10 LES PATRIARCHES :

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10 LES PATRIARCHES :
fr. Didier van HECKE, GB GSA, Le Pentateuque, 2014/2015.
10 LES PATRIARCHES :
acteurs de l'histoire ou figures légendaires ?
INTRODUCTION
Entre les premières pages de la Bible nous présentant les débuts de l’humanité (Gn 1-11) et celles du
livre de l’Exode ouvrant l’histoire d’Israël par la libération d’Égypte, se trouve l’histoire des
patriarches (Gn 12-50). Cette histoire d’Abraham, d’Isaac et Jacob habite depuis toujours la mémoire
de tous les croyants en un seul Dieu. De générations en générations, ceux-ci ont lu et relu, médité et
scruté ces textes. Pourtant, ces textes ne renferment que d’humbles histoires de familles et de
naissances, de vieillards et d’enfants, de contrats de mariage et de concessions funéraires. On a là un
petit monde de chameaux et de chèvres, de puits et de cruches, de soleil et de nuit. Mais c’est dans ces
textes que nous trouvons tant de pages inoubliables : l’appel d’Abraham, les visiteurs de Mambré, le
non-sacrifice d’Isaac, le combat de Jacob qui n’ont cessé d’inspirer les hommes en quête de Dieu.
« À tous les points de vue – historique, psychologique et spirituel -, les récits consacrés aux
patriarches sont une réussite littéraire prodigieuse »1.
Jusqu’à il y a peu de temps, ces ancêtres étaient bien installés dans leur passé lointain : le milieu du
XIXe siècle avant J.-C avec, autour de 1850, l’arrivée d’Abraham en Canaan. Or, ces certitudes se sont
effondrées. Les études bibliques les plus récentes ont remis en cause leur datation et parfois leur
existence même. La nouvelle critique du Pentateuque situe après l’Exil (Ve siècle avant J.-C) les plus
fameux récits qui concernent Abraham. Cela lui donne ainsi un “coup de jeune” de près de 1400
ans !!!
« L’impact des études contemporaines de Thomson et de Van Seters équivaut à un tremblement de
terre dans le monde de l’exégèse des patriarches, car d’une part, elles remettent en question la valeur
de la documentation parallèle qui étayait la vraisemblance historique des us et coutumes de l’époque
des patriarches et, d’autre part, depuis Van Seters, plusieurs exégètes proposent une date postexilique pour la mise par écrit de ces textes »2.
1 L’HISTORICITÉ DES PATRIARCHES ET DE L’ÉPOQUE PATRIARCALE
11 Remise en cause de l'appréciation de l'historicité des récits patriarcaux
Il faut bien voir que depuis plus d’un siècle, la plupart des historiens et des archéologues étaient
convaincus que la saga patriarcale était, au moins dans ses grandes lignes, historiquement véridique :
« Dans l’ensemble, ce que dépeint la Genèse est historique et rien ne nous permet de douter de
l’exactitude globale des détails biographiques »3.
« Si la foi historique d’Israël ne se fonde pas sur l’Histoire, cette foi est erronée et, par conséquent, la
nôtre l’est tout autant »4.
En fait, le présupposé de tous ces savants était que l’ère patriarcale devait à tout prix être considérée
comme la phase première d’une histoire séquentielle d’Israël.
Or, on peut tout d’abord relever qu’on ne trouve pas de trace des patriarches bibliques dans les
documents contemporains du XIXe siècle5. Aucun document, aucune inscription, aucun monument ne
parle d’Abraham, de Sarah, d’Isaac, de Jacob, ni de leurs familles. Certes, on retrouve des noms
proches des patriarches (Abraham ou Jacob) sur certaines tablettes d’argiles du XIXe siècle, mais ces
noms sont bien plus communs aux alentours du X-VIIIe siècle.
1
I. FINKELSTEIN et N.A. SILBERMAN, La Bible dévoilée, 42.
Léo LABERGE, Les patriarches, évolution de la recherche de 1971 à 1996, in Guy COUTURIER éd., Les patriarches et l’histoire, Cerf, Paris, 1998,
255.
3
W.F. ALBRIGHT, L’archéologie de la Palestine, Cerf, Paris, 1955, 137.
4
R. de VAUX, Histoire ancienne d’Israël, tome I, 210.
5
J.L. SKA, Les énigmes du passé, 35.
2
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Ensuite, le style de vie des patriarches comme leurs coutumes est celui de nomades ou de seminomades qui se déplacent avec leurs troupeaux à la recherche de pâturages. Ils vivent sous des tentes et
ce type de culture nomade qui a duré des millénaires n’est pas typique du XIXe siècle.
On peut également relever des anachronismes révélateurs :
- L’archéologie montre que les Philistins (avec leur roi Abimélek) ne se sont établis le long de la
plaine littorale de Canaan qu’à partir de l’an 1200 avant J.-C. et que leurs villes ne devinrent prospères
qu’au Xe siècle :
32
Ils conclurent une alliance à Béer-Shéva. Abimélek se leva et, avec Pikol le chef de son armée, il
retourna au pays des Philistins. 33Il planta un tamaris à Béer-Shéva où il invoqua le SEIGNEUR, le
Dieu éternel, par son nom. 34Abraham résida longtemps au pays des Philistins. (Gn 21,32-34)
- L’histoire des patriarches est pleine de « chameaux », par troupeaux entiers. On retrouve 25 emplois
du mot gamal « chameau » au livre de la Genèse (Gn 12,16 ; 24,10.11.14.19.20 ; 30,43 ; 31,17.34 ;
32,7.15 ; 37,25…) :
16A
cause d'elle, on traita bien Abram qui reçut petit et gros bétail, ânes, esclaves et servantes, ânesses
et chameaux. (Gn 12,16)
Or, l’archéologie montre que le chameau n’a été employé couramment comme bête de somme que
bien après l’an 1000 !
- Dans l’histoire de Joseph, la caravane de chameaux transporte de la « gomme adragante, de la résine
et du ladanum » :
25Puis
ils s'assirent pour manger. Levant les yeux, ils virent une caravane d'Ismaélites qui arrivaient
du Galaad et dont les chameaux transportaient de la gomme adragante, de la résine et du ladanum
pour les importer en Egypte. (Gn 37,25)
Or, ce sont les marchands arabes qui ont développé ce commerce au VIIIe et au VIIe siècle avant J.-C.
Ces indices nous montrent que ces textes ont été écrits sans doute de nombreux siècles après l’époque
à laquelle la Bible situe la vie des patriarches. Ces anachronismes indiquent que les VIIIe et VIIe siècle
avant J.-C. ont été une période particulièrement active de l’élaboration des récits des patriarches.
Les premières mentions d’Abraham se trouvent dans les textes exiliques tardifs d’Ezéchiel et Isaïe :
23
Il y eut une parole du SEIGNEUR pour moi : 24« Fils d'homme, les habitants de ces ruines qui se
trouvent sur le sol d'Israël disent : “Abraham qui était seul prit possession du pays ; nous qui sommes
nombreux, c'est à nous que le pays est donné en possession.” (Ez 33,23-24)
Ecoutez-moi, vous qui êtes en quête de justice, vous qui cherchez le SEIGNEUR… 2regardez
Abraham, votre père, et Sara qui vous a mis au monde ; il était seul, en effet, quand je l'ai appelé ; or
je l'ai béni, je l'ai multiplié ! (Is 51,1-2)
1
12 Intention et vérité des récits
L’intention première de ces récits n’est pas d’abord « d’informer » sur l’histoire de ce qui s’est passé.
Ils veulent bien davantage « former » la conscience religieuse et nationale d’un peuple. Ce qui
intéresse les auteurs de ces récits n’est donc pas l’objectivité des données, mais la signification des
événements pour leurs destinataires.
Tous ces différents récits rapportés dans le livre de la Genèse disent beaucoup plus et en tout cas, autre
chose que ce que la stricte historicité voudrait dire. Le récit de vocation d’Abram, la ligature d’Isaac,
le songe de Béthel, pourraient n’être que des faits divers, des anecdotes. Mais justement, par leur
forme même, ils disent autre chose. Si ces différents récits n’étaient qu’anecdotiques, ils resteraient
insignifiants, tout au plus pittoresques ou ethnographiques. Or, justement, par delà cet anecdotique,
l’histoire patriarcale comprend une fonction propre : celle qui fait appel à l’expérience du lecteur, les
autres fonctions étant éliminées.
En fait, c’est un autre champ de vérité qui s’ouvre, non plus celui externe, de l’histoire, mais
celui, interne, de l’expérience religieuse, de l’expérience de signification.
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Abram quittant sa terre, Abram forcé de faire confiance à Dieu, Abram essayant de comprendre la
volonté de Dieu sur son fils, Jacob forcé de dépasser les seuls recours de sa ruse pour affronter dans le
rêve ou le cauchemar la face et la force de Dieu, ne relèvent plus d’une question d’historicité ou d’une
résignation de mythologie : ils disent l’homme religieux qui, affronté aux aléas de circonstances qu’il
ne comprend pas immédiatement, peut espérer discerner un jour la lumineuse intention de Dieu.
2 LES CYCLES DES TROIS PATRIARCHES
On sait aujourd'hui que l’histoire des trois patriarches est, dans sa rédaction finale, postexilique, et
qu’elle appartient à la phase la plus tardive de la constitution du Pentateuque. En même temps, cela ne
signifie pas pour autant que tout, à l’intérieur de Gn 12-50, soit de la même venue et que certaines de
ses composantes ne puissent remonter à une époque beaucoup plus ancienne.
21 Les fils d'Israël : d'une famille à un peuple
Abraham, Isaac, Jacob (et Joseph), les quatre personnages humains les plus représentatifs des récits
patriarcaux, possèdent chacun leur espace narratif. Celui d’Isaac est le moins bien défini. C’est
pourquoi, bien qu’il s’agisse de quatre personnages, il n’y a que trois sections narratives. Chaque
section possède des traits formels et des thèmes particuliers :
- Le cycle d'Abraham (Gn 11,27-25,11) le présente parti d’Ur en Chaldée pour arriver en terre de
Canaan après être passé à Harrân. Il est formé de récits individuels, épisodiques, dont les liens de l’un
à l’autre sont peu travaillés. L’essentiel des traditions se rapportant à Abraham est lié à Hébron, en
terre de Juda, au centre de Canaan.
- Les récits qui présentent Isaac se situent tous dans le sud de Canaan, à Béer-Shéva et à Guérar (Gn
21 ; 26).
- Les traditions se rapportant à Jacob (Gn 25,19-37,1) présentent une trame narrative claire et soutenue
et sont par contre, majoritairement liées au nord, à Harrân.
- Dans le cycle de Joseph (Gn 37,2-50, ), l’intrigue est plus unifiée et les personnages jouissent d’une
plus grande autonomie.
Il est donc possible de poser l’hypothèse selon laquelle les trois traditions d’Abraham (au centre de
Juda), d’Isaac (au sud) et de Jacob (au nord) étaient à l’origine séparées. Leurs liens de filiation
seraient donc une création tardive, faisant d’eux les ancêtres d’un seul territoire et surtout d’un seul
peuple.
Considérées dans leur ensemble, ces sections narratives présentent l’histoire d’une seule famille,
constituée de quatre générations successives, destinée à devenir un peuple nombreux (Gn 50,20). Ces
récits construisent les signes identitaires de la famille des patriarches et du peuple d’Israël.
Le début du livre de l'Exode est habilement construit pour relier ce temps des Patriarches au temps de
l'Exode : "Voici le nom des fils d'Israël qui entrèrent en Egypte" (Ex 1,1). La famille est devenue un
peuple.
A travers cette histoire patriarcale, l'écrivain biblique veut enraciner un peuple nouvellement né dans
une histoire profonde et ferme. Le peuple qui nait avec l'Alliance était déjà en germe dans les groupes
constitués par les tribus d'Abraham, Isaac, Jacob. Ces groupes peut être indépendants à l'origine, sont
réunis dans une même famille. Par cette généalogie étroite, les narrateurs consolident, en la projetant
dans les temps fondateurs, les liens récents établis entre les douze tribus grâce à la foi dans le
Seigneur. L'écriture des récits patriarcaux remplit donc une fonction institutionnelle : elle cimente une
unité fragile. A une nation incertaine, ces récits fournissent des pères et des mères communs. A la
question "qui sommes-nous ?", Israël peut répondre en remontant dans son passé, en racontant ses
origines.
22 Des archétypes de la foi
Si ces récits patriarcaux parlent aux croyants, ce n'est pas seulement à cause de l'humanité qui les
habite. Ils ont l'originalité de mettre en scène des personnages singuliers et de raconter des expériences
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individuelles de croyants et de croyantes. Ces récits ont toujours été lus, aussi bien dans la tradition
juive que chrétienne, comme ayant une valeur référentielle indiscutable.
Abraham est le premier géant de la foi, le "premier d'une nuée de témoins" (He 12,1), celui qui, sur
une parole de Dieu s'aventure loin de chez lui. Son itinéraire le conduit même au sacrifice suprême,
cette épreuve qui l'entraîne dans la nuit la plus profonde, où Dieu lui-même semble être la source et la
cause de son malheur. Dans ce récit sombre et grandiose (Gn 22), Abraham semble s'enfoncer dans la
nuit, guidé par le Dieu de la vie, dont la parole semble porter la mort ! Il prend ce risque parce qu'il est
l'homme de la foi.
Jacob est plus accessible parce que son parcours est plus tortueux et passe par des aventures plus
humaines, racontées parfois avec humour. Lui, le trompeur (Gn 27) devient le trompé (Gn 29,25).
Isaac "dont les yeux avaient faibli jusqu'à ne plus voir" (Gn 27,1) confondait Jacob et Esaü. Ce même
Jacob, aveuglé par la nuit et la passion, est berné à son tour quand il confond une nuit entière, Léa avec
sa sœur Rachel (Gn 29,25) ! Mais dans ces péripéties très humaines, Jacob le trompeur rencontre plus
fort que lui. Au gué du Yabboq, dans une rencontre nocturne terrifiante, Jacob le fort est touché par
Quelqu'un. Il en ressortira ébranlé et portant dans sa chair la marque de cette rencontre (Gn 32,23-33).
Il reçoit également un autre nom comme s'il devenait une autre créature : Jacob devient Israël.
CONCLUSION
Comme toute religion, toute nation ou toute communauté, Israël ne pouvait se passer d’un récit de ses
origines. Et avec ces chapitres 12 à 50 de la Genèse, nous sommes donc aux origines d’Israël et
comme toute origine, il y a en elle quelque chose d’énigmatique et d’insaisissable.
Ainsi, depuis longtemps, les exégètes ont mis en évidence le caractère éponymique des récits
patriarcaux : dans les figures originelles d’Abraham, de Jacob ou de Joseph comme dans leurs
aventures, Israël retrouvait les représentations qu’il avait de lui-même, en même temps que ces figures
annonçaient et réalisaient ce qu’il serait :
- Un Abraham exemplairement et aveuglément croyant en ce Dieu unique dont il ne comprenait pas
toujours les promesses et les demandes,
- Un Jacob habile en fait de ruses mais qui va faire l'expérience de Dieu,
- Un Joseph sûr de lui et bientôt au pouvoir grâce à sa sagesse et aux occasions habilement saisies…
Les trois disent, de quelque façon, à Israël, à ses rois comme à tous ses membres, la foi, l’intelligence
et l’esprit d’efficacité qui les habitent.
PLAN
INTRODUCTION ............................................................................................................................................. 82
1 L’HISTORICITÉ DES PATRIARCHES ET DE L’ÉPOQUE PATRIARCALE ...................................... 82
11 Remise en cause de l'appréciation de l'historicité des récits patriarcaux .................................... 82
12 Intention et vérité des récits .......................................................................................................................... 83
2 LES CYCLES DES TROIS PATRIARCHES ............................................................................................... 84
21 Les fils d'Israël : d'une famille à un peuple ............................................................................................... 84
22 Des archétypes de la foi .................................................................................................................................... 84
CONCLUSION ................................................................................................................................................... 85
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