victor serge - Régis Debray

Transcription

victor serge - Régis Debray
© RÉGIS DEBRAY, 1986. TOUS DROITS RÉSERVÉS
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Éloges, p. 87, Gallimard, 1986.
Extraits
Victor Serge, le beau métier de vaincu
Il était une fois la Révolution. Vous vous souvenez? L’escalier d’Odessa,
les poings levés de L’Espoir, Mao sur son mulet, Lumumba agrippé par un
mercenaire ivre, le Vietcong pistolet sur la tempe, le Che comme un Christ
de Mantegna. Un beau livre d’images, n’est-ce pas, mes amis ? Non, vous
ne vous souvenez pas. Moi si, un peu, enfin, par la force des choses.
On ne dit plus « les révolutionnaires » mais « les terroristes » —
excusez-moi, j’ai un lexique de retard, toujours l’esprit de l’escalier.
D’ailleurs, y a-t-il encore des compañeros ? Les miens, à l’étranger, sont
morts — à peu près tous : torturés, disparus, tués au maquis, parfois par les
leurs (n’est-ce pas Roque Dalton, toi qui, le premier, eus l’idée baroque
d’aller essayer la guérilla à domicile, au Salvador, ce timbre-poste sans
jungle ni sierras). En France, pays de rêve où la chose se verbalisait en
rêve, doctement, ceux de mon adolescence ont tourné la page et en rient
encore, plus ou moins jaune, lorsqu’ils ont le temps de se souvenir. Ils en
ont de moins en moins. La moindre carrière exige une tension de tous les
instants, une maîtrise de l’agenda, des relations, des pétitions à signer ou à
éviter, des villégiatures, un soin du look, qui laissent peu de place à la
nostalgie, et encore moins à la pensée (qui fait perdre un temps fou). Or
donc, succès. Les camarades (pas les encartés, je veux dire les copains, expotes et compagnons qui gueulaient La Jeune Garde Bastille-République à
vingt ans ou fredonnaient les jours d’ennui Le Temps des cerises —espèce
plutôt anti, cela va de soi) sont occupés à réussir (platement, au premier
degré) : journalistes, écrivains, publicitaires-philosophes, députés,
médecins, avocats, tous peu ou prou médiateurs, médiatiques,
médiocrates, bref vent en poupe. On en retrouve même un au Conseil
d’État —c’est le monde à l’envers, pas le moment d’en parler de celui-là
mais il ne perd rien pour attendre. Exeunt le militant et L’Internationale :
place aux entreprenants Européens, aux requins de « l’image ». Les plus
audacieux s’affichent, tenez-vous bien, « antiracistes ». On a les audaces
qu’on peut. Dans vingt ans, les mêmes ou leurs frères (ceux dont le visage
affiche « profession : type bien ») se refileront le dernier badge : « Non au
meurtre des enfants. »