La sécurité des approvisionnements pétroliers

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La sécurité des approvisionnements pétroliers
Pétrole et Moyen-Orient : réflexions sur
la sécurité des approvisionnements
Par
Antoine AYOUB
Professeur émérite et
Fondateur du GREEN*
Co-directeur du réseau MONDER*
Université Laval
Québec – Canada
Août 2007
* Groupe de recherche en économie de l’énergie, de l’environnement et des ressources naturelles.
* Réseau francophone MONDER, Mondialisation, Énergie, Environnement.
À chaque fois qu’un événement grave, politique ou militaire, vient secouer,
directement ou indirectement, la région du Moyen-Orient, le problème de la sécurité des
approvisionnements pétroliers (SAP) refait surface et domine l’actualité. C’est le cas
aujourd’hui, après les attentats du 11 septembre 2001 et, surtout, après la guerre en Irak
avec ses soubresauts et ses suites difficilement prévisibles. Le dossier du nucléaire
iranien vient rajouter une incertitude supplémentaire à une situation politique régionale
déjà très trouble. Face à une telle situation, on est en droit de parler de « choc des
incertitudes » dont le centre névralgique est, jusqu’à présent, l’Irak. C’est dans ce pays
que tous les protagonistes, et ils sont nombreux, trouvent le terrain pour confronter leurs
stratégies. Il m’a donc paru opportun d’examiner le problème de la SAP à partir du cas
irakien, considéré comme un « microcosme » de l’ensemble du Moyen-Orient.
Mais au-delà de l’actualité immédiate, il faut bien se rappeler, pour mettre les
choses dans leur contexte, que ce problème de la SAP a une longue histoire derrière lui.
Ce problème a, en effet, émergé suite au premier choc pétrolier de 1973 et à l’embargo
qui l’avait accompagné. Depuis cette date, la SAP est devenue le défi majeur de toutes
les politiques énergétiques de tous les pays importateurs nets de pétrole. Surtout, du plus
important parmi eux : les Etats-Unis. L’objectif principal de toutes ces politiques est la
diminution de la dépendance envers le pétrole, comme forme d’énergie, ainsi qu’envers
les pays qui l’exportent, surtout les pays du Moyen-Orient, région réputée, à juste titre,
instable politiquement.
Ces politiques, quel que soit le nom qu’on leur donne (indépendance énergétique,
autonomie énergétique, sécurité énergétique, etc…), s’articulent autour de trois axes : 1)
diversification géographique des sources d’approvisionnements pétroliers (les pays nonOPEP plutôt que les pays-OPEP); 2) substitution du pétrole par d’autres formes
d’énergie, de préférence autochtones; et 3) politiques d’économies d’énergie qui
cherchent à diminuer la consommation énergétique sans pour autant ralentir le rythme de
la croissance économique. Cette dernière politique fait, d’ailleurs, partie intégrante de ce
que l’on appelle aujourd’hui le développement durable.
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Il ne fait aucun doute que la réussite de toutes ces politiques est fonction, en
dernier ressort, du niveau des prix pétroliers, de leur évolution et de leur prévisibilité.
Sur ce point bien précis, il semble avoir existé, depuis 1973, une certaine convergence
d’intérêts entre le plus grand exportateur mondial, l’Arabie Saoudite, et le plus grand
importateur, les Etats-Unis. Le premier contrôlant, par le poids de ses réserves, de sa
capacité de production et de ses exportations, les décisions de l’OPEP pour maintenir les
prix à un niveau qui ne menace pas trop la croissance économique mondiale. Les EtatsUnis, de leur côté, assurant au régime saoudien la sécurité et la permanence (la première
guerre du Golfe est un exemple clair à cet égard). Depuis le 11 septembre 2001, des
tensions entre les deux pays semblent parfois faire jour dans certains milieux, au point
que des observateurs avancent l’idée que la guerre de l’Irak avait, parmi ses objectifs,
celui de diminuer ou, tout au moins, de contrebalancer le poids de l’Arabie Saoudite par
d’autres acteurs (l’Irak, mais aussi la Russie et les autres pays producteurs de l’Asie
centrale).
À la lumière des bouleversements politiques et économiques majeurs que connaît
déjà et que connaîtra probablement l’ensemble du Moyen-Orient, deux questions peuvent
être posées concernant le problème de la SAP.
La première concerne les perspectives, à court, moyen et long terme, de la
diversification des sources d’approvisionnements ainsi que de la validité de l’hypothèse
d’un changement radical du système pétrolier international qui devrait s’en suivre. La
deuxième question touche plus particulièrement le problème de la prévisibilité de la
trajectoire des prix pétroliers : condition essentielle pour engager les investissements
nécessaires dans l’exploration et la production des sources substituts au pétrole, et au
pétrole-OPEP tout particulièrement. À cet égard, il est nécessaire de commencer par
souligner que cette prévisibilité souhaitée se trouve être profondément perturbée depuis le
printemps 2004. En moins d’un an et demi, les prix pétroliers sont passés de 30/35$/bl en
moyenne à 65/70$/bl aujourd’hui : une hausse dont l’explication embarrasse et divise les
observateurs. À cette situation, déjà entourée d’incertitudes et de spéculations, sont
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venus s’ajouter les effets perturbateurs des cyclones (Katrina et Rita), qui ont secoué la
région du pétrole aux États-Unis (le Golfe du Mexique).
Mais avant de proposer une tentative d’explication à cette hausse incessante des
prix, il convient de commencer par définir ce que l’on entend par la sécurité des
approvisionnements pétroliers (SAP) et par préciser dans quelles mesures ce problème
peut être à la base d’une telle explication.
1. La sécurité des approvisionnements : pourquoi?
Il est largement convenu de définir la SAP comme « une situation où les flux
pétroliers, des pays producteurs vers les pays importateurs, puissent s’effectuer
normalement et à un prix raisonnable ». Beaucoup d’encre a coulé au sujet de cette
définition, mais elle demeure malgré tout utilisable pourvu qu’on y ajoute que
« normalement » veut dire que les approvisionnements doivent être soustraits à tout acte
volontaire d’interruption (embargo, sabotage, chantage, etc…). Quant au « prix
raisonnable », cela veut dire un prix qui ne met pas en danger, d’une part, la croissance
économique mondiale et, d’autre part, la production des sources substituts (le pétrole
hors-OPEP ainsi que les autres formes d’énergie).
Trois raisons sont à l’origine de ce problème de sécurité. La première est d’ordre
physique, très difficile à modifier dans le court et le moyen terme : c’est la concentration
d’environ trois quart des gisements pétrolifères à faibles coûts (moins de 5$/bl) dans une
région géographique bien limitée qui se trouve être le Moyen-Orient, principalement les
pays du Golfe. L’Arabie Saoudite seule, possède 25% des réserves prouvées dans le
monde ainsi qu’une capacité de production installée d’environ 10,5-11 millions de b/j (le
chiffre est indicatif car, de toute manière, controversé). À cette concentration de l’offre
répond une concentration de la demande dont les Etats-Unis, sans parler de l’Europe et
du Japon, sont le meilleur exemple : 25% du total de la consommation mondiale dont
55% environ provient de l’étranger avec 15% de l’Arabie Saoudite et environ 17% du
Canada, faisant ainsi de ce dernier pays le premier exportateur de pétrole vers les ÉtatsUnis.
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La deuxième raison est d’ordre politique, qui vient aggraver le phénomène de la
double concentration que je viens d’évoquer. C’est l’état d’instabilité chronique qui
continue à dominer la région du pétrole depuis la disparition de l’empire Ottoman après
la première guerre mondiale. Cette instabilité coïncide, il faut le souligner, avec le début
des grandes découvertes pétrolières, du découpage de la région entre les grandes
puissances de l’époque (Angleterre, France) et de la naissance du nationalisme arabe.
Après la deuxième guerre mondiale, ce fut la période de l’éclosion des mouvements
d’indépendance nationale et de la création de la plupart des États arabes ainsi d’ailleurs
que de l’État d’Israël. Aujourd’hui, en plus du cas irakien, les problèmes dominants sont
le conflit interminable Israëlo-Palestinien et la propagation du fondamentalisme islamiste
dans une région où la grande majorité des pays sont gouvernés par des dictatures ou par
des régimes autocratiques. On voit bien que les raisons de l’instabilité politique ne
manquent pas et qu’elles sont, en plus, enchevêtrées et récurrentes, à un point tel que
l’avenir même de cette région demeure toujours un grand point d’interrogation et
d’incertitude.
La troisième et dernière raison du problème de la sécurité est d’ordre
institutionnel. Il s’agit des nationalisations des gisements pétroliers dans tous les pays de
la région et du transfert de leur propriété et de leur exploitation des sociétés
multinationales (essentiellement les Majors) à des états souverains.
Ce changement
radical dans la structure même du secteur pétrolier avait commencé dès la fin des années
60 et s’est propagé partout après le choc de 1973. Même un pays comme l’Arabie
Saoudite, dont le ministre du pétrole de l’époque (Cheikh Yamani) disait que son
gouvernement a contracté un « mariage catholique » avec les multinationales, avait fini
par nationaliser son pétrole.
L’effet le plus important de ces nationalisations fut la rupture de l’intégration
verticale de la chaîne pétrolière (du puits à la pompe, comme on dit). Sous la houlette
des Majors, cette intégration était pendant des décennies la structure dominante du
marché ce qui contribuait, sans doute, à une certaine stabilité et à une certaine
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prévisibilité des prix. Depuis le premier choc de 1973, la structure du marché pétrolier
est devenue bicéphale : l’amont (exploration et production du pétrole brut) sous le
contrôle majoritaire des États de l’OPEP, au moment où l’aval (transport, raffinage et
distribution) demeure sous le contrôle des multinationales privées.
Ce changement
profond et radical de la structure même du marché, peut être considéré, dans un certain
sens, comme le facteur « systémique » et général des fluctuations amples et difficiles à
prévoir des prix. D’autant plus que le marché pétrolier est devenu, depuis 1984, un
marché boursier qui, comme tout marché boursier, est caractérisé par l’instabilité de ses
cours.
Ces trois raisons combinées sont suffisantes, me semble-t-il, pour expliquer
pourquoi la dépendance des pays importateurs, en premier lieu les Etats-Unis, avait pris
depuis 1973 un aspect politique évident qui dépasse le simple aspect de la dépendance
économique réciproque entre pays, qui est la norme et la raison d’être des relations
économiques internationales. Par conséquent, le rôle des facteurs géopolitiques sur la
structure du marché et des prix pétroliers paraît tellement évident qu’il n’est nul besoin de
reprendre la discussion, un peu dépassée, pour savoir si le pétrole est une « banale
matière première comme les autres » ou un « produit stratégique ».
L’idée que le marché pétrolier constitue, depuis l’ouverture des marchés boursiers
(NYMEX et Londres) dans les années 80, un « One Great Pool » qui peut régler à lui
seul les problèmes de la dépendance au pétrole, pourrait paraître séduisante à première
vue. Sauf que ce « Pool » est alimenté majoritairement, en temps de paix comme en
temps de guerre, et jusqu’à nouvel ordre, par des États et non par des sociétés privées.
Par conséquent, les prix et les quantités sur le marché pétrolier sont grandement
influencés par les alliances et les conflits entre États à l’intérieur du système des relations
politiques internationales.
L’exemple des relations entre les Etats-Unis et l’Arabie
Saoudite est une illustration de ce que j’avance.
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2. La diversification des sources : quelles perspectives?
Si la sécurité implique une diversification des sources d’approvisionnements, la
première question qui se poserait serait alors : qui sont les pays qui peuvent se présenter
comme candidats possibles pour contrebalancer le poids, aujourd’hui dominant, de
l’Arabie Saoudite? En d’autres mots, l’hypothèse d’un changement radical du système
international des approvisionnements pétroliers, suite à la guerre en Irak, est-elle
plausible?
Les deux pays candidats qui sont souvent cités, ces derniers temps, sont la Russie
et l’Irak. Or, les constats qui se dégagent en comparant les données disponibles sur
chacun de ces deux pays avec celles de l’Arabie Saoudite sont les suivants :
2.1 Pour la Russie
En examinant les statistiques, on constate directement qu’au cas où ce pays
cherche à augmenter son poids actuel pour occuper, à moyen terme, la place aujourd’hui
dévolue à l’Arabie Saoudite comme premier exportateur dans le monde, il y a risque de
voir ses réserves décliner relativement rapidement. En tout cas, plus rapidement que le
temps qu’exigerait une saine gestion de ses réserves.
La raison principale de cette assertion est que le rapport R/P (réserves/production)
de la Russie est estimé aujourd’hui à environ 22 ans au moment où ce rapport est de 73
ans pour l’Arabie Saoudite. En produisant en 2003 environ 8.5 millions de b/j et en
exportant quelques 6 millions de b/j, ce pays semble avoir atteint les limites de sa
capacité de production installée. D’autant plus qu’il avait déjà augmenté sa production
de 2 millions de b/j entre 2000 et 2003. Il faut bien souligner, à cet égard, que le
principal responsable de cette politique agressive de production est la société Ioukos dont
le sort est actuellement entre les mains de l’État russe qui envisage, paraît-il, de la
nationaliser complètement.
Même si la production demeure au même niveau qu’en 2003, il ne restera qu’une
seule manière d’augmenter le ratio R/P : c’est de faire croître les réserves prouvées en
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transformant les réserves probables en réserves économiquement exploitables. Une telle
opération exige énormément de capitaux que seul le secteur privé international est
capable d’assurer. Elle exige aussi, par conséquent, un cadre juridique et fiscal clair et
stable pour inciter le secteur privé à investir. Finalement, cette augmentation des réserves
prouvées exige, surtout, du temps avant de se réaliser. Ce sont là des conditions qui
dépendent, en dernier ressort, de la stabilité du régime politique russe ainsi que des
réformes socio-économiques qui restent encore à mettre en place.
Au cas où, pour une raison ou une autre, la tendance actuelle des prix
internationaux du pétrole vient à s’inverser et commence à baisser, il est très probable
que la Russie se verra obligée de s’ouvrir à des accommodements avec l’OPEP et avec
l’Arabie Saoudite en premier lieu, pour maintenir son niveau d’exportation actuel. En
bref, la Russie continuera, certes, à occuper une place importante sur l’échiquier pétrolier
sans que cela puisse être considéré comme une nouvelle source d’approvisionnements qui
viendrait bouleverser l’équilibre actuel.
2.2
Pour l’Irak
La situation me paraît être juste à l’inverse de celle de la Russie. Dans le court et
le moyen terme, d’ici cinq à dix ans, le rôle de l’Irak restera marginal tant que son pétrole
restera imprévisible, comme c’est le cas depuis la première guerre du Golfe et surtout
depuis la deuxième.
À plus long terme, une fois la situation sécurisée et stabilisée, les potentialités
pétrolières de ce pays sont telles qu’il peut, en effet, prétendre un jour à un rôle qui
viendra contrebalancer celui de l’Arabie Saoudite. Le ratio R/P de l’Irak dépasse les cent
ans avec des réserves prouvées qui sont aujourd’hui d’environ la moitié des réserves
saoudiennes. Plus important encore, il semble bien qu’il existe dans ce pays beaucoup de
réserves à découvrir (d’aucuns vont jusqu’à dire autant que l’Arabie Saoudite!) et que la
découverte d’un baril supplémentaire coûterait, paraît-il, environ 3000$ d’investissements
en comparaison avec 6000$ en Arabie Saoudite.
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On peut ainsi multiplier les chiffres et les références pour vanter les potentialités
pétrolières de l’Irak, il n’en demeure pas moins vrai que ce pays est aujourd’hui dans un
état d’insécurité et d’incertitude qui bloque la vision et qui empêche les prévisions à long
terme. Actuellement, il lui est très difficile de retrouver et surtout de maintenir sa
capacité de production d’avant les guerres.
Quant à augmenter cette capacité
graduellement de 2.5 millions de b/j aujourd’hui à 6 millions de b/j en dix ans, par
exemple, cela reste du domaine du possible mais exige des conditions, aujourd’hui
inexistantes.
Tout d’abord et avant tout, la sécurité. Ensuite un flux de capitaux énormes pour
réparer les infrastructures de base (électricité, eau, transport) d’un pays ravagé au
moment où sa dette extérieure est de 130 milliards de dollars environ. Pour ce qui est du
secteur pétrolier, plus précisément, on chiffre à 100 milliards de dollars et plus les
besoins en capitaux pour porter la capacité de production au niveau du 6 millions de b/j
souhaité.
D’aucuns croient avoir trouvé la solution à cette équation en prônant la
privatisation du secteur pétrolier pour financer les investissements en infrastructures et
tout en escomptant, en même temps, la suppression pure et simple de la dette extérieure.
Mais pour adopter une telle politique, il faut d’abord faire émerger un gouvernement
national qui accepterait de l’endosser et de la défendre. L’autre solution est de maintenir
le statu quo juridique en ce qui concerne les deux sociétés nationales du pétrole, quitte à
mettre aux enchères de nouveaux périmètres d’exploration selon des contrats de partage
de production en cas de découvertes.
Pour les multinationales (américaines et autres), la décision de vraiment
s’impliquer en Irak dépendra, en tout cas, non seulement de la stabilité politique de ce
pays, mais aussi du niveau de la fiscalité et des garanties juridiques qui seront établies. À
l’état actuel des choses, aucune analyse coûts/bénéfices raisonnable ne peut être pratiquée
sans connaître, avec le moins d’incertitude possible, les données de l’Irak nouveau
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comparativement à d’autres pays qui cherchent, eux aussi, à attirer les investisseurs
étrangers.
Mais, le retour des multinationales en Irak, au cas où il se réalise, annoncera sans
doute non seulement une nouvelle « redistribution des cartes » pétrolières au MoyenOrient, mais en même temps la fin du « nationalisme économique » dans ce pays. Un tel
changement ne manquera pas d’exercer des pressions grandissantes sur les autres pays de
la région pour qu’ils suivent la même voie. Toutefois, il faut bien souligner qu’aucune
des multinationales n’a fait jusqu’ici, à ma connaissance, des déclarations au sujet de son
implication possible dans l’Irak nouveau. Une telle attitude s’apparente beaucoup à la
position bien connue du « wait and see » face à une situation qui demeure, à vrai dire,
insaisissable.
La conclusion qui se dégage de cet examen rapide des possibles concurrents à
l’Arabie Saoudite est que, dans le court et le moyen terme, le poids et la place de cette
dernière demeurent déterminants pour la sécurité des approvisionnements. Si un des
objectifs de la guerre était la diminution de la dépendance des Etats-Unis (et du monde)
envers le pétrole saoudien, il faut alors reconnaître que les résultats ne sont pas très
probants à cet égard et dans ces conditions. Le changement, si changement il devrait y
avoir, prendra en tout cas plus de temps que prévu. En attendant, toute tension d’ordre
politique ou sécuritaire en Arabie Saoudite même exercera, sans doute, des effets directs
et immédiats sur le marché et sur les prix pétroliers. C’est dans ce contexte que le
problème de l’évolution cahotique des prix peut maintenant être approché.
Il n’est pas sans intérêt, avant de clore ce paragraphe, de situer rapidement le
Canada comme source d’approvisionnement, surtout que ce pays, nous l’avons déjà noté,
est le premier exportateur vers les États-Unis. Si l’on se contente de parler uniquement
du pétrole conventionnel, le poids du Canada est relativement faible au niveau mondial
avec seulement 1,4% du total des réserves prouvées (équivalent presque au Mexique avec
1,2%) et un ratio R/P de 15 ans environ. Par contre, si l’on tient compte des quantités
énormes des sables asphaltiques que recèle l’Ouest canadien, les quantités de pétrole qui
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peuvent en principe en être extraites en ferait du Canada, le premier « réserviste » du
monde éventuellement.
Mais une telle éventualité demeurera virtuelle tellement les
contraintes du financement, de la rentabilité et surtout de l’environnement sont énormes à
rencontrer.
3. Quel prix?
3.1
À court terme
Les prix à court terme (un mois) sont, depuis le milieu des années 80 et la création
des marchés à terme de New York (la NYMEX) et de Londres, des prix boursiers. Ces
prix tiennent compte, chaque jour, des anticipations (spéculations) sur l’état de l’offre et
de la demande du pétrole brut livrable dans un mois. Il est clair que ces anticipations sont
influencées par l’analyse et les prédictions que les offreurs et les demandeurs se font de la
présence et du « jeu » des facteurs politiques (et même militaires) qui peuvent
éventuellement affecter le marché. Les effets de la guerre de l’Irak sur les prix sont une
illustration de ce que je viens d’avancer.
Dans un premier temps, le marché à terme avait commencé par réagir à la hausse
quand la probabilité d’une guerre en Irak se transformait, jour après jour, en quasicertitude. En somme, le marché boursier avait « intégré », comme on dit, les effets de
cette guerre annoncée avant même sont déclenchement. Une fois la guerre déclenchée,
les anticipations commençaient à se concentrer sur les réponses, possibles ou probables,
aux deux questions suivantes : 1) Est-ce que les autres pays de l’OPEP, essentiellement
l’Arabie Saoudite, peuvent-ils et acceptent-ils de compenser l’interruption de la
production irakienne par une hausse de leur propre production?; 2) Combien de temps la
guerre de l’Irak va-t-elle durer?
La réponse du marché à la première question était que la compensation aura lieu,
exactement comme lors de la guerre du Golfe en 1991. Cette réponse s’est avérée être la
bonne et les prix pétroliers n’ont pas connu une flambée majeure, ni pendant la guerre, ni
après la guerre. Leur niveau n’avait augmenté que de 28$/bl à environ 33-35$/bl. En
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gros, l’effet de la guerre fut donc maîtrisé jusqu’en avril 2004 par l’OPEP
(essentiellement, l’Arabie Saoudite).
C’est à partir d’avril 2004 que les prix sont entrés dans une « zone de folie » qui
les ont fait atteindre les 70$/bl avec des fluctuations amples de 5 à 10%, en plus ou en
moins, chaque semaine. Aujourd’hui, en août 2007, les prix fluctuent entre 70 et 78$/bl.
Il n’y a, me semble-t-il, qu’une seule explication possible à ces fluctuations erratiques
ainsi qu’à ses niveaux qui n’ont que très peu à voir avec l’équilibre physique entre l’offre
et la demande. C’est, essentiellement, l’état d’insécurité endémique qui continue à régner
en Irak ainsi que, facteur aggravant, les risques d’attentats terroristes en Arabie Saoudite
elle-même. À cela, on peut ajouter les menaces de l’Iran d’utiliser le pétrole comme
carte dans son dossier du nucléaire, ainsi que les déclarations tonitruantes de Hugo
Chavez de temps à autre. Ce sont là des facteurs d’ordre politique qui n’ont rien à voir
avec les réalités physiques. Tous les autres facteurs (diminution des stocks – variations
climatiques – variation du taux de change…) sont des facteurs conjoncturels récurrents
qui, certes, jouent sur les variations et les niveaux des prix, mais beaucoup moins que le
facteur de l’insécurité qui me semble être à l’origine des anticipations/spéculations du
marché à court terme.
Même le facteur Chine, dont on parle si souvent depuis quelques temps, ne me
semble pas suffisant pour expliquer la situation à court terme. Non pas que la Chine ne
représente pas un importateur de plus en plus important. Tout simplement, parce que les
informations concernant la croissance du taux des importations chinoises étaient bien
connues avant avril 2004 et même tout au long des dix dernières années, sans que cela ne
soit même mentionné ou pris en compte quand on parlait des prix et de leur évolution.
D’ailleurs, les milieux boursiers, conscients de l’importance du facteur insécurité dans la
détermination des niveaux des prix, avancent le chiffre de 10 à 15$/bl pour « mesurer »
l’effet de ce facteur sur ce niveau. Si l’on tient compte de cette estimation, le prix
« réel » du pétrole devrait donc se situer dans une fourchette de 50 à 55$/bl. En dollars
2006, le prix de 70$/bl est loin d’égaler le prix de 90$/bl en 1979-80, lors du deuxième
choc pétrolier et de la résolution iranienne.
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3.2
À moyen et long terme
Mais si l’incertitude politique, en Irak et dans la région, continue comme
aujourd’hui ou, pire, s’aggrave, rien n’empêche les opérateurs sur le marché boursier de
pousser les prix à la hausse jusqu’à des niveaux complètement déraisonnables (les
« catastrophistes » parlent de 80 à 100$/bl d’ici un an). Il est franchement impossible de
porter un jugement fondé sur ce genre de prédictions, justement parce qu’elles découlent
d’une situation d’incertitude qui pousse le marché boursier à être plus sous l’influence de
la spéculation que sous celui des « fondamentaux », au moins dans le court terme.
C’est à moyen et long terme que l’évolution de ces « fondamentaux » (offre et
demande physiques) peuvent être affectés. En effet, si d’une part, la Chine continue à
augmenter sa consommation à raison de 15,8% annuellement (le taux de 2003/2004) et si,
d’autre part, la capacité de production de l’OPEP continue à stagner à son niveau actuel
(proche de sa production actuelle, avec une marge de 1 à 2 millions de barils), la situation
du marché futur peut paraître très critique à prime abord, justifiant ainsi les craintes les
plus pessimistes. Mais, pour situer ces craintes dans leur vrai contexte, il ne faut pas
oublier de souligner : 1) que le taux annuel moyen de l’augmentation de la consommation
chinoise des dix dernières années est d’environ 5% et non de 15,8% qui est exceptionnel;
2) que la Chine, même si elle occupe la deuxième place après les États-Unis, consomme
8,2% du total mondial au moment où ce dernier pays s’octroie 25%. Par conséquent, la
baisse nécessaire de la consommation (économie d’énergie) doit prioritairement venir de
lui; et 3) que l’augmentation de la capacité de production des pays de l’OPEP (surtout,
Irak, Iran, Arabie Saoudite et pays du Golfe) doit obligatoirement finir par avoir lieu,
pour faire à moyen et long terme la soudure entre l’offre et la demande à un prix
raisonnable. Malheureusement, cette augmentation de la capacité dépend prioritairement
de la stabilité politique qui, aujourd’hui, n’est pas au rendez-vous.
3.3
Les leçons de Katrina
La première leçon est qu’il ne sert à rien d’augmenter la production du pétrole
brut s’il n’existe pas assez de capacités de raffinage pour transformer ce pétrole en
produits pétroliers (essence, mazout, etc…).
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Après tout, ce sont ces produits qui
répondent à la demande de la consommation finale et non le pétrole brut dont la demande
est dérivée.
À cet égard, Katrina est venue souligner fortement que le secteur du raffinage
dans le monde opère à environ 95% de sa capacité, ce qui est à la limite de la sécurité.
Dans ces conditions, tout accident d’une certaine importance qui vient affecter ce secteur
induit immédiatement une flambée des prix des produits raffinés sans nécessairement
faire hausser les prix du pétrole brut. En effet, les jours qui ont suivi les dévastations de
Katrina, les prix des produits raffinés (… et à la pompe) avaient flambé, au moment où le
prix du pétrole brut avait connu une baisse marquée jusqu’à environ 63$/bl venant
d’environ 70$/bl.
La deuxième leçon de Katrina est aussi évidente mais aussi importante que la
première, à savoir que la bourse fonctionne essentiellement, et à la limite exclusivement
sur l’information. Plus cette information est transparente, vérifiée et crédible, plus la
marge de la spéculation (et des spéculateurs) va en se rétrécissant. Dans le cas de
Katrina, les informations concernant les dégâts qu’auraient subis les raffineries de la
région dévastée (le nombre de raffineries touchées, l’importance et la gravité de leurs
dégâts, etc…) étaient floues, contradictoires et changeantes. Le même phénomène d’une
information peu crédible s’est répété pour ce qui concerne les pertes humaines dont les
estimations variaient entre quelques centaines et dix milles victimes! Par conséquent,
une bonne partie de la flambée des prix peut être attribuée à cette déficience dans
l’information et à la spéculation qui s’en est suivie, et non pas à une pénurie réelle de
produits.
La troisième et dernière leçon touche plus particulièrement la stratégie des
raffineurs dans le monde ces vingt dernières années. En effet, dès le début des années 80
l’idée dominante était, selon les « modèles prévisionnels », que la demande sur les
produits pétroliers allait vers une « baisse tendancielle » qui exigeait, par conséquent, une
« rationalisation » du secteur de raffinage. Plusieurs centaines de raffineries dans le
monde furent ainsi fermées (Montréal est un exemple à cet égard puisqu’elle a perdu trois
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raffineries). Cette stratégie n’a pas varié même quand le prix du pétrole est resté à moins
que 20$/bl durant toute la période 1985-1999 et même si la demande avait recommencé à
se raffermir et même à augmenter en réponse à la faiblesse persistante des prix (l’essor
fulgurant des voitures 4 x 4 en est un exemple éclairant, mais il y en a d’autres).
4 Quelles perspectives?
Au terme de cette tentative de clarification d’un sujet aussi complexe que
controversé, il est possible de consigner les quelques constatations suivantes :

La première constatation est la mise à l’écart de la formule « prix-plancher – prixplafond » de l’OPEP, car une telle formule, face à une situation de marché aussi
erratique, est pratiquement inopérante. C’est, d’ailleurs, effectivement le cas
depuis avril 2004. Si la situation d’insécurité continue ainsi à dominer le marché,
le rôle de l’OPEP comme facteur de stabilité et de prévisibilité des prix sera très
difficile à assumer.

Ensuite, les fluctuations très amples des prix, comme c’est le cas depuis les
derniers mois, incitent les investisseurs pétroliers et les investisseurs énergétiques
en général, à retarder la mise en marche de leurs projets en attendant plus de
prévisibilité. Ce retard sera très dommageable dans le cas des projets d’extension
des capacités de production, surtout dans les pays de l’OPEP.
En effet, la
majorité de ces pays produisent actuellement à un niveau très proche de leur
pleine capacité de production.
Au premier accident ou événement politique
grave, on se rendra vite compte qu’une telle situation aura des conséquences
immédiates sur les prix et même sur la sécurité des approvisionnements.

Enfin, même si le niveau actuel des prix n’a que très modérément affecté le taux
de croissance économique des pays industrialisés, il n’est pas exclu qu’il le fasse
s’il perdure. Dans ce cas, on ne peut pas exclure non plus une baisse de la
demande entraînant un réajustement brutal des prix à la baisse.
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Les réflexions, encore une fois très générales et très préliminaires, que je viens de
proposer dans les lignes précédentes, m’amènent à conclure en trois points. Le premier
est que le poids et le rôle de l’Arabie Saoudite, en ce qui concerne la sécurité des
approvisionnements, demeure dominant et même plus important qu’avant la guerre de
l’Irak. Ce rôle est vital dans le court et le moyen terme. Par conséquent, la stabilité de ce
pays devient un objectif stratégique impossible à négliger. Le deuxième point est qu’un
marché pétrolier cahotique, comme celui que nous connaissons depuis quelques mois,
retarde tout ajustement rationnel dans le secteur pétrolier, et plus généralement dans
l’ensemble du secteur énergétique. Le troisième et dernier point est que la guerre en Irak
ne paraît pas avoir amélioré la sécurité des approvisionnements, du moins à court et à
moyen terme.
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