U est-il ? » Jorn était à bout. Le trajet de l`auberge jusqu`au manoir s
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U est-il ? » Jorn était à bout. Le trajet de l`auberge jusqu`au manoir s
XX L’acquiescement éclaire le visage. Le refus lui donne la beauté. René CHAR «O U est-il ? » Jorn était à bout. Le trajet de l’auberge jusqu’au manoir s’était effectué instinctivement, ses pensées étant ailleurs. Un goût de bile coincé dans la gorge, acidifiant son palais, ne le quittait plus depuis que… « Où est-il ? », répéta le jeune noble au regard émeraude. Son émotion était telle qu’il ne comprenait pas pourquoi Wareth et Gordang ne lui répondaient pas. Il fallait accorder à leur décharge qu’ils étaient à près de soixante toises de lui et que seule la zone déboisée encerclant le château lui permettait de les voir de si loin, malgré le brouillard de la pluie battante. « Où est-il ? », lança une troisième fois Jorn après s’être rapproché. « Qui ça ? », demanda Marak, sortant de l’encoignure d’un rocher où il s’était soustrait aux regards. Aux coups d’œil incessants qu’il lançait sur le chemin de ronde de la forteresse, on comprenait qu’il s’inquiétait des conséquences du raffut provoqué par Jorn. Gordang et lui avaient été les premiers à arriver sur les lieux du rendez-vous fixé la veille, rejoints quelque temps après par Wareth. Dans un souci de discrétion, l’adepte à la longue bure avait cherché à convaincre le nain et l’assassin de se dissimuler dans les rochers formant l’assise de l’édifice. Malheureusement, ce qui devait arriver arriva : Gordang refusa de se plier à ses injonctions. Plus étonnant, Wareth n’obtempéra pas lui non plus, arguant que si le nain à la crête orange ne s’inquiétait pas d’être à découvert, lui ne le serait pas plus. Les guerriers… La seule satisfaction du manipulateur des arcanes fut qu’un orage digne de la colère d’un dieu tomba subitement. La pluie, rendue tournoyante par un vent violent et sans cesse changeant, et le tonnerre d’éclairs de plus en plus proches ouataient la scène d’une obscurité diurne et d’un silence assourdissant. Et maintenant voilà Jorn qui faisait son apparition, traversant l’espace dégagé en ligne droite et à grandes enjambées, s’égosillant comme un chaperon dont la pucelle demandait à être culbutée par un régiment de soudards. Pas plus que les deux rodomonts, le déchaînement des éléments ne douchait sa volonté. Le meilleur moyen de faire taire l’indiscret était encore de lui répondre, aussi Marak s’était-il exécuté. « Qui ça ? Mais Glandith, qui d’autre ? Seul lui a pu… – A pu quoi ? » Le nain à l’armure de ténèbres venait de rejoindre les autres, semblant se matérialiser à travers le rideau de pluie. Marak devina d’instinct que le Nain du Chaos avait durant la nuit assouvi la soif de Kurlhog et son propre appétit lui agressa les entrailles. Cette constatation établie, le lien avec la rage de Jorn devenait évident. « Qu’as-tu fait cette nuit ? », interrogea l’adolescent sans répondre. « Où étais-tu, vermine ? – Cela ne te regarde en rien, répondit l’interrogé, mais je vais te répondre tout de même. » Glandith avait levé la main pour empêcher Jorn de le relancer d’une quelconque menace. « J’ai passé la nuit en compagnie de Wareth. N’est-ce pas, Wareth ? – C’est la stricte vérité, confirma l’assassin. Peu désireux de passer la nuit à l’auberge — je déteste les mutants qui patrouillent à ses abords et Glandith aussi —, nous avons dormi à la belle étoile, près d’un feu et après avoir dégusté un civet de lièvre digne de cette regrettée Hilda que je ne connais pas mais dont vous ne cessez de me rebattre les oreilles. – Et vous ne seriez pas revenus ici en même temps ? Vous me prenez vraiment pour un abruti ! Glandith », enchaîna Jorn en se penchant sur le nain, frappant d’un doigt vengeur le plastron de son armure, « laisse-moi te dire ce que tu as vraiment fait cette nuit. Tu es retourné au village, comme prévu, et tu es tombé sur Zyra et son père. Tu les as massacrés comme des chiens. J’ai découvert leurs cadavres ce matin. Je n’ai reconnu Zyra qu’aux bijoux que tu ne lui as pas volés ! » Jorn postillonnait à force de rage, sans toutefois parvenir à émouvoir le nain. « Ses bijoux ont été volés ? Si je suis son assassin, je dois encore les porter sur moi, alors. Fouille-moi ; tu ne les trouveras pas. » Glandith écarta les bras pour faciliter la tâche de son accusateur, non sans ironie puisque son armure intégrale ne permettait pas de dissimuler ne serait-ce qu’un Cycle d’Etain. « Ecoute », reprit le nain une fois clairement établi que Jorn n’obtempérerait pas, « je n’ai pas passé la nuit dernière au village. Si Wareth et moi ne sommes pas arrivés en même temps, c’est simplement que nous nous sommes perdus de vue. Regarde un peu le temps qu’il fait : on n’y voit pas à cinq pas. » Ce disant, la barbe de Glandith dégoulinait d’eau comme une serpillière qu’on essore. Rien que le fait de parler donnait l’impression de boire la tasse. « Je ne sais pas qui a tué Zyra mais si ses bijoux ont été volés, tu ferais mieux de suspecter les gardes. Si tu veux, je t’aiderai à trouver le coupable. » Jorn rageait intérieurement. Il aurait voulu être sûr de la culpabilité du nain sans que ses arguments ne le lui permettent. C’est vrai que le temps était effroyable et qu’on pouvait se perdre, d’autant plus qu’aucun d’eux ne connaissait la région ; c’est vrai que les gardes sont des miséreux à l’esprit dérangé, des dépravés de la pire espèce. Il restait un doute, un horrible doute. Une flèche vint se planter à quelque distance de l’accusateur et de son accusé, enfoncée aux deux-tiers dans la terre amollie par l’averse. Suivant la course du projectile, tous les cinq découvrirent Sawglin à mihauteur du promontoire rocheux sur le plateau duquel se dressait le manoir. Elle leur adressait de grands signes. « Comme si sa tunique blanche sur le fond gris-noir des rochers ne suffisait pas ! », grommela Marak. Il percuta son visage de la paume dans un claquement sec en voyant l’archère placer ses mains en porte-voix. « Venez, Riva et moi avons découvert quelque chose ! – Dites », exigea l’adepte de ses voisins qui trouvèrent là une excuse pour laisser en suspens leur altercation, « on ne pourrait pas essayer d’être un minimum discret ? Je vous rappelle que nous sommes en train d’investir une place-forte ennemie, au cas où vous l’auriez oublié. Avec des méchants dedans, des gens qui ne veulent pas qu’on entre. Je me fais bien comprendre ? », chercha-t-il à se rassurer en voyant tout le monde entamer l’escalade. « Quant à Sawglin », pesta-t-il en posant à son tour le pied sur la roche, « je lui ai pourtant déjà fait la remarque à Zabronya… » L’humeur de Marak ne s’améliora guère au cours de la montée. D’une part, sa bure gorgée d’eau se révélait des plus mal adaptées pour des exercices physiques avec lesquels il avait déjà peu d’affinités — il aurait pu lancer un sort pour se prémunir de la pluie comme à Vallabiale, mais il préférait conserver ses forces pour combattre le maître du manoir. D’autre part, son bâton de sorcier s’avérait particulièrement encombrant et manqua plus d’une fois de lui échapper. Il arriva bon dernier sur les hauteurs d’où Sawglin les conduisit à l’intérieur d’une grotte naturelle, suffisamment vaste pour permettre à deux fois plus de monde de s’y engouffrer et suffisamment haute pour épargner à tous, même Riva, de courber l’échine. Le géant les y attendait. Lorsqu’il identifia ses compagnons de façon formelle, il fit reprendre à son arme polymorphe les dimensions d’un gourdin court et massif, aisément transportable. « C’est ici », les guida Sawglin. « Riva et moi avons découvert ce ru au cours de nos repérages. Je suis prête à parier qu’il s’agit de la source alimentant le manoir en eau. – Ton pari s’étend jusqu’à la mise en jeu d’une vie humaine ? », s’assura Wareth qui venait de réaliser que le cours d’eau émergeait d’un siphon. Indifférent à la question pourtant pleine de sens de l’assassin, Jorn se dévêtit à la hâte jusqu’à ne porter plus que ses braies. Frissonnant malgré lui dans la froidure du petit matin, il puisa dans ses affaires une corde qu’il passa autour des hanches. « Es-tu sûr de ce que tu vas faire ? », vérifia Gordang qui, à l’instar de tous les nains, détestait l’eau. « Il doit exister une entrée plus praticable. – Non, nous devons faire vite, contra Glandith. La majorité des gardes doit encore se trouver dans leur casernement à l’intérieur. Il faut découvrir qui l’a tué, comme j’ai promis de le faire ; il faut que Jorn sache pourquoi elle est morte. – Qui est morte ? », s’inquiéta Sawglin qui se préparait elle aussi. « Tu vas la fermer !, s’immisça Gordang. Tu veux l’aider ou le torturer ? Et puis de toute façon, je suis prêt à parier que tu es dans le coup. Et moi, je n’hésite pas à parier des vies là-dessus, surtout si c’est la tienne. – Qui est morte ? – Un instant je vous prie, tempéra Marak. Vous lancez une accusation que rien n’étaie et tu le sais très bien, Jorn. – Qui est morte ? – Je vais passer les gardes au fil de l’épée, un à un. Et si finalement aucun d’eux n’est le coupable, ce sera forcément toi, Glandith. – Qui est morte ? – Pour quelqu’un épris de Justice, tu me sembles aller bien vite en besogne. – Qui est morte ? – Je ne suis pas épris de Justice ; je déteste le Chaos, ce n’est pas pareil. – Qui est morte ? – Ne serait-ce pas cette haine qui aveugle tes sens ?, suggéra Wareth. Tu as ma parole que Glandith était avec moi cette nuit. Toute la nuit. – Qui est morte ? – Voilà qui nous rassure », avoua Gordang dans un long soupir de soulagement. « Allez-vous me dire qui est morte à la fin !, explosa Sawglin. – Zyra », répondit simplement Jorn tout en lançant à Gordang l’extrémité libre de la corde ceignant désormais sa taille. « Si je tire deux coups secs, tu me sors de là le plus rapidement possible. Compris ? » Il n’attendit pas l’assentiment du nain à la crête orange pour plonger dans l’eau glacée. Sawglin le suivit aussitôt, ayant elle aussi confié son filin au nain. Riva, jusqu’alors resté inactif, s’approcha de Gordang pour se saisir de l’une des deux cordes qu’il tenait. Le nain eut aussitôt un geste menaçant. « En cas d’urgence, nous ne serons pas assez de deux pour les sortir de là », tempéra l’ancien gladiateur. Dans un grognement, Gordang lui confia l’un des deux filins puis focalisa toute son attention sur le siphon. Le présent jeta une poignée de temps en pâture au passé. Combien exactement, nul ne saurait le dire, mais à l’évidence la durée d’une banale apnée était largement dépassée. « Mais qu’est-ce que… », s’inquiéta Glandith avant de reprendre plus fort. « Venez par ici : j’ai découvert quelque chose. » Wareth et Marak s’approchèrent du nain pour découvrir un tunnel creusé à même la roche. « Un ancien siphon, suggéra Marak. – Si c’était le cas, l’eau aurait poli la roche. Or, les arêtes sont vives. A mon avis, ce passage n’a que quelques jours. – Des skavens, proposa Wareth, comme à l’observatoire nain ? – C’est bien possible », reconnut Glandith qui, s’accroupissant, plongea le regard dans le boyau sombre. « Ce n’est pas bon signe ; ils doivent rechercher la même chose que nous. Je me demande jusqu’où ça va. » Interrompant les investigations du nain à l’armure de ténèbres, le haut du corps de Sawglin surgit de l’eau claire. Secouant la tête pour débarrasser sa vue des cheveux qui la masquaient, elle haleta : « Nous sommes tombés sur… sur une grille… Jorn est en train… de la forcer… – Espérons pour lui que la surface se trouve juste derrière, souleva Wareth. Sinon, je ne vois pas comment il fera pour revenir… » Seule Sawglin perturba le silence attentiste qui suivit en claquant des dents à sa sortie de l’eau. Les gouttes perlant de son corps pour s’écraser sur la roche tenaient lieu d’horloge égrenant le restant de vie de Jorn. Douleur de l’attente, qui à chaque instant passé devient plus incertaine. Une vibration. La corde que tenait Riva venait de frémir comme en témoignaient les ronds s’élargissant autour de l’endroit où la tresse de chanvre disparaissait sous l’eau. Un coup, net cette fois-ci, rapidement suivi de deux autres, puis d’un troisième. « Tire ! Mais tire, par tous les dieux ! », l’exhorta Gordang en se saisissant de la corde. Les deux montagnes de muscles, l’une trapue comme les monts de Shillesh, l’autre vertigineuse comme les Neiges Eternelles, se mirent à hâler le plongeur, bientôt rejointes par tous, y compris Marak. Malgré leur force conjuguée, ils ne parvinrent qu’à tendre la corde. Dans un ahanement, tous s’arc-boutèrent pour mettre plus d’effort encore dans leur traction. Soudain, la corde se brisa et tous tombèrent à la renverse. « Malheur ! », se lamenta Sawglin en se relevant comme les autres : « nous avons tiré trop brutalement et la corde s’est rompue. – Non, infirma Riva : une corde mouillée ne casse jamais. Il s’est passé quelque chose », poursuivit-il en hâlant le reste du cordage sitôt relevé. « Regardez : une trace de brûlure, et une autre là. Mais ce n’est pas ça qui l’a rompue. La corde a tout simplement été sectionnée. – J’y retourne », prévint Sawglin avant de plonger tête la première dans le cours d’eau glacé. Pris de court, Gordang eut juste le temps de se saisir de la corde les reliant à l’elfe aux yeux pers et qui paressait sur la berge rocheuse, glissant à la suite de sa maîtresse. « Je lui laisse cent battements de cœur, annonça le nain, pas plus. » Au rythme où le sien battait, la nageuse serait rapidement de retour. Ayant laissé s’écouler bien plus que le temps initialement imparti, le nain à la crête orange se mit à tirer sur la corde, sans plus de succès que précédemment. Alors qu’il allait battre le rappel pour qu’on lui porte assistance, Jorn émergea des flots. « Arrête, Gor… Gordang », acheva le jeune noble en recrachant de l’eau. « Elle est accrochée… de l’autre côté… » Sitôt que Jorn sortit du ruisseau, son corps se mit à fumer comme la gueule d’un dragon qui vient de cracher une vague de feu, séchant à une vitesse proprement incroyable dans un environnement aussi humide et froid. A la ceinture qu’il avait conservée, à côté du fourreau vide de sa dague, luisait une bouteille en verre fumé. « Il y a une grille au bout de ce siphon. Je l’ai démontée. Elle donne sur un puits, dans l’angle d’une cour intérieure. – La grille, tu l’as faite fondre comme à Zabronya ?, demanda Glandith. – Oui. – Qu’est-il arrivé à la corde ? », le pressa Riva. Jorn était déjà sec. « Alors que je m’attaquais à cette fameuse grille, je pouvais voir la surface de l’eau scintiller de l’autre côté. Il était donc plus court pour moi de continuer mon chemin que de revenir sur mes pas. Ma corde a dû se prendre dans les barreaux, ce qui vous a probablement fait croire que je demandais à être ramené d’urgence. Cela aurait pu me tuer, c’est pourquoi j’ai coupé la corde avec ma dague. » Après coup, Jorn se félicita du réflexe qu’il avait eu de garder sa ceinture, ce qui lui avait permis d’emporter non seulement sa dague mais également la bouteille de verre fumé dont il ne se séparait plus. « Et Sawglin, s’inquiéta Gordang, qu’est-elle devenue ? – Elle m’a rejoint dans le puits. Nous avons attaché la corde à la margelle pour qu’elle vous serve de guide au cours de la traversée. Je suis revenu vous en avertir. – Il n’y a pas un autre moyen d’accès ?, se renseigna Marak : plus simple… et moins mouillé ? » L’adepte ne tarda pas à être convaincu du contraire. De plus, le temps jouait contre eux. Malgré ses connaissances en astronomie, Marak était incapable de situer la chute des Fragments Distordants plus précisément qu’aux alentours de la midi. D’ailleurs, les astronomes officiant autrefois à l’observatoire nain n’en avaient pas été plus capables que lui. A ce délai fort bref, il convenait d’ajouter la présence des skavens, le tout imposant à Marak un bain qui risquait de mettre à mal ses composants de sorts et autres écrits magiques. L’adepte se promit de se doter à l’avenir d’une toile cirée parfaitement étanche. Si l’on considère que la plupart des membres du groupe portaient une armure dont ils rechignaient à se séparer, que les nains haïssaient l’eau et que Marak n’avait pas franchement le profil d’un l’athlète, la traversée s’effectua sans encombres : il n’y eut en effet aucun mort à déplorer. Seul Riva connut quelques difficultés à passer la grille, ses épaules se trouvant dans la manœuvre marquées par d’assez vilaines écorchures. Au fond du puits, les plus curieux remarquèrent la présence d’un second siphon, diamétralement opposé au premier et lui aussi obstrué par une grille. Apparemment, une nappe phréatique se nichait dans les parages et une faille dans la structure rocheuse donnait naissance à la rivière souterraine qu’ils avaient empruntée pour venir jusque-là. Le cours d’eau avait été mis à jour sur sa course pour alimenter les dépendances du marquis de Brendyn. Le groupe aboutit ainsi dans une cour intérieure de vastes proportions, rapprochant plus l’édifice du château fortifié que du simple manoir. Un mur d’enceinte s’ouvrant sur une grille en fer forgée isolait le puits du reste du bâtiment. S’assurant qu’aucun garde n’était de faction, Riva s’élança vers la grille, bondit à son approche, saisit l’arceau supérieur du fer forgé, à plus de cinq coudées de haut, et d’une demi-lune parfaite franchit l’obstacle, se réceptionnant en douceur de l’autre côté. Jorn s’élança à son tour, prenant une impulsion qui sembla insuffisante et pourtant lui permit d’effacer la hauteur. Quand bien même le portail aurait été un quart plus grand, le duelliste l’aurait surmonté. Ce fut au tour de Wareth de tenter de passer. Il s’avança, ne ralentissant à aucun moment son allure. Juste avant de percuter le fer, sa silhouette se troubla légèrement pour retrouver toute sa consistance l’instant d’après… de l’autre côté. Désireux de ne pas être en reste, Gordang marcha jusqu’à la grille en fer forgé. Il hésita un moment sur la conduite à tenir avant de saisir un barreau dans chaque main pour les écarter en soufflant comme une forge. Glandith l’imita aussitôt, s’acharnant sur l’autre battant de l’huis. Le métal vieilli gémit, puis grinça carrément. Les barreaux de l’épaisseur d’un doigt s’arquèrent sous la force herculéenne des deux nains et finirent par avouer leur défaite en laissant passer leurs deux silhouettes bedonnantes. Interdits, Sawglin et Marak échangèrent un long regard avec en bruit de fond les deux nains s’échangeant des « Je suis passé le premier », « Non, c’est moi » et autres « Même pas vrai ». Haussant les épaules, ils s’avancèrent de concert vers le double battant. Sawglin appuya sur le mécanisme d’ouverture et le pêne joua. Marak poussa la porte et tous deux rejoignirent les autres. Tous les sept venaient de pénétrer dans la gueule du loup. L’orage lançait ses piques aqueuses avec toujours autant d’âpreté. Malgré la pluie, il était possible de constater que nul garde ne surveillait les lieux. Si certains s’interrogeaient sur les raisons de leur laxisme, d’autres supposaient qu’ils étaient en faction au village tandis que tous se réjouissaient de les savoir absents à l’exception notable de Jorn, toujours en quête d’éclaircissements sur les circonstances de la mort atroce de Zyra. En décidant de pénétrer dans le manoir de jour, chacun savait le risque qu’il prenait d’avoir à en découdre avec les soldats mutants mais, en raison de l’atmosphère apeurée qu’ils avaient ressentie à Phecda et de la crainte manifestée par Convart à l’évocation de ses supérieurs, ils avaient opté pour une approche diurne. Cette tactique se révélait à présent payante. Du moins pour l’instant… « Par ici », guida Marak en désignant l’aile Sud-Ouest du manoir. « C’est là que nous trouverons ce fameux maître des lieux. – Comment peux-tu le savoir ? » Marak leva la tête vers le ciel tourmenté, le visage aussitôt inondé de pluie. Il aperçut l’espace d’un éclair une haute tour sombre que le positionnement des meurtrières, mimant un œil, la bouche ou les chicots d’une dentition noircie, rendait presque humaine. « Croyez-moi : le Mal reconnaît toujours le Mal… » Vue de l’intérieur du couloir désigné par l’adepte sibyllin. Les fenêtres y prennent vie, éveillées par la lumière de l’éclair puis vibrant sous le tonnerre. Quelques statues y grimacent ou sourient, en fonction des ombres projetées par l’éclairage sporadique. Les visages des portraits accrochés au mur s’inquiètent de la flamme blanche avec laquelle joue l’orage, craignant pour leur peau de bois et de peinture. Un tapis épais déroule sur le sol sa longue et large langue, tendue jusqu’à la porte d’entrée. Celle-ci soudain s’entrebâilla pour laisser passer un œil inquisiteur qui en un seul mouvement balaya la gorge profonde du corridor. « Sawglin, tu vois quelque chose ? – Non, rien. – Bon. Alors si ça ne te dérange pas, j’aimerais bien me mettre à l’abri ! » L’elfe aux yeux pers s’effaça pour laisser passer les silhouettes de ses six compagnons qui s’ébrouèrent une fois hors d’atteinte de la pluie, perlant le tapis de gouttelettes d’eau. « Tout ça me paraît un peu trop facile », nota Gordang en reformant avec soin sa crête, mise à mal par l’averse. Avisant les nombreuses portes donnant sur le couloir dans lequel ils se trouvaient, Glandith abonda dans son sens : « A mon avis, on n’a pas intérêt à laisser derrière nous une pièce non visitée. D’ici à ce que les gardes nous attendent en embuscade… – Je me permets de vous rappeler qu’à l’intérieur du bâtiment », dit Marak tout bas, « nous sommes à l’abri de l’orage. Ce qui signifie que nous n’avons plus à hurler pour nous faire entendre. » Les premières pièces se révélèrent vides et de peu d’intérêt : salons, salle à manger, galeries d’armes — trop anciennes pour être dignes d’intérêt —, cuisine — les mets qui s’y trouvaient, eux, étaient bien plus intéressants. Sawglin nota toutefois un détail troublant. « Vous ne trouvez pas quelque chose de bizarre à tous ces portraits accrochés tout au long des murs ? – Quoi ? Ils te font le coup de te suivre des yeux ? – Glandith, sois un peu sérieux. J’ai l’impression qu’ils représentent le même homme à différentes phases de sa vie. – Il s’agit des portraits de la famille de Brendyn, éluda Jorn. Elle n’échappe pas plus que les autres aux tares de la consanguinité. – De toute façon, que veux-tu y voir avec cet orage qui vous fait croire en pleine nuit ? », conclut Riva tout en poussant la neuvième porte, la routine lui faisant oublier toute prudence. « Entrez. Je vous attendais. » Leur premier réflexe en voyant l’insecte géant fut de darder leurs armes qui surgirent de leurs fourreaux comme les griffes d’un dragon à l’approche du danger. Les mandibules du monstre, aussi longues qu’une chevelure de femme, s’agitaient en tous sens ; ses plaques de chitine crissaient les unes contre les autres ; l’un de ses yeux à facettes accrochait la lumière intermittente de l’extérieur pour l’iriser d’un arc-en-ciel malsain. « Je ne vous veux aucun mal. Paix ! » A l’insolite de découvrir un insecte de taille humaine perdu au milieu d’une bibliothèque s’ajoutait l’incongruité de l’entendre parler de façon intelligible tout en se protégeant de ses pattes filiformes. « Je suis le Marquis de Brendyn. C’est moi qui ai fait éloigner les gardes de manière à ce que votre arrivée ne soit pas empêchée. » La sentence débitée à toute vitesse s’acheva dans un crissement sinistre. « Marquis ? », n’en revint pas Jorn. « Vous êtes le Marquis Frasier de Brendyn ? – Oui », confirma piteusement le noble, « c’est bien moi… ou ce qu’il en reste. » La créature que tous avaient encore du mal à croire humaine se dirigea vers une lanterne qu’elle alluma. Le luminaire dispensa une clarté chiche, le monstre répugnant à sortir de l’ombre. « Asseyez-vous, je vous en prie. Je vous dois quelques explications et celles-ci risquent d’être longues. » Le mutant paraissait à ce point misérable que pas un des sept aventuriers ne douta de ses intentions pacifiques. Malgré l’ironie de se savoir les invités de celui dont ils avaient investi la demeure, tous s’assirent dans les confortables fauteuils en cuir de l’étude. Marak était à ce point interdit qu’il ne songea même pas à s’intéresser aux nombreux volumes qui garnissaient les bibliothèques l’environnant. « Jeune homme », reprit leur hôte en désignant Jorn d’une patte velue, « vous semblez connaître le Marquis de Brendyn. – Je n’en sais que ce que la rumeur raconte, à savoir qu’il s’est… que vous vous êtes retiré de la cour voici plusieurs années. A vous voir, je comprends les raisons de votre exil volontaire. – Vous confondez cause et conséquence : celui qui se retira de la cour de Mycien XIX n’était pas celui qui se tient présentement devant vous, du moins pas physiquement. Je fus contraint de quitter le Palais Impérial avec d’autant plus de réticence que j’avais investi beaucoup d’or et d’énergie à y revenir. Il faut dire que mon père, en raison de ses activités à peine secrètes, avait jeté le discrédit sur ma famille. Il s’adonnait au démonisme et il m’avait fallu le mettre au ban de la manière la plus publique qui soit pour retrouver grâce auprès des faveurs impériales. « A Midellian, j’ai retrouvé la joie de vivre en même temps que mon titre. Loin de mes terres, je goûtai huit années durant aux fruits de ma réhabilitation. Un jour, un courrier vint m’annoncer que l’aîné de mes quatre enfants était décédé, sans être capable de m’expliquer les causes de sa mort. Le temps de mettre mes affaires en ordre et de préparer l’inhumation depuis la capitale, l’on m’apprenait que le puîné s’était éteint à son tour. Hâtant mon départ pour Phecda, je n’arrivai au manoir que pour découvrir que ma cadette s’en était elle aussi allée. Ma femme morte en couches, ne restait de ma famille que la benjamine, Agnes. Ainsi que mon père… » Le marquis abaissa la tête sur le côté pour dissimuler sa peine. La seule chose que perçurent ses auditeurs, captivés par son récit, fut le reflet de la lanterne sur le verre de son monocle devant le seul de ses yeux à être encore humain. « Malgré l’incoercible aversion que j’éprouvais pour les activités de mon père, je n’avais pu me résoudre à sa mort. Je l’avais donc enfermé dans un cul-de-basse-fosse avec pour seul contact avec l’extérieur un domestique sourd-muet chargé de le nourrir. J’imaginais qu’il ne pourrait plus nuire ; c’était le sous-estimer grandement. « Tandis que je profitais de ma gloire retrouvée, laissant mes enfants à une nourrice dans l’attente de les voir prendre de l’âge avant de les présenter à la cour, mon père ourdissait sa vengeance. Je ne sais toujours pas comment il y parvint, toujours est-il qu’il prit Agnes sous sa coupe, faisant d’elle son apprentie. C’est elle qui a damné ses frères et sœur par d’infâmes tractations démoniaques. Elle n’avait pas encore dix ans. « A mon retour en ces lieux, je n’ai guère tardé à démasquer la félonie de mon père. J’ai bien évidemment cherché à contrecarrer les projets de ma fille. Malheureusement, j’étais plus âgé que lors de ma première lutte, amolli par des années de luxe et d’insouciance. Et puis, il s’agissait de ma fille… » Un frisson parcourut le corps tordu de Frasier de Brendyn, découvrant brièvement une paire d’élytres sillonnées de veines charriant un sang rouge, humain. « Comme vous pouvez l’imaginer, j’ai échoué. Je suis devenu le jouet d’Agnes qui s’est rapidement passionnée pour les mutations. D’après elle, je suis sa plus grande réussite. » Le rire triste du marquis se perdit dans des stridulations insupportables pour l’oreille humaine. « Ma seule satisfaction fut de voir mon père mourir sous mes yeux. Pas de ma main, certes — les manipulations contre nature dont j’étais l’objet m’avaient déjà trop affaibli —, mais il s’est éteint seul, dans la misère la plus sordide, abandonné de tous, y compris par celle qu’il avait prise sous son aile maléfique. » N’eût-ce dépendu que de Glandith, le mutant se serait fait occire sans qu’on lui laisse l’occasion de s’expliquer. Comme les chaotiques le font parfois, le nain était tombé dans l’extrême inverse : ému par le destin tragique de cet homme, il brisa le silence dans lequel s’était réfugié Frasier. « Et vous attendez de nous que nous vous débarrassions d’Agnes ? – Oui. Je… j’attends de vous le courage qui me fait défaut. En apprenant votre arrivée à Phecda, je me suis pris à espérer que vous pourriez rendre justice. – Rendre justice », murmura Wareth pour lui-même, « peut-être pas. Mais commettre un meurtre, ça oui. – Comment se fait-il que vous nous sachiez ici ? J’imagine qu’il y a loin à votre dernière apparition en public. – Zyra m’apporte régulièrement des victuailles. Elle m’a rapporté la nouvelle de votre arrivée en précisant que vous étiez censés venir me rendre visite. Bien qu’elle et moi nous doutions bien qu’il s’agissait là d’un prétexte maladroit, je me suis mis à espérer votre venue. – Comment se fait-il que Zyra s’occupe de vous ? – Cette demeure a très mauvaise réputation et trouver du personnel est aujourd’hui chose impossible. Zyra est la seule qui connaisse mon secret, et surtout la seule que mon état ne repousse pas. Elle est le dernier rayon de soleil de ma vie. – Alors vous êtes désormais dans le noir, Frasier : Zyra est morte cette nuit. – Marak ! », s’indigna Sawglin, sa spontanéité outrée ne laissant pas au marquis le refuge de croire à une farce de mauvais goût. « M… mais… – N’ayez aucune crainte, monsieur le marquis, rajouta l’adepte à la longue bure, nous allons vous rendre le service de tuer votre fille. » Dans un silence gêné, Riva, Jorn, Wareth, Gordang et Glandith suivirent Marak dans le couloir. Sawglin, comprenant que la galerie de portraits composait l’ultime insulte d’Agnes à l’humanité perdue de son père, hésita un instant à poser une main compatissante sur l’épaule du mutant. Incapable de surmonter son aversion, elle sortit à son tour. Seul, Frasier de Brendyn soupira entre ses mandibules : « Agnes, pourquoi faut-il que je t’aime encore ?… » « On n’explore pas les autres pièces ?, demanda Glandith. – Inutile, trancha Wareth. Tu as entendu le marquis comme moi : le terrain est dégagé. – Qui te dit qu’Agnes ne se trouve pas derrière cette porte ? – La démoniste se terre au sommet de la tour dont on voit l’escalier, là », prédit Marak d’une voix tendue en désignant le bout du corridor. « Je continue à penser qu’on devrait… » L’insistance du nain se perdit dans le grondement de la secousse qui ébranla le manoir. Une lézarde partit de l’encoignure de la fenêtre la plus proche pour plonger sous l’épais tapis rouge. Elle en ressortit sous forme de fissure s’élargissant toujours plus, achevant sa propagation au niveau des gonds de la porte que Glandith projetait d’ouvrir. Libéré, l’huis s’effondra dans un fracas qui acheva le murmure insistant du tremblement de terre. Puis tout redevint calme. De la poussière filtrait du plafond dont les moulures avaient été mises à mal. La chute de petits graviers tentait pauvrement d’imiter le vacarme du récent glissement de terrain. Le tapis s’était affaissé sur toute la longueur du couloir. Gordang fut l’un des premiers à se remettre sur ses jambes. S’ébrouant pour se débarrasser des gravats autant que pour s’éclaircir les idées, il s’approcha du tapis désormais courbe. Soulevant l’un des bords, il mit à jour une galerie dont la voûte s’était partiellement effondrée. « Ne me dites pas que c’est le travail des skavens », lança Wareth dont la voix, bien qu’étouffée, trahissait l’inquiétude. « Qu’ils creusent des tunnels dans la terre passe encore, mais ici, c’est de la roche ! » Après un coup d’œil expert, Gordang confirma les soupçons de l’assassin. Il s’agissait bien du travail des skavens qui avaient apparemment transformé l’assise du manoir en une véritable passoire. « Jorn, enquêta Riva, tu continues à maintenir que les skavens n’existent pas ? – Ben ça alors ! Venez voir ça. » Tous se retournèrent en direction de Glandith qui s’était approché de la porte sortie de ses gonds. Elle donnait sur une serre luxuriante et colorée. Ses façades, en dehors du mur l’isolant du couloir, étaient initialement de verre, mais le tremblement de terre l’avait offerte à la fureur des éléments. Déjà, les plantes les plus fragiles s’affaissaient sur leur tige, leurs pétales laminés par le vent et la pluie. Subjuguée, Sawglin pénétra dans la serre. Se désolant de voir la flore ainsi malmenée, elle papillonna de fleur en fleur, cherchant vainement à les soustraire à l’orage, elle-même inconsciente de se trouver sous l’averse. Jorn observa l’elfe aux yeux pers lutter contre l’inévitable, comme à son habitude. Il souriait de la ténacité de son amie quand soudain il l’entendit crier de douleur. Se précipitant à son secours, le duelliste réalisa que Sawglin était victime… d’une plante ! Sectionnant la tige de l’agresseur végétal d’un balayage de sa dague, il libéra la main de l’elfe des crocs qui s’y étaient plantés. « Une plante carnivore, commenta Jorn. Je n’en ai jamais vue de semblable. Elle t’a mordue pratiquement jusqu’à l’os. – Apparemment, constata Sawglin, Agnes n’étudiait pas l’effet des mutations uniquement sur les humains. – Ca ira, tu es sûre ? – Oui. Je te remercie, Jorn. – On n’a pas le temps de faire de la botanique », les interrompit Marak. « La chute des Fragments n’attendra pas ; les skavens non plus. » Le groupe reprit sa route, se dirigeant cette fois directement vers l’escalier en colimaçon qui formait l’épine dorsale de la tour. A la traîne, Glandith et Wareth jetèrent un dernier coup d’œil au jardin intérieur. Malgré la chute des surfaces vitrées, il conservait tout son charme. « Je crois qu’il est de notre devoir de briser cette image idyllique… » Approuvant le nain d’un hochement de tête, l’assassin sortit de sous sa cape une boule de poix et la lança au cœur des plantes après y avoir mis le feu. Malgré les trombes d’eau, le jardin merveilleux fut bientôt la proie des flammes. « Tenez-vous prêts. – Ils ne sont que sept : l’affaire est dans le sac. – Et c’est pas le gros balèze qui va nous faire peur. – Ni les nains. – Ni le mago. – Ni l’archère. – Ni le gars au cure-dent. – Ni le cagoulé. – En fait, personne ne nous fait peur. – Tu crois qu’ils nous entendent ? » Les sept explorateurs ne percevaient que de vagues murmures en provenance de la tour. Une dizaine de personnes semblaient s’y terrer, des gardes trop stupides pour se taire, perdant ainsi tout l’avantage de l’effet de surprise. Or, une dizaine d’hommes en armes, même stupides, formaient une poche de résistance non négligeable. C’est pourquoi ils avaient stoppé leur avance pour tendre l’oreille, désireux de confirmer ce qu’ils tenaient pour certain tout en l’espérant infondé. « Aucune crainte à avoir : c’est la même personne », jugea Jorn après une écoute attentive. « Bien qu’elle prenne des intonations sans cesse changeantes, le timbre de sa voix reste identique. J’ai presque marché… – Il y a un moyen très simple de vérifier », dit Wareth. Se renfonçant un peu plus dans les replis de sa cape ondulante, l’assassin se fondit dans l’obscurité jusqu’à ne faire plus qu’un avec elle. Les plus attentifs de ses compagnons pouvaient suivre en partie son avancée jusqu’à l’escalier, ombre parmi les ombres ; les autres étaient réduits à patienter. Les six larrons virent soudain surgir d’un recoin un gnome gesticulant comme un possédé à une demi-toise du sol. Le fou volant cherchait à agripper quelque chose dans son dos quand la silhouette de Wareth passa de l’invisible au flou, puis à l’opacité ; il tenait le farceur à bout de bras. « Ma maîtresse ne veut être dérangée sous aucun prétexte ! », cria le nabot à qui voulait l’entendre et même aux autres. « Et puis, lâchez-moi à la fin, ça devient agaçant à force. » Wareth ouvrit subitement les doigts, laissant le petit être tomber lourdement au sol. « Alors comme ça », entama Glandith en s’approchant de l’imitateur déjoué, « Agnes est ta maîtresse. Elle a un goût répugnant lorsqu’il s’agit de choisir sa valetaille. Bon, tu vas gentiment nous conduire jusqu’à elle. – Pas question ! – Exactement ce que j’espérais… », sourit le nain à l’armure de ténèbres. Tirant d’une main sur le gantelet de mailles protégeant l’autre, il fit jouer ses doigts pour bien caler la pièce d’armure. « Tu ne vas pas tarder à changer d’avis. – D’accord, tout ce que vous voudrez ! », s’empressa de se corriger l’avorton. « Agnes est en plein rituel au sommet de la tour. Suivez-moi, je vous y conduis. – Non, pas déjà ! – Glandith, on n’a pas le temps de s’amuser », le gronda Marak. « Tu as entendu le peck : Agnes prépare quelque chose… – Et les skavens aussi ! », rappela Wareth dans un frisson. « Je suis pas un peck ! – En route, peck ! », intima Riva au contestataire. « Je te surveille, alors pas de mauvais tour. – Marak », suggéra Jorn en passant devant l’adepte, « essaie de ne pas nous tuer ce guide-là… » Bougonnant, le guide en question entama l’ascension de la tour, suivi de près par Riva. Le colimaçon était long au point que celui qui l’empruntait pouvait douter d’avancer, une sensation renforcée par l’agencement régulier de la pierre grise dans laquelle il était taillé. Cette monotonie n’endormit toutefois pas les sens alertes du demi-elfe. Bien qu’ayant déjà grimpé près d’une centaine de marches, il s’aperçut que son prédécesseur faisait soudainement mine de prendre appui sur la marche suivante tout en posant le pied sur celle au-dessus. Eût-il été plus grand que son geste serait passé inaperçu, mais sa petite taille l’avait contraint à une enjambée de longueur inhabituelle, ce qui l’avait trahi. « Peck !, rugit Riva. Tu vas me le payer. » Le géant envoya son poing qui percuta le traître à la mâchoire, lui arrachant deux dents et en déchaussant trois autres. « C’est pas juste », grommela Glandith tandis que Riva accomplissait son œuvre de rétorsion. « La prochaine fois, je t’arrache les doigts », promit Riva tout en faisant signe à sa victime de reprendre la route. S’adressant à ses suivants, il ajouta : « Cette marche est probablement piégée. Gare. – On avait compris », le rassura Gordang. L’escalier s’achevait au sommet de la tour sur une galerie en bois circulaire ponctuée de mâchicoulis. « Fa y est », peina le domestique d’Agnes. « Refte plus qu’à traverfer et fous y êtes. – Où crois-tu aller, peck ? », le retint Glandith alors que celui-ci s’apprêtait à redescendre. « Fe fuis pas un peck. – Eh bien les amis », jugea Sawglin après un long sifflement, « on n’est pas rendus ! » Visible à travers les meurtrières du hourd, un pont s’étirait devant eux, arc de pierre qui menait à une tourelle reposant sur un piton rocheux à l’allure dangereusement frêle. Ouvert à tous les vents, suspendu à quelques quinze toises au-dessus du sol, long d’à peine moitié moins, le ponceau était rendu glissant par la pluie battante que des rafales tournoyantes tentaient en vain d’assécher. « Bien, proposa Riva, je vais traverser le premier. Une fois de l’autre côté, je tendrai une corde de manière à sécuriser votre passage, un peu comme Jorn et Sawglin l’ont fait dans le siphon. – Ben voyons, railla Gordang. Tu veux pas nous tenir aussi la main, tant que tu y es ? » Le nain à la crête orange bien dressée s’engagea sur le pont. Au bout de trois enjambées, sa crête paraissait moins fière et après dix pas supplémentaires, sa chevelure plaquée sur les tempes, Gordang était couché sur le gué en pierre, rampant pour terminer sa traversée. Arrivé sain et sauf dans la tourelle, il adressa de grands signes à ses amis pour signifier que tout allait bien. Inspirés par la technique de Gordang, peu orthodoxe certes mais de loin la plus sûre, Sawglin et Jorn entamèrent le trajet à leur tour, suivi du gnome qui, projeté sur le parapet de pierre par Glandith, manqua de peu de tomber dans le vide. Alors que tous n’étaient pas encore à l’abri devant la porte d’accès à la tourelle, un sifflement insistant se fit entendre, accompagné d’une lueur rougeâtre qui embrasa le plafond bas et sombre, comme un soleil insistant pour enfin percer la couche nuageuse. Marak comprit avant les autres ce dont il s’agissait : les Fragments arrivaient. « Ils arrivent !, se délecta Agnes. Je les sens. Ils seront bientôt à moi ! » Le reste de son monologue se perdit dans un rire de pure délectation d’où sourdait la plus dangereuse des folies : l’ambition. La démoniste parachevait son rituel, un sort complexe et particulièrement délicat qui avait exigé d’elle des années de préparation. C’était le prix à payer pour contrôler la course de ces météores en provenance de la Lune Balafrée, pour certains plus lourds qu’un chariot. Maintenant que les Fragments avaient traversé les hautes couches de l’atmosphère, Agnes prenant soin de leur éviter le maximum de dégâts dus à la chaleur possible, le rituel entrait dans sa dernière phase. Grâce à ses incantations, elle ralentissait leur chute de manière à ce qu’ils échouassent dans la cour du manoir, comme ils devaient initialement le faire, mais avec une vitesse d’impact significativement plus faible que ne l’imposaient les lois de la gravitation. Malheureusement, il est dit que nulle part, que ce soit dans les Royaumes Anciens ou bien dans tout autre monde connu, aucun agent du Mal ne sera jamais capable d’achever son œuvre de mort sans qu’un héros ne soit subitement inspiré par l’envie de l’interrompre. Le plus souvent, comble de l’humiliation, il s’agit d’un vulgaire paysan ou d’un orphelin élevé par la valetaille ayant, par un incroyable concours de circonstances, réussit à s’emparer d’une arme ou d’un pouvoir endormis depuis des siècles, oubliés de tous sauf d’une légende poussiéreuse. En l’occurrence, le héros n’était pas seul, mais accompagné de sept compères. Disons six, si l’on exceptait Cahert, le majordome d’Agnes qui se trouvait là sans qu’elle puisse s’expliquer pourquoi. Mais qu’importait à la démoniste : elle avait pris toutes les précautions d’usage et, contrairement aux méchants classiques, elle ne perdrait pas son temps à expliquer à ses ennemis dans quelles circonstances précises elle allait les réduire à néant. « Démon, fais ton office. » Jorn se figea. Au seul mot de « démon », sa raison vacilla, telle une statue juchée sur un piédestal trop étroit et qu’un maladroit percutait de plein fouet. Il vit devant lui surgir du néant une créature de cauchemar, toute en pointes, piques et tranchants. Sa peau métallique ne présentait aucune surface lisse et la gueule qu’il ouvrit dans un hurlement était tapissée de crochets avides. Le jeune noble eut pour seul réflexe de se réfugier derrière le rempart de ses amis dont pas un, même Riva qui pourtant avait terrassé le premier démon à croiser leur route, ne trouva les ressources pour attaquer. « Non, Tragoyle ! Ces mortels me sont promis. – Qui parle ? Et qui ose user de mon nom véritable ? », rugit le démon d’une voix rocailleuse. Balançant la tête de droite à gauche dans le crissement insupportable des aiguillons lui servant de chevelure, il cherchait à déterminer la provenance de cette voix qui le défiait. « Je suis le grand initiateur des rituels du Triptyque Chaotique, seigneur-démon de la famille des Abalkadars. Incline-toi, chien, et obéis ! » Tragoyle s’effondra au sol, terrassé par le respect autant que par la peur. « Quant à vous, maudits mortels, nous nous retrouverons bientôt. Et cette fois-ci, aucun rituel ne me laissera affaibli… » Bien que n’ayant vu aucun nouveau protagoniste ni même aperçu une vague silhouette ou une ombre suspecte, tous sentirent une présence se retirer : le seigneur-démon s’en était allé panser les plaies de sa défaite à Zabronya. Tragoyle passa d’un seul bond de sa prosternation craintive à une agressivité volcanique. Il fit claquer ses crocs à un souffle du visage de Wareth et siffler ses griffes dans la barbe de Gordang. « Surtout ne bougez pas ! », intima Marak aux siens. « Tout ce qu’il espère est que vous l’attaquiez. Se savoir en danger le délierait de l’obéissance qui l’assujettit au seigneur-démon. – Rah ! », éructa Tragoyle en voyant que le conseil était suivi avec plus ou moins de sang-froid. « Misérables créatures de chair et de sang. Vos âmes feront un jour ma délectation. – Tu oublies un détail, Tragoyle, contra l’adepte à la longue bure : je connais désormais ton nom véritable, ce qui fait que je dispose désormais du pouvoir de te contrôler. – Peut-être, mais tu n’auras pas le temps d’incanter le sortilège qui te permettrait de me dominer. De plus, ton aura pue la nécromancie, pas le démonisme. » Le démon poursuivit après s’être dirigé à pas pesants vers Agnes. « Démoniste ! Tu m’as promis une âme : où est-elle ? » Rien n’est plus dangereux que de perdre le contrôle d’un démon, une fois celui-ci invoqué. Il n’était en effet pas rare de voir la créature des enfers se retourner contre l’instigateur de sa venue dans les Royaumes. Il lui fallait trouver quelque chose, et vite. « La voici », exulta-t-elle en bousculant dans sa direction Cahert venu se réfugier dans ses jupons. « Tu te moques de moi, femelle ! », grimaça Tragoyle en soulevant le gnome du sol pour le porter au niveau de son regard. « Tu me le paieras », ajouta-t-il en ouvrant démesurément la bouche pour engloutir le domestique gesticulant. Alors que l’on pouvait suivre le trajet intérieur que suivait Cahert, l’œsophage se dilatant puis le ventre du démon résonnant de coups portés avec de moins en moins de vigueur, il conclut en ces termes : « D’ailleurs, tu vas régler ta dette de suite. » Se tournant vers les sept larrons : « Elle est à vous ; je me retire. – Marak, c’est vrai, on peut ? », demanda Glandith en calant une nouvelle fois sa main dans son gantelet de mailles. « Le démon est bien parti ; je ne ressens plus son aura. Mais on ferait mieux d’attendre que le rituel… – Alors au travail. » Agnes, l’intégralité de ses capacités magiques drainées par son rituel, ne put offrir que peu de résistance à l’assaut du nain à l’armure de ténèbres ; l’intelligence, même la plus géniale, ne pouvait finalement rien contre la force brute lorsque venait le temps du corps à corps. Glandith la réduisit à l’impuissance d’un violent coup de poing au foie. Sa victime tombée au sol, le nain se vautra sur le ventre tendre et en força l’intimité à grands coups de butoir. Atteignant rapidement l’extase, il leva le bras et l’abattit sur la cage thoracique pour retirer d’entre les côtes brisées le cœur encore palpitant. Malgré l’organe arraché et les veines déchirées, pas une goutte de sang ne macula les lattes de bois composant le plancher. « Monstre ! », sanglota Sawglin, condamnée comme les autres à l’inaction en raison de la rapidité et de la cruauté des agissements du nain, paralysée par les images horribles qui lui étaient imposées. « Glandith, tu es devenu un véritable monstre. Tu ne vaux pas mieux que ceux contre qui nous luttons. – Chacal !, explosa Jorn. C’est bien toi qui as assassiné Zyra ; son agresseur lui a arraché le cœur. Lui et toi n’êtes qu’une seule et même personne. Je le savais. – C’est terrible », minauda Glandith derrière son armet, le regard perdu dans des effluves violine. « Aurais-je menti ? – Cette fois-ci, ton crime ne restera pas impuni. » Le noble au regard émeraude dégaina sa rapière d’un geste déterminé. Le duelliste se trouvait face au moment qu’autrefois il redoutait et que maintenant il réclamait : son affrontement avec Glandith. Peut-être allait-il mourir aujourd’hui et maintenant, mais rien ne retiendra plus son bras. Rien ? Si, un nain. « Laisse », exigea Gordang en s’interposant entre les deux adversaires. « Ce combat me revient. » Si Jorn accepta de s’éclipser au profit du nain, ce ne fut que parce qu’il savait pertinemment que Gordang le tuerait plutôt que de se voir refuser l’honneur d’affronter Glandith. De plus, le jeune duelliste savait que Gordang avait une meilleure chance que lui de défaire le Nain du Chaos. Malgré tout cela, Jorn n’aurait pas cédé s’il n’avait croisé le regard paniqué que Sawglin portait sur la scène. Il était clair qu’elle avait besoin d’une présence à ses côtés, un soutien pour que sa raison ne vacille pas. Parce que Jorn connaissait les affres auxquelles l’elfe aux yeux pers s’exposait, il choisit d’être ce soutien-là. Mais quand donc cessera-telle de se montrer si naïve ? Quand donc cessera-t-elle de croire à une rédemption des chaotiques ? Et quand donc cessera-t-il, lui, d’autant s’inquiéter pour elle ? Alors, comme les autres, Jorn s’écarta de manière à laisser aux deux anciens amis la place de mener leur ballet mortel, se jurant d’achever Glandith s’il venait à survivre… ou de mourir en essayant. Solidement campé sur ses jambes, les mains serrées sur la hampe de sa hache de cristal, le nain à la crête orange fit face au nain à l’armure de ténèbres. Faisant cliqueter le métal impie qui le protégeait, portant sur le côté sa hache terminée par deux esses de boucher, Glandith fit face à Gordang. « Le temps est venu, dit ce dernier. L’un de nous deux doit mourir. – Ce ne sera pas moi, Gordang. – Détrompe-toi : tu es déjà mort. – Tu me sembles bien sûr de toi. L’issue du combat est bien moins certaine que tu ne l’imagines. – Tu ne m’as pas compris : tu es mort en tant que nain. Il ne me reste plus qu’à te faire mourir en tant qu’être vivant, ce qui est de loin la tâche la plus facile. J’ai longtemps craint de t’affronter, je dois l’avouer, mais aujourd’hui que je te sais définitivement perdu pour le peuple nain, je suis persuadé que la justesse de ma cause saura m’inspirer. – Tu délires, mon pauvre Gordang. – NON JE NE DELIRE PAS ! » Même Glandith sursauta devant la soudaine colère de son opposant. « Contrairement à toi, j’ai vécu à Karym-Kha, il y a deux millénaires de cela. J’étais présent quand le roi Kormyr a fait organiser la retraite. Cette cité que tu ne fais qu’imaginer, j’en ai foulé le sol, parcouru les grottes, respiré la fragrance. « Les enginieurs m’ont propulsé à travers le temps sur les ordres de Kormyr afin de retrouver cette hache que je tiens dans les mains, la hache du Premier des Nains. Si j’ai été choisi parmi des milliers, ce fut parce que j’avais déjà à l’époque fait le choix d’embrasser la carrière de Chasseur de Dragons. Pourquoi ? En raison d’une impertinente curiosité que je n’ai su faire taire. Je voulais absolument savoir si les Nains du Chaos étaient encore des nains ou si, comme je le soupçonnais, ils ne méritaient pas plus de considération ni de pitié que les peaux-vertes. Le prix à payer pour cette connaissance était ma vie : il ne m’a pas semblé trop onéreux. « Mon choix fait, j’ai été conduit dans la Salle du Peuple, aussi appelée “Salle de la Mémoire”, la plus vaste des grottes de toutes les Neiges Eternelles, le cœur de la cité de Karym-Kha. Là sont gravés les noms de tous les nains existant ou ayant existé. – Cesse là ce monologue stérile », l’interrompit Glandith, impressionné malgré lui par les révélations de son frère de sang. « Tu prétends avoir connu le roi Kormyr, j’en suis fort aise ; j’espère que tu l’as embrassé de ma part avant de le quitter. N’imagine pas pour autant m’apprendre la légende de la Salle de la Mémoire. Je sais tout comme toi que les noms des Nains du Chaos y sont effacés. A ce propos, j’aimerais savoir : à ton avis, vu que la cité est abandonnée depuis des siècles, qui donc se charge de gratter les runes ? – Ce ne sont pas les archivistes qui décident quels noms doivent subsister ou non. C’est Khargon en personne qui s’en charge. » Pendant un bref instant, les vapeurs colorées qui masquaient le regard de Glandith se dissipèrent, trahissant des yeux affolés. « M’ayant fait pénétrer dans la Salle de la Mémoire, on a exigé de moi que je patiente. J’ai alors pu observer de mes propres yeux une rune s’effriter, tomber en poussière, retourner au néant. C’est comme cela que j’ai compris que notre dieu tenait personnellement le compte des âmes pures composant son peuple, mon peuple, le peuple auquel tu appartenais. Tu n’en fais aujourd’hui plus partie. Khargon a décidé que tu n’étais plus un nain. Ton nom est donc à jamais interdit et nul n’a le droit de le prononcer. » Glandith savait que Gordang ne mentait pas. Il savait également qu’il était bien déjà mort. « Tu seras sûrement mon “dragon”, le dernier combat du Chasseur. Je connais le vieil adage affirmant qu’un dragon ne meurt jamais seul, mais qu’importe : j’ai de toute façon une dette à régler envers les miens. » L’espace d’un battement de cœur, un seul, Gordang douta. Il venait de révéler à tous son périple farfelu et pourtant authentique, il avait trahi le secret de son appartenance au clan des Chasseurs, il s’apprêtait à tuer Glandith, cet ami dont il n’avait plus prononcé le nom depuis si longtemps, il… Gordang lança son attaque dans un long sifflement si aigu qu’il faillit rendre sourd tous ses proches. Son arme s’abattit avec tant de puissance que la voûte de la tourelle s’effondra et que les lattes du plancher se rompirent en esquilles acérées. La vitesse de sa lame était telle que des flammes en surgirent, grimpant instantanément à l’assaut des boiseries. « Les Fragments ! », eut à peine le temps de hurler Jorn. Saisissant une Sawglin pétrifiée par les épaules, le gentilhomme la propulsa vers l’extérieur, l’accompagnant dans le mouvement pour lui éviter de tomber du pont aux pierres traîtresses. Autour d’eux, l’Apocalypse jouait son requiem. Le manoir était la proie des flammes, ses toitures éventrées, sa cour percée de plusieurs cratères noircis, ses remparts disparaissant derrière un brouillard de fumée. Le ciel criait sa douleur dans toutes les teintes qu’offrait le rouge. Les derniers météorites, libérés de l’influence d’Agnes, fondaient sur la place fortifiée avec un déchirement avide de l’air, incessant, assourdissant. Happé par le vide, Jorn bascula par-dessus le court parapet protégeant le plateau du pont. Les jambes pendantes, les bras glissant sur la roche humide, il se croyait perdu quand Sawglin retint sa chute d’une main tremblante. Tandis que l’elfe hâlait son compagnon, un Fragment percuta le ponceau, descellant les moellons dont certains s’abîmèrent pour rebondir au sol, quinze toises plus bas. D’autres s’apprêtaient à les suivre, menaçant l’intégrité de la structure. « Sawglin, lança Jorn. Sawglin ! », hurla-t-il pour capter enfin l’attention de l’elfe. « Ecoute-moi… – Le pont ! On va mourir ! – Ecoute-moi. Quand je te le dirai, tu vas sauter. – Tu es fou ! », jeta Sawglin, abandonnant temporairement des yeux les moellons coulissant les uns sur les autres, jouant comme les pièces d’un mécanisme rompu mais encore sollicité. « Fais-moi confiance. » Le fracas devint sourdine, le feu devint flammèche, le lumière devint reflet. « D’accord. » Une seconde météorite s’écrasa tout près dans une déflagration de fin du monde, disloquant l’assemblage fragilisé. Les blocs les plus proches du point d’impact explosèrent sous la chaleur. La mousse se consuma instantanément, projetant alentours des flammes dont la lueur fut aussi vive que brève. Sawglin détendit ses jambes en même temps que Jorn prit appui dans l’épaisseur du plateau. L’elfe s’était promis de ne pas hurler mais elle ne put empêcher son angoisse de s’extirper de sa gorge à la vue du sol, si éloigné et se rapprochant si vite. Son cri ne cessa pas lorsque Jorn la saisit à bras-le-corps, s’interposant entre la terre ferme et elle. Il ne s’interrompit pas plus lorsqu’une soudaine vague de chaleur les nimba tous deux, frisant la pointe de ses cheveux. Soulevés par l’air surchauffé, le duelliste et l’archère touchèrent le sol avec autant de soudaineté que quelqu’un ratant la dernière marche de l’escalier qu’il descendait. Ils étaient sains et saufs. Jorn trouva la force de se relever, de prendre Sawglin dans ses bras, de se précipiter vers ce qu’il tenait pour l’abri le plus sûr et le plus proche, puis il s’effondra, abruti de fatigue, incapable de s’opposer encore au cours des événements. Or, la partition du requiem de fin du monde approchait de son apothéose finale. Dans ce sifflement sans fin qui ne quittait pas les oreilles, d’autres corps célestes percutèrent le manoir, éventrant la terre tels un géant s’acharnant sur un cadavre. La dernière météorite à chuter fut la plus énorme d’entre toutes. Le bloc de pierre lunaire lutta jusqu’à l’extrême pour échapper à la gravité, traversant le ciel avec la lenteur d’un lampion lors de la Fête des Lumières du printemps. Vaincu, il accéléra finalement sa chute qui croisa le piton rocheux soutenant la tourelle, repaire de la démoniste défaite. L’axe de granit fut littéralement sectionné en deux et le cylindre de pierre s’affaissa sur le côté pour tomber en pluie sur la cour tandis que la terre tremblait sous l’impact du Fragment Distordant, vomissant des gerbes de poussière comme une mère qui se sent mourir en couche. La tourelle disloquée s’écrasa sous les yeux de Jorn et Sawglin qui eurent simplement le temps de voir quelques pierres rouler jusqu’à leurs pieds avant d’être noyés sous la poussière. Une fois celle-ci dissipée, tout était fini. L’orage pouvait à nouveau faire entendre sa voix… « Par ici, Jorn ! Je crois avoir trouvé un survivant. » Malgré l’appel, le noble au regard émeraude n’abandonna pas le regard vague dont il parcourait les ruines du manoir. Tout n’était que cendres et seule l’aile où ils avaient croisé le marquis déshumanisé était encore la proie des flammes ; il ne sut jamais que Frasier avait personnellement mis le feu à sa bibliothèque, incapable de supporter l’idée d’être à l’origine du décès de sa fille, aussi maléfique qu’elle ait pu se montrer. Lorsque Sawglin l’interpella une nouvelle fois, il s’approcha d’elle d’un pas qu’il aurait voulu plus dynamique, laissé amorphe par les récentes épreuves qu’il avait traversées. Malgré son extrême faiblesse, il avançait l’arme au poing, attendu qu’ils avaient quatre fois plus de chances de tomber sur un chaotique que sur Gordang. Focalisant son reste d’attention dans la direction indiquée par Sawglin, il perçut une vague lueur rougeâtre filtrer à travers les gravats. « Une météorite encore rougeoyante », émit Jorn à titre d’hypothèse. « Non, on ne perçoit aucune chaleur. Et puis, nous n’avons pu retrouver de Fragments dans aucun des cratères. – Les skavens ? » Sawglin marqua son assentiment par un hochement de tête. L’elfe ne parvenait encore pas à comprendre comment les Fragments, pourtant nombreux et pour certains volumineux, avaient pu disparaître avec une telle soudaineté. Bien que Jorn et elle n’aient pas procédé à des recherches très poussées, elle était convaincue qu’ils ne retrouveraient rien. Seule l’hypothèse de l’intervention des skavens lui donnait satisfaction ; des traces de réseaux souterrains mis à jour par la pluie destructrice attestaient de leur présence. « Au moins, ils ne sont pas entre les mains des chaotiques, se consola-t-elle. – Peut-être, mais qui sait ce que vont en faire les hommes-rats ? » Les deux chercheurs débarrassèrent la place des éboulis qui l’encombraient. Ils dégagèrent ainsi une épaisse plaque de granit qui avait survécu à l’écroulement. En dessous, jouant le rôle d’étai, la hache de cristal frappée d’une rune irradiant d’une lumière palpitante soutenait la vingtaine de quintaux de la stèle improvisée. « Gordang ! », s’écria Sawglin qui, après un bref examen, ajouta : « Il est hors de danger. Mais où sont les autres ? – Puissent-ils rôtir en Enfer ! » « Larves inutiles ! Méprisables insectes ! Faut-il que j’en vienne à vous sauver la vie pour que vous remplissiez votre office ? Auriez-vous oublié ce pour quoi je vous ai fait ? » Zhül toisait la pathétique assemblée qui se prosternait à ses pieds. Il avait été contraint de transférer ses disciples en sa cathédrale pour leur éviter d’être broyés lors de l’effondrement de la tourelle. La soif inextinguible de Kurlhog se faisait toujours un peu plus pressante et Kaldesh ne pouvait permettre à une démoniste de le priver de ses agents, fût-elle puissante au point d’attirer son attention par sa seule aura. Cette Agnes de Brendyn les avait laissés en piteux état : la bure de Marak était déchirée en plusieurs endroits, la cape de Wareth ternie par la poussière, l’armure de Glandith privée de son casque aux cornes fières et l’arme polymorphe de Riva sillonnée de fêlures. « Les seuls à tenir leurs promesses sont Glandith et Marak. Eux sont de véritables défenseurs de ma cause. Vous deux n’êtes que des pantins passifs, en particulier toi, Riva. Si l’on excepte ton intronisation, tu ne m’as pour l’instant rassasié de rien d’autre qu’un cadavre, mutant qui plus est. Le seul avantage que Wareth possède sur toi, c’est que lui est conscient de son devoir et sait comment l’honorer envers et contre tout. A son image, tu vas donc m’abreuver de ton propre sang. » Riva fut étonné de constater que, contrairement à lui, son maître avait peur. Sa voix avait perdu le ton traînant qui la rendait envoûtante et le visage charismatique au port altier qu’il présentait tantôt se trouvait réduit à un masque de peau fripée des plus repoussants. La colère dont il les accablait dissimulait bien mal une angoisse profonde : celle de se savoir dans l’incapacité de contenter l’appétit du dieu du Sang et des Massacres. Ayant déployé sa carcasse meurtrie jusqu’à dominer Zhül, le demielfe rejeta d’un mouvement de tête ses cheveux en arrière et dit : « Non. – Riva… », enchaîna Zhül en retrouvant un semblant de calme, « je te conseille de ne pas aggraver ton cas… Je connais le moindre de tes gestes… comme par exemple lorsque tu choisis… de restaurer la tombe d’un héros mort… au lieu de poursuivre l’œuvre de profanation… entamée par Glandith… – Non. » La main de Zhül devint floue, ne se matérialisant à nouveau qu’une fois sur la poitrine de Riva. Un éclair bleuté en surgit, le brûlant grièvement tout en le propulsant en arrière pour percuter violemment la paroi derrière lui. Glissant jusqu’au sol, le demi-elfe eut à peine le temps de poser la main sur sa blessure dont les lèvres de peau croustillaient que des bras squelettiques s’extirpèrent du sol. Commandés par le Premier des Nécromants en personne, une demi-douzaine de squelettes s’élevèrent des entrailles de la terre pour s’avancer vers le géant terrassé. Noyé sous les assaillants, en situation de faiblesse, Riva ne put faire mieux que de se protéger le visage. Dans un silence morbide, des ongles crochus traçaient des sillons carmins sur sa peau, des mâchoires à demi déchaussées mordaient à pleins chicots dans sa chair, des articulations à vif se glissaient entre ses côtes… quand soudain tout disparut dans une poussière d’ossements. « Co… comment ? Toi… Glandith… le plus fidèle d’entre les fidèles… » Zhül contemplait, incrédule, la hache aux esses de boucher plonger dans ses entrailles comme dans celles d’un vulgaire porcin. « Aurais-je sous-estimé… l’influence de Gordang ?… L’aimerais-tu… plus que moi ?… – Wareth !, hurla Glandith. Ne réfléchis pas et viens m’aider ! » L’assassin se drapa dans sa cape et plongea sur son maître. Il lança son bras pour indiquer au vêtement la direction où frapper. « Le scorpion n’est pas immunisé contre son propre venin ; voyons si tu es insensible aux armes que tu nous as confiées. » Le tissu ténébreux accompagna le geste de son possesseur et l’ourlet découpa proprement le bras de Zhül au niveau de l’épaule, tombant comme la branche morte d’un vieil arbre. La cape poursuivit son mouvement et vint se lover autour du cou de son porteur avec la douceur d’un bras de femme. Mais le cri de victoire de Wareth resta coincé dans sa gorge toujours aussi douloureuse : pas la moindre goutte de sang ne venait suinter du membre amputé. Immédiatement, des volutes de chair et des griffes d’os s’arrachèrent de l’épaule libérée de Zhül. Un battement de paupière plus tard, le Premier des Nécromants faisait jouer les articulations de son bras à la peau rosée des nouveaux-nés. « Je vous ai sauvé la vie… afin que vous remplissiez votre office… Faudra-t-il que je vous l’enseigne… en vous la retirant ?… » Abandonnant subitement la contemplation rêveuse de son membre ressuscité, Zhül pointa Wareth d’un doigt vengeur. L’assassin sentit aussitôt sa cape ténébreuse se resserrer autour de sa silhouette, le tissu prenant progressivement la consistance d’une feuille d’acier. L’ourlet vint glisser autour de son cou, abandonnant un collier sanglant avant de lui déboîter l’épaule coincée en dessous. La cape s’enroula autour de lui, tendant son corps comme un archer avant son tir. Trop cambré pour tenir davantage debout, Wareth tomba lourdement au sol, la poitrine à ce point oppressée qu’il ne pouvait crier sa douleur. Ses cotes flottantes furent les premières à céder sous la pression. « Glandith… » Indifférent à l’agonie de Wareth, Kaldesh se tourna vers le nain. « Toi mon premier compagnon… toi Glandith le fidèle… » Si la voix de Zhül était de pure douceur, Glandith ne put s’empêcher de reculer, lançant de temps en temps un regard affolé vers Wareth dont on ne percevait d’autre cri que le bruit de ses os qui se brisaient les uns après les autres. « Je t’ai offert tout ce que tu désirais… Je me suis conduit comme un père pour toi… » Le nécromant retira la hache plantée dans sa poitrine et la jeta dans les airs avec une déconcertante facilité ; Glandith ne devait jamais la revoir. « Ta punition doit être… à la hauteur de ma déception… » Le visage ouvert de Zhül se crispa soudain en un affreux rictus. Glandith, alors distant de plusieurs pas de son maître, fut soulevé dans les airs par un courant rendu visible par les ondes de chaleur qu’il dégageait. Son armure fut parcourue de rivières pourpres devenant fleuves et s’agglutinant en un lac de sang qui s’étira jusqu’aux lèvres de Zhül. Ses racines plongeant toujours plus profondément dans le corps de Glandith, l’armure au métal granuleux pompa dans les entrailles naines de sorte à alimenter cette étendue devenue mer puis océan. Dans un étranglement guttural, Glandith sentit tout son être s’assécher, se flétrir sous le soleil de l’appétence de celui qu’il avait osé défier. Son visage exsangue se parchemina et ses traits se figèrent dans l’aridité d’une laideur sans nom. « Encore. Encore ! ENCORE ! », exigea un Zhül toujours plus concupiscent. Le Premier des Nécromants invoqua une seconde fois la horde de squelettes dispersée suite à l’intervention de Glandith. Cette fois-ci, une haie de mains décharnées surgirent du sol, allée menant directement à Riva et où les graviers seraient remplacés par des phalanges jaunies. Le corps inerte du géant fut soulevé du sol et, passant de main en main à la vitesse d’une pierre qui dévale une pente, finit aux pieds de Kaldesh. « A ton tour, Riva… » Le géant couturé de cicatrices rassembla les derniers lambeaux de force qui restaient accrochés à son orgueil pour tenter de se relever. Il ne put faire mieux que de se mettre à genoux ; ne voulant pas adopter la posture du pénitent, il se laissa retomber pour s’asseoir. « Non. » Il plongea son regard dans celui de Zhül. « Tu n’obtiendras plus rien de moi. La vie est plus importante que tes appétits. – La vie… Je vous reconnais bien là… pauvres mortels. Tu me parles d’eau quand je te parle d’océans… tu me parles de vie quand je te parle d’éternité… – Je ne sais comment j’ai pu me laisser convaincre par tes discours, pauvre fou. » Comprenant que Zhül le laissait délibérément poursuivre, tel le badaud qui près d’un gibet cherche à saisir les dernières paroles du condamné, Riva continua pour ne s’arrêter qu’à bout de souffle. « Peutêtre ai-je cru plus facile de placer mon existence entre tes mains, libéré de la contingence des choix. Peut-être me suis-je imaginé devenir plus puissant à ton contact. Peut-être ai-je seulement cédé comme le ferait une femme lassée de répondre “non” aux avances incessantes d’un amant. Qu’importe les raisons car j’en fais aujourd’hui le serment : plus jamais personne ne tiendra mon Destin entre ses mains. Personne, tu m’entends, en particulier pas toi ! – Mais je n’en ai jamais voulu à ton Destin… Simplement à ton sang ! » Avec la vivacité d’un oiseau de proie, Zhül plongea sa main griffue sous le menton de Riva qu’il souleva comme un enfant. De sa main libre, il entama la chair tendre de la gorge qui lui était offerte. Coupée nette, la jugulaire expulsa par saccades des jets de sang si puissants qu’ils pulsaient à près d’une toise de haut. S’interposant devant le flot sanguin, Zhül s’y baigna le visage avec délectation. Gavé de sang, Kaldesh laissa exploser son implacable pouvoir. Libérant toutes les énergies sommeillant en lui depuis des éons, il inonda la cathédrale inversée d’un torrent de magie pure. Les vitraux se fendirent comme la pulpe d’un fruit trop mûr, aspergeant les lieux de sang. Les statues vivantes tombèrent de leur piédestal, décapitées, démembrées. L’écorché se tordait de douleur, les vecteurs de sa torture canalisant les forces nécromantiques pour les injecter directement dans son corps décharné. Les murs tremblaient, prêts à céder sous l’assaut des ténèbres contre lesquels ils formaient un dernier rempart. Riva, Glandith et Wareth, réduits à l’état de simples jouets, tournoyèrent longtemps dans les airs avant de se voir accorder de retrouver le sol où ils retombèrent, fumants. Quant à Marak… L’adepte était catastrophé de voir les siens se soulever ainsi contre leur mentor. Par leur faute, il allait perdre un allié particulièrement puissant. Il n’était pas aussi veule que Wareth qui se vautrait à plat ventre en jurant fidélité à tout ce qui possédait plus de puissance ou d’autorité que lui. Il n’était pas non plus comme Glandith qui s’était converti par simple curiosité, sans oser vivre l’expérience jusqu’au bout. Quant à Riva, il venait d’avouer n’être qu’un puceau envoûté par les promesses d’une catin. Mais lui, Marak, respectait profondément Zhül, il appréciait la puissance que son contact lui procurait et surtout, il ne voulait pas que cela cesse. Marak avait déjà assisté à des démonstrations de force données par le Premier des Nécromants, notamment lors du sac de Sialac, mais rien ne l’avait préparé à une telle puissance. Zhül balayait tout autour de lui, se montrant aussi ravageur que la chute des Fragments Distordants. Il voyait la magie pure là où d’autres n’imagineraient rien de plus que du vent. Ses tourbillons éthérés naissaient et mourraient partout sous le transept et dans la nef, soufflant à travers les mâchoires à vif de dizaines de squelettes en un simulacre de respiration, créant des visages fantomatiques sortis tout droit d’un cauchemar d’enfant avec au centre de la tourmente Zhül Kaldesh matérialisant l’œil du cyclone. Avisant cette énergie pure qui saturait l’immensité de la cathédrale, l’adepte se savait en mesure de lancer le plus puissant sortilège de sa carrière, ici et maintenant. « Quelle est la limite de ta magie… jeune apprenti… ? », scanda Zhül dont la silhouette était rendue floue par le nexus. « Mon savoir », répondit instinctivement Marak, surpris de voir son maître soudainement s’intéresser à lui. L’étonnement fut chassé de son esprit par la souffrance, son corps parcouru d’éclairs bleutés surgis de la main tendue de Zhül. « Mon imagination », articula l’adepte à la première accalmie. « Arghhhhh ! » Foudroyé par une nouvelle salve d’éclairs, Marak s’effondra d’un bloc. Debout, ses cheveux étaient du noir de l’aile d’un corbeau ; percutant le sol sans pouvoir amortir sa chute, ils avaient le gris d’un soir d’hiver. « Mon… » Les genoux au sol et les paumes à plat sur les tuiles du sol de la cathédrale renversée, Marak tentait de se relever. Son effort rendait sa voix tremblante. « … désir. – Le désir… bonne réponse… », le félicita Zhül sans suspendre la pratique de sa juste vengeance sur le trio d’insurgés. « Mais il faut être capable de l’assumer… tout comme un voleur doit être capable d’échapper aux gardes… » La source de Riva étant désormais tarie, Zhül repoussa le géant agonisant et s’approcha de Glandith. Le nain contemplait son visage défait dans les reflets de quelque relique tombée bas, passant ses mains sur ses traits comme pour se convaincre de leur innommable laideur. « Les arcanes guident ta destinée… jeune Marak… mais tu n’es pas encore un véritable nécromant… » Un peu plus loin, Wareth avait cessé de bouger. Arc-bouté sur lui-même, ses talons touchaient le sommet de son crâne. « Alors… que comptes-tu faire ?… – Rien. » Marak avait fini par se remettre debout. Il arrangea sa tenue et lissa sa chevelure devenue crinière avant de croiser les mains devant son bassin. « Ils ont fait leur choix en se révoltant contre vous, décision qui leur appartient en propre. Moi, Marak, Adepte du Troisième Cercle de la Nécromancie, j’ai fait le mien : celui de ne pas mordre la main qui m’a nourri. C’était là une leçon que vous n’aviez pas l’utilité de me faire ; je l’avais déjà assimilée. » Zhül esquissa un sourire victorieux. « Toutefois, rajouta Marak, vu que j’ai appris de vous ce que je souhaitais apprendre, je n’interviendrai pas plus en votre faveur qu’en la leur. » Triomphant, Kaldesh lança un regard condescendant à ses quatre disciples, terrassés par sa puissance et sa sapience. « Comprenez vous maintenant ?… Comprenez-vous ? – Je comprends surtout que jamais je ne récupèrerai mon dû ! » Zhül se figea d’un bloc avec l’impression de sentir le contact froid d’une dague dans son dos. « Ku… Kurlhog ? – C’est bien moi, nécromant. – Mais comment… – Je ne sais qui a osé requérir ma présence en ces lieux, mais je jure de le découvrir. Dès que je me serai repu de son sang, je le remercierai pour m’avoir ouvert les yeux. J’ignorais que tu étais éveillé, mortel. – Je… je ne le suis que depuis fort peu. Et je m’apprêtais à vous le faire savoir, ô grand massacreur. » Les traits de Zhül se voilaient d’un linceul de terreur et sa voix chevrotait sans charme. « Dans ce cas, où est le tribut que tu dois me remettre ? – Vous parlez du sang humain… » Kaldesh partit d’un rire brisé. « Je… j’ai choisi de régénérer mes propres forces afin de vous servir au mieux. – Tel n’était pas notre accord. – Mais je… – Suffit, mortel ! Nul ne peut négocier avec un dieu. – Pardonnez-moi, ô splendide écorcheur. Laissez-moi vous offrir ces quatre disciples qui… – Assez ! En plus de négocier, tu cherches à me tromper, mortel ? Tu sais tout comme moi que trois d’entre eux font partie de l’Anneau des Sept. Quant au quatrième, il n’a pas encore joué le rôle que lui destine la Prophétie. Nulle divinité, pas même moi qui suis la plus puissante, n’a le pouvoir de disposer de leurs âmes. A bien y réfléchir, seul toi ici es une proie possible… – Non. Pitié, non ! Je n’ai pas encore eu le temps de la ramener. C’est trop tôt. Accordez-moi encore un peu de temps. Il faut que je la sauve… » Zhül lança des regards terrifiés autour de lui, cherchant l’origine de cette présence qu’il sentait peser sur ses épaules. « Non », reprit-il en sentant son corps brusquement agité de spasmes. Sous sa bure, la peau se tendait à certains endroits pour cloquer à d’autre. « Non, pas ça ! Nooooon… » Les vêtements du Premier des Nécromants disparurent dans une fumée fugitive, ne laissant derrière eux que son corps nu. Sa peau torturée se déchira en lambeaux comme un serpent mue, découvrant le réseau des veines palpitantes et des muscles tressautant de terreur. Les chairs musculaires entamèrent leur dissolution vaporeuse jusqu’à être réduites à quelques traces comparables à la suie dans l’âtre d’une cheminée. De ces restes surgit un squelette cliquetant qui tomba épars au sol. Zhül, mu par la dernière étincelle d’une vie qui aurait dû le quitter depuis bien longtemps, dressa son bras gauche vers un être qui n’existait que dans ses souvenirs séculaires. Sur la phalange de l’annulaire gauche brillait une alliance dont l’éclat d’or disparut dans une poussière d’ossements… « Gordang, ça va ? Ca va ? – Oui-oui, inutile de me frapper si fort ! » Le nain se redressa péniblement tout en remarquant que ces derniers temps, lui et les autres se retrouvaient un peu trop souvent par terre à son goût. « Par la barbe d’une pucelle ! J’ai l’impression qu’un dragon m’a pris pour site d’atterrissage. Et il a bien mangé en route, le bougre ! » Ravi de voir son patient bougonner, ce qui chez lui était signe de bonne santé, Sawglin demanda : « Que s’est-il passé exactement là-haut ? Sais-tu où sont passés les autres ? – Je l’ignore », lui répondit le nain d’un ton ostensiblement détaché. Il tendit la main et sa hache de cristal s’y matérialisa docilement ; quelque part au milieu des décombres, une plaque de granit s’effondra. « Il vaudrait mieux pour eux qu’ils soient morts. – Ils le sont, affirma Jorn. Rien ne peut survivre à pareille apocalypse, pas même eux. » Sawglin se tourna vers le manoir ravagé pour se convaincre de l’inéluctabilité des propos de Jorn. Ses mains réunies contre sa poitrine, juste sous le menton, elle adressa une courte prière pour honorer la mémoire de ses amis disparus. Les elfes croyaient en la vie après la mort en partant d’une constatation simple : il subsiste du défunt les souvenirs dont il a marqué l’esprit de ses proches. Aussi, Sawglin se souvenait de Glandith présentant fièrement son chariot transformé en barque improvisée sur les berges du Ryak, braillard et jovial ; de Wareth, venu la réconforter après la prise du Trollslayer aux mains des mutants, discret et disponible ; de Marak, cherchant sans cesse à la troubler sans jamais se montrer blessant, avisé et brillant ; de Riva, lui prêtant sa force herculéenne pour l’aider à sauver Glandith tombé de la falaise, puissant et tendre. Ces quatre-là ne mourront jamais car le cœur de Sawglin se fera l’écrin de leur existence. Or, les elfes sont immortels… « Vôhzzubbyn, Nyyörghul, répondez à mon appel ! – Comment oses-tu perturber notre sommeil, Kurlhog ? », éructa le dieu de la Pestilence et de la Maladie d’une voix souffreteuse. « J’ai bien été dérangé par l’un des nôtres, s’emporta le dieu du Sang et des Massacres. Pourquoi ne souffririez-vous pas du même inconfort que moi, votre frère ? Je ne sais pas encore quelle divinité m’a tiré des bras d’Ithurse, la déesse de la Beauté et de la Laideur, mais je finirai par mettre un nom sur le chien à l’origine de cette infamie et il sera châtié, tout divin qu’il soit ! Si jamais je découvre qu’il s’agit de ce bâtard à trois queues de Salian-Dhôl, je jure de lever toutes les armées des Terres du Chaos pour raser Arkhylonia ! – Une traîtrise ? », exulta Nyyörghul sans sortir de l’ombre. « Voilà qui devient intéressant… – Qu’importe, trancha Kurlhog. J’ai d’abord cru que l’on ne m’avait dérangé que pour épargner la vie de quelques méprisables mortels, mais il n’en était rien. – Attends-tu que la pourriture nous saisisse pour continuer ? », l’exhorta à poursuivre Vôhzzubbyn alors que le dieu du Sang et des Massacres se perdait dans des pensées intérieures. « Le forgeage de l’Anneau a commencé. – Quoi ! », trembla le dieu de la Traîtrise et du Meurtre, si perturbé que sa silhouette s’approcha suffisamment près de la lumière des cieux pour commencer à brûler. « L’Anneau des Sept est en train de se former, se répéta Kurlhog. – C’est impossible, répliqua Vôhzzubbyn. La Prophétie… – … ne précise aucune date », le coupa Kurlhog, « simplement une époque. Apparemment, les temps sont venus. Il nous faut donc accélérer nos plans. Sans tarder… »