrement.
Mais le résultat le plus remarquable se rapporte à la
sociologie des « classes sociales » et peut se résumer dans cet
apophtegme : le contentieux fiscal est un contentieux de riches. En
effet, selon une étude statistique récente (Barré et al., 2005) des
tribunaux administratifs, le taux de recours devant le TA en matière
d’impôt sur le revenu est corrélé significativement avec le revenu
moyen, qui est donc le facteur explicatif essentiel10. Il faut aussi
rappeler qu’en France, la moitié environ des ménages n’est pas
imposable à l’impôt sur le revenu. En matière de TVA, si le premier
facteur de corrélation est logiquement constitué par le taux de
personnes assujetties à la TVA, le revenu moyen se situe
statistiquement en deuxième position.
Par rapport à la répartition du contentieux par type d’impôt
(cf. tableau), il ressort que, dans l’ordre décroissant, l’impôt sur le
revenu (40 % du contentieux en 2004), puis les impôts locaux (32 %),
puis la TVA (15 %) forment les postes les plus importants, soit 87 %
10
Sachant que 5 départements « atypiques » sont à écarter en raison de leur trop
fort taux de recours ou à l’inverse de leur trop faible taux de recours : pour
l’impôt sur le revenu, Paris, Alpes-Maritimes, Corse du Sud, Charente et Haute
Corse ; pour la TVA, Paris, Alpes-Maritimes, Corse du Sud, Hautes Alpes, et
Seine Saint Denis. Pour les facteurs cités, la marge d’erreur est faible. Sur les
questions méthodologiques de l’analyse statistique, cf. p. 70-72 de l’étude citée.
34
Sociologie du contentieux fiscal
du total du contentieux fiscal, chiffre qui a peu évolué si l’on compare
avec l’année 199911.
TABLEAU 1
La nature du contentieux par type d’impôt devant les tribunaux
administratifs français12
Année
IR
IL
TVA
Recours Taxes
Paraf.
IS et
autres
Resp
DGI
Redevances Divers Total
1999
nombre
13322
10287
5629
1383
966
70
3
7
563
32230
2004
nombre
8866
7081
3279
1055
944
273
49
20
703
22270
1999
%
41,5
32
17,5
4
3
0,22
0,01
0,02
1,75
100
2004
%
40
32
15
4,7
4
1
0,2
0,1
3
100
Légende : IR = impôt sur le revenu. IL = impôts locaux. TVA = taxe
sur la valeur ajoutée. IS = impôt sur les sociétés. Resp = responsabilité
des services fiscaux.
La répartition géographique du taux de recours selon les
départements apporte des enseignements utiles. En éliminant l’effet de
la taille du département par rapport à sa population13, l’analyse des
cartes du taux de recours par département (Barré et al., 2005) montre
que le taux de requêtes fiscales devant les TA est très variable d’un
département à l’autre. Ce résultat est bien illustré (cf. tableau 2) par
l’analyse des « extrêmes » constitués par les départements ayant le
taux de recours le plus fort et ceux avec le taux le plus faible. Le taux
de recours tous impôts confondus est le plus élevé dans les Alpes11
12
13
Cf. l’étude de Tournié (1988), qui montre qu’en moyenne, sur 1978-1984, le
litige porte sur l’impôt sur le revenu dans 42 % des cas, les impôts locaux dans
29 % , la TVA dans 17 %, l’IS dans 9 %, et divers dans 3 %.
Source : à partir des chiffres de Barré et al., 2005.
Le ratio est obtenu en divisant le nombre de recours par la population totale du
département, ce qui évite le biais de la taille selon lequel le taux de recours est
fort dans les départements les plus peuplés, ce qui est évident.
35
Sociologie du contentieux fiscal
Maritimes (06), Paris et les Yvelines (78) et très faible dans la
Drôme (26), la Haute Loire (43), l’Aveyron (12), la Corrèze (19). La
diversité géographique entre les départements est plus marquée pour le
taux de recours le plus faible que pour le taux de recours le plus fort :
dans le premier cas, seuls 2 départements sont classés 2 fois, tandis
que 16 départements sont classés une seule fois ; dans le second cas
5 départements sont classés au moins 2 fois, alors que 3 départements
seulement sont classés une seule fois. Cette diversité géographique
avait déjà été constatée en matière de réclamations préalables, en
retenant le nombre de réclamations de l’année 1994 par région
(Dauphin, Delecroix, 1995, p. 90).
Il apparaît aussi que la hiérarchie géographique des taux de
recours n’est pas la même selon le type d’impôt. Pour l’impôt sur le
revenu, le taux de recours est le plus élevé à Paris, dans les Yvelines,
les Alpes-Maritimes, mais pour la TVA si on retrouve en tête les
Alpes-Maritimes, on ne trouve pas Paris, ni les Yvelines, mais la
Seine Saint-Denis (93) et les Hautes Alpes (05). Pour la taxe
d’habitation, on retrouve en tête du classement Paris et les AlpesMaritimes, mais cette fois avec la Haute Corse. Pour la taxe foncière,
la Seine Saint-Denis, les Hautes Alpes se retrouvent encore classées,
mais avec le Loiret (45) et les Alpes de Haute-Provence (04).
TABLEAU 2
Les départements aux taux de recours le plus élevé et le plus faible
devant les tribunaux administratifs français14
Impôt
Impôt sur le
Revenu
TVA
Taxe
D’habitation
Taxe
Foncière
Ensemble
(tous les
impôts)
Le plus
fort
06/75/78
05/06/93
06/2B/75
04/05/45/93
06/75/78
Le plus
faible
09/26/12/82
07/18/28/71
42/48/52/72
16/44/50/60
12/19/26/43
Taux de
Recours
14
Source : à partir des cartes de Barré et al., 2005
36
Sociologie du contentieux fiscal
Légende et classement :
Le plus fort : Alpes-Maritime (06) 4 fois sur 5, Paris (75) 3 fois sur 5,
Hautes Alpes (05) 2 fois sur 5, Yvelines (78) 2 fois sur 5, Seine-SaintDenis (93) 2 fois sur 5, Alpes de Haute-Provence (04) 1 fois sur 5,
Hautes Alpes (05) 1 fois sur 5, Corse (2B) 1 fois sur 5.
Le plus faible : Aveyron (12) 2 fois sur 5, Drome (26) 2 fois sur 5,
Ardèche (07) 1 fois sur 5, Ariège (09) 1 fois sur 5, Charente (16)
1 fois sur 5, Cher (18) 1 fois sur 5, Corrèze (19) 1 fois sur 5, Eure-etLoir (28) 1 fois sur 5, Loire (42) 1 fois sur 5, Haute Loire (43) 1 fois
sur 5, Loire Atlantique (44) 1 fois sur 5, Lozère (48) 1 fois sur 5,
Manche (50) 1 fois sur 5, Haute Marne (52) 1 fois sur 5, Oise (60)
1 fois sur 5, Saône-et-Loire (71) 1 fois sur 5, Sarthe (72) 1 fois sur
5, Tarn-et-Garonne (82) 1 fois sur 5.
Le temps est aussi un facteur à considérer, même si l’analyse
statistique (Barré et al., 2005) conclut que la durée du contentieux
n’est pas un facteur statistiquement déterminant du nombre de
requêtes. Pourtant la durée du contentieux, malgré les améliorations
apportées, reste un facteur préoccupant (Conseil d’Etat, 2007) : les
décisions du Conseil d’Etat intervenues en 2006 se répartissent en
31 % d’affaires de moins d’un an, 45 % entre 1 et 2 ans, 19 % entre
2 et 3 ans, et 5 % plus de 3 ans. Il est à noter aussi que le stock des
affaires du Conseil d’Etat est de 70 % de moins d’un an et 30 % de
plus d’un an. Pour les tribunaux administratifs et les cours
administratives d’appel, le délai de traitement des requêtes fiscales
reste long. Si la durée de la phase administrative est plus satisfaisante
(Noël, 1985, p. 53), le constat est quand même celui de la lenteur du
contentieux fiscal au sens large15 (La Mardière, 2002, p. 17). Plus
généralement, le temps du contentieux est un facteur d’insécurité
juridique, le juge fiscal pouvant donner raison à l’administration dans
la remise en cause d’un montage fiscal. Or, la tendance de
l’administration est d’interpréter restrictivement les niches fiscales
15
Car il faut raisonner en mesurant la durée de la résolution du litige fiscal pour le
contribuable (recours hiérarchiques, intervention de la commission départementale des impôts, saisine conciliateur…).
37
Sociologie du contentieux fiscal
offertes par l’interventionnisme actif16 du gouvernement. L’autre
versant du problème est celui du recouvrement des droits et des
pénalités des contrôles fiscaux en litige, le sursis à paiement retardant
les rentrées dans les caisses publiques, au détriment, cette fois, du
contribuable en général qui devra financer par de nouveaux
prélèvements le déficit budgétaire. La sociologie du droit fiscal
rencontre ici le problème des modifications jurisprudentielles, sorte de
« rétroactivité de la décision judiciaire, et, plus particulièrement de la
règle de droit qu’elle énonce » (Ost, 2004, p.103).
Enfin, s’agissant des chances de succès des requérants, il faut
nuancer les résultats parfois décourageants pour le contribuable par
rapport au nombre de litiges qui se terminent par un non lieu ou un
désistement. En 1968-69, sur l’ensemble des TA pour 1968-69,
50,4 % se prononçaient pour le maintien intégral de l’imposition
(Prieur, 1973). Le chiffre des désistements et des non-lieux était de
35,6 %, la réduction de l’imposition était prononcée dans 8,5 % et la
décharge de l’imposition dans 5,2 %. Entre 1978 et 1983, le taux de
rejet devant les tribunaux administratifs (Tournié, 1988) était de 76 à
81 % selon les années. Pour la période actuelle (Fombeur, Mattera,
2004), toutes matières confondues, les requérants obtiennent
satisfaction (en 2003) devant les TA dans 26,3 % des cas, leur
demande étant rejetée dans 56 % des cas, sachant que le taux de
désistement est de 11,6 %, celui de non-lieux de 5,6 %, (et 0,5 %
d’incompétence du tribunal). Le taux d’appel devant les CAA est
d’environ 15 % seulement. En matière fiscale, les contribuables
obtiennent satisfaction (Racine, 2002) dans à peine un peu plus de
10 % des cas (toutes juridictions confondues), sachant quand même
que le taux de satisfaction devant le Conseil d’Etat est plus encourageant, un peu plus de 30 %. Ces chiffres sont à mettre en perspective
avec la logique administrative du traitement du litige fiscal.
1) La régulation administrative
L’étude sociologique de la « régulation » administrative, c’està-dire de la mise en compatibilité des enjeux et des priorités des
acteurs et la dérivation des principes formels vers des règles
16
Cf. le nombre et le montant des dépenses fiscales dans la partie « voies et
moyens » de chaque loi de finances.
38
Sociologie du contentieux fiscal
opératoires d’action publique, est essentielle. Elle est conduite à partir
du cas du contrôle fiscal français et de celui de la comparaison du
contrôle des prix de transfert.
a- La logique non contentieuse de l’administration fiscale
française
Le contentieux fiscal place l’administration en position
centrale dans la régulation de la fraude. Dans un régime déclaratif,
seul le contrôle fiscal peut déclencher un contentieux. Dans le cas de
la France, je renvoie à mes travaux (Leroy, 1993, 1994, 2002) sur la
logique bureaucratique du contrôle fiscal, qui se fonde, non pas sur le
conflit contentieux, mais sur le compromis entre le rendement
statistique des redressements et leur négociation. La sociologie fiscale,
nourrit ici de la théorie des organisations, montre que le vérificateur
fiscal est, dans le cas du contrôle externe, au centre de la décision.
La course au rendement statistique, à « la fiche » signifie que
le vérificateur doit rendre à sa hiérarchie un nombre précis d’affaires
(12 contrôles annuels) avec un montant annuel moyen de redressements significatif. Cette « loi » du rendement apparaît plus importante
que l’enjeu contentieux. La contrainte statistique constitue néanmoins
une dérive organisationnelle par rapport à la logique objective de la
politique de contrôle fiscal. En effet, juridiquement, la recherche de
redressements pour les statistiques ne doit pas l’emporter sur
l’application stricte des règles du droit fiscal, et le management doit
cibler la lutte contre la fraude importante, significative17. Or, la
mesure de l’action de la bureaucratie par les statistiques amalgame des
situations très différentes : l’erreur, la violation intentionnelle de la loi,
l’abus de droit, le non-respect de conditions de forme et de fond, le
transfert de bénéfices… ; elle additionne des fraudes importantes et/ou
graves à des manquements peu conséquents ; elle se préoccupe peu
du recouvrement réel des impôts redressés et des dégrèvements
prononcés au contentieux. L’erreur de l’administration est organisationnellement rendue possible par cette logique de rendement. Par ces
17
Ces deux aspects participent aussi à l’égalité devant l’impôt, principe politique,
juridiquement reconnu, qui est aussi une des bases sociologiques de la légitimité
du prélèvement.
39
Sociologie du contentieux fiscal
statistiques, en apparence satisfaisantes, l’administration justifie son
action de lutte contre la fraude pour préserver son autonomie.
La deuxième contrainte organisationnelle, celle de la négociation, évite la multiplication des conflits en gérant les réactions des
contribuables qui pourraient remettre en cause les pouvoirs de
l’administration. La mobilisation sociale contre l’impôt passe aussi
par la contestation des pratiques de l’administration, comme le montre
l’histoire des révoltes fiscales, et, aujourd’hui, par le discours
antifiscal instrumentant l’idéologie économique néo-libérale (Leroy,
2007).Organisationnellement, un vérificateur doit savoir faire accepter
ses redressements et ne pas faire l’objet d’un contentieux systématique
pour ne pas soulever le doute sur sa compétence et pour ne pas
gaspiller son temps. Le contentieux est lourd à instruire et un
vérificateur doit aussi conserver du temps pour les opérations de
contrôle, de formation, de rédaction des rapports et, aussi pour sa vie
personnelle. En droit, la négociation est du ressort de la hiérarchie
dans le cadre des recours légaux. En pratique, le rôle du vérificateur
est central pour négocier des arrangements, adapter les règles au cas
rencontré, car il intervient seul dans l’entreprise, maîtrisant ainsi les
informations. L’évaluation se fait surtout par les résultats statistiques.
Ainsi, la logique de l’administration est d’éviter le plus
possible le contentieux devant le juge, sans mettre en péril son
rendement statistique et ses positions juridiques de principe. L’analyse
chiffrée du traitement des réclamations confirme ce résultat. On a vu
que le contentieux devant le juge administratif représentait moins de
10 % des réclamations contentieuses reçues en phase administrative.
En décomptant les décisions prises d’office par l’administration, on
constate l’importance quantitative des décisions administratives qui
évitent le recours au juge, soit en 2006, 12 490 125 décisions dans la
phase préalable du contentieux. Même en déduisant les décisions
« mécaniques », c’est-à-dire qui régularisent des erreurs d’assiettes
simples18, le nombre de décisions « significatives », qui tranchent un
vrai litige, reste élevé, soit en 2005, un peu moins de 600 00019 :
18
19
Comme les dégrèvements en fonction du revenu ou de l’âge en matière de taxe
d’habitation.
Selon les détails suivants : 1) Nombre de DO « mécaniques » : 2 721 472
+ 24 152 + 160 + 342 122 + 8 710 549 + 10185 = 11 808 640 et 82 241
40
Sociologie du contentieux fiscal
l’importance de la régulation administrative du contentieux fiscal est
bien démontrée.
Cette régulation administrative s’appuie sur les particularités
des litiges fiscaux où il est difficile de distinguer les faits et le droit, ce
qui permet à l’administration de modifier son point de vue (Lambert,
1989, p. 159-160)20, même si le contentieux résiduel devant le juge
administratif n’est pas spécialement un contentieux des faits (La
Mardière, 2002, p. 208). En outre, les méthodes de travail et les
modèles d’élaboration des redressements spécifient sociologiquement
(Leroy, 2007) l’application du droit fiscal, et donc structurent
l’éventuel contentieux. Le cas du contrôle des prix de transfert par les
administrations nationales illustre l’importance et le sens de cette
régulation bureaucratique.
b- La diversité des contrôles bureaucratiques des prix de
transfert
Dans un contexte de « mondialisation », les prix de transferts
dans les groupes multinationaux sont devenus l’un des enjeux majeurs
de l’optimisation fiscale, et aussi du contrôle par les autorités
publiques. Une étude sociologique21 (Sakurai, 2002) compare le style
de management de la stratégie fiscale par les multinationales avec le
style de régulation administrative du contrôle fiscal au Japon, au
Royaume-Uni, aux Etats-Unis, et en Australie. Si le style de
management des multinationales de leur stratégie fiscale n’est pas
toujours le même selon les pays, les différences tendent à s’estomper
avec la financiarisation de l’économie globale : ainsi, les multinationales japonaises tendent à adopter, comme les multinationales des
autres pays, des stratégies à court terme de profit financier, alors que
leur style de management était moins tourné vers la minimisation de
20
21
redevances audiovisuelles 2). Nombre de décisions significatives : 200 870
(impôts directs d’Etat) + 31205 (TVA) + 2627 (dts enr) + 26341 (2TF) +
296 441 (TH) + 41 633 (TP) + 127 (autres taxes locales) = 599 244.
« Cette situation permet à l’administration de modifier son appréciation des
faits, à l’occasion d’un dossier, mais aussi de disqualifier et de requalifier
certaines situations juridiques sans que le juge n’ait eu à se prononcer sur la
qualification première » (Lambert, 1989, p. 159-160)
Basée méthodologiquement sur 55 entretiens semi-directifs de 1 à 2 heures de
juillet 2000 à septembre 2001.
41
Sociologie du contentieux fiscal
l’impôt, mais plutôt vers le profit à long terme du groupe en relation
avec une stratégie commerciale d’implantation sur les marchés
internationaux22.
Le plus intéressant pour notre étude du contentieux se situe
dans les différences nationales de régulation du contrôle des prix de
transfert. Trois styles de régulation administratives se distinguent :
aux Etats-Unis, la régulation est conflictuelle, alors qu’en GrandeBretagne elle est coopérative (non conflictuelle), et au Japon
« hiérarchique », c’est-à-dire, basée aussi sur la négociation, mais
inscrite dans une relation « culturelle » de la supériorité de l’administration sur les entreprises. L’administration fiscale américaine
(Sakurai, 2002, p.183) est soumise comme en France à la loi du
rendement, mais, contrairement à son homologue française, elle laisse
le juge trancher en cas de désaccord sans chercher à négocier. C’est un
moyen pour le contribuable de valider des montages, d’innover dans
sa stratégie fiscale. L’inconvénient de cette régulation est lié au coût et
à la durée du contentieux. L’administration britannique privilégie les
arrangements informels discutés individuellement avec les inspecteurs
des impôts. Cette régulation non conflictuelle fondée sur la négociation assure une sécurité juridique et la prise en compte de la stratégie
des entreprises. Elle présente néanmoins l’inconvénient pour les plus
petites compagnies de restreindre leurs possibilités car elles sont
moins armées pour négocier avec l’administration.
Au Japon, le contentieux devant le juge n’est pas socialement
valorisé, il porte atteinte à l’image de l’entreprise considérée comme
impliquée dans une fraude et a peu de chances de remettre en cause la
décision de l’administration. L’administration est en position
« d’Okami », c’est-à-dire d’autorité socialement supérieure (Sakurai,
2002, p.187) par rapport aux entreprises, si bien que les multinationales adoptent une stratégie de négociation, en engageant notamment
des anciens agents des impôts et en favorisant les contacts informels.
Si le conflit est évité, la régulation hiérarchique soulève plusieurs
problèmes. L’administration est plutôt rétive au changement ; sa
décision, qui est soumise à tous les niveaux hiérarchiques, est lente.
22
Les multinationales japonaises favorisaient ainsi une faible rentabilité de leurs
filiales étrangères, non pas pour échapper à l’impôt, mais en raison de ce style
« culturel » de management qui privilégie le bénéfice de l’entreprise mère.
42
Sociologie du contentieux fiscal
L’interprétation est restrictive : les lacunes du droit fiscal ne profitent
pas au contribuable puisque ce qui n’est pas prévu est interdit. La
stabilité juridique est incertaine quant à la validité du montage réalisé.
L’Australie propose désormais une assez bonne synthèse des
pratiques internationales. En 1998, avec la « Tax Office Compliance
Model », elle a modifié son mode de régulation considéré comme trop
«agressif», pour encourager désormais la coopération par l’information et la discussion comme première étape de la soumission volontaire à sa vision ; toutefois, en cas d’échec, une stratégie punitive est
mise en œuvre progressivement, ce qui peut susciter un contentieux.
Le modèle de l’OCDE (Succio, 2006, p. 47) est supposé créer
un consensus sur les méthodes d’évaluation, et donc de réguler
normativement le contrôle des prix de transfert ; il se heurte dans la
réalité à la diversité des interprétations données par les pays membres.
Les styles nationaux de régulation, avec leurs avantages et leurs
inconvénients, sont donc essentiels, y compris dans les cas où les
législations comprennent des normes similaires. Dans ce jeu de
stratégie des entreprises et de régulation de l’administration, le rôle
des professionnels du droit fiscal n’est pas à négliger.
2) Le rôle des professionnels du droit
La sociologie juridique d’auteurs aussi différents que Weber,
Parsons, Bourdieu, Arnaud, pour ne citer que quelques noms, insiste
sur l’importance des professions juridiques, qui sont devenues
autonomes par rapport au politique et au religieux dans les sociétés
modernes. On ne retient à titre d’illustration emblématique que deux
protagonistes traditionnels, à savoir le juge et l’avocat, sachant qu’il
faudrait traiter de tous les acteurs23, comme le comptable, le directeur
fiscal, etc.
a- La question de la position du juge
Le juge n’est pas toujours indépendant et n’est pas forcément
l’acteur central du « conflit » fiscal. Le conflit peut se définir comme
la « situation sociale dont la modification unilatérale entraîne la mise
en cause des intérêts d’une autre partie » (Arnaud, 1993).
23
La sociologie des organisations de Crozier offrirait une autre entrée par le
« système d’action concret ».
43
Sociologie du contentieux fiscal
Sur l’indépendance du juge, le rapport 2007 de Transparency
International (2007) relève que la corruption du système juridictionnel24 prend deux formes principales : l’ingérence politique du pouvoir
exécutif et les « pots-de-vin ». Ainsi selon une enquête réalisée entre
juillet et septembre 2006 sur 59 661 personnes dans 61 pays25, plus de
40 % des personnes interrogées déclarent avoir payé un « pot-de-vin »
dans les 12 derniers mois. Par rapport au secteur de la justice, plus de
30 % des enquêtés déclarent avoir versé un pot-de-vin, ce qui place ce
secteur en 3ème position. Globalement les pays les plus touchés sont
l’Afrique (la Tunisie n’est pas dans l’enquête), l’Amérique latine et les
pays de la CEI. L’Union Européenne et l’Amérique du Nord sont peu
touchées (moins de 5 %). En Afrique, le coût moyen du pot-de-vin
versé au système de la justice est de plus de 70 euros (1er poste en
montant), en Amérique latine de 240 euros environ (2ème poste derrière
les services médicaux).
Si dans certains pays, comme on l’a vu pour les Etats-Unis, le
juge détient une place importante dans le processus de la contestation
fiscale, dans d’autres cas, le juge n’est pas en position centrale car, la
régulation administrative tend à éviter le contentieux juridictionnel en
traitant une bonne part du litige fiscal. En France (statistiques de la
DGI), en 2005, le nombre total de réclamations dans la phase
administrative est de 4 366 429, totalisant 3 541 689 réclamations
contentieuses et 824 740 réclamations gracieuses. La prépondérance
de l’administration dans le traitement du litige fiscal est mesurée par
le rapport entre le nombre d’affaires reçues à titre juridictionnel,
soit 32 14226 et le nombre de réclamations contentieuses en phase
administrative, soit 3 541 689, ce qui donne un ratio de 9 % seulement
24
25
26
« La corruption fragilise la justice dans de nombreuses régions du monde,
refusant aux victimes et aux accusés le droit fondamental à un procès juste et
impartial ».
Baromètre mondial de la corruption 2006 de Transparency International
accessible sur son site Internet. L’enquête est corrélée à l’indice de perception
de la corruption établi par les spécialistes de la corruption. Pour le Maghreb,
seul le Maroc figure dans l’enquête (avec un indice de corruption de 60 % des
enquêtés déclarant avoir versé un pot-de-vin, tous secteurs confondus). La
France a un ratio de 2 %.
23699 devant les tribunaux administratifs, 3072 devant les cours administratives
d’appel, 395 devant le Conseil d’Etat.
44
Sociologie du contentieux fiscal
pour l’activité du juge. Il convient de souligner ici que la différence
entre les pays de common law et les pays héritiers du droit romain ne
rend pas compte de toutes les spécificités du contentieux fiscal et des
régulations administratives.
En outre, il est nécessaire d’apprécier la place du contentieux
fiscal dans l’ensemble du contentieux qui occupe le juge. En France,
les affaires fiscales représentent (2005), 14 % du contentieux des TA,
et 15 % du contentieux des cours administratives d’appel, et 12 %
pour le Conseil d’Etat27. Le contentieux fiscal devant le juge
judiciaire, compétent pour les droits indirects et les droits d’enregistrement, est peu important : 4797 devant les tribunaux de degré inférieur
et 179 devant la Cour de cassation en 2005. Le contentieux en général
devant les TA est en croissance sur le long terme (Fombeur, Mattera,
2004 ; Barré et al., 2005), passant de 20 000 affaires en 1969 pour
atteindre les 160 000 aujourd’hui. En 1969 le contentieux fiscal devant
les TA représente environ 30 % (6000 affaires), en 1982 il est de 25
%, en 1999 de 27 %, en 2003 de 17 %, et en 2005 de 14 %. En 2006,
selon le rapport annuel de performance de la direction générale des
impôts, 18570 litiges ont été soumis aux tribunaux administratifs,
4608 aux cours administratives d’appels, tandis que les tribunaux de
grande instance ont examiné 730 affaires et les cours d’appel 314. Le
poids du contentieux fiscal, qui reste important, devant le juge
administratif a donc diminué, en moyenne de près de 10 % par an
entre 1999 et aujourd’hui : « la crise de la juridiction fiscale »
(Hertzog, 1988), s’atténue de ce point de vue, même si, pour le
contribuable, les délais de décision restent longs.
L’appréciation qualitative du contentieux fiscal peut aussi
s’inspirer de l’idée du sociologue Pierre Bourdieu (1986, p. 18) selon
laquelle une hiérarchie des spécialités du droit existe dans le champ
juridique. Dans le cas français, selon Christophe de la Mardière (2002,
p. 16), « le système fiscal du XIX siècle, indiciaire et réel, ne rendait
litigieux que les faits (…). Au Conseil d’Etat la matière fiscale
appartenait au ‘petit contentieux’, soit certainement pas celui qui
27
En retenant le nombre de décisions rendues en 2006, le ratio est d’un peu moins
de 10 % (1264 décisions fiscales sur un total de 12700).Pour un éclairage sur les
carrières ouvertes au monde administratif et politique des membres du Conseil
d’Etat : cf. B. Latour, 2004, p. 123-238.
45
Sociologie du contentieux fiscal
faisait la fierté de ses juges pour l’avoir construit pied à pied, comme
le contentieux général. Aujourd’hui encore, certains membres du
Palais-Royal se font une idée médiocre du contentieux fiscal » (La
Mardière, 2002, p. 16). Cela étant, le juge apparaît aussi aux juristes
comme tenant compte de la « spécificité de la créance fiscale »
(Grosclaude, Marchessou, 2007, p. 234) ; le juge est « créateur du
droit », peut-être pas par des grands arrêts, mais par ses politiques
jurisprudentielles, encore que son pouvoir est parfois jugé comme
celui d’un « juge brimé » (La Mardière, 2007).
Ainsi, pour les pays où le contentieux fiscal fait l’objet d’une
régulation administrative forte, le critère de « juridicité » de Jean
Carbonnier (2004, p. 320-321) ne se retrouve pas dans le juge :
« Procès et jugement sont des phénomène psychosociologiques si
irréductibles à tous autres et si spéciaux au droit qu’il paraît
rationnel d’en faire l’indicatif de la juridicité ». Le constat reste
identique, même si on considère le juge comme « un tiers personnage
(arbitre ou fonctionnaire) placé à part des autres pour douter dans la
contradiction des litigants et finalement sortir du doute par une
décision ». En effet, dans le cas du contentieux fiscal français,
l’essentiel des affaires ne fait pas « l’objet d’un débat devant une
personne tierce qui tranchera », l’administration étant à la fois juge
et partie.
Il faut aussi examiner l’importance des poursuites pénales de la
fraude car c’est un point nodal pour évaluer la répression de la
criminalité d’affaires28. En 2006, en France, 917 plaintes ont été
déposées29. Le montant moyen fraudé est de 0,27 millions d’euros. Par
rapport au nombre de vérifications engagées, le taux de poursuites
pénales est faible, soit un peu plus de 2 % (2005)30. Que ce ratio
s’explique en partie par le filtre constitué par la Commission des
28
29
30
Pour les aspects juridiques, cf. Lambert, 2007.
237 pour défaut de déclaration, 477 pour dissimulations de recettes, 88 pour
opérations fictives, 115 pour activités occultes : le nombre de plaintes déposées
reste stable depuis 10 ans puisqu’il oscille d’un minimum de 845 à un
maximum de 970.
Il est de 2,39 % en rapportant les 970 plaintes aux 40459 contrôles fiscaux
externes, hors contrôle sur pièces (39489 vérifications de comptabilité et 4959
vérifications personnelles appelées examens contradictoires de situation fiscale
personnelle).
46
Sociologie du contentieux fiscal
infractions fiscales, ne change pas l’analyse : la répression de la
criminalité fiscale n’est pas une priorité de la politique publique du
contrôle fiscal. Dans ce système de régulation, le juge pénal reste
périphérique, il connaît peu d’affaires de délinquance fiscale et
sanctionne peu : en 2006, sur 697 condamnations prononcées par le
juge pénal, 88 % comportent des peines de prison avec sursis, 10 %
des peines de prison ferme, 35 % des amendes.
L’analyse du sociologue du droit Pierre Lascoumes (1986,
p. 88) reste valable : « les dispositions pénales ne sont plus ici que
l’annexe sanctionnaire de règles d’organisation ». A la régulation
symbolique de la fraude fiscale s’oppose la répression pénale des
délits ordinaires encore renforcée par la vague sécuritaire actuelle31.
En dépit des affaires Enron et autres ayant défrayé la chronique, le
contexte d’allégements systématiques de l’impôt pour les plus riches
accrédite l’idée d’une illégitimité de la charge fiscale pesant sur les
milieux d’affaires. Il serait intéressant aussi de connaître les motifs des
abandons des poursuites par la commission des infractions fiscales
(CIF), sachant que pour la sociologie (Davidovitch, Boudon, 1964,
p.116) : « les motifs juridiques apparents sont eux-mêmes des faits
sociaux qui se trouvent sous l’emprise de diverses forces sociales
déterminantes. Or en les prenant pour la véritable cause de l’abandon
des poursuites, on confond la motivation juridique (que ce soit pour
une circonstance de fait ou une raison de droit) et l’explication
sociologique ».
Le juge doit donc être indépendant statutairement,
financièrement pour éviter la corruption ; il doit aussi être un acteur
central du système fiscal pour moraliser les affaires en luttant
réellement contre la criminalité en col blanc. Sa compétence en
matière fiscale est aussi une garantie contre la soumission à la position
de l’administration qui doit aussi tenir compte du défenseur fiscal.
31
Cf. en matière pénale, entre autres, le projet d’établissement des peines plancher
et l’aggravation du régime de la récidive ou de celui des infractions des
personnes mineures : le contraste de la régulation de la déviance des affaires
avec la justice pénale ordinaire est bien attesté.
47
Sociologie du contentieux fiscal
b- Les contradictions de l’avocat
Une étude sociologique approfondie de l’avocat fiscal serait
nécessaire pour disposer de données plus complètes. Aussi, seuls
quelques éléments de la problématique de ces professionnels sont
présentés.
Le premier point est de connaître les modalités de recours à un
avocat. L’étude sur le tribunal administratif de Strasbourg (Prieur,
1973) montrait la rareté du recours officiel à un avocat, à savoir : dans
17 % des cas en 1965 et 9 % en 1966. Selon cette étude, le recours à
un avocat est surtout le fait des particuliers riches, et moins des
sociétés. L’enquête sur le tribunal administratif de Toulouse (Tournié,
1988) faisait état d’un taux moyen (1978 à 1984) de recours à un
avocat de 32 % pour les particuliers, mais (1980-1981) d’un taux de
60 % pour les sociétés. En 2003, toutes matières confondues, 54,4 %
des requêtes déposées devant les tribunaux administratifs sont
présentées par l’intermédiaire d’un avocat (Fombeur, Mattera, 2004).
Il est clair aussi que le recours à l’avocat fiscal est exclu pour les
particuliers qui n’ont pas les moyens financiers suffisants, ce qui
explique aussi le faible nombre de réclamations. On peut ici citer cette
observation de Max Weber (1986, p. 167): « les frais élevés de la
justice par avocats entraînent en fait un deni de justice pour ceux qui
ne peuvent le payer ».
Le deuxième point est de noter que la concurrence est forte, le
marché se partageant entre les grands cabinets internationaux et les
petits cabinets, sans oublier que les comptables des entreprises suivent
en général une bonne partie du contrôle fiscal. Les grands cabinets
disposent d’un marché important en matière de conseil, notamment en
matière internationale. Le modèle de ces grands cabinets est celui « du
barreau d’affaires » de Karpik (1995), alors que les petits cabinets,
plus compétitifs pour les honoraires, fonctionnent sur un marché qui
n’est pas celui de l’économie classique : c’est plutôt la qualité, fondée
sur la réputation, le « bouche-à-oreilles », qui est recherchée. Ce constat illustre un aspect de la sociologie juridique de Bourdieu (1986,
p. 14) : « la pratique juridique se définit dans la relation entre un
champ juridique, principe de l’offre juridique qui s’engendre dans la
concurrence entre les professionnels, et les demandes des profanes ».
48
Sociologie du contentieux fiscal
Le troisième point concerne la relation de l’avocat au droit
fiscal pour cerner son rôle, ce qui pose le problème de l’interprétation
de la loi. Une première position consiste à dénoncer l’épistémologie
positiviste. Pour André-Jean Arnaud (1998 , p. 106-107), l’avocat
conçoit son rôle « en respectant un droit conformément à la
hiérarchie des sources du droit en vigueur dans le système où il
opère ; que se risquer à le critiquer dans des conclusions et des
plaidoiries ne pourrait que préjudicier aux intérêts de son client et,
par voie de conséquence, aux siens propres (…) L’avocat est, dans le
cadre d’une épistémologie positiviste (…), requis de mener à bonne
fin une cause selon des catégories juridiques prédéterminées (…)
Personnage bien intégré au système, il n’est qu’un coadjuteur du
juge : moins que le magistrat, il ne saurait, dans cette conception
créer du droit ». Cette analyse est à nuancer dans le cas de l’avocat
fiscal, qui dans son activité, non pas contentieuse, mais de conseil,
recherche les montages les plus avantageux pour son client, en
appréciant le risque de remise en cause par exemple, comme on l’a vu,
par la procédure de l’abus de droit.
L’analyse fonctionnaliste de Parsons, qui s’intéresse à la
sociologie des professions, apporte un autre éclairage. Comme
l’explique G. Rocher (1989, p. 151), l’avocat pour Parsons ne peut
jamais être sûr de l’issue d’un litige, ce qui s’applique bien à la
« contingence » du contentieux fiscal (Bergerès, 1999) : cette incertitude peut entraîner des dérives consistant à s’enrichir en poussant au
contentieux, ou encore à s’enfermer dans un formalisme rigide, ou à
trop s’identifier aux intérêts de son client. Le rôle (vertueux) de
l’avocat est de participer au contrôle social, en rappelant les limites de
la loi à son client, en corrigeant les déviances et en prévenant le risque
de conflits. Le droit n’est pas seulement l’objet du conflit, mais
remplit aussi une fonction d’intégration dans le système social. Cette
analyse s’applique bien à l’avocat fiscal qui est conduit, dans le cadre
du contentieux, à porter un juste diagnostic juridique de l’affaire. Si le
redressement apparaît justifié, l’avocat choisira la voie de la négociation gracieuse avec l’administration, pour obtenir notamment une
remise des pénalités. Néanmoins, il cherchera à attaquer la procédure
49
Sociologie du contentieux fiscal
si celle-ci est fragile, ce qui atténue l’idée parsonienne d’un avocat
soucieux de contrôle social32.
**********
Ce bref essai a tenté de montrer l’intérêt de se référer, en les
discutant, à la sociologie fiscale et à la sociologie juridique pour
l’étude du contentieux. Dans un contexte de globalisation
économico/financière, la question centrale est celle de la régulation
juridique et sociale de la déviance fiscale du monde des affaires en
relation avec le financement des politiques publiques. En effet, avec la
« mondialisation » économique, le contexte normatif est bouleversé,
notamment en raison de l’offensive idéologique néo-libérale qui tend à
imposer l’idée fausse d’un diktat des marchés (Leroy, 2006, 2007): la
concurrence pour le « moins disant » fiscal en faveur des entreprises
multinationales et des actionnaires favorise, mais surtout, légitime
insidieusement la validité de l’évasion fiscale internationale. Les
tentatives de réponse par le droit et par les régulations administratives
de coopération resteront insuffisantes, en l’absence d’une norme
sociale internationale du juste impôt.
32
Dans le cadre d’un entretien exploratoire avec un avocat d’un petit cabinet,
l’extrait suivant illustre ce processus : « En général, les clients sont paniqués
parce qu’ils ont eu un redressement et ils ne comprennent rien à la procédure.
Je mets les gens au pied du mur, par exemple si l’administration établit dans sa
notification de redressements une balance du train de vie du contribuable
montrant qu’il a disposé de plus de revenus que ceux déclarés : ils me disent
alors si c’est du « black ». Dans ce cas, je cherche si je peux attaquer la
procédure, sinon j’essaie d’arranger l’affaire en demandant une remise
gracieuse à l’administration ».
50