Débat - GREP MP

Transcription

Débat - GREP MP
Parcours
n° 45-46
et
Cycle
Le monde change :
comprendre pour agir
Les Cahiers du GREP Midi-Pyrénées
2011-2012
Nous dédions cet ouvrage à notre ami Jean-Pierre Mazières,
administrateur du GREP, transcripteur actif de conférences du GREP,
qui nous a quittés le 1er août dernier
Jean-Pierre Mazières
Maître de conférence retraité (latin-grec) de l'Université du Mirail - Toulouse 2,
Président-fondateur de l’ARTELA (association de la région toulousaine pour l’enseignement des
langues anciennes)
Spécialiste d’Ambroise de Milan et fondateur des Rencontres nationales de Patristique,
Grand choriste, promoteur de « La croisière chantante ».
2011 - 2012
Conseil d’administration du GREP Midi-Pyrénées
Bernard Auriol, Robert Fréminé †, Alain Gérard, Paul Harvois † : Présidents d’honneur
Jean-Pierre Rouzière : Président
Nicole Gauthey, Alain Leygonie, Jacques Périé : Vice-présidents
Michel Rouffet : Secrétaire
Daniel Goubier : Secrétaire adjoint
Hubert Cros : Trésorier
Maurice Foissac : Trésorier adjoint
Michel Berlan, Hélène Cabanes, Coline Champié, René Dervaux, Nicole Dumas, André Fert, Guy
Hennecart, Jean-Pierre Mazières †, Jean-Marie Pillot, Jacques Richaud, Alain Roussel, Yves Sarrazin,
Suzanne Terjan : Administrateurs
Cercle des Membres Actifs
Bernard Arias, Pierre Besses, Georgette Brégou, Paule Brocard, Véronique Champouillion, Josiane
Chauvin, Max Collet, Amanda Courage, Paul Dedieu, Jean-Marie Delorme, Philippe Fonté, Claudine
Galliot, Philippe Grillet, Christian Kitzinger, Jean-Claude Layus-Coustet, Bernard Malet, Solange Maurel,
Alain Moultson, Jean Potier, Jacqueline Robert, Jean-Louis Sacaze, Paul Seff, Monique Terset, Michèle
Toussenel, Claude Villet, Georges Zachariou
Directeur de publication : Jean-Pierre Rouzière
Couverture Illustration : Pierre Rouault
© GREP Midi-Pyrénées
5 rue des Gestes - BP 119 - 31013 Toulouse cedex 6
Tél. : 05 61 13 60 61 - Site : http//www.grep-mp.fr - Courriel : [email protected]
ISBN 2-916 384-18-9 - EAN 9782916384184
ImprImerIe : mIdI-pyrénées ImpressIon - Toulouse
Dépôt légal : septembre 2012
Avant propos
Nous sommes heureux de vous présenter ici, grâce aux transcriptions d’adhérents bénévoles, l’ensemble des soirées-débat de la saison 2011-2012 du GREP Midi-Pyrénées.
Nous sommes fiers de nos ouvrages, dont la qualité est appréciée de nos intervenants, et 
qui permettent de conserver, depuis plus de 20 ans, la trace de toutes ces soirées : vous 
retrouverez en fin de volume le catalogue des publications du GREP depuis 1989, date de 
parution du Parcours N°1, que vous pourrez consulter (et vous procurer) au secrétariat du 
GREP rue des Gestes.
Cette année, nous avons regroupé en un seul ouvrage toutes les conférences diverses (qui 
constituent « Parcours 2011-2012) et les six conférences du cycle « Le monde change : comprendre pour agir » (en fin d’ouvrage).
Et sur notre nouveau site internet (www.grep-mp.fr), vous trouverez désormais la présentation en vidéo (et/ou en audio) des conférences, que les adhérents peuvent télécharger dans 
les jours qui suivent la conférence, et qui seront accessibles à tous dès la fin de la saison.
Un grand merci à l’équipe des bénévoles
qui ont assuré la transcription de toutes ces soirées
Bernard ARIAS
Véronique CHAMPOUILLON
Max COLLET
Hubert CROS
René DERVAUX
Claudine GALLIOT
Alain GERARD
Daniel GOUBIER
Philippe GRILLET
Guy HENNECART
Henri JOUFFROY
Solange MAUREL
Alain MOULTSON
Jacques PERIE
Jean-Marie PILLOT
Michèle RUFFIEUX
Françoise et Yves SARRAZIN
sous la coordination de René DERVAUX,
responsable des Ouvrages
PARCOURS 2011-2012
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SOMMAIRE
Parcours 45/46 (2011-2012)
Éditorial du GREP ...................................................................................................................................................... p 9
Éditorial du Conseil Général de la Haute-Garonne .......................................................................... p 11
Éditorial du Conseil Régional Midi-Pyrénées ......................................................................................... p 13
Réalité et réalisme en politique
Jean-François Kahn
......................................................................................................................
p 15 
Le défi démocratique en Tunisie
Jamil Sayah
......................................................................................................................
p 29
Évolutions sociales et Loi de bioéthique
Anne Cambon-Thomsen
....................................................................................................
p 43
Critique de la jouissance technologique
Jean-Jacques Delfour
....................................................................................................
p 65
Hommage à Gérard Granel ................................................................................................................................ p 79
Alain Gérard, Michel Deguy, Élisabeth Rigal, Françoise Fournié,
Didier Claverie, Marc Bélit, Alain Desblancs
L’Inde, future première puissance mondiale ?
Christophe Lèguevaques
........................................................................................
p 113
Les démocraties face à l’omnipotence des marchés financiers .................................................. p 135
François Morin
La Grèce, laboratoire d’expérimentation pour l’Europe ................................................................ p 153
Gabriel Colletis
6
Dimensions philosophique et sociologique du religieux aujourd’hui
Isy Morgensztern
..................................
p 171
Les nanotechnologies : intérêt, risques et enjeux démocratiques ............................................. p 199
Rose Frayssinet
L’âge de la confusion politique
Serge Regourd
.........................................................................................................................
p 215
L’État et le Marché ...................................................................................................................................................... p 229
Emmanuelle Auriol
......................................................................
p 257
..............................................................................................................................
p 275
La valeur de la vie, comment la prendre en compte ?
James K. Hammitt
Malaise dans le Capitalisme
Marie-Jean Sauret
JEAN-FRANCOIS KAHN - RÉALITÉ ET RÉALISME EN POLITIQUE
Le programme du CNR de 1944 : utopie fondatrice ou évangile périmé ? .......................... p 293
Rémy Pech
Pour une neuroscience de la personne humaine ................................................................................. p 313
Jean-Pierre Changeux
Qu’est-ce que le commun ? .................................................................................................................................... p 337
Jean-Luc Nancy
Cycle « Le monde change : comprendre pour agir »
Éditorial du GREP ...................................................................................................................................................... p 354
Éditorial du Conseil Général de la Haute-Garonne .......................................................................... p 357
Éditorial du Conseil Régional Midi-Pyrénées ......................................................................................... p 359
L’après-crise : nouvelles donnes et incidences non économiques de la crise .................... p 361
Geneviève Azam
La révolution informatique : la cybercitoyenneté ............................................................................... p 383
Philippe Aigrain
En France et dans le monde, glissement de la citoyenneté vers l’identité ......................... p 401
Odile Barral
Sauver l’Europe : Quelle Europe ? ..................................................................................................................... p 413
Gérard Onesta
Le monde change : les grands enjeux économiques et environnementaux,
et les risques pour la paix .................................................................................................................................... p 431
Jean-Paul Malrieu
Crise sociale, crise financière : quelles solutions ?
Que pouvons-nous faire vraiment ? ............................................................................................................... p 449
Pierre Larrouturou
Index des partenaires ................................................................................................................................ p 469
Sommaires des Ouvrages du GREP de 1989 à 2012 ............................ p 470
PARCOURS 2011-2012
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Éditorial
Il n’y a plus aucun doute, nous sommes entrés dans une ère nouvelle.
Les formes du changement sont de plus en plus manifestes : autres rapports à l’espace
et au temps, émergence d’une conscience écologique, remise en cause des modèles
socioéconomiques, expression de la cybercitoyenneté qui annonce une évolution de
la démocratie, autres visions de l’Europe, conditionnement technologique, etc.
Le défi du GREP est de rester un acteur de ce changement ou plutôt de rester un lieu
incontournable de réflexion ouverte et tolérante qui accompagne le citoyen dans son
engagement.
Double défi en vérité : être visible, audible et attractif dans le brouhaha aguicheur des
médias ; combattre le sentiment d’impuissance, convaincre que nous offrons des débats éclairants qui mettent en exergue les questions essentielles et ouvrent des pistes
d’avenir.
Pour répondre à ce double défi, nous nous efforçons d’intensifier notre présence et
de diversifier notre manière d’entrer dans la pensée du monde et de la vie. Ainsi nous
proposons maintenant des rencontres autour du cinéma : « Regards Croisés » en écho
et en complémentarité aux « Lectures Croisées » qui sont des rencontres autour du
livre.
Nous sommes soumis à une pression croissante et constante d’informations de toutes
sortes. Cela fait partie de ces formes nouvelles du changement qui nous contraignent
à un travail toujours plus soutenu, plus assidu et plus inventif.
Mais pour mener à bien cette mission citoyenne, nous avons besoin de renforcer nos
équipes. Je fais donc un retentissant appel à bénévoles… qui, je le leur promets, ne
regretteront pas de nous avoir rejoints tant les échanges que nous avons sont enrichissants et prometteurs.
Le Président du GREP Midi-Pyrénées
Jean-Pierre Rouzière
PARCOURS 2011-2012
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Dans le paysage culturel de la Haute-Garonne, le GREP apparaît plus que jamais 
dans sa singularité pour que chacun de ses adhérents trouve en cette dynamique 
associative l’étape nécessaire d’une information fiable sur les problèmes évoqués.
Ce défi de vérité passe assurément par une recherche sans complaisance et confère 
à ses organisateurs la redoutable tâche de tracer une ligne d’action exigeante dont 
chaque programmation doit être la plus fidèle expression.
Il suffit de considérer dans ce nouveau numéro de la collection “Parcours” la liste 
des intervenants et des sujets qu’ils sont venus traiter pour concevoir que le GREP 
demeure en Haute-Garonne un point d’ancrage essentiel à la réflexion citoyenne 
qu’il ne cesse de promouvoir.
Fidèle  partenaire  de  cet  engagement  au  service  d’un  savoir  rendu  accessible  à 
tous, le Conseil Général continue de croire que c’est précisément dans ce champ 
du possible offert à tous qu’il nous faut continuer d’avancer en proposant des clés 
de  compréhension  qui  permettent  à  chacun  de  mieux  appréhender  localement 
une actualité en permanente évolution.
C’est à travers de tels chemins de lucidité que la démocratie trouve l’aide durable 
qu’il lui faut pour faire face à tous les cynismes et préparer l’avenir.
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Pierre Izard
Président du Conseil Général
PARCOURS 2011-2012
C
omprendre  et  questionner  les  grands  enjeux  d’aujourd’hui  et  de  demain, tel est ce que propose depuis plus de 25 ans le GREP aux MidiPyrénéens.
Tout au long de l’année, il organise des conférences sur des sujets ayant trait 
à  l’évolution  économique,  sociale,  culturelle  et  technique  de  nos  sociétés 
contemporaines.  Nanotechnologies,  omnipotence  des  marchés  financiers, 
superpuissance indienne, jeunesse des quartiers… Les sujets étaient encore 
très variés cette année.
Cette confrontation est non seulement riche de par la qualité des discussions, 
des thématiques abordées et des personnalités invitées. Mais elle reste, c’est 
essentiel, accessible à chacun.
Parce qu'elle partage cette volonté d’ouvrir l’éducation au plus grand nombre, 
la Région soutient depuis de nombreuses années le GREP dans ses activités.
A  travers  ses  cycles  d'information,  qui  ont  lieu  à  Toulouse,  mais  aussi  à  St 
Gaudens, Foix, et grâce à des visio-conférences à Auch également, il participe 
à l'animation culturelle de Midi-Pyrénées, dans la lignée de notre politique 
d'irrigation du territoire.
En  relayant  ces  manifestations,  par  de  nombreuses  publications,  et  désormais par des enregistrements audio et vidéo, le GREP contribue à la diffusion 
des connaissances. Il ouvre ainsi les indispensables débats d'idées dont se 
nourrit la démocratie. Il participe pleinement à la citoyenneté.
Je félicite l’équipe du GREP Midi-Pyrénées
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Martin Malvy
Ancien ministre
Président de la Région Midi-Pyrénées
PARCOURS 2011-2012
Réalité et réalisme
en politique
Jean-Francois Kahn
Journaliste, écrivain,
auteur de « Philosophie de la réalité. Critique du réalisme » (Fayard, 2011)
créateur du CRREA (Centre de Réflexion et de Recherche
pour l’Élaboration d’Alternatives)
(Jean-François Kahn a fait confiance au GREP et n’a pas relu le texte ci-après : nous le remercions de cette confiance, et portons toute la responsabilité des éventuelles erreurs qui ont pu
s’y glisser).
Il y a bien des choses qui peuvent nous mettre en colère aujourd’hui, mais il ne faut pas être perpétuellement en colère : il vaut mieux investir son énergie dans la recherche d’alternatives positives
que dans des réactions d’indignation ou de colère. C’est la limite de la valeur que j’attache à ce petit
livre à succès : « Indignez-vous ! ». C’est un livre courageux, et qui a pu réveiller les gens, mais il ne
suffit pas de s’indigner. L’indignation doit être un outil, et déboucher sur quelque chose de positif.
On s’indigne, mais alors on propose quoi, on fait quoi pour changer les choses ? Je crois qu’on a rarement été à ce point dans un moment où a besoin d’optimisme, c’est-à-dire de se convaincre qu’une
construction nouvelle est possible.
Une société désenchantée.
Si, il y a 30 ou 40 ans, face à un auditoire comme celui de ce soir, j’avais demandé : « que ceux qui
pensent que notre société, telle qu’elle est, avec ses défauts mais aussi ses qualités, n’est pas si mauvaise quand on la compare à ce qu’il y a à côté, que nous vivons mieux que nos parents et que nos
enfants vivront mieux que nous, qu’il y a eu de réels acquis économiques et sociaux, et que même
si des améliorations sont toujours possibles et souhaitables, cette société mérite d’être conservée,
que ceux qui pensent cela lèvent la main », je pense qu’il y aurait eu 60 à 65 % des participants qui
auraient levé la main. Et si j’avais alors demandé : « Pensez-vous qu’on peut, et qu’il est souhaitable,
de promouvoir une autre société », je pense qu’on aurait pu voir jusqu’à 35 % de mains se lever.
C’est ce que je pense, même si je n’ai pas fait cette expérience à l‘époque (je connaissais bien mes
concitoyens d’alors). Mais j’ai bien fait l’expérience de poser ces questions aujourd’hui, à plusieurs
reprises, devant des assemblées de plusieurs centaines de personnes de sensibilités différentes. A la
première question, sur le maintien du modèle social actuel, personne ne lève jamais la main. Et c’est
peut-être la première fois dans l’histoire de l’humanité que l’on constate une telle quasi unanimité
dans le constat que le système en place n’est plus supportable. Mais si on pose la deuxième question,
sur la possibilité de construire tous ensemble un nouveau modèle social, on constate également que
personne ne lève la main !
Et c’est là une définition du malheur. Les philosophes (des Grecs à Jean-Jacques Rousseau) ont beaucoup écrit sur le bonheur, dont ils donnent deux acceptions. Dans l’une, je constate que je ne vis pas si
PARCOURS 2011-2012
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mal, j’ai plutôt de la chance d’être là où je suis, et je pense que l’on pourra améliorer encore ce qui ne
va pas, qu’il existe du progrès : et c’est une forme de bonheur, un petit bonheur certes, mais ce n’est
pas péjoratif, c’est de la sagesse. Dans l’autre, si je ne suis pas satisfait de la situation existante, je m’engage dans un projet, une mobilisation collective pour faire changer les choses, et c’est un formidable
bonheur que ce « faire ensemble », avec l’amitié et le rapport constructif à l’autre dans l’engagement
constructif qui permet de changer les choses.
Quand on n’a ni l’un ni l’autre, c’est terrible, on assiste à une forme de malaise de société qui est une
forme de malheur. Et il est essentiel, aujourd’hui, de trouver une alternative à cette situation.
Remettre l’Humain au centre.
On était dans une société qui avait mis l’État au centre de tout, un État cannibale qui dévorait la
société, et qui finissait par devenir la société. Cette centralité de l’État a fait faillite devant nos yeux,
sous toutes ses formes (et pas seulement dans la société soviétique). Mais nous vivons aujourd’hui
la faillite morale et rationnelle de ce qui l’a remplacé, la société où c’est l’argent qui est au centre de
tout. Cela ouvre un immense vide, et c’est cela qui crée le malaise : on sait ce qu’on ne veut plus, qui
a montré son échec, mais par quoi le remplacer ? Alors on peut renoncer, se recroqueviller sur soi,
c’est la montée de l’individualisme, de l’égoïsme, du corporatisme, de la défense des petits intérêts
matériels, mais cela ne rend pas heureux.
Il peut aussi y avoir l’aspiration à autre chose, un objectif sur lequel une grande majorité pourrait se
retrouver : si enfin on centralisait, non plus l’État, non plus l’argent, mais si on centralisait l’humain ?
La dimension humaine dans toutes ses dimensions et toutes ses acceptions. En prenant ce qu’il y a
de mieux dans le libéralisme, l’aspect individuel, et ce qu’il y a de mieux dans le socialisme, l’action
collective. Et sans opposer l’individuel et le collectif, car nous savons bien que, pour nous réaliser,
nous avons besoin des deux, de nous réaliser par rapport à nous et par rapport aux autres, être en
même temps dans un collectif et capables de redescendre en nous-mêmes. Réconcilier les deux dimensions de l’humain. Et ce n’est pas qu’un discours, qu’une rhétorique abstraite : on peut le décliner
concrètement.
Pendant la dernière campagne présidentielle, je me suis retrouvé dans le quartier de Neuhauf, dans la
périphérie populaire de Strasbourg : c’est un empilement d’immeubles sinistres, ruisselants d’humidité, sans caractère, sans ensemble, sans agora (cet espace public qui a existé pendant des millénaires,
où les gens pouvaient se rencontrer), où même les commerces ont disparu : on voit que l’urbanisme
est à réinventer, pour que l’on puisse remettre les humains ensemble. Et cela est vrai dans tous les
domaines de la vie.
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Dans cette campagne électorale, j’ai aussi traversé la Meuse en pleine nuit, et ce n’était pas particulièrement gai (il faut dire qu’on y trouve Verdun !). On s’est arrêtés dans une station-service pour faire
le plein et chercher à manger (car tout était fermé) : il n’y avait personne (car tout est maintenant en
libre-service), et j’ai vu un « mur de lumières clignotantes ». C’était une rangée de distributeurs automatiques : il y avait des distributeurs de frites (caoutchouteuses), de pizzas, de spaghettis carbonara,
et même un distributeur de préservatifs, de vidéo pornos. Et tout au bout, il y avait un distributeur
de blanquette de veau à l’ancienne ! Et j’ai eu là l’image du cauchemar absolu, avec la disparition de
l’humain : où est l’autre, où est le pizzaïolo qui prépare sa pâte et sa sauce tomate en chantant des airs
napolitains ? Où est la cuisinière qui mijotait amoureusement sa blanquette de veau sur une recette
héritée de sa grand-mère ? Il n’y a plus que des machines ! Et même si c’est plus rentable de remplacer
des hommes par des machines, il est temps aujourd’hui de dire qu’il faut préserver l’humain dans les
activités courantes, et qu’on recentralise de l’humain dans la société.
Remettre en marche la dynamique historique.
Mais attention : dans l’état où se trouve la société, il ne s’agit plus d’un choix, mais de la nécessité d’inventer quelque chose d’autre. C’est le concept de progrès de civilisation, sur lequel tout le
monde est d’accord : depuis des millénaires, on a su, individuellement et collectivement, et dans une
JEAN-FRANCOIS KAHN - RÉALITÉ ET RÉALISME EN POLITIQUE
dialectique entre ces deux attitudes, régulièrement inventer, imaginer et mettre en œuvre des modèles de civilisation différents de ceux dans lesquels on vivait et qui étaient devenu obsolètes. Sinon,
on en serait toujours à l’esclavagisme, ou dans le tribalisme, auquel a succédé le féodalisme, puis le
royalisme, donnant place à la république, à la démocratie… Et au nom de quoi cette dynamique historique serait-elle arrêtée, ne fonctionnerait plus, au nom de quoi l’on ne pourrait plus rien changer ?
Tout le monde pense qu’il est nécessaire d’inventer autre chose, mais on a réussi à nous persuader
que, malheureusement, aussi nécessaire cela soit-il, ce n’est pas possible. Et il est vrai que, de tout
temps, les pouvoirs en place et les idéologies dominantes ont cherché à convaincre les peuples que
le changement était impossible ou interdit. Souvenez-vous de Galilée, qui a eu d’énormes problèmes
avec la hiérarchie catholique pour avoir déclaré que la terre tournait sur elle-même et autour du
soleil. L’Église ne pouvait pas admettre que Dieu n’ait pas mis sa création, l’Homme, au centre de
l’univers. Ni que, la terre tournant sur elle-même, la notion de haut et de bas devenait floue : alors, où
situer l‘enfer et le paradis ? Mais, plus profondément, le blocage n’était pas là : Galilée a révolutionné
les conceptions de la physique avec sa loi d’inertie. Depuis Aristote, on affirmait que l’état naturel
des choses était l’immobilité, comme le prouvait l’énergie à mettre en œuvre pour mettre les choses
en mouvement, et le fait qu’elles revenaient ensuite naturellement à l’immobilité. Galilée dit : c’est
une illusion, c’est le frottement de l’air qui ramène à l’immobilité. Et Galilée déclare alors que, si on
ne lui fait pas violence, tout corps immobile reste éternellement immobile, mais que tout objet en
mouvement reste éternellement en mouvement à vitesse constante. Et cela a provoqué un scandale
philosophique terrible, car dire que le mouvement était aussi légitime que l’immobilité remettait en
question le système féodal : on pouvait donc imaginer de faire changer les choses. Et les tenants du
système ont alors inventé une idéologie qui affirmait que seul le statut d’immobilité était acceptable.
Mais aujourd’hui on revient à cette idéologie : on affirme qu’il est impossible de rien faire, à cause
de la mondialisation. Même si personne n’ose plus dire qu’on vit dans une société idéale, et qu’il
ne faut rien changer, même si on concède qu’il faudrait pouvoir améliorer les choses, on affirme
l’impossibilité dans le cadre de la mondialisation d’agir autrement que partout à la fois, ce qui est
manifestement exclu : donc il faut se résigner ! C’est pourtant là un contresens extraordinaire, car
c’est exactement l’inverse qui existe.
Changement et mondialisation.
On a déjà vécu une mondialisation extraordinaire, bien plus profonde que celle que nous vivons, celle
de l’Empire Romain : au II° siècle, cet empire s’étend sur toute l’Europe, avec une langue, une culture,
une civilisation, une capitale, et même une religion : c’est bien plus complet comme mondialisation,
dans le monde connu de l’époque, que celle d’aujourd’hui. Et pourtant il a suffi d’une bande de douze
allumés (pour les gens de l’époque), à la périphérie de l‘empire, qui ont cherché à promouvoir leur
idéologie (aimez-vous les uns les autres, les esclaves sont les égaux des maîtres…), pour que l’idéologie dominante s’efface et que le système change complètement en quelques siècles.
De même, au XVIII° siècle, dans un monde où on ne trouvait que des monarchies héréditaires absolues, une bande de « cul-terreux » dans un endroit improbable (l’Amérique, qui n’était alors qu’un
Far-West) se mettent en tête de construire non seulement une nouvelle nation indépendante, mais
de la doter d’institutions républicaines et démocratiques. Et ce n’est pas la mondialisation royale qui
les écrase et les asphyxie, mais au contraire c’est eux qui vont imposer partout dans le monde leur
modèle démocratique et républicain.
Cela prouve que, non seulement la mondialisation n’empêche pas de faire des choses, mais qu’au
contraire elle permet de mondialiser tout ce qu’on fait. Et donc si on est capable de mettre en œuvre
localement des solutions adéquates pour résoudre les problèmes locaux, même radicales, si elles sont
efficientes elles se répandront très vite. On le voit bien aujourd’hui avec le mouvement des Indignés, qui
se répand comme une traînée de poudre : il a suffi qu’un homme (âgé) écrive un petit bouquin de 40
pages pour que le mouvement de rejet se déclenche (même si, comme je l’ai dit, il faudra aller plus loin et
proposer). La mondialisation n’empêche rien, bien au contraire elle permet de démultiplier les choses : il
faut donc imaginer, construire et faire aboutir les idées ensemble, sans se résigner à ne rien faire.
PARCOURS 2011-2012
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Mais si on n’est pas capable de proposer et porter une alternative de modèle de société qui se fonde
sur la centralité de l’humain, alors, il ne faut pas s’y tromper, comme les gens ne voudront pas revenir
aux vieux modèles qui ont fait faillite, ils écouteront ceux qui veulent centraliser la terre, centraliser
le sol, centraliser le sang, la tribu, la race, le Dieu intégriste… Le choix n’est pas de réparer ou non
le modèle en place, c’est ou bien les démocrates au sens large qui élaboreront un nouveau modèle,
ou bien les extrémistes qui nous entraîneront dans la catastrophe, comme l’ont fait les fascistes et
les staliniens au XXe siècle, parce que les démocrates n’ont pas su proposer alors en Europe un autre
modèle. Le dilemme est simple : c’est eux, pour le pire, ou nous pour le meilleur si nous sommes
capables, comme c’est notre devoir absolu, de promouvoir un nouveau modèle.
On peut faire bouger les choses.
Et la seule chose que j’aie envie de faire aujourd’hui, c’est de m’opposer à cette affirmation sans cesse
répétée : oui il faudrait changer les choses, mais on ne peut pas. Je voudrais montrer aux gens qu’au
contraire ils le peuvent, que les peuples (au sens large) l’ont toujours fait, et dans des moments où
c’était bien pire, et où c’était bien plus héroïque de faire changer les choses. Nous sommes, les uns et
les autres, maîtres de notre destin si nous y croyons. Si on ne fait rien, si on n’y croit plus, si on reste
chez soi et qu’on se résigne, on le paiera très cher, comme l’ont payé ceux qui ont connu le stalinisme
ou le nazisme. Mais quand il y a une dynamique de changement, on peut, on a toujours pu faire bouger les choses : il faut que chacun agisse là où il se situe, dans sa vie sociale ou professionnelle, quel
que soit son niveau. Il y a quarante ans, en Alabama, une femme noire, en s’asseyant dans un bus à la
place réservée aux blancs, en affirmant (sans se revendiquer d’un mandat syndical, politique ou religieux) l’égale dignité des noirs et des blancs, a sans doute permis l’élection de Barak Obama comme
Président des États-Unis en 2008 : voila un magnifique exemple de ce que chacun peut entreprendre.
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J’ai cru (et je me suis trompé) que le journalisme était une voie permettant d’y arriver, et c’est pourquoi j’ai créé Marianne. Mais je suis sûr que ça passe surtout par des luttes particulières : il faut
secouer les responsables politiques qui ne savent plus voir les choses en face, et qui poussent la
démocratie représentative dans une impasse. On ne propose plus aujourd’hui hélas, même à gauche,
de « changer la vie », alors que c’est bien plus nécessaire aujourd’hui qu’à l’époque où ce slogan fut
inventé. Et on assiste à de longs débats (intéressants par ailleurs) où le mot « alternative », ou « autre
modèle », n’est pas prononcé, où le dessin d’une forme de société différente n’est même pas esquissé.
Cette nécessité s’impose à la droite comme à la gauche. Et aussi au corps journalistique, qui fait profession aujourd’hui de ne plus croire en rien, et à donc tendance à marginaliser, voire à diaboliser
ceux qui parlent de changement et affichent des convictions. Et on a créé Marianne pour défendre
ces idées, pour rappeler à la Gauche que l’idée républicaine doit être défendue mais sans refuser de
regarder en face certaines réalités sinon c’est l’extrême-droite qui en profite, pour dire à la droite que
le néolibéralisme n’est pas le libéralisme, que le néolibéralisme qui s’est installé est la négation des
valeurs libérales : le néolibéralisme, c’est la reconstitution du communisme sur une base privatisée !
Quand on voit aujourd’hui des régions entières (et la situation s’est encore aggravée avec la loi de
Sarkozy sur le commerce) où des centrales d’achat contrôlent plus de 70 % de la distribution, on est
proche du communisme ! Alors, on a réussi avec Marianne sur le plan du journalisme : on est le seul
hebdomadaire vraiment indépendant, le premier en niveau de ventes, le seul peut-être qui gagne de
l’argent. Mais on a échoué pour le moment à faire passer notre message, ni à droite ni à gauche, et à
aider à l’émergence d’un nouveau modèle qui dépasse les vieux clivages.
Faire passer le message
Et j‘en déduis que la forme journalistique n’est pas suffisante, et dans le temps qui me reste, je voudrais essayer d’utiliser d’autres outils pour faire passer ce message, comme l’écriture de livres. Mais
je ne me fais pas d’illusions : un livre touche moins de monde qu’un article dans un journal. Mais
peut-être qu’il touche plus en profondeur (si c’est un livre de fond) : s’il touche 10 000, 20 000, voire
30 000 personnes, il peut faire évoluer la réflexion par effet de diffusion à partir de ces lecteurs (alors
qu’un article de journal est très vite effacé dans la mémoire par un autre article). Il y a diverses formes
JEAN-FRANCOIS KAHN - RÉALITÉ ET RÉALISME EN POLITIQUE
d’ouvrages auxquels je vais me consacrer : des ouvrages de fond traditionnels, épais, et aussi de courts
ouvrages, bon marché, pour dire des choses de façon très accessible, très compréhensibles, pouvant
avoir un effet rapide.
Je vais aussi faire des réunions de discussion avec les gens, comme ce soir. Et l’Institut de Recherche
que je viens de créer est une autre forme : je suis actuellement en réflexion sur la façon de faire passer
ce message, car pour moi c’est essentiel, c’est presque une question de vie ou de mort !
Par exemple, hier, j’étais à Aurillac où j’ai fait deux choses : un débat le soir (un peu comme ici), mais
avant cela, dans l’après-midi, j’ai rencontré des lycéens. Tous les enseignants de terminale avaient
amené leurs élèves (soit environ 220 et 230 jeunes), et m’avaient demandé de leur parler de « la
vérité » (qui était le sujet du bac de l’an dernier), et nous avons réfléchi ensemble sur ce vaste sujet.
J’étais un peu effrayé au départ (car j’ai été moi-même prof, et que je connais la difficulté de parler à
seulement 20 jeunes !), mais ce fut passionnant !
Vérité et mensonge en politique
Je vais revenir à mon propos initial : on a aujourd’hui beaucoup de raisons de se mettre en colère, et il
faut se refréner, car ce n’est pas bon d’être toujours animé par la colère. Par exemple, j’essaye de rester toujours le plus objectif possible, et si j’imagine ce que pourrait être une campagne électorale efficace contre le président sortant (à la limite de la mauvaise foi, peut-être ?), on pourrait répéter de façon obsessionnelle la question suivante : « Citez-moi au moins 3 choses qui vont mieux depuis 2007 ».
Ce ne serait pas tout à fait honnête, parce que c’est vrai qu’il n’y en a pas, mais que tout n’est pas de
sa faute uniquement ! Il y a d’autres pays (avec même des gouvernements socialistes) où ça ne va pas
mieux, et il y a la crise. Mais la crise n’explique pas tout, car elle aurait pu être l’occasion de prendre
des mesures réduisant les inégalités sociales : et chez nous c’est l’inverse que l’on constate. Voyez la loi
sur le grand commerce que j’ai évoquée tout à l’heure, qui est en fait la loi « Michel Édouard Leclerc »
qui a été imposée par le lobby des grandes surfaces, là ce n’est pas la crise qui a engendré cette loi
catastrophique pour les PME et les paysans. Mais enfin la crise est à, il faut le reconnaître.
Par contre on ne nous a jamais autant menti. Quand Churchill, après la défaite de 1940, s’est adressé
aux Anglais, après avoir reconnu la défaite il a promis la revanche, mais au prix de sang et de larmes :
c’était un discours de vérité. Même De Gaulle, dans son appel du 18 juin, reconnaît que la France a
perdu une bataille. Pourtant, il y a 3 mois encore, on entendait les responsables affirmer : la crise est
derrière nous, la croissance est en train de repartir, le chômage est à la baisse… On savait pourtant
bien que c’était faux, et c’est insupportable.
Même sur les « affaires », il faut respecter la vérité, de tous les côtés : j’ai été choqué que le député
écologiste Noël Mamère (que j’aime bien par ailleurs : si je ne l’aimais pas, je dirais : Mamère Noël est
une ordure… Rires) ait pu dire : vous avez du sang sur les mains ! Voila une accusation grave. Tout le
monde sait que je suis plutôt anti-sarkozyste, mais je n’affirmerais jamais de telles choses ! Il a dit ça à
propos du scandale sur les rétro-commissions, et du lien que cela aurait avec le massacre de Karachi
et ses 11 morts. Mais on n’a pas (pour le moment) de preuve de ce lien : et on n’a pas le droit de
porter des accusations aussi graves : « vous avez du sang sur les mains » sans preuves ! Et on n’a pas de
preuves que Sarkozy ait été à l’époque impliqué dans cette affaire. En revanche, quand, interrogé il y
a un an par des journalistes, Sarkozy réagit par des dénégations vertueuses, qualifiant avec arrogance
ces soupçons de fables grotesques, voila qui est insupportable de mensonge. Il aurait mieux fait de
reconnaître qu’à l’époque, où les règles actuelles n’existaient pas, tout le monde pratiquait les rétrocommissions, les balladuriens comme les chiraquiens, les socialistes comme les giscardiens (Le FlochPrigent m’a raconté que, quand il dirigeait Elf, il s’était aperçu que toutes les commissions allaient vers
l’UMP et les Chiraquiens, et il a imposé que 20 % aillent vers les socialistes !). Il aurait pu dire ça ! Et son
mensonge éhonté se retournera contre lui. On n’a aucune preuve (et personnellement je ne crois pas
que cela se soit passé comme on l’a dit) que Sarkozy allait chez Madame Bettancourt, qui lui remettait
des enveloppes ! Mais de là à dire qu’il ne la connaissait pas et qu’il ne l’avait rencontrée qu’une seule
fois, voila un mensonge stupide (c’était bien une de ses administrées de Neuilly), et ça me révolte. Et
cette pratique du mensonge par les responsables est permanente !
PARCOURS 2011-2012
19
Quelques vérités sur la crise financière
Pour revenir à la crise financière : le 11 mai 2010, au lendemain du sommet européen qui avait concocté le premier « plan de sauvetage » de la Grèce, (plan qui restera, à mon avis, comme l’initiative la plus
stupide, absurde et malencontreuse depuis l’entrée en guerre en Irak, et que l’on va payer au centuple), tous les grands responsables (Sarkozy, Berlusconi…) se battaient pour dire qu’ils étaient les
auteurs de ce plan, et que c’était grâce à leur compétence que la Grèce, et l’Europe, étaient sauvées. Et
toute la presse de chanter : « Alléluia ». La semaine précédente, tous les médias se demandaient comment on allait trouver les 20 milliards d’euros nécessaires au sauvetage. Et brusquement, en une nuit,
on trouve 820 milliards, dont 440 milliards immédiatement mobilisables. Pourtant, on avait expliqué
aux braves citoyens que les caisses étaient vides, qu’il n’y avait pas d’argent pour faire les travaux de
réfection de routes, ou pour des augmentations de salaire : alors, d’où allaient sortir ces 440 milliards ?
Alors, ou bien on ne les a pas, c’est un effet d’annonce pour rétablir la confiance, ce qui fait qu’alors
on n’en aura pas besoin ! Bluff lamentable. Ou, en réalité, ces 450 milliards, on ne les a pas, mais on va
les emprunter pour pouvoir combler la dette des Grecs. C’est la logique du sapeur Camembert, à qui
l’adjudant demande de creuser un trou pour avoir de la terre pour boucher un trou dans la caserne !
(C’était une bande dessinée des années 30, qui faisait beaucoup rire à l’époque !). Et il fallait ensuite
faire un 3e trou pour boucher le 2e ! Et on est parti pour ça avec la dette grecque : pour rembourser les
dettes grecques on emprunte de l’argent que l’on ne pourra pas rembourser. Pour éteindre l’incendie,
on l’arrose d’essence ! Au lieu d’isoler le départ de feu, on le démultiplie dans toute l’Europe, on en
fait un incendie européen, et même le reste du monde est menacé, et les Chinois et les Américains
s’affolent !
Si on avait prêté 20 milliards à 1 % aux Grecs il y a 2 ans, ils étaient sauvés. Mais on va leur prêter
400 milliards à 5 ou 6 %, et ils vont s’étouffer sous le poids des intérêts, et ils vont encore s’enfoncer.
Et pour garantir que les Grecs vont être capables de nous rembourser, on leur impose de faire des
efforts d’économie drastiques, en un temps très court : tous les experts savaient pourtant que c’était
impossible, et que cela ne pourrait qu’aggraver la situation en provoquant la récession et l’effondrement de l’économie grecque. Alors pourquoi l’avoir fait ? Et pourquoi avoir applaudi à ce plan ?
20
Et c’est bien ce que l’on constate un an plus tard : il y a une baisse de croissance de 5 % cette année
en Grèce, et l’année prochaine verra une grave récession entraînant un manque à gagner pour les finances publiques supérieur aux économies drastiques réalisées en contrepartie des aides de l’Europe,
qui va donc devoir participer au comblement de ce creusement supplémentaire de la dette grecque !
On parle maintenant d’un fonds de solidarité européenne de 2 000 milliards. Car il faut prévoir de
venir « en aide » à l’Espagne ou à l’Italie demain. Ce qui aggrave encore la situation grecque, c’est
que l’Église Orthodoxe grecque, qui est la première puissance économique du pays, ne paye pas
une drachme d’impôts. Alors, tant qu’à imposer, de façon quasi-colonialiste, des mesures d’austérité
(car c’est bien ainsi que se comporte l’UE vis-à-vis des Grecs, ce qui est profondément humiliant
pour les citoyens grecs), on aurait pu leur imposer de faire payer l’impôt à l’Église orthodoxe. Et
aussi aux armateurs grecs (c’est la deuxième production nationale après les olives) de rapatrier leurs
capitaux et de contribuer à l’effort national. La cerise sur le gâteau, c’est que la Grèce a des dépenses
militaires énormes, sous prétexte du risque de guerre avec la Turquie (une menace qui n’est manifestement pas à l’ordre du jour : et de toute façon si une telle guerre éclatait, la Grèce serait balayée en
quelques jours) : c’est vraiment une dépense inutile, et on aurait pu demander aux Grecs de réduire
drastiquement leurs défenses d’armement. Mais on ne l’a pas fait, parce qu’ils achètent leurs avions à
Dassault ! Et maintenant, on est embarqué dans une spirale dont on ne voit plus comment en sortir,
mais qui va provoquer des dégâts terribles. Il y a eu un deuxième plan d’austérité en juillet, et il y en
aura un autre bientôt. Et vous remarquerez que Sarkozy ne dit plus que c’est son plan et qu’il a sauvé
l’Europe ! Pourtant je lis partout, dans tous les journaux, que Nicolas Sarkozy, malmené sur le plan de
la politique intérieure, pourrait s’en tirer grâce à ses succès en politique internationale : je crois que
c’est juste le contraire. D’abord, sur le plan intérieur, depuis un an il fait moins d’erreurs : en fait il
en avait commis beaucoup durant ses trois premières années, et il consacre aujourd’hui son énergie
(considérable) à réparer toutes ces erreurs d’alors, et c’est une bonne chose. Mais je pense que les
JEAN-FRANCOIS KAHN - RÉALITÉ ET RÉALISME EN POLITIQUE
décisions qu’il prend ou qu’il cautionne ou qu’il soutient concernant la politique financière internationale sont catastrophiques à terme. Et même après son récent « succès » libyen : je crains hélas que
là aussi cela ne tourne mal.
Dire la vérité.
Je vous ai dit tout à l’heure que le pire problème, c’est celui du mensonge, ou du déni de la réalité,
ou de ne pas dire la vérité (comme la position angélique de la gauche face à l’immigration ou à la
sécurité par exemple). Par exemple, Alain Duhamel est un journaliste très estimable, avec de très
grandes qualités professionnelles et humaines, mais il se trompe tout le temps. C’est pour moi une
boussole : quand j’ai un doute sur une question, j’attends qu’il s’exprime, et je sais qu’il faut penser
l’inverse. Quand il a annoncé la victoire de Giscard en 1981, j’ai pensé : Giscard va mal. Quand il a dit
que Balladur serait élu dans un fauteuil, je me suis dit que Chirac était bien parti. Quand il a dit que
Ségolène ne se présenterait jamais aux présidentielles, j’ai pensé qu’on n’en avait pas fini avec elle ! Et
c’est parce que, comme nombre de journalistes, il est positiviste : pour lui la réalité est un état de fait,
il ne veut pas se laisser contaminer par l’idéologie, par les théories, il veut prendre les faits tels qu’ils
sont. Le problème, c’est que, quand on parle des faits tels qu’ils sont, à ce moment-là, ils ne sont déjà
plus comme cela, ils ont continué de bouger. La réalité n’est pas un état de fait : ce n’est pas un état,
c’est un moment ; et ce n’est pas un fait, c’est quelque chose qui se fait et se défait en permanence. Le
réaliste qui considère que la réalité est un état de fait se trompe donc souvent. S’il considère que les
sondages donnent une image de la réalité, il se trompe. Et pour DSK, que tous les sondages donnaient
élu Président dans un fauteuil, 8 minutes ont suffi pour qu’il soit écarté de la course à tout jamais (et
cela quelle que soit la réalité de ce qui s’est passé pendant ces 8 minutes). On voit bien le danger qu’il
y a à bâtir des raisonnements sur de telles bases.
Le réel est une œuvre, qui est perpétuellement en état de mise en œuvre, et dont nous sommes de
plus les metteurs en œuvre. C’est une révolution. Avant, le réel était l’œuvre continuelle de la nature :
là où il y avait la mer, on trouve aujourd’hui des continents. Là où la terre était plate, se dressent aujourd’hui des montagnes… Puis ce n’est plus la nature, mais la culture et la civilisation, qui ont modelé
la réalité : là où il y avait un marais désert au XVIIIe siècle, on trouve New York.
J’entends beaucoup de gens, chez les écologistes surtout, qui disent qu’il faudrait revenir à la nature :
j’aime, personnellement, vivre dans la nature, mais force est de reconnaître que ce que nous appelons
aujourd’hui la nature est une création de notre culture, et que tous ces changements se sont produits
en 8 000 ans, depuis le néolithique : la vache n’existait pas dans la nature, c’est une invention de
l’homme à partir de l’aurochs. Le chien n’existait pas, c’est une modification humaine du loup (même
s’il est difficile de croire que le caniche est issu du loup !), les porcs n’existaient pas, pas plus que le blé
ou l’avoine : pratiquement 90 % de ce qui fait la vie « naturelle » est en réalité de fabrication humaine !
21
Connaissance et perception.
Un jour, (j’étais jeune journaliste à Paris-Presse), le responsable de la rubrique « Idées » (qui n’en avait
guère lui-même, il était sympathique mais assez inculte : c’était Philippe Chatrier, qui est devenu ensuite président de la Fédération de tennis, où il était plus à sa place), me demande de faire un papier
pour parler de la mort du grand philosophe Merleau-Ponty. Et dans cet article, je cite Emmanuel Kant
et un philosophe du XVIIIe siècle, Berkeley1. Le lendemain, il me convoque, me félicite pour mon
1 L’évêque George Berkeley (12 mars 1685 - 14 janvier 1753) est un philosophe irlandais de la famille des empiristes dont la principale réussite fut la théorisation de l’idéalisme empirique ou immatérialisme, résumé par la
formule esse est percipi aut percipere (« être c’est être perçu ou percevoir »). Pour Berkeley, les choses qui n’ont pas
la faculté de penser (les idées) sont perçues et c’est l’esprit (humain ou divin) qui les perçoit. La théorie de Berkeley
montre que les individus peuvent seulement connaître les sensations et les idées des objets, non les abstractions
comme la matière ou les entités générales. Berkeley a réalisé de nombreux travaux, dont les plus connus sont sans
doute les Principes de la connaissance humaine (1710) et les Trois dialogues entre Hylas et Philonous (1713).
PARCOURS 2011-2012
article, et me demande de faire au plus vite une interview de ces deux philosophes ! Je raconte cette
anecdote parce qu’elle me permet de faire une liaison : Berkeley, qui est le fondateur de l’empirisme,
a dit « être, c’est être perçu ou percevoir » (en latin : esse est percipi aut percipere). Et on y croit assez
facilement : si je ne perçois pas quelque chose, est-ce que cela existe ? Et ma perception d’une chose
n’est-elle pas le garant de sa réalité ? Les journalistes raisonnent souvent comme cela : c’est vrai, je l’ai
vu ; c’est vrai, je l’ai entendu. Pourtant, si vraiment n’existe que ce qui est perçu, les dinosaures n’ont
jamais existé, puisque personne n’était là pour les voir ! Ce n’est pas la perception des dinosaures qui
atteste de leur existence, mais bien plutôt la réflexion, la démarche théorique. Avant qu’on ne découvre l’Amérique, n’existait-elle pas ? Et Christophe Colomb était d’ailleurs persuadé qu’il était arrivé
au Japon ! C’est en fait Amerigo Vespucci qui a découvert l’Amérique, car il a le premier reconnu (par
la théorie et la réflexion) qu’il avait en fait affaire à un continent nouveau.
On apprend à l’école que Newton a eu la révélation de la gravitation universelle en voyant tomber
une pomme. Et je suis bien persuadé que chacun d’entre vous, s’il avait vu tomber une pomme, aurait eu la même idée. Et on se demande pourquoi, avant lui, personne n’avait vu tomber de pommes
ou, l’ayant vu, n’avait fait le lien avec la gravitation universelle ! C’est d’autant plus absurde qu’avant
cette loi de Newton, le principe accepté par tout le monde était que les corps tombent à cause de la
« tendance naturelle » des corps à se diriger vers le bas. Et Newton a en réalité eu sa « révélation » en
prenant connaissance des thèses de Galilée selon lesquelles la terre tourne : il n’y a alors plus de haut
et de bas, et les corps ne se dirigent donc pas naturellement en tombant vers le bas qui n’existe pas. Il
faut bien qu’il y ait une autre raison à la chute des corps : et c’est ainsi qu’il a pensé à l’attraction terrestre, et à l’attraction des masses entre elles (la gravitation universelle), ce n’est pas une perception
mais une réflexion qui l’amène à la connaissance de la réalité.
On raconte aussi que Galilée avait dit qu’un kilo de plume pèse autant qu’un kilo de plomb, et tombe
à la même vitesse que le plomb, et qu’il en aurait fait la démonstration en les lançant du haut de la
tour de Pise, et là c’est stupide car cette expérience montrerait le contraire : dans l’air, les frottements
auraient ralenti les plumes, plus volumineuses que le plomb, qui serait donc tombé plus vite ! L’assertion de Galilée n’est vraie que dans le vide (et cette expérience n’était pas accessible à Galilée pour
des raisons technologiques). Ce n’est donc pas la perception qui a pu donner ses idées à Galilée,
mais la réflexion. De même, la perception vous dit que c’est le soleil qui tourne autour de la terre, on
le voit se lever, monter au zénith et se coucher, on ne perçoit pas le mouvement de la terre autour
du soleil…
22
Einstein a fait une comparaison entre un détective dans une affaire criminelle, et un savant face à
une découverte : le détective ramasse des indices, qui pendant très longtemps n’apportent aucune
explication. Puis il élabore une théorie, et il vérifie alors que tous ces indices prennent un sens (sinon
sa théorie est fausse ou inexacte). En sciences il en est de même : l’observation de la nature ne sert
à rien s’il n’y a pas une réflexion qui donne sens aux observations. C’est en cela que l’empirisme, le
positivisme des journalistes est absurde, qui prétendent que le fait qu’ils aient des témoignages sur
des faits garantit qu’ils connaissent la réalité.
Il m’est arrivé une chose (qui rappelle Fabrice del Dongo qui ne comprend rien à la bataille de Waterloo, dans la Chartreuse de Parme), au moment du Septembre Noir, en 1970, qui a vu s’affronter les
Palestiniens d’Arafat et les Bédouins de l’armée jordanienne, qui les ont écrasés. J’étais ce jour-là dans
un grand hôtel d’Amman, où résidaient tous les journalistes internationaux, et je suis sorti prendre
l’air le matin très tôt. Et, à peine sorti, les troupes palestiniennes sont arrivées et ont bouclé l’hôtel, où
je ne pouvais plus rentrer, et dont les journalistes occidentaux ne pouvaient plus sortir : par la force
des choses j’ai probablement été un des rares journalistes occidentaux à pouvoir vivre dans la rue
la bataille qui a suivi. Dans une optique empiriste positiviste, je pourrais donc prétendre, quand on
en parle : « ne me racontez pas d’histoire, je sais ce qui s’est passé, j’y étais et pas vous ! ». En vérité,
quand vous êtes au milieu d’une guerre urbaine, vous voyez des gens qui se cachent et qui tirent sur
d’autres gens qui se cachent et qui leur tirent dessus, et vous vous cachez pour essayer de voir sans
vous faire tirer dessus ! Je n’ai rien compris à ce que je voyais, et je ne savais vraiment pas qui était sorti
vainqueur de ces affrontements. Ce n’est qu’en retournant à l’hôtel, où les journalistes n’avaient rien
JEAN-FRANCOIS KAHN - RÉALITÉ ET RÉALISME EN POLITIQUE
vu, que j’ai eu les informations et que j’ai su qui avait gagné ! Et ce sont mes collègues journalistes qui
m’ont expliqué ce que j’avais vu, car ils avaient pu suivre les événements… à la radio ! Cette aventure
n’est pas exceptionnelle, mais elle ne ramène pas les journalistes « de terrain » à plus d’humilité !
Et si être réaliste, c’était vouloir le changement ?
Ceci rejoint mon propos initial : ceux qui disent qu’on ne peut rien faire, que l’on aimerait bien changer les choses mais que la réalité commande, qu’il ne faut pas être idéologue ou utopiste, mais avoir
les pieds sur terre, être réaliste et pragmatique, et accepter de reconnaître que le poids de l’existant
s’impose, ce sont eux qui sont dans l’erreur ! Toutes les réalités d’aujourd’hui ont été considérées hier
comme des utopies : la République était une utopie hier, comme la démocratie, la sécurité sociale, le
salaire minimum, le vote des femmes… Et il est certain que quelques-unes des utopies d’aujourd’hui
seront la réalité de demain (l’histoire dira lesquelles !).
En 1940, le 17 juin, Pétain fait un discours : il dit qu’il est réaliste et pragmatique, qu’il a les pieds
sur terre, et qu’il faut se résigner à la défaite (en réalité, il est aussi un idéologue anti-républicain,
qui déteste ce régime et se réjouit d’avoir l’occasion de l’abattre, mais il se garde bien de le dire). Et
les Français acceptent cette « grande sagesse » et le suivent dans sa résignation et sa soumission à
l’ennemi à qui il faut accepter d’obéir. Et le lendemain, un type, en face, dans un discours froid, pas
exalté, prétend que, si on a perdu une bataille, on va quand même gagner la guerre : c’est un fou, un
illuminé ! Et pourtant c’est à lui, Charles de Gaulle, que l’histoire donnera raison ! C’est que l’idée
que la réalité d’aujourd’hui est quelque chose de stable et de figé est une idée stupide. Après ici et
maintenant, il y aura toujours autre chose après, et peut-être ailleurs. De Gaulle avait vu qu’il y avait
dans le monde des forces capables de contrer les nazis, et que la conscience nationale, qui semblait
avoir disparu, pouvait bien se réveiller si on la sollicitait et qu’on veuille la mettre en œuvre. Et c’était
bien lui le vrai réaliste, au vrai sens du terme, celui qui voit la réalité dans toutes ses dimensions, en
train de se construire.
Et aujourd’hui encore, les soi-disant réalistes, qui prônent l’impossibilité de l’action volontaire au nom
du réalisme et du pragmatisme se trompent, comme toujours : les choses continueront d’avancer,
inéluctablement.
Débat
Un Participant - Pouvez-vous préciser ce que vous faites dans votre Centre d’Alternatives, quels genres
de travaux et de réflexions, et sur quoi ça peut déboucher ?
Jean-François Kahn - Avant de vous répondre, je voudrais illustrer mon propos par une image.
Si vous avez une bicyclette qui n’arrête pas de crever, et dont la chaîne saute sans arrêt, si vous voulez
rentrer chez vous il vous faut bien sûr mettre des rustines et rafistoler la chaîne : ça, c’est la dimension
du réalisme. Et face à la dette et aux déficits par exemple, c’est vrai qu’à court terme il faut régler le
problème, et faire une politique qui permet de réduire le déficit, sinon la dette va s’accroître et les
intérêts de la dette vont augmenter. Or il faut savoir qu’aujourd’hui ces intérêts représentent un montant égal au produit de l’impôt sur le revenu : votre impôt ne sert pas à payer les écoles, les routes…
mais uniquement les intérêts de la dette. Il est donc urgent de réduire, voire supprimer la dette, pour
pouvoir utiliser l’impôt à des choses utiles ! De même il faut tout de suite mettre une rustine et remettre la chaîne en place. Mais dans un deuxième temps, il faudra changer la chambre à air, et régler
la chaîne. Et il faudra sans doute, dans un troisième temps, changer de vélo pour un plus performant.
C’est ce à quoi nous sommes confrontés aujourd’hui : il ne s’agit pas d’opposer l’utopie au réalisme
immédiat, comme on peut le voir à l’extrême gauche qui, parce qu’elle veut changer le système social,
se refuse à traiter les problèmes de dettes et de déficit ! Il faut faire les deux, dans l’ordre ! Mais avant
PARCOURS 2011-2012
23
de changer de vélo, il vaut mieux réfléchir d’abord à ce qu’on en attend, et quelles sont les pistes à
envisager (quels alliages, quelles formes aérodynamiques, quels équipements…) et continuer à se
servir du vieux vélo en préparant le nouveau !
En plus il y a un aspect théorique que j’ai déjà développé (en particulier dans un livre : « Où va-t-on ?
Comment on y va… - Théorie du changement par recomposition des invariants »), où je montre
qu’il faut rompre avec l’idée de rupture : dans l’histoire de l’évolution, il y a beaucoup de continuité,
et pratiquement pas de rupture pour passer d’un système à l’autre. Aucun mammifère n’est jamais né
avec les yeux derrière la tête, par exemple (même si en termes de compétition cela pourrait apporter
un avantage certain dans la sélection naturelle !). C’est que la sélection naturelle ne retient une mutation favorable que dans le contexte d’une structure préexistante. Quand, chez notre ancêtre primate
(qui avait à peu près le même squelette que nous, l’estomac au même endroit, et à vrai dire le même
génome que nous à 99 %), est apparue la mutation de la plante des pieds qui lui a permis de se redresser, ce fut un changement prodigieux, puisqu’il allait permettre l’émergence de l’homme, ce fut une
véritable révolution, mais il n’y eut pas de rupture, 99 % des caractères antérieurs du primate furent
conservés ! Et c’est bien parce qu’il y eut cette continuité que l’aventure put se poursuivre !
Il en est de même en économie : le nouveau modèle que nous attendons ne sera pas un modèle de
rupture, il devra reprendre ce qu’il y a de meilleur dans l’héritage du libéralisme, celui du socialisme,
de la doctrine sociale de l’Église, voire de l’anarchisme… L’idée de rupture est insupportable, car elle
signifierait que les batailles, les sacrifices, les héroïsmes de nos ancêtres n’ont servi à rien, qu’on peut
les effacer. Non, tout doit servir et être recyclé pour inventer un nouveau modèle.
Une Participante - Il me semble que Sarkozy, dans sa campagne présidentielle, s’était présenté comme
pragmatique et réaliste, et parlait de faire une rupture. Les gens ont voté pour lui parce qu’ils pensaient que, s’appuyant sur la réalité, il allait agir de façon efficace. Vous dites qu’actuellement il est
en train de corriger ce que vous appelez des erreurs, mais qui était en fait le cœur du projet réel qu’il
portait, de mettre à bas le système social français. Il y a d’ailleurs bien réussi : voir l’état de l’hôpital, de
la recherche… Et quand il affirme corriger des erreurs, il le fait en aggravant encore les choses : voir
la réforme de l’impôt sur la fortune et du bouclier fiscal, qui augmente encore les avantages des plus
riches. Alors, comment situez-vous cet homme-là par rapport au pragmatisme et à la réalité ?
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Jean-François Kahn - C’est une très bonne question, mais très complexe. D’une certaine manière,
l’originalité de Sarkozy a été de se présenter, non pas comme un réaliste et un pragmatique, mais
comme un volontariste, car il a évoqué l’idée de rupture (qui ne s’est en fait pas réalisée : c’est la
démonstration que ça ne se passe jamais, pas plus que pour Mitterrand en 1981). Souvenez-vous de
son slogan : avec moi, tout est possible. Ce n’est pas vraiment réaliste ! Il a affiché son volontarisme,
qui pouvait s’imposer au réel. Il a voulu trancher avec Chirac, présenté comme prisonnier du réel,
et qui ne faisait donc rien : avec Sarkozy, tout serait possible, on relèverait le champ de ruine… Il y a
donc volonté de rupture avec le réalisme. Mais en même temps, (c’est pour ça que s’est complexe),
c’est aussi un pragmatique, profondément. La gauche s’est trompée quand elle l’a présenté comme
un ultra-néolibéral bushiste, un idéologue, ce qu’il n’est pas. J’ai été très critiqué à droite pour la Une
de Marianne « Le voyou de la République ». Je voulais montrer par là qu’il tenait des discours en fonction des sondages d’opinion : si le peuple veut des discours à la Besancenot, il tient un discours à la
Besancenot. Si le peuple veut du Le Pen, il fait un discours à la Le Pen. Fondamentalement, vous avez
raison, il a une conviction, une idéologie, mais sa volonté de contrôler le pouvoir et le garder, (son
talent dans ce domaine est grand : c’est peut-être un mauvais Président, mais c’est un excellent candidat) fait qu’il est capable d’ « oublier » ses convictions avec sincérité ! Fondamentalement, il fait une
politique pour les riches. Et le fait de supprimer le bouclier fiscal (en l’assortissant d’une réduction de
l’ISF plus importante) n’est pas contradictoire : ce bouclier fiscal était critiquable, non pas parce qu’il
favorisait les riches, mais parce que c’était idiot. On a bien vu que les plus riches payent souvent bien
moins de 50 % d’impôt (voir Liliane Bettencourt). Et on a pu se scandaliser que les gens qui bénéficient du bouclier fiscal reçoivent de gros chèques, alors que tout le monde suspecte que ces gens-là
ont dû « dissimuler » (légalement ou pas) la plus grande partie de leurs revenus. Il a donc corrigé ce
qui apparaissait comme stupide, il n’a pas changé d’idéologie. Mais il a fait une campagne non réaliste,
JEAN-FRANCOIS KAHN - RÉALITÉ ET RÉALISME EN POLITIQUE
et pourtant il est capable de pragmatisme : il pourrait très bien, s’il pense qu’il pourrait être battu, sauf
à nationaliser les banques et créer un impôt sur la fortune plus élevé, promettre de le faire (quitte à
faire machine arrière après qu’il aura été réélu !).
Un exemple de ce pragmatisme dont je parlais, presque caricatural, c’est qu’il avait fait campagne
contre le système social français qui, selon lui, plombait notre économie. Et il proposait de mettre en
place un système à l’anglo-saxonne. Mais, en 2008, lors de la crise, il a affirmé que c’était notre système
social qui nous avait permis une relative sauvegarde, et il a stigmatisé les aberrations du système social
et néolibéral anglo-saxon.
Un Participant - Vous avez expliqué que la concentration du capital était dangereuse, même si elle est
nécessaire pour réaliser des chantiers d’importance. La question est donc de savoir à quelles fins il
faut concentrer le capital et qui doit le définir. Et comment faire que le capital ne soit plus utilisé pour
la spéculation ou le seul profit, et réponde présent pour les besoins réels de la société.
Quelques personnalités « innovantes » de la Gauche envisagent la mise en place d’un contrôle renforcé du système bancaire, avec une participation de l’État dans le capital des banques (idées qui figurait
déjà dans le programme commun de la Gauche en 1972). Qu’en pensez-vous ?
Jean-François Kahn -. On ne peut pas identifier complètement l’idée de profit et celle de spéculation. Le profit c’est le nom que l’on donne au bénéfice quand on ne l’aime pas ! Une entreprise doit
faire du profit, des bénéfices. Et le condamner, comme le fait l’extrême gauche, est absurde. Ce qui
compte, c’est ce qu’on va faire de ce profit. Par exemple, en 2008, les sociétés du CAC40 ont fait environ 95 milliards d’euros de bénéfices (tant mieux pour elles !) dont 45 milliards ont été distribués en
dividendes : ce qu’on aurait pu faire, c’est interdire cette distribution, et obliger les entreprises à réinvestir, en période de crise, tous leurs bénéfices dans l’investissement productif et le développement.
Il faut vérifier que les profits ont été réalisés de façon « normale », et que leur utilisation est bonne.
Mais il ne faut pas diaboliser le profit, on risque de déboucher sur la société respectable qui ne fait pas
de bénéfices… et où les entreprises ferment !
A certains moments, la concentration du capital est antilibérale ! Je ne comprends pas pourquoi on
qualifie de libérales des positions attentatoire au libéralisme. Il y a beaucoup de choses critiquables
dans le libéralisme, mais il faut lui reconnaître qu’il s’appuie sur la concurrence. Et la concentration
du capital est bien une façon de contourner la pluralité et la concurrence : c’est du néo-libéralisme,
ce préfixe néo veut bien dire qu’il y a des différences entre le libéralisme traditionnel et sa version
contemporaine. Le néolibéralisme est au libéralisme ce que le stalinisme fut au socialisme démocratique ! Le stalinisme se réclamait du socialisme, mais le socialisme « réel » piétinait toutes les valeurs
du socialisme, comme la liberté, la pluralité, l’innovation…
Par exemple, pour un libéral, ce qui est important, normalement, c’est d’assurer la liberté de la culture,
de l’expression de la pensée : toute entrave dans ce domaine rappelle les heures sombres du communisme et doit être rejetée par un libéral conséquent. Pourtant, à l’occasion d’un projet de fusion
des Éditions Vivendi et des Éditions Hachette, concentration qui aurait regroupé 65 % de la littérature
générale, et plus de 80 % des dictionnaires et des livres scolaires (ainsi que la distribution) sous le
contrôle de la même société, il a fallu que la Commission européenne intervienne pour l’interdire au
nom de la concurrence (cette commission sert à quelque chose parfois !) : mais ça ne gênait pas les
néolibéraux (qui justifient ainsi la définition que je donne du néolibéralisme : c’est la reconstitution
du communisme sur une base privatisée !)
De la même façon, les concentrations bancaires sont une catastrophe. On voit apparaître des banques
qui sont tellement grosses qu’elles ne peuvent plus faire faillite sans mettre en danger l’ensemble
du système bancaire et économique. Elles savent donc qu’en cas de difficulté, les pouvoirs publics
viendront à leur secours (avec l’argent du contribuable), et qu’elles ne risquent plus rien : elles peuvent donc se lancer dans toutes les aventures spéculatives, en prenant des risques qui n’en sont pas
vraiment puisque leurs arrières sont assurés. Mais une autre conséquence, dont on parle moins, de
ces concentrations, c’est la disparition des petits établissements bancaires indépendants, dans les
provinces, qui étaient des acteurs majeurs de l’économie locale qu’ils connaissaient bien et qu’ils aiPARCOURS 2011-2012
25
daient à se développer de façon saine par leur soutien financier bien adapté. Aujourd’hui, on n’a plus
que de grandes banques, où toutes les décisions réelles se prennent au siège social parisien, par des
technocrates qui ont une connaissance tronquée de la réalité économique du terrain, et rechignent à
jouer leur rôle de partenaire économique : cela explique les énormes difficultés de financement des
PME dans la crise actuelle, qui s’en trouve aggravée. Cette concentration du capital me paraît donc
inacceptable d’un point de vue démocratique, mais aussi du point de vue libéral, et du point de vue
de l’efficience économique. Et elle est une entrave au développement de l’esprit d’entreprise, qui est
le fondement de l’esprit libéral !
Parlons de la taxe Tobin, sur laquelle j’ai de grandes réserves, non pas parce qu’elle me choque, mais
parce que je la trouve insuffisante, et surtout pas assez « discriminatoire ». Je pense qu’il faut effectivement changer le système, et si je me méfie des mesures molles, qui ne changent rien en réalité, je
me méfie presque autant des mesures radicales préconisées dans le cadre du système, qui non seulement ne le changeront pas mais aggraveront ses difficultés : c’est pourquoi je pense qu’il faut changer
de système. Pour moi, une taxe Tobin à 0,01 % est une mesure molle. Et ma proposition serait de
créer un impôt progressif sur les mouvements financiers, avec un taux très élevé sur les mouvements
d’aller-retour en quelques heures ou en quelques jours, qui sont vraiment uniquement destinés à la
spéculation, ce taux diminuant quand la durée du mouvement de capitaux s’allonge, et devenant nul
quand le mouvement de capitaux a servi à financer un investissement durable. Là on toucherait la
nature spéculative du système, et les vrais libéraux ne pourraient qu’approuver !
Autre exemple, la pratique (aussi bien par la gauche que par la droite) des abaissements de charges
patronales ciblés sur les bas salaires (inférieurs à 1,5 fois le SMIC). C’est une trappe à pauvreté terrible.
J’ai été chef d’entreprise pendant 22 ans, et je sais que c’est une incitation forte à maintenir les salaires le plus bas possible, car on gagne sur les deux tableaux, avec des arguments imparables face aux
revendications ! Alors, je ne veux pas interdire le recours à ces allégements de charge, mais il faudrait
qu’ils soient mieux ciblés : surtout pour les PME, et pas pour les grandes entreprise, et avec des règles
de donnant-donnant. Par exemple, dans une entreprise de 4 salariés, l’embauche d’un 5e employé
donnera lieu à une exonération de charges de 30 % pendant 3 ans sur tous les salariés. Et je pense que
les allégements de charges devraient être plus élevés pour les salaires moyens (entre 1,5 et 3 fois le
SMIC) que sur les bas salaires, pour ne pas pénaliser la progression des bas salaires.
Quant à la question du contrôle du système bancaire par l’État, je pense qu’on aurait dû garder une
grande banque nationalisée, pour soutenir la politique économique de l’État et ses orientations financières. D’autre part, si on doit renflouer des banques en leur « donnant » 20 à 30 % du capital, il faut
que l’État nomme des administrateurs dans les Conseils d’administration de ces banques : là aussi, il
faut des contreparties.
26
Une Participante - Monsieur Kahn, que pensez-vous de la théorie libérale qui pose que l’enrichissement des riches est le moteur de l’économie, parce que tout le monde en profitera ensuite par effet
de ruissellement (trickle-down en franglais économique) : y a-t-il une utilité des riches ?
Jean-François Kahn - Cela dépend de ce qu’ils font de leur richesse, et s’ils l’utilisent à bon escient !
Et l’on constate aujourd’hui que les riches sont de plus en plus égoïstes et se préoccupent de moins
en moins de l’intérêt public, occupés qu’ils sont d’arrondir leur fortune par tous les moyens. Mais
on peut toujours trouver des exemples de secteurs économiques soutenus par la consommation des
riches : l’industrie du luxe, des grands vins… Est-ce suffisant pour entraîner toute l’économie ? Cela
fait l’objet de discussions chez les économistes, même libéraux !
le 1er octobre 2011
JEAN-FRANCOIS KAHN - RÉALITÉ ET RÉALISME EN POLITIQUE
Jean-François Kahn, né en 1938, est le fils du philosophe Jean Kahn-Dessertenne (1916-
1970). Il est le frère du chimiste Olivier Kahn et du généticien Axel Kahn.
Licencié d’histoire, il se tourne vers le journalisme et débute au journal Paris Presse l’Intransigeant en 1959, (où il est envoyé couvrir la guerre d’Algérie), puis Le Monde, puis L’Express (en
1964, comme reporter). C’est lui qui mène l’enquête journalistique qui aboutit à la révélation
de l’affaire Ben Barka. Il est ensuite chroniqueur sur Europe 1, puis est nommé directeur de la
rédaction des Nouvelles littéraires (en 1977 et qu’il contribue à redresser).
En 1984, il crée L’Événement du jeudi puis, en 1997, l’hebdomadaire d’information Marianne
dont il est le directeur jusqu’en 2007 et dans lequel il continue à tenir une chronique intitulée
« bloc-notes » jusqu’en mai 2011, où il annonce son intention de quitter le journalisme.
Jean-François Kahn a créé en 2009 un club de réflexion, le CRREA (Centre de réflexion et de recherche pour l’élaboration d’alternatives), destiné à « travailler à des alternatives qui dépassent
les discours anciens et les approches qui ont fait faillite ».
Jean-François Kahn a écrit de nombreux essais, souvent polémiques, dont les plus récents sont :
• Esquisse d’une philosophie du mensonge, Flammarion, 1989 et Livre de Poche, 1990
• Moi, l’autre et le loup - esquisse d’une phénoménologie de l’altérité, Fayard 2001
• Les Bullocrates, Fayard, 2006
• Tout change parce que rien ne change - Introduction à une théorie de l’évolution sociale,
Fayard, 2006
• L’Abécédaire mal-pensant, Plon, 2007
• Où va-t-on ? Comment on y va - Théorie du changement par recomposition des invariances,
Fayard, 2008
• L’Alternative, Fayard, 2009
• Dernières salves. Supplément au Dictionnaire incorrect et à l’Abécédaire mal-pensant, Plon,
2009
• Philosophie de la réalité. Critique du réalisme, Fayard, 2011.
• Petit César : comment a-t-on pu accepter ça…, Fayard, 2011
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PARCOURS 2011-2012
Le défi démocratique
en Tunisie
Jamil Sayah
Professeur de Droit public à l’Université de Grenoble II
Avant de commencer, je voudrais bien évidemment remercier le GREP de m’avoir invité et dire combien je suis heureux d’être à Toulouse. Je sais que beaucoup de Tunisiens qui vivent à Toulouse ont
résisté ici et trouvé auprès de vous (la société civile) un soutien important. On ne peut pas faire une
révolution sans soutien, même si évidemment la révolution a été faite par les Tunisiens sans aide extérieure et notamment sans intervention militaire, et c’est tant mieux ! Cela rend la situation encore
plus intéressante et attractive pour le monde extérieur.
L’idée révolutionnaire est toujours porteuse de trois composantes indissociables : la volonté de libérer
les forces de la rénovation, la lutte contre un ancien régime faisant obstacle au triomphe de la liberté
et de la justice, enfin l’affirmation d’une volonté populaire qui s’identifie à l’État. La Révolution tunisienne a pu dès le 14 janvier planter le drapeau de son enthousiasme en réalisant les deux premières
des trois composantes. Est restée en suspend la troisième qui a failli se perdre dans l’ambiguïté de la
vie tumultueuse des gouvernements provisoires.
Révolte ou révolution ?
Tout soulèvement populaire a une histoire ou, mieux encore, il est à lui-même sa propre histoire.
Cette équation, loin de résoudre le problème de la connaissance d’une certaine réalité, la pose au
contraire avec une force et une urgence renouvelée. Car, pour lire cette histoire, pour découvrir
ses lois de structuration et de transformation, il faut décomposer, par l’analyse théorique, ce qui
est donné dans une synthèse pratique. Toutefois, il est utile de fixer les contours conceptuels d’un
phénomène, avant d’entreprendre son investigation. Il semble même plus prudent d’entreprendre
cette recherche à partir d’une fausse innocence théorique, « en allant de l’avant », afin de découvrir
les problèmes conceptuels qui se posent, chaque fois qu’on tente d’appréhender le réel. C’est en
ce sens que l’analyse conceptuelle de la nouvelle donne politico-juridique en Tunisie semble tout
indiquée pour aborder la question du processus révolutionnaire, car elle nous introduit au cœur de
la problématique du bouleversement des sociétés, et nous découvre, en la matière, une imprécision
conceptuelle idéologiquement déterminée.
Dès lors, dans cette « symphonie » révolutionnaire, quelle qualification peut-on donner à la chute de
la dictature en Tunisie ? Cette foule qui s’est mobilisée, au nom de la dignité, de la liberté, du refus de
l’arbitraire, pour se débarrasser d’un despote corrompu, a-t-elle accompli une Révolution ? Ou bien ce
mouvement de protestation locale, parti de « Sidi Bouzid » après l’immolation par le feu d’un vendeur
ambulant (Mohamed Bouazizi), provoquant le renversement du régime et se propageant aux pays
voisins, n’est-il en réalité qu’un acte de révolte ? Certains estiment même que tous ces événements
s’apparenteraient plus, eu égard à leur nature éphémère, à des émeutes qu’à une révolution. Certes.
Mais « l’étincelle qui met le feu à la plaine est toujours un meurtre d’État ». Aussi, ce n’est pas tant le
PARCOURS 2011-2012
29
renversement de l’ancien régime qui constitue en soi le point de repère sur lequel nous devons nous
baser pour qualifier le soulèvement tunisien, que l’ensemble du processus qui a été porteur d’une
volonté manifeste de rompre avec l’ordre ancien. De ce point de vue, ce qui s’est passé en Tunisie
oscille entre la révolte et la révolution dont on va essayer d’établir une typologie.
Par révolte, il faut entendre l’embrasement d’une partie de la population, souvent en réaction à des
mesures coercitives jugées illégitimes. Cette catégorie de soulèvement est porteuse d’un certain
nombre de caractéristiques qui la différencient d’autres formes d’émeutes. Mais néanmoins, elle reste
peut-être la phase première de la révolution. D’abord, une révolte est toujours la résultante d’un processus émeutier porté par une catégorie de la population, souvent jeune cherchant à mettre à terre
un régime étatique (ou autre) considéré comme indigne car, entre autre, despotique. La part que la
jeunesse peut prendre pour donner corps à la révolte peut se draper de plusieurs formes. Elle débute
comme toujours par un affrontement avec les forces de l’ordre qui, le temps passant, se transforme
parfois en véritable « guérilla urbaine ».
Mais la nouveauté que la révolte tunisienne a mise en exergue, c’est l’usage par cette jeunesse des
nouveaux moyens de communication, notamment les réseaux sociaux tels que « Facebook », comme
instrument pour exprimer sa révolte. Dès lors, l’antique notion de « l’engagement » pourrait bien,
dans ce contexte, retrouver un regain de ferveur, à condition de bien comprendre que cette « mobilisation » n’est pas une norme fixe, un idéal ou un seuil minimum, mais seulement le produit toujours
provisoire d’une mobilisation politique pour défendre une cause en perpétuelle formation. Utiliser
l’espace virtuel comme « lit » de la liberté quasi-absolue constitue le sens de cette démarche. Étrangement, la déficience de cet engagement est dans la dialectique de la reconnaissance d’autrui. Les
jeunes « blogueurs » et autres « facebookeurs » ont les partis politiques et le militantisme (classique)
en horreur et ne croient pas aux institutions, mais en une vie organisée en réseau, quasi-tribale, qui
nourrisse leur engagement politique. L’Autrui « réel » reste à découvrir et à rencontrer comme partenaire de combat. Mais franchir ce pas n’est point prévu dans la démarche. Et le passage de ce partenariat virtuel au partenariat réel, la révolution en ferait son credo.
Le second critère qui caractérise la révolte c’est le référentiel territorial. En effet, le soulèvementrévolte est généralement fixé dans l’espace. Il se déclenche dans des territoires perdus par l’État.
Incapable d’imposer sa force et de se faire respecter, ce dernier voit alors son autorité chahutée et
son existence même rejetée par ses propres citoyens. Impuissant, il n’a que la répression à offrir à
cette demande sociale. Ce décalage entre la demande et l’offre renforce encore plus l’hostilité à son
égard et rend la violence à son encontre légitime. « Elle dévaste, si elle peut, les rares symboles de
l’État, achevant ainsi de ruiner sa faible présence ». Ainsi, la mécanique de la révolte s’amorce par
une déresponsabilisation massive de ceux qui y participent. Laquelle engendre l’hypothèse d’une
facile fin de règne.
30
Or le soulèvement de type révolte possède peu de force en lui pour rompre avec l’ordre ancien. Car
dans sa dynamique interne, il demeure enfermé dans les limites de ses propres fondamentaux. Géographiquement confiné, il reste circonscrit aux sites de relégation sociale comme par exemple Sidi
Bouzid, le bassin minier de Gafsa, la ville de Kasrine et sa région. Il se trouve incapable de se déplacer
et placer la contestation sur l’ensemble du territoire. Et quand il s’élargit, il le fait plutôt par contagion
que sur ordre. Il s’immobilise dans son propre espace d’émeute. Et il se charge parfois d’une revanche
de classe qui l’expose au rejet des autres.
Dès lors, la révolte se prive d’un double ancrage qui pourrait justement lui permettre de transcender
ses limites : un large soutien populaire, d’une part, et un arrimage avec l’universel, d’autre part. En
effet, le soulèvement-révolte ne peut changer de nature et passer de la contestation à la production
du sens que lorsque celui-ci arrive à se débarrasser de son idéalisme subjectif qui n’est composé que
par la révolte : forme de négation et de destruction. Cette nouvelle démarche donne alors un congé
définitif à la stérilité politique de la révolte pour s’inscrire dans une dimension d’espérance.
Mais toute la question est de savoir si une telle solution relève encore de la révolte proprement dite
ou si, à la révolte engagée vivant la dure épreuve du déchirement de ses espérances dans les contradictions historiques, s’est substituée une nouvelle conscience. Cela signifie que cette conscience qui
JAMIL SAyAH - LE DÉFI DÉMOCRATIQUE EN TUNISIE
désormais l’anime doit entrer en convergence avec d’autres manières d’agir et avec d’autres manières
de se révolter. A cet égard, le moment le plus significatif de cette mutation est sans doute sa rupture
avec son confinement territorial. En effet, ce n’est que lorsqu’elle se déplace de la périphérie vers le
centre (des quartiers périphériques vers les centres-villes, villes périphériques vers des villes centrales
ou de la province vers la capitale), un lieu où elle pourrait être plus attractive, que la révolte se charge
d’autres valeurs, plus universelles, donc plus révolutionnaires. Et ce n’est sans doute point un hasard
si la révolte (des régions centrales en Tunisie) n'a pris définitivement la forme révolutionnaire que
lorsqu’elle s’est installée symboliquement et durablement au centre de Tunis (avenue Habib Bourguiba). Ici, nous trouvons la raison ultime de l’émancipation moderne. C’est dans son être même, dans et
par son élargissement, dans sa nouvelle forme d’expression peut-on dire, que la révolte va drainer de
nouvelles figures, de nouveaux soutiens. C’est par l’entrée en scène d’autres catégories sociales plus
éloignées par leur âge, par leur appartenance sociale ou par leur genre de son noyau constitutif, que
le repli hors de l’histoire cesse. Le retournement est complet. Il ne s’agit plus d’ébranler directement
un système par la rébellion, mais de le faire écrouler en révélant ses soubassements, en mettant à nu
ses déficiences politiques, juridiques et sociales.
Le retour dans l’histoire
L’histoire, jusque-là, était en rupture avec l’évolution de notre société. C’est un élément important
qu’il faut noter en préambule : peu importent les mots utilisés, révolte ou révolution, les peuples
arabes étaient plus ou moins en rupture avec le mouvement de l’histoire.
Pourquoi y a-t-il eu ce décalage ? Il n’est pas question de refaire l’histoire, ni de faire un cours d’histoire. Disons simplement qu’il y a eu à un certain moment un mouvement qui a fait que les Arabes se
sont trouvés en rupture avec l’universel.
L’universel, en tant que processus historique, que construction intellectuelle, qu’idéologie de l’être
humain, s’est fait à un certain moment sans nous. Sans nous, parce qu’il y a eu une contre-révolution,
que j’appelle le relativisme culturel. Cette conception est venue comme une antithèse rompant avec
l’âge d’or de la civilisation arabe. Le relativisme culturel est l’entre-soi. C’est un mouvement de clôture
intellectuelle, de clôture scientifique, qui fait que l’histoire, le monde, les civilisations se font contre
nous et sans nous. Si aujourd’hui il y a un mouvement, s’il y a révolte, s’il y a révolution, c’est une
manière de dire que nous devons faire partie du monde et que nous ne voulons pas rater le XXIe siècle
et que nous voulons nous arrimer à la locomotive de l’histoire.
Jusque-là, les Arabes étaient sous une double pression qui constitue le corps de ce
relativisme culturel :
- La pression des dictatures
Les dictatures ont réussi à faire croire que sans elles l’Occident serait menacé, que sans elles il y aurait
des guerres de civilisations. Nous reviendrons, si vous voulez tout à l’heure sur la lecture occidentale de
ce qui se passe, car actuellement, vis-à-vis de cette situation, il y a soit indifférence, soit mauvaise lecture.
La grille de lecture de l’Occident, vis-à-vis du monde arabe, a été complètement erronée et la révolution tunisienne, la révolte du peuple tunisien, a démontré au monde que cette lecture doit être revisitée. On ne peut plus aujourd’hui soutenir des dictateurs sous prétexte qu’ils vont faire « les chiens
de garde » de la civilisation occidentale. On ne peut plus soutenir des mouvements, des groupes de
voyous, opprimant leurs peuples, pillant leurs pays, sous prétexte qu’ils sont de bons policiers ou de
bons garde-frontières.
C’est cette forme de gouvernement qui a fait que les Arabes se sont trouvés complètement déconnectés du réel du monde. Ce n’est pas parce que nous ne sommes pas intelligents, ce n’est pas parce que
nous n’avions pas les capacités d’agir, de faire avec, de faire comme, ou même de faire mieux ! C’est
parce qu’on ne nous a pas laissé la possibilité de développer cette capacité de pouvoir être avec les
autres et être comme les autres.
PARCOURS 2011-2012
31
Aussi, il faut sortir de la logique de la main tendue pour être main dans la main. Aujourd’hui, on a la
possibilité de créer un nouveau modèle de relation, beaucoup plus équitable, beaucoup plus équilibré, débarrassé en tout cas des différents complexes.
- La pression religieuse
La deuxième pression très importante, c’est la pression religieuse.
Le monde arabe était un monde où la véritable dialectique, le véritable débat, ne concernait pas l’évolution du monde, des nations, le développement de l’univers, mais le sexe des anges : faut-il être bon
musulman, ou pas ? Comment faire pour être en adéquation avec la norme spirituelle. Bref, lorsque
le monde s’est développé, nous, nous étions en train de discuter comment rester en adéquation avec
des normes qui ont été établies au XIIIe siècle.
C’est aussi un élément d’oppression politique et biologique, donc d’oppression historique, et je ne dirais pas que c’est l’Islam qui est la cause ou la raison de ce retard, mais que c’est l’instrumentalisation
de la religion, au profit d’un discours anesthésiant, qui a fait qu’à un certain moment, on a rompu avec
« l’évolution », le progrès, et on s’est trouvé en situation de stagnation alors que le monde évoluait.
Et tout ce qui se passe aujourd’hui est une manière de dire que le moment est venu d’accrocher le wagon, d’accrocher cette envie de vivre avec le reste du monde. On met fin ainsi à toutes les idéologies
différentialistes, pseudo-racistes. Bref, on met fin à l’idéologie de choc des civilisations, à la guerre des
cultures. On introduit une autre manière de dialoguer. Car seul le dialogue a une vertu dialectique. Et
ce qui s’est passé en Tunisie est le coup d’envoi d’un processus qui ne va pas s’arrêter.
Évidemment nous sommes au XXIe siècle, et avec un rapport au temps complètement différent du
passé. En 1789, les Français ont fait leur révolution, et il a fallu attendre près d’un siècle pour que la
Troisième République honore les grands principes de la Révolution française. Mais en Tunisie, on ne
peut pas attendre un siècle, on ne peut même pas attendre encore un an, même pas 6 mois. C’est
pourquoi il faut absolument que les Tunisiens arrivent à trouver en eux l’intelligence, les capacités et
les compétences pour « transformer l’essai ».
La réalité tunisienne
32
De ce point de vue la révolution tunisienne renouvelle l’idée même de révolution. Elle lui donne
d’abord une nouvelle jeunesse. (A combien d’années en arrière faut-il remonter pour voir un peuple
vaincre un régime conçu pour durer ? A trente-deux ans quand le régime du Shah d’Iran s’est écroulé
devant la puissance de son peuple). Ensuite, elle rompt avec le modèle marxiste de la révolution. C’est
un mouvement issu de la révolte des régions intérieures, sans discours idéologique à l’appui, mais qui
veut mettre un terme à une « fatigue existentielle ». Tout a commencé au nom de la dignité, avant de
se traduire par des passions égalitaires et libertaires. Ce sont ces passions que François Furet1 mettait
en avant dans sa lecture des configurations révolutionnaires qu’il faut mentionner avant tout autre
fait. Ces passions libèrent en effet une dissidence révolutionnaire de ses déterminants sociaux ou
générationnels pour la doter d’une dimension intergénérationnelle et transclasses touchant la société
dans sa totalité. Enfin, c’est une révolution « presque » spontanée. Elle n’est point porteuse elle-même
d’une alternative au pouvoir qu’elle a cherché à démanteler. Elle se place dans le temps d’une histoire
prise en charge, assumée et tournée résolument vers l’avenir. On comprend alors l’absence pendant
le temps de la révolution des forces orientées vers un passé idéalisé, celui du temps d’avant. Des mouvements qui visent à faire rentrer dans une histoire irréversible une société plongée dans une histoire
répétitive. Pour eux, tout mouvement vers l’avant doit être interprété comme une accélération du retour aux origines et la nouveauté doit être réintégrée dans la tradition, détournée de son fondement2.
1 F. Furet, La Révolution française, Hachette Littératures, coll. « Pluriel », 1999.
2 Voir J. Sayah, Au cœur de la tragédie Arabe : la crise du constitutionnalisme, Éditions Phénoména, 2009.
JAMIL SAyAH - LE DÉFI DÉMOCRATIQUE EN TUNISIE
Toutefois, si ce prisme religieux était absent durant le temps de la révolution, cela ne signifie point
sa totale disparition. Comme si les Tunisiens avaient voulu laisser en suspens l’hypothèse islamiste.
Comme si l’accouchement révolutionnaire devait s’accompagner d’un processus d’émancipation des
religions, des communautés, des ethnies, bref des « assabyas »3 de tout ordre. Mais les dernières élections ont démontré clairement que la sortie progressive de la religion ne veut pas dire que la société
tunisienne a rompu avec les croyances et s’installe naturellement dans « l’âge laïque ». Le devenir politico-religieux de la société se dessinera probablement dans un régime démocratique qui cherchera
certainement à trouver un équilibre entre l’Islam et les acquis laïcs de la République.
Étrange destin, celui de cette vérité ! Pour comprendre son enjeu, il faut retourner (encore) à la source
de cette révolution. La scène révolutionnaire tunisienne présente alors une diversité de lectures qui
se bornent mutuellement. Celle des islamistes n’est que l’une d’entre elles. Et, avec toutes les autres,
on baigne dans ce qu’on peut appeler la « modernité ». « L’une cherche sa voie en savourant les retrouvailles avec l’histoire non sans un certain effroi, tandis que l’autre profite de la vacance laissée
par un pouvoir médiocre et oppressif pour réoccuper l’espace public, voire le saturer d’un contenu
religieux et austère ».4 La révolution se découvre binaire. En Tunisie se déroulent alors une révolution
et une restauration. L’unité du peuple révolutionnaire n’était qu’une fiction. Mais cette fiction justifiait
l’absence d’un leader politique affirmé, d’une part, et l’absence d’un projet politique alternatif, d’autre
part. « Ben Ali dégage » ne faisait pas projet. On a confondu pouvoir du peuple et libertés du peuple5.
Ce peuple voulait être libre, mais il n’était pas suffisamment organisé pour concéder sa volonté à un
porteur unique de son projet d’émancipation. Résultat, une mosaïque de porteurs de projets révolutionnaires a émergé. Il y a eu alors une différenciation accrue de la fonction révolutionnaire. Deux
révolutions en une.
Celle qui veut greffer une ancienne idéologie au processus révolutionnaire déjà engagé. Ainsi instaurée, cette greffe devient génératrice d’un nouveau dynamisme politique autour de la confrontation
avec l’idéologie dominante en lui contestant la légitimité de sa posture de locomotive de la révolution.
C’est la stratégie de la frange islamiste qui, sous une forme dégénérée du progrès (celle qui conduit
aux sociétés traditionalistes et aux sectes religieuses), cherche à transformer le processus révolutionnaire en « mouvement originel » et en institutions. D’où le discours sur le 6e calife. Dans ce messianisme révolutionnaire, on retrouvera donc des configurations de stabilisation selon trois modes
principaux : adaptabilité, transgression ou inversion (plus ou moins associés) et relativisme (culturel).
Une telle formule a au moins deux mérites.
Le premier est de placer aujourd’hui la société tunisienne à égale distance de plusieurs siècles qui ont
précédé la sienne, de l’obliger à choisir le modèle sociétal qui lui conviendra le mieux. Le second est
d’accepter une mise en situation historique, certainement pas sous forme d’une échelle de forme de
modernisation ou des étapes de croissances, mais sous celle d’une recherche des formes d’intervention de la société sur elle-même qui peuvent appeler à une nouvelle définition des rapports avec la
modernité et la liberté. Concevoir une nouvelle situation historique, un nouveau type de société où la
modernité soit définie non pas par un principe unique totalisateur (la destruction du passé), mais au
contraire par des nouvelles tensions entre la rationalisation et la subjectivisation. Tout cela correspond
peut-être à un progrès au sens d’une compréhension plus complexe des exigences des acquis de la
révolution, qui ne doivent plus être réduits à un catalogue de slogans. La révolution suppose aussi la
prise en compte des passions et des intérêts contradictoires.
C’est en ce sens que nous pensons que la révolution en Tunisie n’est point achevée. Elle demeure
fondamentalement en processus. Contrairement à la révolution iranienne qui a été terminale (République islamique), la tunisienne est inaugurale. Tout est encore à inventer et à construire. Elle a
ouvert (dans le monde arabe) une séquence historique en laissant indécis le contenu de sa propre
3 Voir sur ce point J. Sayah, Philosophie politique de l’Islam, la théorie de l’État chez Ibn Khaldoun, Altelier de
l’Archer-PUF, 2000.
4 A. Grapon, op.cit, p. 88.
5 Montesquieu, Esprit des Lois, Livre XI, chap. II, Flammarion, 1993.
PARCOURS 2011-2012
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évolution. Cette médiation du temps ouvre en effet une période qui vient s’intercaler entre le temps
de la révolution et la révolution terminale. C’est un temps signifié qui laisse aux acteurs tout le loisir
de lui modeler un contenu. Cette médiation temporelle que nous qualifions de période intervallaire6
constitue l’autre caractéristique de la révolution tunisienne.
Regard sur les élections : irréalisme des modernes et opportunisme des traditionalistes
(Cette partie a été ajoutée par Jamil Sayah après la conférence et les élections tunisiennes).
La politique est tout à la fois le choix des solutions nécessaires à la satisfaction du plus grand nombre
et l’art de rendre leur application possible, c’est-à-dire acceptable sans heurt. A la faveur d’une démocratisation croissante post-révolutionnaire, ces deux missions sont passées, en Tunisie, du domaine
de la revendication limitée (à une partie de l’élite opposée à la dictature) à celui de la confrontation
collective entre partis politiques. Cette confrontation s’est exprimée le 23 octobre par le choix opéré
grâce à une procédure démocratique, c’est-à-dire par l’élection. Le résultat de cette dernière a donné
au parti Ennahda, un parti d’obédience islamiste une majorité confortable de 89 sièges à l’Assemblée constituante, cet Organe qui aura la charge de mettre en place les fondations normatives de la
deuxième République. Plusieurs points de vue s’offrent à la réflexion après ce résultat. Mais une indispensable synthèse passe par la décantation ou plutôt par une sorte de redécouverte d’une réalité,
enveloppée jusque-là dans la glaise des sédimentations accumulées par une dictature de 23 ans. Ses
conséquences, qu’on se refuse encore à regarder en face, sont inéluctables. Elles marquent le retour
d’un référent, que l’on a pu croire un moment éliminé pendant la Révolution, le fait religieux.
Après 60 ans d’une marche séculaire globale, les Tunisiens ont préféré (majoritairement) donner leur
confiance à une formation politique qui plaide pour un retour à la tradition, notamment religieuse,
plutôt qu’à celles qui prônaient les bienfaits d’une modernisation en action. Sans doute, à l’heure des
impressions directes autour de l’événement, où les causes morales et sociales qui les ont déterminées
sont encore si vivaces et si chaudes en nous et autour de nous, il est de notre devoir d’essayer d’analyser et de classer, tels qu’ils nous apparaissent, les caractères essentiels ou les raisons principales de
cet avènement politique d’importance capitale pour l’avenir de notre pays. Nul doute d’abord que le
succès d’Ennahda n’est point usurpé. La réussite électorale de ce parti inspire le respect et le résultat
ne peut en aucun cas être rejeté. Point de constatation. Cependant, c’est l’insigne mauvaise foi de
certains commentateurs que de se demander, non pas pourquoi et comment les partis laïques et
modernistes ont été vaincus, mais pourquoi et comment le mouvement islamiste a gagné, comme si
la défaite de la modernité était considérée déjà comme acquise avant de mener bataille. C’est toute
l’histoire de ce projet de société et son ancrage politico-social dans notre pays qu’il faudrait reprendre
pour faire apparaître pourquoi la défaite aurait pu être évitée sans ces fatales erreurs politiques commises par les partis se réclamant de la modernité.
34
1. Le piège identitaire
L’identité culturelle détermine la prédominance d’une certaine configuration des personnalités parmi
les individus qui l’ont reçue en partage. C’est un corpus hérité, partagé par les membres d’un peuple
et mis au service de l’édification d’une personnalité distinctive. Il ne fait pas l’objet d’une transmission mécanique mais il autoriserait la reproduction d’une culture identique. Et quand ce corpus est
fondamentalement construit autour et par le fait religieux, il devient extrêmement difficile et délicat
de lui apporter une quelconque relativisation rationnelle. Car le culte de Dieu joue un grand rôle dans
la constitution des cultures, notamment lorsque les populations partagent les mêmes symboles, les
mêmes mythes et les mêmes critères d’approbation ou de condamnation des événements sociaux
et politiques. Avec le triomphe de la démarche rationnelle potée par Bourguiba pour moderniser le
6 Déclaration de l’actuel Premier ministre tunisien lors d’un discours prononcé devant ses partisans en novembre 2011.
JAMIL SAyAH - LE DÉFI DÉMOCRATIQUE EN TUNISIE
pays, les Tunisiens ont appris à vivre leur religion d’une manière séculière. Une ligne de démarcation
entre la sphère publique et la sphère privée a été tracée. Dans cette perspective, la sphère publique
assure le dépassement des intérêts individuels ou de groupes, elle est le lieu de débat sociétal, tandis
que la sphère privée est le lieu de la vie intime, des convictions et des passions religieuses. Or, deux
faits politiques majeurs sont venus perturber cette configuration mise en place par un Bourguiba qui,
contrairement à Ataturk, a su utiliser la religion elle-même pour l’introduire.
D’une part, l’apparition et la propagation en Tunisie d’un Islam politique identitaire constituent le
premier coup d’arrêt à cet équilibre. Cette lecture veut imposer qu’on en finisse avec la double équation associant dans un même projet de société Islam et modernité. C’est ainsi que le premier combat
toujours mené par les islamistes cherche à mettre en cause la modernité, comme étant un concept ou
un modèle de vie (politique et sociale) importé qui demeure fondamentalement un corps étranger à
l’identité musulmane des Tunisiens. Quant au second fait, il réside dans une pratique dictatoriale du
pouvoir qui pendant 23 ans a associé la modernité et la sécularisation à son projet de violation des
libertés et de répression des « êtres », créant ainsi une confusion dans l’esprit de nombreux Tunisiens
entre dictature et modernité. Malheureusement, cette vision a été absente dans le discours des partis laïques. Ils n’ont su dépolluer ni la modernité de la dictature, ni la sécularisation de la question
d’identité. Ils sont tombés dans le piège tendu par Ennahda qui s’est présentée devant le peuple en
défenseur de son identité arabo-musulmane longtemps agressée sans scrupule par un dictateur sans
moralité. Par sa simplicité, ce positionnement a plu. Il a rendu ainsi par ricochet non seulement le
discours sur la modernité inaudible par les Tunisiens, mais également les partis qui s’en réclament
complices de l’ancien régime. Sur ce point, les Islamistes ont gagné. Pourtant, ceux qui se réclament
avec passion de la nécessité de la langue, de la tradition, des générations successives…, se situent
de façon indéniable à la périphérie de la tolérance. Mais peut-il y avoir une démocratie de l’identité ?
2. La défaite de la modernité ?
La modernité, si présente dans le débat qui a précédé les élections pour la Constituante, traduit un
projet politique réputé universel. Elle reflète les aspirations et les formes d’organisation de la société
et de ses membres. Elle se veut expression rationnelle d’une correspondance entre l’action humaine
et l’ordre du monde. Elle entend commander l’évolution des Tunisiens vers la prospérité, la dignité, la
liberté et le bonheur. Pourtant, cette conception généreuse de la société n’a pas trouvé preneur chez
les électeurs du 23 octobre. Les partis qui la défendent n’ont pu mobiliser. Que s’est-il passé ? Quelles
sont les raisons de cette désaffection ? Pour aborder ces questions sur un horizon clarifié et constitué,
nous croyons avoir absolument besoin du mot « malentendu ». C’est lui qui désigne le décalage créé
entre cette offre politique et ses électeurs potentiels.
Après la Révolution, lorsque l’on parle de modernité, on vise surtout un système politique qui intègre
à son organisation la contestation et la contradiction, permettant ainsi à des opinions diverses sur la
destinée collective d’affirmer leur force et d’entrer en interaction avec d’autres opinions représentatives de différentes tendances sociales. Cette conception de la démocratie est intimement liée à la
sécularisation du pouvoir. Sans séparation entre le temporel et le spirituel, pas de modernité. Ce point
serait le compromis où chaque individu parviendrait à obtenir le maximum de libertés dans ses choix
personnels. Le problème majeur qu’a dû affronter un tel projet est celui de son contact avec le réel. Il
est resté, malheureusement, imperméable à une grande majorité de nos compatriotes. Ils ne l’ont pas
soutenu car ils ne l’ont point compris. Ont-ils renoncé pour autant à être modernes ? Évidemment, la
réponse est non.
Un système de valeur (tel que la modernité) peut intervenir à titre de point de repère pour l’organisation sociétale. Toutefois, il ne peut à lui tout seul représenter un projet d’action politique, ni même
le principe d’élaboration d’un programme. Car il n’envisage qu’une partie des attentes des Tunisiens.
Il les restreint à une structuration normative de la société et ignore complètement les problèmes
économiques et sociaux dont souffre le pays réel. De ce fait, cette offre politique a échoué dans une
sorte de production certes volontariste, mais naïve, de nouvelles structures sociétales. Elle a feint
d’ignorer que le besoin premier du Tunisien post-révolutionnaire était plutôt ses conditions de vie
PARCOURS 2011-2012
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qui n’ont cessé de se paupériser. « L’embolie » de la dictature a produit l’éclatement de l’ancienne
conscience sociale dépouillée, en pratique, de toute référence possible un ordre généreux et solidaire. Pour la première fois, les inégalités (entre les « êtres » et entre les régions) et la souffrance de
nos compatriotes apparaissent dans toute leur nudité. Dès lors, un discours sur la modernité dépourvu de solutions généreuses à toutes ces préoccupations ne peut qu’apparaître décalé et sans portée
politique. D’autant plus que l’idée d’un homme absolument socialisé, pleinement heureux, libéré de
toute aliénation religieuse et prêt à être totalement dans la modernité, a déjà été servi aux Tunisiens
par la dictature. Dans cette situation, il aurait fallu sortir la modernité de son ghetto simpliste en lui
donnant une dimension humaine plus généreuse et plus solidaire afin qu’elle cesse d’être perçue par
les Tunisiens non seulement comme un accessoire de la dictature, mais surtout comme une agression
symbolique de leur identité.
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Ainsi, la désaffection de l’opinion à l’égard de ce projet de société découle plutôt des erreurs, constatées dans la pratique et dans les comportements de ceux qui étaient chargés de le rendre accessible à
notre peuple. L’emprise de l’esprit partisan les a éloigné de l’objectif démocratique que vise la modernité et le bien-être séculier de leurs contemporains. Mais rien n’est définitivement perdu. Depuis la
Révolution, la Tunisie s’est engagée dans un processus démocratique dont les élections du 23 octobre
ne sont que la première pierre d’un édifice qui prendra, certainement, des décennies pour être achevé. Sauf trahison, d’autres compétitions électorales sont en perspectives. Une offre alternative ayant
la modernité comme matrice a toute sa place dans notre espace politique. Cependant, il appartient à
ceux qui vont la porter de la rendre moins sectaire, moins élitistes et donc plus ouverte. La modernité
est un combat permanent pour les libertés et pour le « mieux vivre » des populations. Elle doit passer
par un changement de dialectique. L’affrontement traditionnel (entre Islam et modernité) doit faire
place à la pédagogie réformatrice qui va plus loin dans l’explication et le dialogue. L’essentiel n’est
point la croyance cultuelle, mais la croyance en un avenir (économique et social) meilleur. Elle doit
être inspirée par une éthique de la participation qui privilégie l’exercice collectif de la responsabilité et
exige qu’on prenne les moyens tant économiques que politiques de sa réalisation. Plus largement, ces
considérations doivent être l’objet d’un projet politique qui cherche concrètement à évoluer vers le
pouvoir du plus grand nombre, entendu comme restructuration de l’ordre social dans son ensemble.
Symboliquement, il sera très important de contribuer à une autre approche de la modernité. A la place
de la confrontation basée sur son opposition à l’Islam, il est essentiel de montrer que ce modèle de
société s’est construit ailleurs sans conflit avec les croyances individuelles. Et qu’il n’y a nullement un
modèle (de modernité) imposé. Il y a une conception constructive de ce modèle entre ce qui est recevable du point de vue de l’universalisme minimal, et ce qui doit être rejeté précisément parce que ça
renvoie, en Tunisie, à l’extrême férocité d’une élite méprisante et à l’accaparement par une oligarchie
religieuse, politique et médiatique de « l’identité nationale ». C’est seulement ainsi que la modernité
en tant que projet politico-social nous fait traverser les dédales de la société et nous fait vite aspirer
vers le sommet, là ou souffle l’esprit de la prospective.
Débat
Un participant - Merci beaucoup pour votre exposé, tout à fait passionnant.
Deux questions : comment se fait-il qu’après un régime, ouvert et éclairé après l’indépendance, vous
ayez hérité d’un dictateur ? La réponse peut nous aider à nous aussi pour la société française !
En second lieu, vous vous êtes peu étendu, et c’est assez formidable de votre part, sur le rôle de
l’Occident. Quel rôle a-t-il eu dans l’histoire ? Si Ben Ali était là, l’Occident était-il en cause ? Et maintenant qu’attendez-vous de l’Occident ?
JAMIL SAyAH - LE DÉFI DÉMOCRATIQUE EN TUNISIE
Jamil Sayah - Pourquoi avons-nous hérité d’un Ben Ali ? C’est parce qu’à un certain moment, il y a
des processus historiques qui font que, dans l’histoire d’un peuple, il y a des cycles. Nous sommes
peut-être arrivés à la fin du cycle de construction de l’État. Il fallait passer de la construction à la démocratisation, à l’introduction, au-delà des principes de base, d’une autre manière de faire société.
Ben Ali a réussi à infiltrer le système, alors que Bourguiba, à certains moments, n’a pas trouvé la force
nécessaire pour introduire des garde-fous afin d’éviter les aventures de ce genre. Dans les années 80,
on a démarré la démocratisation, le pluralisme, il y avait des journaux qui étaient libres, des partis politiques qui étaient beaucoup plus libres, même après Bourguiba, dans la période de la lune de miel,
notamment avec les islamistes. L’un des leaders des islamistes tunisiens, Gannuchi, avait dit : « Moi,
j’ai ma confiance en Dieu et en Ben Ali ». Lorsqu’on voit ce que Ben Ali a fait, cela fait froid dans le
dos. Le système lui-même, je crois, est tombé de ses propres contradictions parce qu’il n’a pas réussi
à créer les nouvelles conditions pour démocratiser réellement le pays, et surtout créer les institutions
nécessaires pour introduire un système d’alternance au pouvoir.
Donc, c’est la faute à la classe politique tunisienne de l’époque qui s’est déchirée et focalisée sur des
problèmes accessoires et a oublié purement et simplement le principal, qui était de barrer la route à
des gens comme Ben Ali. Quand il est arrivé au pouvoir, Ben Ali a dit quelque chose de fondamental.
Il a dit : « Il faut utiliser les islamistes pour arriver au pouvoir, puis renforcer la désinformation et renforcer la police ». Ces trois choses ont été réalisées, il a réussi à arriver au pouvoir et à s’y maintenir.
Peut-être cette Tunisie post-coloniale n’a-t-elle pas réussi à passer de l’État légal à l’État de droit. Tous
les éléments étaient présents, mais il n’y a pas eu une mise sur l’agenda politique pour passer à l’état
de droit.
En ce qui concerne les rapports de l’Occident avec la Tunisie, je passe rapidement sur la séquence de
MAM, de l’ambassadeur plus ou moins farfelu que le gouvernement nous a envoyé, mais ce qui a fait
vraiment mal aux Tunisiens, c’est de ne pas avoir été respectés. Les Tunisiens sont quand même très
fiers de ce qu’ils ont fait, qui n’était pas si évident que ça ! Ils ont réussi à vaincre la peur, à se révolter,
à créer les conditions d’une véritable révolution, et les termes qui étaient utilisés étaient ceux de la
Révolution française. Et on leur envoie soit des lacrymogènes, soit un ambassadeur qui, certes parle
arabe, mais qui le parle mal et c’est un véritable problème. Aujourd’hui, les Tunisiens attendent le
respect, la fin d’une relation tutélaire, la fin d’une logique du choc des civilisations, et surtout un véritable partenariat. Ce qui est important : on est à Toulouse, on est en France, on est dans l’entre deux,
nous sommes des passerelles et nous allons porter ce message-là.
Les Tunisiens font une différence fondamentale entre la société civile française et le gouvernement de
la France. Il faut arrêter le réflexe français de l’aide technique. Les Tunisiens veulent faire une constitution, ils n’ont pas besoin de constitutionnalistes : nous avons de très bons juristes ! Les Toulousains
ont déjà aidé Ben Ali à faire une constitution, alors ça suffit, on est quand même bien formés par les
juristes français et nous pouvons faire notre constitution. Aujourd’hui nous avons besoin d’idées,
d’une manière de faire ensemble et non pas d’un modèle imposé.
Apprendre à travailler main dans la main, aider la société tunisienne à se démocratiser, c’est dans
l’ordre des choses, et c’est là que les sociétés civiles peuvent aller au-delà de leurs gouvernements,
parce qu’il ne s’agit pas uniquement de démocratiser le centre, l’État avec les institutions centrales. Il y
a aussi une démocratie locale à construire et là, par exemple, une ville comme Toulouse peut apporter
de l’aide dans la coopération décentralisée, les Universités peuvent apporter du sens.
Donc, aujourd’hui, on a besoin beaucoup plus d’un débat d’idées, d’une boîte à idées, plutôt que
d’une aide technique classique, humanitaire ou autre.
Un participant - Je voudrais parler des élections pour en revenir à quelque chose de plus prosaïque.
On s’attendait à l’élection d’une assemblée législative, on s’attendait à un scrutin peut-être simple,
clair, or, si on y regarde d’un peu plus près, on voit des élections pour une assemblée constituante,
qui devra elle-même faire des élections, et ensuite, il y aura une législature. Par ailleurs, on observe
un scrutin proportionnel excessivement complexe. Pouvez débroussailler un peu cette complexité ?
Jamil Sayah - C’est une question très importante.
PARCOURS 2011-2012
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Pour commencer, je dirais premièrement : est-ce que des élections font le printemps ? En effet, aujourd’hui, des élections vont faire le printemps de la révolution tunisienne. Si on échoue lors de cette
étape-là, on reviendra en arrière. Donc, première chose, tout a été fait pour que cette échéance du
23 octobre soit une véritable échéance politique, véritable fête de la démocratie, une fête du peuple
tunisien. Alors, pourquoi le système est-il si compliqué ? Sur le plan objectif, on sort d’une révolution,
et lorsqu’on sort d’une révolution, il y a des expressions qui se structurent, des mouvements politiques qui se créent. Faut-il empêcher tous ces mouvements-là ? Leur dénier le droit d’exister, de se
structurer ? Nous sommes effectivement partis d’un parti mafieux, unique, pour aboutir à 112 partis
actuellement. C’est vrai que cela fait énorme, mais juste une petite comparaison : la Pologne, après la
chute du régime communiste, en 1989, et l’Espagne, après Franco, étaient à 389 ! Nous en sommes
encore loin !
Donc, je crois qu’il fallait laisser la parole s’exprimer, et le peuple tunisien créer cet espace politique,
cet espace de débat, ce forum qui va donner justement à cette société la capacité de se défendre, de
produire les anticorps contre toute aventure personnelle ou collective portée par n’importe quel
parti. Il ne faut laisser personne en dehors du système, il faut que tous les partis soient partie prenante
dans la construction.
Le mode de scrutin est évidemment un mode de scrutin assez compliqué, c’est le scrutin proportionnel intégral, c’est-à-dire que c’est le scrutin qui permet à tous les mouvements politiques d’avoir
au moins un élu. C’est une très bonne chose sur le plan démocratique, on va avoir une photocopie
du paysage politique tunisien en construction et en réalisation. En revanche, il va y avoir un vrai problème, c’est la constitution des majorités. Il faut dire, et c’est très important, qu’après une révolution,
on fait une constitution, on va passer à la IIe République. La constitution, c’est un projet de vie, c’est
un projet de société. La ligne de démarcation entre les partis politiques une fois élus, sera le projet
de société que nous voulons. Est-ce que nous voulons un projet de société moderne, ou est-ce que
nous voulons un projet de société traditionnelle ? Les alliances politiques se feront sur cette base-là.
Ce ne sont pas les élections législatives ni les élections présidentielles, alors qu’on n’a même pas de
constitution. Bref il faut de l’apprentissage et de la pédagogie démocratique, et peut-être de ce forumlà, de cette agora, sortiront les conditions pour que cette classe politique se structure et apprenne à
travailler ensemble, choisisse un vrai projet de société. Je trouve que c’est une bonne chose : ils vont
gouverner 6 mois, et après 6 mois il y aura des élections. La constitution va choisir le régime politique,
présidentiel ou parlementaire. Je suis pour le parlementarisme, mais peu importe, ce qui compte c’est
de savoir quel est le projet de société que nous voulons. Même si effectivement le mode de scrutin
est assez compliqué, on ne peut pas faire l’économie, dans cette phase, de l’expression de tous les
partis politiques.
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Un participant - Il y a une chose qui a attiré mon attention, c’est l’égalité homme/femme. Je pense que
cela n’est pas dû à la tradition tunisienne ou à la religion. Si on veut prendre la France pour modèle,
on peut dire qu’en France encore, la femme n’est pas l’égale de l’homme. Une femme par exemple
qui est juriste comme vous, ne sera pas payée comme vous, elle sera payée au moins 30 % de moins.
Donc, même dans les États les plus démocratiques et libéraux, il subsiste un problème qui résulte
de la mentalité de l’individu. Qu’allez-vous proposer comme rôle à la classe intellectuelle, (classe
intellectuelle que Ben Ali a su utiliser pour se faire élire) pour arriver à une égalité hommes/femmes ?
Jamil Sayah - Je vais commencer par vous répondre sur le soutien des intellectuels au Président Ben
Ali.
Je crois que cela a creusé sa tombe, parce que c’était un miroir grossissant de l’incurie du régime. Par
ailleurs, on ne peut attribuer la qualité d’intellectuel à l’entourage de Ben Ali, sous peine d’insulter
l’intellect comme mode de penser et de voir. Cet entourage n’avait rien d’intellectuel, il ne représentait pas les Tunisiens. C’était beaucoup plus une opération de marketing, téléguidée par un Français
(malheureusement, Monsieur Séguéla) qui aujourd’hui va reprendre la main pour nous dire qu’il faut
élire un Président comme on choisit un produit quelconque. C’était donc une opération de marketing, et ce n’était pas représentatif des intellectuels tunisiens.
Maintenant, beaucoup plus sérieusement, sur la question de l’égalité hommes/femmes, il faut adJAMIL SAyAH - LE DÉFI DÉMOCRATIQUE EN TUNISIE
mettre que la société ne peut pas être changée par décret, et qu’il faut donc créer les conditions
objectives pour la changer. Je crois que c’est ce qu’a fait Bourguiba en 1956, il a changé les conditions
objectives pour changer la mentalité des Tunisiens. Il disait qu’un garçon a d’abord une maman et
donc que le machisme est une question d’éducation. Si je respecte ma sœur, c’est peut-être parce que
ma maman m’a expliqué qu’il n’y a aucune différence entre ma sœur et moi. Et Bourguiba a réussi petit à petit à faire comprendre qu’il n’y a pas une fatalité, une force qui impose fatalement une différenciation discriminatoire entre l’homme et la femme. Cette situation-là a débouché sur le Code du statut
personnel, qui est aujourd’hui un des acquis le plus important de la Tunisie et de la femme tunisienne.
Les personnes les plus importantes dans la société civile, les plus combatives, les plus dynamiques,
celles qui sont dans toutes les réunions pour défendre ces acquis, ce sont nos femmes, nos sœurs, nos
filles. Ce sont elles qui, en Tunisie, tiennent la barre et ce sont elles qui ont réussi à transformer cette
révolte en révolution. Les ONG tunisiennes, les associations, sont toutes aujourd’hui portées par des
femmes. Alors, comment a-t-on pu sur le plan normatif donner un sens, un contenu à cette volonté
d’introduire cette égalité réelle ?
En premier lieu, la parité des listes électorales est imposée par la loi. Nous allons avoir une Assemblée constituante quasiment paritaire. C’est la première fois dans l’histoire, après une situation de ce
genre, qu’on impose par la loi une telle parité et cela n’a pas posé de problème. Je crois qu’Ennahda,
à un certain moment, a fait un petit peu de résistance, mais il s’est rendu compte qu’il était à contrecourant et il a lâché prise. C’est pour cela que je disais tout à l’heure que l’islamisme ne me fait pas
peur. Ils peuvent arriver à une certaine majorité, mais ils ne peuvent pas porter le projet dont les Tunisiens ont besoin, parce qu’aujourd’hui justement, ceux qui défendent le projet de la Tunisie moderne,
ce sont les femmes, et donc cette parité va nous permettre d’aller vers une société plus égalitaire, plus
démocratique et certainement plus ouverte.
Une participante - Une remarque au préalable : je vais souvent en Tunisie, dans un cadre professionnel
scientifique, et en effet, il me semble que les femmes ne se laisseront pas faire et il me semble aussi
que les jeunes hommes ne laisseront pas se taire les femmes, mais ma question est autre.
Tout à l’heure, vous avez dit : c’est un mouvement qui est parti de Tunisie et il va balayer complètement le monde arabe. Mais vous avez soigneusement évité le Maroc, vous n’avez pas parlé de Mohamed VI. Je voulais vous demander s’il y avait une exception marocaine ?
Jamil Sayah - Je ne crois pas qu’il y ait une exception marocaine. Au Maroc, le discours officiel, c’est
qu’ils ne veulent pas une révolution mais qu’ils veulent une évolution. C’est le discours langue de bois
du roi, et c’est d’ailleurs le même discours en Jordanie. Voilà, on a deux jeunes monarques qui ont
intériorisé l’idée de l’obligation de changer. Aujourd’hui, la société marocaine est travaillée par cette
soif de liberté. Je crois que Mohamed VI n’a pas le choix, soit il va faire évoluer son régime et sauver
ainsi la monarchie et amener l’État légal vers un État de droit, amener la monarchie personnelle vers
la monarchie constitutionnelle, ou sinon, la monarchie tombera comme Assad est en train de tomber,
comme Ben Ali ou Moubarak sont tombés. En Jordanie, c’est pareil : Hussein a proposé une réforme
constitutionnelle, il a organisé un référendum. On est encore dans le cadre légal, il faut que la société
marocaine arrive à se reconnaître dans ces concessions et intériorise l’idée qu’elles sont réellement
un projet de société à l’avenir plus démocratique.
Une participante - J’ai vu, avant de venir vous écouter, un film qui s’appelle : « Plus jamais peur ». C’est
un film documentaire sur les journées de janvier, où on voit le rôle des femmes, la peur, et vraiment
je recommande ce film, passionnant comme votre conférence.
Un participant - Je voudrais ajouter, à ce que vous avez dit, une chose supplémentaire : c’est qu’en
Tunisie, la révolte n’a pas démarré dans la capitale, elle a démarré dans les campagnes et elle se
développe dans les campagnes. Souvent, les révolutions démarrent dans un État centralisé. Alors,
pouvez-vous dire comment les Tunisiens vont se débrouiller pour obtenir une deuxième République,
décentralisée ?
Jamil Sayah - Je crois que vous avez posé le vrai défi qui attend la IIe République. Aujourd’hui, en plus
de la démocratisation de la société, il faut aussi réussir la décentralisation pour pouvoir créer une
société par le bas. Une société par le bas permet de créer des contre-pouvoirs, de créer une véritable
PARCOURS 2011-2012
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séparation qui ne doit pas être seulement une séparation horizontale entre les pouvoirs. Comme disait Montesquieu, le pouvoir arrête le pouvoir. Il faut que le pouvoir central soit arrêté par le pouvoir
décentralisé, et la décentralisation est un élément indispensable. C’est pourquoi, avec quelques amis,
nous avons préparé un projet de constitution dont l’article premier est : « la Tunisie est une république
démocratique, sociale et décentralisée ».
Il faut que la décentralisation soit mise sur l’agenda politique et qu’elle soit la première politique
publique à mettre en place. La deuxième chose, et là, vous avez vu juste, c’est qu’il y a également les
limites du modèle de développement en Tunisie. Le centre du pays est resté à la périphérie du pouvoir et ce n’est pas innocent si la révolte est partie de Sidi Bouzid, Kasserine etc.
Donc, il faut une deuxième politique publique importante, une politique de développement régional
portée par une politique d’aménagement du territoire afin d’introduire une nouvelle équité dans la
redistribution de la richesse. Le nouvel État-providence qui va refonder le pays devra le faire dans
ce sens-là. Et moi, parmi les propositions que je formule chaque fois que je me retrouve dans des
commissions, je dis : il faut introduire des régions de développement prioritaire. Ces régions de développement prioritaire sont une forme de discrimination positive territoriale, permettant à l’État de
sortir de la côte, de sortir de ce qui brille, et d’apporter le vrai développement, la vraie vie, la vraie
démocratie, parce que la démocratie passe aussi par la dignité et ce n’est pas du tout innocent si cette
révolution tunisienne a démarré au nom de la dignité et va se construire autour de cette idée-là.
Un participant - Vous avez parlé de révolution et de révolte, et cette œuvre révolutionnaire, vous avez
essayé de la différencier de la Révolution française. Vous avez parlé de ces enfants, nés des Lumières,
vous avez parlé de Lamartine en 1848, et je considère qu’il y a une part de nous-mêmes, une part des
Français dans cette révolution. Et pour paraphraser Hegel qui, parlant de la Révolution française, disait : « ce fut un splendide lever de soleil », je vous dis : « Merci pour ce lever de soleil ».
Jamil Sayah - Merci à vous pour ces paroles.
Un participant - Je voudrais revenir aux élections. Est-ce que vous pouvez nous dire si cette campagne
électorale intéresse les gens ? Si on sent un mouvement ? Si on espère une forte participation ? Parce
que ce serait la concrétisation que le mouvement révolutionnaire s’est bien transformé en un mouvement citoyen, populaire, démocratique ; et s’il n’y avait pas une forte participation, ce serait au
contraire la preuve qu’il n’y a pas une forte adhésion à ce qui se passe et peut-être un mouvement
qui s’est centralisé. Comment cela se passe ? Est-ce que la presse y participe, est-ce que la télévision y
participe, est-ce que c’est suivi, est-ce que la Tunisie rentre dans un modèle démocratique ?
Jamil Sayah - C’est vrai que je pourrais vous répondre que oui, il va y avoir une participation massive
des Tunisiens aux élections et cela n’engagerait que moi. Mais c’est l’inconnu, c’est l’acteur que personne aujourd’hui ne maîtrise.
En revanche, il y a un faisceau d’indices qui peuvent nous donner un début de réponse.
40
Le premier élément, c’est que la commission qui était chargée d’organiser les élections en dehors du
ministère de l’intérieur a eu, à mon sens, une campagne très sérieuse pour l’inscription sur les listes
électorales. C’était l’été, et je dirais, avec beaucoup de franchise, que les premiers qui ont voulu mobiliser leurs masses, c’était les islamistes, et donc ils ont fait une campagne assez importante, ils ont
relayé la commission et ils ont mobilisé toute leur base. Au début les Tunisiens ne comprenaient pas
l’intérêt de s’inscrire sur les listes électorales et ne faisaient pas la différence avec le fait de voter. Et de
plus, pour qui voter lorsqu’il y a plus de 100 partis ? Donc, il y avait cette confusion-là, forcément, cette
première interrogation, puis il y a eu un deuxième mouvement de mobilisation et là les Tunisiens sont
allés en masse s’inscrire et du coup, les islamistes ont un peu relativisé leur discours. Au début ils
jouaient les gros bras, ils pensaient que c’était fait, qu’ils allaient gagner mais ils se sont retrouvés avec
1 million d’inscriptions. On ne gagne pas les élections avec 1 million sur une population de 7 millions.
Il y a un fort taux d’inscription sur les listes électorales, les Tunisiens participent, s’intéressent, s’interrogent et se demandent surtout pour qui voter. Je suis persuadé que beaucoup de personnes vont
voter par défaut, c’est-à-dire contre. Il a ceux qui vont voter pour, ceux qui savent, mais la majorité va
voter contre les islamistes, ils choisiront une liste parmi d’autres, un parti parmi d’autres, et ce qui
JAMIL SAyAH - LE DÉFI DÉMOCRATIQUE EN TUNISIE
rend la chose un peu plus compliquée, c’est qu’il y a beaucoup de listes indépendantes. Cette révolution a été faite en dehors des partis, par le peuple et pour le peuple et ceci explique l’existence de ces
listes indépendantes, qui vont amener, sans doute, un taux de participation plus important parce que
les gens vont se reconnaître dans ce mouvement-là.
Un participant - Je voulais savoir quel sera, selon vous, le modèle économique développé par la Tunisie ?
Jamil Sayah - Je vais vous faire une réponse à deux niveaux.
Il y a d’abord une référence à l’histoire : la Tunisie c’est un port, la Tunisie c’est Carthage. Pourquoi n’at-elle n’a pas vaincu Rome quand Annibal est arrivé aux portes de Rome ? On a dit que c’était pour ne
pas humilier Rome. En réalité, Annibal n’a pas été soutenu par les Carthaginois parce qu’il voulait faire
du commerce, il ne voulait pas faire la guerre. Le Tunisien, fondamentalement, c’est quelqu’un qui
travaille, il y a aujourd’hui une véritable solidarité familiale, sociale et donc, je crois que les Tunisiens
sont pour une économie libre, libérale et solidaire. Le libéralisme autoritaire à la chinoise ou à la Ben
Ali, ils ont déjà vécu ça, ils ont déjà vu et vécu ses conséquences. La Tunisie n’a pas de pétrole, pas
de richesses, mais la Tunisie a une position géographique, une articulation avec l’économie mondiale
réelle et donc, on ne va pas faire de l’autosatisfaction et rompre avec les autres économies du monde.
En revanche, il y aura une demande très importante, une volonté politique populaire d’une redistribution équitable, et la Tunisie aura les moyens de s’en sortir parce qu’elle a les moyens, les richesses
et aussi les compétences. Ce qui posait problème avec Ben Ali, c’est que c’était un État prédateur
qui empêchait l’évolution de cette économie. La révolution va donner à la Tunisie, très vraisemblablement, la possibilité de travailler mieux, de travailler plus et de gagner certainement plus, mais pas
comme l’a dit votre Président !
Le 8 octobre 2011
Jamil Sayah est Tunisien, Professeur de droit public à l’Université Pierre Mendès France Gre-
noble. Il a été membre de la commission préparatoire à la consultation électorale tunisienne
d’octobre 2011 et continue de participer à l'élaboration de la nouvelle constitution tunisienne.
41
Il a publié :
La Révolution tunisienne : la part du Droit (à paraître) Éditions Phénoména.
Au cœur de la tragédie arabe : la crise de constitutionnalisme, Éditions Phénoména, 2010.
Philosophie politique de l'Islam. L'idée de l'État de Ibn Khaldoun à aujourd'hui, PUF, L'Atelier
de l'Archer, 2000.
Droit administratif ; premier cycle ; préparer les td et réviser les examens avec des fiches de
synthèse (2e édition) Éditeur : Studyrama. Date de parution : 13/09/2007.
PARCOURS 2011-2012
Évolutions sociales et
Loi de bioéthique
Docteur Anne Cambon-Thomsen
Médecin, directrice de recherche CNRS,
Unité mixte de recherche 1027 INSERM/Université Toulouse III Paul Sabatier,
Épidémiologie et analyses en santé publique,
à la Faculté de médecine, Toulouse.
Ex-membre du Comité Consultatif National d’Éthique
pour les sciences de la vie et de la santé (2002-2005)
Ex-membre du Groupe européen d’éthique
des sciences et nouvelles technologies (2005-2010)
Je ne suis pas devenue chercheuse par hasard : si j’ai « fait médecine », c’était déjà avec l’intention de
devenir chercheuse. Mais comment en arriver à m’intéresser à la bioéthique ?
Un parcours vers la bioéthique.
Très vite dans mes recherches, j’ai choisi le domaine de l’immunogénétique, c'est-à-dire la génétique
de la réponse immunitaire, qui a des applications dans le domaine des transplantations, celui de la génétique des populations et celui de la génétique des maladies complexes. Cela m’a amenée à travailler,
dans des pays variés, avec des populations de cultures différentes, sur la génétique de maladies dans
lesquelles des gènes du système immunitaire jouent un rôle : par exemple le diabète de type I, qui est
traité par l'insuline, ou des maladies comme la sclérose en plaques. Et en fait, dans tous ces domaineslà, je me suis trouvée confrontée à des questions de bioéthique. Pendant 13 ans, j'ai été directrice de
laboratoire de recherche (Inserm puis CNRS) situé à l’hôpital Purpan à Toulouse, et un directeur de
laboratoire a parmi ses responsabilités non seulement de définir avec ses collègues sur quels sujets on
travaille dans le laboratoire, mais aussi de nombreuses autres fonctions, notamment administratives ;
il doit s’assurer qu’on y respecte un certain nombre de principes et de bonnes pratiques en rapport
avec l’éthique de la recherche, la bioéthique, ainsi que les cadres juridiques correspondants. La limitation du nombre d’années des fonctions de direction de laboratoire est maintenant une règle établie et
implique de choisir ce que l’on fera « après ». Fin 1997, quand j'ai quitté mes fonctions de direction, je
m'étais vraiment posé la question de ce sur quoi j'avais envie de travailler ensuite ; j'ai fait le choix de
m'intéresser non tant à la structure et au fonctionnement des gènes, domaine qui se développait de
façon exponentielle, mais plutôt à ce que l’on allait faire de ce type de connaissance et des technologies correspondantes. Ce genre de questions de recherche est aux confins de la relation des sciences
avec la société, et ne peut pas se traiter en restant exclusivement dans son domaine avec ses collègues
PARCOURS 2011-2012
43
médecins et biologistes ; cela nécessite de l’interdisciplinarité avec les sciences humaines et sociales
et les thématiques de bioéthique sont au cœur de ce type de recherche. L’interdisciplinarité et les
questionnements en bioéthique sont caractéristiques de l’équipe que j’ai créée depuis 1998, dans une
Unité de recherche au sein du service d'épidémiologie et de santé publique de la faculté de médecine
(à côté du muséum de Toulouse). Cette équipe s’intéresse aux enjeux du développement des technologies, notamment dans le domaine génétique, à la fois pour le système de santé et pour la société.
Cette équipe de recherche d’une vingtaine de personnes comporte des médecins, pharmaciens, qui
travaillent dans le domaine de la santé, aussi bien que des juristes, sociologues, philosophes… qui
pour nombre d’entre eux sont également actifs au sein d’une plateforme « génétique et société » qui
est ancrée dans un dialogue centré sur la bioéthique entre le monde de la recherche et, disons, des
profanes, des non spécialistes… C'est ce parcours qui m'a amenée à être là ce soir et à vous parler
d’« évolutions sociales et loi de bioéthique ».
Les développements de la bioéthique
Il y a effectivement des évolutions, des positionnements qui changent dans la société, et on a en
France une loi dite de bioéthique, ce n'est pas le cas partout. Je vais donc commencer par vous raconter rapidement, à travers quelques grandes étapes, comment cette bioéthique s’est introduite dans
les institutions en France.
La bioéthique, dont nous ne reprendrons pas ici les définitions variées1, a vraiment pris racine et
s'est installée officiellement dans les pratiques de recherches après la seconde guerre mondiale, et
cela s’est passé à travers des événements au niveau international et de grandes déclarations. Effectivement, parmi les atrocités nazies, des êtres humains avaient été utilisés pour des pratiques de
recherches, sans être au courant des protocoles, comme s'ils étaient des cobayes. Et lors du procès de
Nuremberg en 1947, ont été définis, dans ce qu’on appelle le Code de Nuremberg, un certain nombre
de principes et de pratiques en rapport avec le respect de la dignité des personnes, notamment le
consentement : on ne peut pas faire d'expériences sur quelqu'un sans qu’il soit volontaire et qu'il ait
été informé – notamment sur le plan des recherches médicales. Un peu plus tard, la « Déclaration
d’Helsinki », par l'association médicale mondiale (1964) a précisé ces principes et a en particulier
officialisé les comités d'éthique de la recherche, qui examinent, indépendamment des chercheurs qui
proposent la recherche, les protocoles de recherches du point de vue de l'éthique pour protéger les
personnes. Il y a un peu partout dans le monde maintenant des comités d'éthique de la recherche,
(qui s'appellent en France des comités de protection des personnes), des principes comme le respect
de la dignité de la personne, le respect du consentement, la protection de la vie privée, la protection
de l'intégrité physique des personnes, leur information (car pour consentir, il faut être informé).
44
En France, une loi entrée en vigueur fin 1988, loi de protection des personnes qui se prêtent aux
recherches biomédicales, prévoit précisément le consentement, la protection des participants à ces
recherches, les conditions de la conduite de telles recherches, notamment l’obligation d’une assurance
spécifique prise par l’organisme promoteur de la recherche, une habilitation des lieux où elle se pratique. Cette loi a aussi prévu qu’un comité indépendant examine chaque protocole. Plusieurs de ces
comités existent pour couvrir le territoire. Cette loi a été modifiée et remaniée depuis, allant vers un
champ d’application plus vaste : toute recherche impliquant des personnes, dans la loi du 6 mars 2012.
En 1983 en France a été créé le Comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et
de la santé (CCNE). Ce comité comprend une quarantaine de membres, tous nommés et non élus,
mais un membre de l’Assemblée nationale et un membre du Sénat y siègent. Ce CCNE a été créé par
décret après la naissance du premier « bébé éprouvette », suite au développement de l’aide médicale
1 Voir par exemple plusieurs articles dans l’ouvrage électronique " L’éthique : du questionnement à la discipline",
sous la direction de Le Marec, Joëlle et Kapitz Christiane, Lyon : ENS LSh/Laboratoire "Communication, Culture et
Société - Actes de la Journée d’étude à l’ENS LSh, 26 octobre 2005", http://c2so.ens-lsh.fr/ et http://www.etatsgenerauxdelabioethique.fr/presentation-generale/la-bioethique-en-quelques-mots.html
ANNE CAMbON-THOMSEN - ÉvOLUTIONS SOCIALES ET LOI DE bIOÉTHIQUE
à la procréation. Le président François Mitterrand a considéré que les sciences biologiques se développaient rapidement, et que les pratiques qui en découlaient interrogeant la société, et pouvant
remettre en question des éléments fondamentaux, il fallait qu'il y ait une réflexion à ce sujet et une instance particulière et indépendante pour la mener et donner des avis, notamment au gouvernement,
aux ministères et globalement aux institutions. C'est la première fois au monde que se mettait en place
un comité national de ce type. Il ne peut pas être saisi par un citoyen individuellement ; il y a un mécanisme de saisine, celle-ci pouvant se faire par exemple par un ministère, une institution scientifique,
une association. Le comité peut aussi se saisir lui-même de toute question qui lui paraît requérir une
réflexion et un éclairage du Comité compte tenu du développement des sciences biologiques et de
la santé. Les fonctions, composition et organisation du CCNE font maintenant partie de la Loi relative
à la bioéthique, dont nous allons reparler. Il y a maintenant dans de nombreux pays des Comités ou
Conseils nationaux d’éthique ou des instances équivalentes.
Faut-il une loi concernant la bioéthique ou pas ? On en a discuté pendant longtemps, il y avait les « proloi » et les gens qui n'étaient pas pour un processus législatif concernant la bioéthique. Finalement on
a eu une loi de bioéthique en 1994, assez régulièrement revalidée depuis. Je vais donc vous parler de
ce que recouvre cette loi et de son processus de révision, je vais balayer tous les domaines concernés
par la loi, et montrer quelles évolutions sont actuellement en cours ou parfois bloquées.
En 1994, il y a eu trois lois dites de bioéthique :
- l’une relative au traitement des données nominatives ayant pour fin la recherche dans le domaine de
la santé, (une évolution de la loi « Informatique et liberté » de 1978 qui avait institué la CNIL (Commission nationale informatique et liberté).
- une autre relative au respect du corps humain,
- et une loi relative aux dons et à l'utilisation des éléments et produits du corps humain, à l'assistance
médicale à la procréation et au diagnostic prénatal.
Il est aussi écrit dans cette loi qu'elle peut être révisée. Comme on avait bien conscience que les
sciences de la vie et de la santé avançaient vite, et qu'il n'était pas crédible de prévoir tous les domaines de la recherche ou toutes les applications possibles, alors, si on voulait que cette loi entre dans
les détails, on savait qu'il faudrait la revoir régulièrement, et le texte même de la loi prévoit qu'elle
devra être revue tous les cinq ans.
On était en 1994, donc la loi devait être révisée en 1999, mais elle n’a été revue simplement qu’en
août 2004 à cause des élections. Puis il y a eu une nouvelle révision le 7 juillet 2011 (dont les décrets
d'application ne sont pas encore signés bien entendu).
La révision de la loi de bioéthique de 2011
Les grands principes de la loi relative à la bioéthique se basent sur le respect du corps humain, l'inviolabilité de la personne, la non-commercialisation du corps humain, le consentement, et le respect de
la vie privée, et n’ont pas requis vraiment de discussion sur le fond ; ils sont réitérés comme dans la
loi de 2004. Mais c'est dans leur traduction en pratique que, dans certains domaines, il y a eu des aspects qui ont été discutés, parfois âprement. Les chapitres actuels de la loi, correspondant aux divers
domaines traités, sont :
• Examen des caractéristiques génétiques à des fins médicales
• Organes et cellules
• Diagnostic prénatal, diagnostic préimplantatoire et échographie obstétricale et fœtale
• IVG pratiquée pour motif médical
• Anonymat du don de gamètes
• Assistance médicale à la procréation
PARCOURS 2011-2012
45
• Recherche sur l'embryon et les cellules souches embryonnaires
• Neurosciences et imagerie médicale
• Application et évaluation de la loi Bioéthique
Examinons d’abord le processus de révision, qui s'est déroulé à partir de juin 2008 jusqu’à juillet 2011,
date où la loi a été votée, puis le contenu de la loi, de façon non exhaustive.
Pour cette récente révision, de nombreuses personnes et institutions ou instances ont travaillé ou
été consultées dès 2008, avant la discussion parlementaire de la révision de la loi. Divers rapports
ont été faits qui seront cités ultérieurement, et il y a eu aussi des états-généraux de la bioéthique de
2008 à 2010, qui ont été soit des consultations de citoyens dans différents domaines un peu partout
en France, soit des colloques publics, soit des initiatives autonomes de groupes, instances professionnelles, associations, soit des remontées individuelles de questions et opinions ou avis. Cela se
faisait via un site web dédié organisé par l’Agence de la biomédecine (http://www.etatsgenerauxdelabioethique.fr/). C’est la première fois qu’en France un tel déploiement de modalités variées de consultation du public était réalisé par rapport à la bioéthique. Pour les consultations de panels de citoyens,
des gens (choisis selon une méthodologie très formalisée), étaient réunis, en assez petit nombre, en
plusieurs réunions, d’abord avec des spécialistes du domaine concerné, des experts, pour être informés des questions en jeu ; puis ils se réunissaient seuls et arrivaient à des propositions. Leur rapport
était ensuite publié et discuté, notamment lors d’un colloque final. Toute autre contribution pouvait
être transmise via le site web. Quelques thèmes ont été traités particulièrement : la recherche sur
l'embryon et les cellules embryonnaires, les tests génétiques et le diagnostic prénatal, l’aide médicale
à la procréation avec notamment le problème de la « grossesse pour autrui » (les mères porteuses),
ainsi que l’anonymat du donneur en cas de fécondation in vitro avec sperme d’un donneur, la transplantation et le don d’organes ou de cellules. Bien d’autres aspects ont été considérés également. La
plateforme « génétique et société » dont je suis responsable à Toulouse a fait sur 3 ans (2008, 2009,
2010), 3 ateliers ouverts sur divers aspects des tests génétiques et de leur utilisation et leur synthèse
a été envoyée dans le cadre de ces états généraux.
Les divers rapports d’instances et institutions ont été rendus publics : Rapport du Sénat, du Conseil
d’État, de l'OPECS (Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques), de
l’Agence de la biomédecine, (instance créée à l’occasion de loi de bioéthique précédente et qui a déjà
un rôle dans ces domaines touchant à la bioéthique et à la biomédecine), de la Mission parlementaire
en charge de préparer cette révision, avis du CCNE) notamment. Ces rapports portaient selon les cas,
sur l'application de la loi existante, les problèmes qu'elle posait, les nouvelles questions auxquelles
elle ne répondait pas, et les propositions de diverses institutions. Les contributions des états généraux de la bioéthique ont été compilées et synthétisées dans un rapport également et étaient toutes
publiquement accessibles.2
46
Comme cette documentation était volumineuse, notre plateforme « Génétique et société » a également fait un travail de veille éthique et juridique et réalisé une comparaison des propositions dans ces
différents rapports (disponibles sur notre site : http://societal.genotoul.fr/). Notre travail a été d’analyser tous ces rapports.
Du point de vue du contenu de la loi, j'ai choisi quelques domaines, pour lesquels je vous dirai ce
que recouvre la loi et les questions qui se posent, et dans la discussion on pourra parler des autres
domaines qui pourraient vous intéresser (mais que je ne connais pas forcément bien).
L'utilisation des éléments et des produits du corps humain à des fins scientifiques
Elle est gérée depuis très longtemps en France à travers divers textes de loi et ça m'intéresse particulièrement parce que je suis chercheuse. Une des évolutions de la biologie aujourd'hui nécessite de
garder des éléments du corps humain ou de les prélever pour faire de la recherche : depuis cinquante
2 Voir http://www.ladocumentationfrancaise.fr/dossiers/bioethique/index.shtml
ANNE CAMbON-THOMSEN - ÉvOLUTIONS SOCIALES ET LOI DE bIOÉTHIQUE
ans déjà, effectivement, on travaille sur les cellules humaines, le sang, des éléments du corps humain.
Mais aujourd'hui, les technologies se sont miniaturisées, c’est-à-dire que, avec très peu de matériau
biologique, on peut faire beaucoup de choses. Et les techniques de conservation se sont bien améliorées : on peut garder congelés des éléments du corps humain pendant très longtemps, (jusqu’à
cinquante ans au moins, et on sait qu’on peut travailler sur des éléments beaucoup plus anciens),
et les technologies récentes de la génétique font qu'on peut générer beaucoup de données sur les
personnes, aujourd'hui, à partir de quelques cellules seulement (comme faire la séquence entière du
génome d'une personne, c’est-à-dire connaître l'ensemble des caractéristiques génétiques, l'ensemble
des séquences de l’ADN qui porte l’information génétique et qui est contenu dans les chromosomes,
dans les noyaux des cellules). Sachant qu'un certain nombre de maladies sont sous la dépendance de
facteurs génétiques, c'est dire qu'on peut recueillir ainsi beaucoup d'informations sur les personnes,
et qu’il faut donc regarder de près comment on les protège et qui y a accès. Vous voyez là que l'évolution des techniques et l'évolution de la biologie créent de nouvelles questions : il y a cinquante ans
on avait besoin de beaucoup de matériel biologique pour faire finalement assez peu de chose vu l'état
de la science à cette époque-là, et les éléments biologiques s’épuisaient assez vite faute de savoir les
conserver ou parce que chaque test en utilisait beaucoup. Et on ne posait donc pas la question de ce
qu'on allait en faire dans 25 ans. Aujourd'hui vous voyez les problèmes que ça peut poser pour avoir le
consentement d'une personne, par exemple pour utiliser pour des recherches le petit bout qui reste
à l'hôpital après une intervention chirurgicale : car il y a des recherches qu'on peut faire demain matin
et définir précisément, et il y a des recherches qu'on peut faire dans cinq ans et qu'on est incapables
de définir précisément aujourd'hui.
Alors, comment à la fois informer pour qu'un consentement soit valide, et en même temps dire qu’on
ne peut pas informer sur ce qu'on ne sait pas ? Pourtant, ne pas refaire des recherches dans cinq ans
avec les mêmes échantillons, ce serait une perte pour la recherche et pour ses applications.
Et donc, on voit que le principe du consentement bien informé, précis, conduit à un dilemme : soit
on le maintient tel que, et il faut retrouver les gens au bout de cinq ans ou plus, (quelquefois, c'est
compliqué, quand on travaille sur 100 000 échantillons, s'il faut retrouver 100 000 personnes, ça demande un travail énorme pour leur demander si elles sont d'accord pour les prochaines recherches),
soit on élargit le consentement, et l’information donnée est très imprécise. Aujourd’hui, proposer
un consentement à faire de la recherche sur un échantillon biologique pour une longue période sans
plus de précisions, aucune instance éthique ne l'accepte. Il faut donner plus de précision, rechercher le compromis entre le consentement précis qui bloque un peu les choses et un consentement
plus large, mais pas totalement ouvert et trouver des mesures qui protègent tout de même les personnes et respectent leur autonomie. Dans la loi de 2004, on a instauré, pour l’utilisation future des
échantillons, une sorte de consentement par défaut, la procédure de non-opposition : au lieu d'aller
rechercher les gens pour leur redemander leur consentement, la loi leur donnait la possibilité, après
qu’ils aient été informés par écrit personnellement sur une nouvelle recherche envisagée, de s’y opposer (par écrit, téléphone, internet…). Et si les gens ne se manifestaient pas, à ce moment le comité
d'éthique qui examine le protocole de recherche pouvait consider cette non-opposition comme un
accord implicite : c’est moins exigeant (au sens du travail que cela demande) que le consentement
exprès réitéré (positif) où, si la personne ne répond pas, on n'a pas son consentement. Cela a été
mis en place en 2004.
Mais on avait fait alors une restriction pour les études sur les caractéristiques génétiques des personnes, où on continue à exiger un consentement positif. Or dans les recherches en biologie aujourd'hui, il y a de plus en plus d'études de l'ADN, ou d'études qui ont trait à la génétique : jusqu’à 70 %
des nouvelles recherches qu'on peut faire ont un élément de génétique, et donc le consentement
par non-opposition ne réglait pas le problème de beaucoup de recherches. On s’est alors demandé
s’il était vraiment justifié que, quand il s'agissait de génétique, on fasse une exception par rapport à
des études biochimiques ou d'autres choses. Il y a eu beaucoup de discussions dans les milieux de la
recherche, et finalement il y avait tellement d'opinions différentes, (et notamment de divisions ou de
non-agrément entre l'Assemblée nationale et le Sénat), que, dans la nouvelle loi de bioéthique, tout ce
PARCOURS 2011-2012
47
qui concerne la recherche a été évacué et fera l'objet d'une loi à part3. Donc, il y aura de nouveau de
la discussion à ce sujet, et les choses n'ont pas bougé dans la révision 2011 sur ce point. Par exemple,
l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques voulait clarifier et unifier
les différents régimes en disant ce n'est pas logique de faire différemment suivant les différents domaines de la biologie. Il allait même assez loin en disant qu'il y avait déjà eu un consentement, et que
s’il fallait maintenir l'obligation d'information pour utilisation nouvelle, ce choix permettait de considérer qu'il y avait une présomption de consentement, et que si la personne ne disait pas le contraire,
on pouvait considérer qu'elle avait consenti. Il pensait aussi que, lors du premier consentement, on
pouvait peut-être poser des questions subsidiaires sur des recherches futures, même si on ne sait pas
trop les définir, dans l'idée que la personne participant à la recherche puisse au moins savoir qu’il
se fera d’autres recherches et se positionner sur cela. D'autres propositions suggéraient de garder
le régime actuel (le Conseil d’État par exemple proposait cela). Et finalement, ça n'a pas été pris en
compte dans la nouvelle loi : tout ce qui concerne la recherche sur des éléments du corps humain
(hors les cellules embryonnaires), est mis de côté et on le traitera plus tard. C’est un exemple lors
d’une révision de la loi, du changement de champ couvert : l’aspect recherche sur échantillons d’origine humaine passe du cadre juridique du champ bioéthique à un cadre juridique autre, ici le champ
de la recherche impliquant la personne.
Autre exemple, le débat mené en 2007 sur l’utilisation de tests génétiques dans le cadre des décisions
à prendre sur l'immigration et le regroupement familial. Il y avait eu un véritable tollé, un avis du Comité consultatif national d'éthique qui était très négatif par rapport à cette possibilité-là, la première
mouture de la loi avait été amendée, et finalement, on a voté une loi, qui existe et qui intègre cette
possibilité, et qui devait faire l’objet d’un décret d’application. Mais le ministre en charge de l'immigration a déclaré que le décret ne serait jamais promulgué ; donc cette loi restera lettre morte. Donc
ensuite on n’en a pas discuté dans le cadre de la révision de la loi de bioéthique, car cette légalité
nouvelle n'existe pas en pratique.
Médecine et génétique.
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Il y a un immense chapitre qui est consacré à la médecine associée à la génétique. Vous savez qu'il y
a des maladies qui sont héréditaires, et qu'il y a également beaucoup de maladies qui ont un versant
génétique, (parmi d'autres choses : l'environnement, la nutrition, les infections qu'on a rencontrées
dans sa vie, qui jouent un rôle dans le déclenchement d'une maladie). Un certain nombre de ces
maladies sont assez souvent rares et graves, chez les enfants et mais aussi se déclarant à l'âge adulte,
parfois avancé. Et pour ces maladies, qui sont complètement sous la dépendance de modifications
génétiques, ('une variation de plusieurs gènes), dans un certain nombre de cas on sait faire quelque
chose, au moins de la surveillance, ou du diagnostic prénatal pour rechercher si l’apparition d'une
maladie génétique grave et invalidante, notamment pour l'enfant, est à redouter. Dans ce cadre-là,
comme on a hérité, chacun de nous, de la moitié des gènes de notre père et de la moitié des gènes
de notre mère, et s’il y a une maladie génétique dans la famille, il peut être très important pour les
frères et sœurs d’être au courant pour mettre en place une surveillance médicale : par exemple, il y a
certains cancers du colon pour lesquels, si on intervient tôt, il y a de bonnes chances de guérison. Et
ces cancers sont parfois d’origine génétique : il est donc important, si un tel cancer se déclare chez
un membre de la fratrie, de mettre les autres membres sous surveillance, voire de tester leur génome
pour voir s’il présente le même « défaut génétique » et en prescrire des recommandations. Mais en
même temps, le secret médical existe, c’est même un élément majeur de l’éthique médicale. Et on
ne peut contraindre personne à aller parler à ses frères et sœurs en disant : « Moi, j'ai ça, il peut-être
intéressant pour toi de te rapprocher d'un médecin et de voir ce qu'il y a à faire ». Si cette personne dit
qu’elle ne veut pas que sa famille soit au courant, qu'est-ce qu'il faut faire ? Et là, c'est typiquement une
question d'éthique : le respect du secret médical est quand même absolument majeur, et en même
3 Cette loi est parue en mars 2012 et étend la mesure de la non-opposition aussi à la recherche génétique mais
avec des restrictions difficiles à interpréter… qui motivent des groupes de travail pour harmoniser les points de vue.
ANNE CAMbON-THOMSEN - ÉvOLUTIONS SOCIALES ET LOI DE bIOÉTHIQUE
temps ne pas révéler le problème à la famille, ça veut dire faire perdre des chances aux autres apparentés, et on n'est pas loin de la non-assistance à personne en danger. La loi de 2004 en bioéthique
a traité cette question, (et dans tous les pays, les sociétés de génétique ont réfléchi à cette question
aussi, bien sûr). La position française est de respecter le secret médical, car si on commence à faire des
entorses à ce principe, les gens n'iront peut-être plus consulter parce qu'ils ne seront pas sûrs que le
secret soit gardé, et ça compromet leurs chances au niveau de leur santé, et puis, où s'arrêteraient ces
exceptions ? Donc, on sauvegarde le secret médical, mais en même temps on est quand même un peu
mal à l'aise, car il faut faire quelque chose pour les familles. Alors, en 2004, on a créé ce qu'on appelle
une procédure d'information de la parentèle : il faut informer d’abord les personnes qui sont atteintes
de « malformation génétique » des conséquences pour elles et pour la famille (il faut même que ce
soit cosigné par le patient et le médecin pour démontrer qu'on a bien informé). Et si la personne ne
veut pas le révéler à sa famille, elle doit quand même donner les coordonnées des membres de sa
famille, et le médecin concerné transmettra cette information à une agence nationale, l'agence de la
biomédecine, (en charge de ces questions de transplantations, diagnostic prénatal, test génétique,
recherche sur les cellules embryonnaires en particulier). Cette agence transmettra alors l'information
à toutes ces personnes, mais de telle façon qu'elles ne puissent pas savoir d'où ça vient (au sens de :
chez quel membre de la famille cette information génétique a-t-elle été identifiée). On leur dira, via
l’agence nationale : il y a eu une découverte d’une information médicale potentiellement intéressante
dans votre famille, il serait bien que vous consultiez un médecin ; on leur en dira suffisamment pour
qu'ils aillent consulter, mais pas suffisamment pour qu'ils puissent identifier de qui ça vient.
Sur le papier, c'est très joli, dans un texte de loi, c'est magnifique, on arrive à trouver une solution
à un problème impossible. Dans la pratique, c'est extrêmement difficile, l'agence de la biomédecine
n'a jamais réellement pu faire fonctionner cette chose-là. Et lors de la révision de la loi, on a constaté
que le problème existe toujours : la chaîne patient-médecin prescripteur-agence de biomédecine qui
informerait un autre médecin qui, lui, informerait les membres de la famille, c'est une procédure
lourde qui ne fonctionne pas. Mais dans la plupart des cas, les personnes concernées comprennent
l'importance pour leur famille, puis en parlent, ou acceptent que leur médecin en parle. Alors, tout
le monde était d'accord, dans les différents rapports qu'on a analysés, pour simplifier la procédure,
et le médecin lui-même peut dorénavant, dans la loi révisée, transmettre l'information au médecin
d'autres membres de la famille, sans passer par l’agence nationale, cette boucle qui ne fonctionne
pas. D’autre part, on a discuté de l’article qui, dans la loi de 2004, prévoit que les patients qui refusent de transmettre l'information à d'autres membres de leur famille, ne peuvent pas faire l’objet de
poursuites par les membres de leur famille. Et on a rétabli la responsabilité du patient : s’il ne veut
pas informer directement, il peut passer par la boucle à travers les médecins, mais s’il ne veut pas du
tout donner d'informations pour qu'on puisse informer sa famille, il est responsable, c’est-à-dire que
si les membres de la famille trouvent qu'ils ont perdu une chance, ils peuvent se retourner contre la
personne. Alors, il y a l'information, l'information par les médecins, il y a toute une série de textes qui
disent : il faut informer au maximum, expliquer les conséquences, pour eux et pour d'autres, il y a une
espèce de nécessité de faire quelque chose. Vous pouvez très bien dire : je ne veux pas que l'on sache
que ces informations viennent de moi, vous pouvez également dire : je ne veux pas qu'on révèle mon
diagnostic à d'autres, mais il faut donner les informations suffisantes pour que, via les médecins, les
membres de la famille puissent être informés. Donc ici c’est un exemple de ce que la révision peut
amener : analyse de procédure existante, et modification à deux niveaux : 1) la procédure pratique et
2) la définition de responsabilité nouvelle du patient qui refuserait de faciliter l’accès de sa parentèle
à une information médicale.
La procréation pour autrui
Dans la loi de 2004, ce qu'on appelle en langage courant « les mères porteuses », c'était interdit. Dans
un couple où la femme ne peut pas avoir de grossesse elle-même, mais peut produire des ovules
fécondables (in vitro) par son compagnon, on peut imaginer d’implanter l’œuf fécondé dans l’utérus
d’une autre femme, qui va donc porter l'enfant pour le couple (d’où le nom de mère porteuse), et
PARCOURS 2011-2012
49
çà, la loi de 2004 l’interdit. Il y a eu énormément de débats depuis : est-ce qu'il faut maintenir l'interdiction telle qu'elle est, ou est-ce qu'il y a des cas médicaux où çà pourrait être fait ; en outre, comme
c'est permis dans les autres pays, on a les cas en France où les personnes ne pouvant pas le faire en
France sont allées à l'étranger et reviennent avec un enfant dont ils ne sont pas officiellement les
parents, puisque la mère est celle qui accouche : une femme qui n'a pas donné naissance à un enfant
ne peut donc pas en être la mère sauf adoption. Et il y a toute une procédure pour l'adoption, qui ne
correspond pas à la nature des mères porteuses. Il y a eu des discussions intenses, mais rien n’a bougé
ici dans la révision de la loi. Mais c'est intéressant qu'on en ait parlé, d’un point de vue démocratique
et de débat public.
L'assistance médicale à la procréation
En ce qui concerne l'accès à l'assistance médicale à la procréation, il fallait, en 2004, pour pouvoir faire
appel à cette aide médicale, qu'il y ait une demande d’un couple en vue de remédier à une infertilité
médicale (qu’un membre du couple soit non fertile et que ce soit démontré médicalement). Il fallait
aussi que ce soit un couple homme-femme, en âge de procréer, marié ou en mesure d'apporter la
preuve qu'ils vivaient déjà ensemble depuis au moins deux ans. Une partie du débat de révision s'est
orientée sur l'ouverture de l'assistance à la procréation à ce qu'on appelle l’infertilité sociale, c’est-àdire les couples homosexuels : pourquoi deux femmes qui vivent ensemble ne pourraient-elles pas
avoir accès à l'assistance médicale à la procréation de façon à pouvoir avoir un enfant. Donc le débat,
très important, s’est axé autour des conditions pour avoir accès à l'assistance médicale à la procréation, avec pour résultat des débats un petit changement dans la loi actuelle : on ne demande plus de
pouvoir démontrer qu'il y a au moins deux ans de vie ensemble, mais il s’agit toujours des couples
homme-femme en âge de procréer. Il est même précisé que les gens qui sont pacsés peuvent avoir
accès à l'assistance médicale à la procréation, mais ça n'a pas été ouvert aux couples homosexuels.
Mais là aussi, les débats ont permis des analyses intéressantes de ce que ça remet en cause, et quels
sont les principes qui sont en jeu dans l’évolution sociale concernée par la loi de bioéthique. Il faudra
prendre en compte tout un mouvement sur l'acceptation de l'homosexualité comme étant un élément normal dans une société, et pas une déviance par rapport à une sexualité dite normale. Mais en
ce qui concerne l'assistance médicale dans la loi d'aujourd'hui, on en est resté au statu quo : elle est
toujours réservée à l'infertilité médicale.
Le statut de l'embryon et la recherche sur les cellules embryonnaires
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C’était un élément phare de cette loi : la première loi de bioéthique de 1994 disait que la recherche
sur l'embryon était interdite. Après débat, on s'est dit que, tout au moins, ce ne serait jamais permis sans conditions. Dans un certain nombre de pays, la recherche sur l'embryon, à certains stades,
concernant certains types de recherche, et moyennant des autorisations et des contrôles, est permise.
Pourquoi y a-t-il une espèce de poussée vers des recherches dans ce domaine-là ? C'est parce que,
dans l'évolution des connaissances en biologie et en thérapie cellulaire, on sait maintenant que les
cellules embryonnaires, par définition, sont capables de reproduire in vitro, par des processus de différentiation, toutes les cellules de l'organisme, et qu’avec le développement des capacités de thérapie
cellulaire, en injectant des cellules, on peut soigner des tissus cardiaques par exemple et finalement
réparer un certain nombre de tissus qui ne fonctionnent plus ou qui ont des dysfonctionnements importants. Donc, si on ne fait pas de recherche sur les cellules embryonnaires, on ne va pas développer
les thérapies issues de ces cellules. Le problème est de définir la nature et le statut de l’embryon. Un
embryon c'est la fusion de deux gamètes : mais est-ce que c'est déjà une personne, est-ce que c'est
seulement une personne potentielle, comme le disait depuis longtemps le comité consultatif national
d'éthique, est-ce que c'est un simple amas de cellules ? Ce qui rend les choses un peu compliquées,
c'est que la loi ne connaît que deux catégories, les personnes et les non-personnes. Les animaux font
parties des non-personnes, car ils n’ont pas de conscience d’être. Alors un embryon, est-ce que c'est
une personne ? Les droits qui s'attachent à la personne, concernant de nombreux aspects dans notre
ANNE CAMbON-THOMSEN - ÉvOLUTIONS SOCIALES ET LOI DE bIOÉTHIQUE
droit, et on voit bien que ça ne va pas s'appliquer à quelqu'un qui n'est pas né. Si c'est une non-personne, il y a un certain nombre de choses qui sont possibles, notamment de la recherche : on fait de
la recherche sur les animaux, bien encadrée, mais on la fait, on fait de la recherche sur des cellules
qui ne sont pas des personnes, comme les cellules du sang. On avait eu tous ces débats pour la loi
de 2004, qui avait fait évoluer la loi de 1994 en maintenant une interdiction de toute recherche sur
l'embryon, mais avec des exceptions. Il existe des embryons, produits dans le cadre de l'assistance à la
procréation, et qui n'ont plus de perspective d’utilisation pour le projet parental quand les parents ont
eu leur(s) enfant(s) (c'est une situation assez fréquente, et les embryons restent congelés). Alors les
géniteurs de cet embryon peuvent choisir de faire don de leur(s) embryon(s) à un autre couple, (une
adoption d'embryon en quelque sorte), un autre couple averti et qui pourra, (sans passer par toutes
les étapes de l'assistance médicale à la procréation, c'est quand même assez lourd), « bénéficier » d'un
embryon dans le cadre d'un projet parental, alors que celui-ci n'existe plus chez les géniteurs initiaux ;
ou alors, l'embryon sera détruit : ce que dit la loi, c'est qu'après cinq ans, on s'arrête de les conserver,
(autrement dit, on les détruit ; mais la loi n'ose pas dire qu'on peut détruire un embryon : si on s'arrête
de le congeler dans le container, l'embryon va se détruire, mais le but est de s’arrêter de le conserver,
pas de le « tuer »). Ou bien ce couple peut accepter que l'embryon peut être puisse être utilisé dans
le cadre de recherche. Mais il faut alors du côté du chercheur, remplir des conditions strictes : qu'il y
ait un projet de recherche ayant des perspectives thérapeutiques majeures, et puis un certain nombre
de critères qui sont examinés, protocole par protocole, par l'agence de biomédecine qui donne ou
refuse l'autorisation.
Entre 2004 et 2006, il y a eu un peu moins de 40 autorisations de recherche à partir de cellules embryonnaires en France, sous le régime de la loi de 2004. Pour la révision de cette loi, on a rappelé qu’il
est extrêmement difficile d'affirmer, avant le début de la recherche, que cette recherche a vraiment
des potentialités de progrès thérapeutiques majeurs. En tant que chercheur, je trouve cela un peu
présomptueux : on peut arguer que ça amène à des connaissances, mais on n'est pas très à l'aise ; ça
va presque au-delà de ce qu'un chercheur peut dire. Deuxièmement, est-ce que cette interdiction,
liée à des dérogations, ce n'est pas un peu hypocrite, est-ce qu'il ne vaut mieux pas dire : on autorise
sous conditions strictes ? Le débat s'est focalisé là-dessus : est-ce qu'on autorise la recherche sur l'embryon sous condition qu'il n'y ait plus de projet parental et que le couple soit d'accord ; ou bien est-ce
qu'on maintient l'interdiction, avec des dérogations. Le résultat de ces discussions, aujourd’hui dans
la loi 2011, c’est qu’on maintient l’interdiction des recherches sur l'embryon avec dérogations, mais
ce qui a bougé, c'est que la recherche doit seulement être susceptible d'amener des progrès médicaux. Et le progrès médical, ce n'est pas uniquement le progrès thérapeutique, c'est le progrès des
diagnostics, c'est des progrès pour comprendre le développement dans un certain nombre de cas :
ces progrès sont plus faciles à anticiper que les progrès thérapeutiques qu'on affirme avant d'avoir fait
la recherche.
Dans ces débats de 2010-2011, des lobbies scientifiques ou religieux, ou d'autres lobbies, ont cherché
à imposer leurs points de vue, et on a beaucoup discuté dans un débat très ouvert. Au niveau législatif, l'Assemblée nationale avait voté en première lecture une proposition de loi prévoyant le maintien
de l'interdiction avec dérogation et quelques modifications. Puis le Sénat a fait des propositions de
modifications importantes au mois d'avril 2011, et a proposé de dire « autorisation sous conditions ».
L’argumentation s’appuie sur le fait que les conditions, ce sont les mêmes, et maintenir officiellement
une interdiction, c'est hypocrite. Et ce nouveau texte serait une ouverture de la recherche dont on ne
veut pas bloquer le développement. Et quelle serait la position morale d'un pays qui afficherait l’interdiction des recherches sur l'embryon ou sur les cellules issues d'un embryon, lorsque des traitements
mis au point dans un pays où c'est permis arriveraient sur le marché : on ne va pas les appliquer en
France, on ne va pas donner aux personnes la possibilité d'avoir accès à ces thérapeutiques qui peuvent les sauver ? Évidemment non, on est obligé de proposer d'utiliser ces thérapeutiques, (et c'est
pour çà qu'il y avait déjà eu des dérogations). Je signale que le Sénat avait fait ces propositions avant le
changement de majorité qui vient d’intervenir, et que le nouveau Sénat y serait certainement encore
plus favorable. Je souligne aussi qu’en ce qui concerne la bioéthique, il y a des positions qui traversent les courants politiques : qu'on soit de droite ou qu'on soit de gauche, on retrouve les mêmes
PARCOURS 2011-2012
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positionnements, très partagés. Mais finalement en deuxième lecture l’Assemblée Nationale a rétabli
l’interdiction avec dérogation. On est revenu à la situation initiale (sauf à remplacer des progrès thérapeutiques par progrès médicaux). On a en plus ajouté un article qui dit qu’aucun chercheur n’est
obligé d'accepter de faire des recherches sur des cellules embryonnaires s'il ne le veut pas : il y a toujours eu une liberté dans le choix des recherches, on n’est jamais obligé de faire une recherche plutôt
qu'une autre, mais maintenant, c'est dans un texte de loi ! Un autre changement est que l’autorisation
(par dérogation) n’est plus limitée à 5 ans, comme c’était dans la loi de 2004.
Les transplantations
En ce qui concerne la transplantation, une régulation existe depuis longtemps en France, et ce qui
a bougé dans ce domaine-là, c'est qu’on a inscrit dans la loi une obligation d'informer les donneurs
potentiels pour les transplantations sur la régulation existante, dont le fait qu'il y a un registre de refus
où l’on peut signaler si on ne veut pas que ses organes soient utilisés : si on ne sait pas que ce registre
existe, on a du mal à s'inscrire. Il y a donc une obligation de faire de l'information au nom de la société
en général ; des journées sur le don sont institutionnalisées par la loi, ainsi que l'obligation d'informer
les jeunes au niveau des lycées : c’est l’information sur les dons pour la transplantation.
Pendant très longtemps, les textes ne concernaient que les dons après la mort, (le cerveau est mort
mais les organes restent en bon état pendant un certain temps et peuvent être prélevés et conservés
dans les meilleures conditions pour servir à des transplantations), mais il y a aujourd’hui un développement des dons de donneurs vivants : cela concerne les reins (on peut se séparer d’un rein et vivre
normalement) et des lobes hépatiques ou pancréatiques (on peut amputer une partie du foie, il va
fonctionner tout de même). Au début, on ne pouvait donner que des parents aux enfants, en toute
connaissance. Lors de la loi précédente, ça s'était déjà un peu assoupli, on pouvait déjà donner entre
mari et femme, entre frères et sœurs. Et aujourd'hui on a inscrit dans la loi ce qu'on appelle les dons
croisés. Lors des transplantations, il peut y avoir des incompatibilités entre le donneur et le receveur
de la même famille, ce qui interdirait donc tout recours à cette technique ; alors supposons que dans
la famille A, le donneur A1 n’est pas compatible avec le receveur A2, et que dans la famille B, le donneur B1 n’est pas compatible avec le receveur B2, mais que (cela arrive), A1 et B2 sont compatibles, et
que en même temps B1 et A2 le soient alors la loi d'aujourd'hui autorise ces dons croisés : je voudrais
bien donner à mon frère, mais ce n'est pas possible parce que l'on n'est pas compatible, mais je donne
de mon vivant pour une autre personne qui ne m'est pas apparentée, mais avec qui je suis compatible,
s’il y a réciprocité. On voit que les indications des dons du vivant vont en en s'élargissant.
Les nouvelles sciences de l'imagerie médicale
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Il y a un domaine des sciences biomédicales qui a fait son entrée dans la loi de bioéthique, les nouvelles sciences de l'imagerie médicale : de plus en plus, on fait des IRM, des scanners, des tas de choses
un peu sophistiquées en imagerie médicale, et la loi de bioéthique fixe des limites et dit que çà ne
peut être fait que dans le cadre médical, pour l'intérêt de la personne, ou dans le cadre scientifique.
Il va y avoir de nouvelles pratiques qui vont être définies pour encadrer l'imagerie. Ici la révision a
amené à inclure un nouveau domaine dans le champ de la loi de bioéthique.
Les tests génétiques
C’est quelque chose qui s'est développé de façon assez déroutante depuis 2004, et la loi française
stipule que l'examen ou la recherche des caractéristiques génétiques d’une personne ne peut se faire
que pour raison médicale ou pour la recherche scientifique. Le domaine judiciaire a sa propre régulation pour l’utilisation de la génétique.
Ce qui s'est beaucoup développé depuis quelques années, ce sont des propositions de tests par des
compagnies commercialisant des tests génétiques sur internet : il y a des sites connus, qui proposent
quelques tests d'intérêt médical pour des maladies monogéniques, (mais pas beaucoup), et surtout
ANNE CAMbON-THOMSEN - ÉvOLUTIONS SOCIALES ET LOI DE bIOÉTHIQUE
des tests sur des maladies connues, le diabète, l’hypertension, des maladies qui dépendent d’un
certain nombre d'éléments où la génétique joue un petit rôle, mais où on est capable d'évaluer les
risques, sans faire du diagnostic. On n'est pas du tout dans le domaine du diagnostic, on est dans l'évaluation des facteurs de risques ; on ne peut pas l'appliquer à l'individu avec une certitude de survenue
de telles maladies, c'est statistique.
Il y a un autre type de génétique qui permet un peu de remonter dans l'histoire des hommes : on a
documenté par la génétique que les humains sont tous issus d'une même origine africaine, à partir
de laquelle ils se sont diversifiés en plusieurs branches (on ne parle plus de races !), et des tests génétiques permettent d'avoir des informations sur ces origines. C’est de la génétique récréative, mais
c’est interdit. Pourtant, puisque la possibilité existe, que ce sont des tests payants et volontaires, estce qu'on a le droit d'avoir cette information, ou bien est-ce qu’on maintient dans la loi que ces tests
ne peuvent se faire hors du cadre médical ou scientifique ? Si cette condition était maintenue, çà ne
réglerait tout de même pas le problème d'internet ; mais par contre, il y a un petit article dans le code
pénal, qui rappelle qu’en dehors du cadre médical ou scientifique, on n'a pas le droit de prendre un
cheveu sur son gamin ou son voisin pour aller faire des tests génétiques, c'est puni par des amendes.
Pourtant, avec le fait que le droit à l'information génétique sur soi-même n'existe pas, on peut théoriquement être puni par la loi pour avoir fait des tests génétiques sur soi-même. Une amende de l'ordre
de 3 750 € est prévue si on fait faire des tests génétiques sur soi-même en dehors du cadre médical
ou scientifique !
Enfin, les nouveaux textes sur l'application et la réévaluation de la loi de bioéthique disent qu’elle
doit être révisée tous les sept ans au lieu de cinq, avec des modalités pour la faire évoluer en cours de
route, si nécessaire ; et toutes ces dispositions doivent faire l'objet d'un débat public, comme les états
généraux de la bioéthique, qui deviennent quelque chose d’institutionnalisé dans la loi et dont l'organisation sera confiée, soit à l'agence de la biomédecine, soit au comité consultatif national d'éthique.
Ces quelques exemples permettent d’illustrer ce dont traite la loi de bioéthique, et sur quels arguments, domaines et genres de débats les changements se font ou ne se font pas. Le processus
préalable à la révision n’a jamais été aussi organisé et ouvert que pour la révision 2011, et on perçoit
que si la révision porte sur de nouveaux développements scientifiques, les évolutions sociales et les
comparaisons internationales y jouent un rôle grandissant. De même la notion de dialogue avec et
entre les citoyens, d’information et de consultation des publics prend une importance grandissante
dans le domaine de la bioéthique et les débats qui l’entourent. Dans cette soirée nous sommes un
exemple de telles activités.
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Débat
Un participant - Quand le comité consultatif fait des propositions, de quelle manière sont-elles décidées, est-ce qu'il n'y a qu'une proposition de synthèse ou plusieurs alternatives ?
Anne Cambon-Thomsen - En fait, il n'y a pas forcément de processus vers l’unanimité au sein du comité, il peut y avoir des avis divergents inscrits dans les avis du comité. Cependant, dans la plupart des
cas, une forte majorité se dégage sur un certain nombre de propositions, mais ce n'est pas pour ça
que çà va être pris en compte ! Le législateur a d'autres considérations que les avis du comité national
d'éthique, bien sûr c'est pris en considération, mais pas forcément pour être suivi. Le comité consultatif n'a pas d'obligation de générer un consensus, mais une analyse d’une question et des recommandations. Il est constitué de 40 personnes : cinq sont nommées par le Président de la république, au titre
de la représentation des grandes familles philosophiques ou religieuses, (il y a en général un prêtre,
PARCOURS 2011-2012
un pasteur, un musulman, un rabbin, et un athée, pour représenter les différents courants) ; dix-neuf
personnes sont nommées au titre de leur intérêt et compétence pour la bioéthique sur propositions
de divers ministères et instances, comme le ministère de la famille, le ministère de la recherche, le
ministère des affaires sociales, l’Assemblée Nationale et le Sénat, et d’autres personnes sont nommées
par des institutions scientifiques et médicales. Le comité consultatif d'éthique n’est pas une instance
démocratique élue, mais nommée, et les personnes qui y siègent sont nommées à titre personnel et
pas pour représenter une institution. Mais le processus de nomination lui assure la diversité requise,
et son indépendance ; si le gouvernement change, le comité ne change pas : il est renouvelé tous les
quatre ans, partiellement et le nombre de mandats de chaque membre est limité. Il peut y avoir des
changements politiques pendant la durée d'un mandat du Comité. En ce sens, sur le plan légal, c'est
une autorité indépendante, qui est rattachée pour toute sa gestion au premier ministre. Il y a des pays,
par exemple les États-Unis, où le Président nomme lui-même un certain nombre de gens pour être
ses conseillers en bioéthique, donc, il n'y a pas les mêmes processus de nomination sur proposition
d’institutions diverses pour assurer la diversité.
Et il n'y a donc pas de nécessité de consensus, quoique souvent ce soit le cas.
Une participante - Je suis fille d'agriculteur, mon père faisait de l'élevage bovin, et mon enfance a été
baignée par des discussions sur la sélection qu'on pouvait faire, et les avancées de recherche qui
étaient faites par l'INRA : il était fortement question alors d'implantation de futurs embryons dans
la vache pour produire plusieurs veaux à la fois, par exemple. Aussi, j'ai été très étonnée, en 1995
et 1996, que lors des débats sur les lois de bioéthique, on ait eu l'impression que c'était un sauve-quipeut : au secours, la recherche va trop vite ! Attention, il y a des gens qui commencent à vouloir cloner,
il y a des gens qui commencent à vouloir mélanger les cellules humaines avec les cellules animales ;
et en plus avec la vitesse que prenait l'informatique, c'était le sauve-qui-peut : vite, il faut un aspect
éthique et moral et il faut cadrer la recherche. Il y a eu un peu la même chose avec l'atome, et c'est
très intéressant de voir que çà évolue, mais çà évolue avec difficulté, parce que nous n'avons pas beaucoup évoqué l'environnement, la proximité avec la loi sur l'avortement, la commercialisation qui peut
être faite de la recherche. Je vous remercie parce qu’on ne parle pas assez de toutes ces choses-là, et
pourtant, c'est complètement vital, et c'est très inquiétant.
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Anne Cambon-Thomsen - Juste un commentaire, il y a un article dans la loi actuelle qui dit qu'il est
interdit de faire une chimère entre une cellule humaine et une cellule animale : c'est interdit en
France. Alors, dans tout ce qui est dit par rapport à l'embryon, au diagnostic prénatal, et aux interruptions de grossesse pour raisons médicales, il y a un équilibre à garder entre remettre en cause
la loi de 1975 sur l'avortement et le fait de protéger l'embryon, de ne pas faire n'importe quoi,
ouvrir, sans condition, l'embryon à la recherche. Certains thèmes ont été plus développés que
d’autres mais, par exemple il existe une instance nationale spéciale pour les aspects éthiques de
la recherche sur l’animal qui est régulée par d’autres textes juridiques spécifiques, et pas par la loi
de bioéthique qui se concentre sur l’humain. L’INRA en commun avec d’autres institutions scientifiques pratiquant des recherches dans le domaine de l’environnement a un Comité d’éthique et
de déontologie, orienté sur les questions que vous évoquez. Le statut de ce comité est différent
de celui du CCNE, qui lui, n’est pas lié à une institution donnée. Les medias parlent plus rarement
des travaux de ces comités (l’Inserm et le CNRS ont aussi un comité d’éthique) et c’est peut-être
pour ça qu’au niveau de la population qui s’informe par la presse générale ou la télévision, il y a un
manque de connaissances et d’information.
Un participant - Quand on vous entend, on a l'impression que la première loi de bioéthique a été votée dans l'enthousiasme et que depuis, çà évolue très peu, puisqu'à chaque fois que vous avez parlé
d'une évolution, çà été vraiment quelque chose de marginal, on bute sur des termes. Alors, est-ce que
cette loi n’est pas une loi de conservatisme, et est-ce que, avec cette loi de bioéthique, la France ne se
met pas en retard par rapport à d'autres pays. Comment la France se compare-t-elle à ses voisins européens et plus généralement aux États-Unis ou aux pays émergents qui n'ont pas du tout les mêmes
soucis éthiques, apparemment, que nous.
Anne Cambon-Thomsen - Effectivement, la loi de bioéthique publiée en 1994 avait donné lieu à de forts
ANNE CAMbON-THOMSEN - ÉvOLUTIONS SOCIALES ET LOI DE bIOÉTHIQUE
débats pour savoir s'il fallait légiférer, ou laisser des recommandations de bonne pratique, mais en général, on fait des lois en France préférentiellement à d’autres régulations, à l'opposé d'autres pays où
ce n'est pas le cas : les systèmes juridiques sont assez différents dans les pays anglo-saxons.
Et la raison pour laquelle les lois n'ont pas bougé depuis, c'est que les principes qui sont derrière la
première loi de bioéthique restent fermes : les principes généraux du droit, dignité de la personne,
respect du corps humain, etc. Or, si on garde les principes, on ne fait pas une révolution dans la loi ;
par contre, il y a eu beaucoup d'articles où l'on avait fait beaucoup de bruit, et où la montagne a accouché d'une souris : on avait eu l'impression qu’il y aurait des adaptations majeures, et finalement, elles
l’ont été à la marge seulement, avec un certain nombre de décisions qui sont tout à fait importantes
mais qui vues d'un peu plus loin ou quand on ne connaît pas précisément un domaine ou un autre,
paraissent anecdotiques ou de détail. Effectivement, la première loi a été votée après une réflexion
approfondie sur les fondements de cette loi, et ces fondements ne sont pas remis en cause dans les
discussions.
Alors, la France est effectivement assez restrictive dans son approche, un certain retard est pris dans
certains domaines et pas dans d'autres. Au niveau européen, c'est extrêmement varié. L’Espagne et
l'Angleterre sont plus permissifs en ce sens qu'ils permettent davantage de choses dans le domaine
de la recherche sur l'embryon, la Belgique et d'autres pays autorisent la gestation pour autrui : est-ce
que ce n'est pas négatif d'interdire un certain nombre de choses quand on sait qu'elles sont autorisées
dans d'autres pays tout proches ; d'un autre côté, est-ce que, parce que d'autre le font, il faut qu'on
se mette à le faire aussi de façon générale ; la discussion se fait là-dessus. Il y a des développements
qui vont moins vite en France qu'ailleurs, mais ce n'est pas complètement bloqué, et, suivant les
domaines, il y a des pays encore plus restrictifs que la France : l'Irlande, le Portugal, l'Italie, où la recherche sur l'embryon est interdite, par exemple. Il y a une variété au sein de l'Europe qui est assez
énorme.
Le groupe européen d'éthique (GEE) des sciences et des nouvelles technologies conseille la Commission Européenne en matière d’éthique de ces domaines. Il est constitué de quinze personnes. Il faut
savoir que la bioéthique ne fait pas partie des compétences des institutions de l'Union européenne,
cela reste jalousement de compétence nationale. Alors, pourquoi y a-t-il un groupe européen qui est
chargé de conseiller la commission ? C’est qu’il y a un certain nombre de développements, de régulations au niveau européen, dans le domaine de compétence de l'Union, qui ne peuvent pas faire fi
de la bioéthique.
Exemple : un programme-cadre de recherche est financé par l'Union européenne. Or, la situation
pour la recherche sur l'embryon est complètement hétérogène au niveau des États membres : faut-il
que l'argent de l'Union européenne serve à financer les recherches sur l'embryon, sachant que cet
argent vient de tous les pays, et que c'est permis par les uns et non par les autres ? Il y a eu un débat
énorme au niveau du parlement européen et finalement la position adoptée qui a été décidée pour le
programme-cadre actuel (le FP7), c'est qu'il n'y aurait pas utilisation des fonds du programme de recherche européen pour des recherches qui utiliseraient l'embryon directement, qui fabriqueraient les
lignées cellulaires, ce qui implique de détruire l’embryon, et, que, par contre, à partir du moment où
cette étape est franchie dans le cadre d'un pays où c'est possible (avec financement hors FP7), toute la
suite qui utilise ces cellules issues d'embryon est possible, moyennant tout un tas de conditions, d'examens éthiques au niveau européen et autres. On aboutit à une espèce de cote mal taillée. Il est bien
entendu que, quand la recherche sur l'embryon est régulée dans un pays, la première chose à vérifier,
c'est ce que le chercheur de ce pays a le droit de faire : il faut d'abord que les chercheurs respectent
la législation de leur pays, et que çà ne les empêche pas de participer à des recherches où les étapes
qui sont faites dans un autre pays sont acceptées. Et, dans tous les cas où il y a utilisation de cellules
embryonnaires, un certain nombre de conditions sont vérifiées au niveau européen.
Une participante - Madame, vous avez parlé tout à l'heure de cadrage par rapport à tout ce qui touchait l'imagerie médicale et le scanner. Est-ce que des sanctions sur la divulgation du dossier sont
envisagées ?
Anne Cambon-Thomsen - Au niveau de l'imagerie médicale, il y a des dérapages possibles. En fait, il y
PARCOURS 2011-2012
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a utilisation de l'imagerie de façon récréative (comme pour la génétique récréative non médicale ou
non scientifique ou pour aller explorer des tiers à leur encontre ; le même genre de choses existe en
imagerie, par exemple l’échographie dans les grossesses, hors suivi médical), donc, là, le principe, est
le même, c'est utilisation de l'imagerie médicale à des fins médicales ou scientifiques. Donc, çà balise
et limite la possibilité pour les assurances par exemple de prendre en compte les résultats d'imagerie,
comme c’est le cas pour la génétique. Les assurances ne peuvent pas prendre en compte les résultats
d'imagerie, même si le patient veut les utiliser à son profit, pour convaincre les assureurs. En France,
on ne peut donc pas se prévaloir de tests génétiques, dans un sens ou dans l'autre, par rapport à des
assurances ; et c'est la même chose sur le plan de l'imagerie. Il y a une phase qui se passe lors d'examens pendant la grossesse pour voir le développement du fœtus, avec des examens qui se font de
façon commerciale, il y a des tests lors d’examens médicaux et certaines personnes veulent avoir une
image par mois pour avoir la sélection des images illustrant le développement du bébé : cela reste
interdit.
Pour l’aspect « données personnelles », données médicales, il existe une loi pour cette question qui
s’applique à tous les domaines, donc on n’a pas besoin d’une loi de plus pour cela. Cette loi est la
transposition en droit français d’une Directive européenne. Donc au sein de l’Union on au moins un
degré de protection harmonisé et les échanges entre pays de l’Union sont facilités à cause de ce haut
degré de protection.
Un participant - Vous avez parlé tout à l'heure de la composition du comité d'éthique dans lequel il y a
des familles religieuses. Or, nous sommes dans un pays où il y a 80 % de gens qui ne pratiquent plus
ou qui ne se recommandent d’aucune religion, ou qui se déclarent athées et qui ne sont représentés
que par un sur cinq, donc 20 % ; il y a quand même quelque chose qui est assez curieux. Est-ce que
ce poids des religions n’est pas trop important dans le comité, entraînant des a priori issus de la religion. Çà, c'est du côté français ; par contre, ce qui me surprend beaucoup, c'est qu'aux États-Unis, où
la religion est omniprésente (puisqu'on peut à peine se déclarer athée aux États-Unis), et qu’on voit
Sarah Palin et les fondamentalistes qui tiennent le haut du pavé, par contre, dans le domaine de la
recherche médicale, il y a une liberté beaucoup plus grande qu'en France. Il semblerait que le poids
religieux, plus protestant que catholique, se traduirait par le fait que les pays du nord de l’Europe sont
plus libéraux que les pays du sud.
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Anne Cambon-Thomsen - Je peux vous donner ma perception après mon passage au sein de ce Comité.
Il y a plusieurs façons de voir les choses : cinq personnes, c'est important, mais c'est sur 40 membres
et en général il y a un athée parmi ces cinq, l’athéisme étant considéré comme une philosophie importante ; ce sont les cinq personnes qui sont nommées par le Président de la république, Président
de tous les Français, parce qu'on n'a pas trouvé d'autre façon que de les faire nommer par le Président
de la république pour garantir l’indépendance que vous souhaitez. Elles ne sont pas nommées par
leur institution, mais par le Président et à titre personnel, dans une institution de la République, qui
est donc séparée de la religion. Elles sont là pour apporter l’information sur la vision des philosophies
ou religions auxquelles elles adhèrent, pas pour représenter leur institution, dans le cas de religion.
De plus, parmi les autres des 40 membres, il peut y avoir des athées ou des personnes adhérant à
une religion aussi évidemment ; mais je puis assurer que les différentes familles philosophiques ont
la possibilité de s’exprimer. Et les cinq ne représentent pas leur « église » ; chaque membre du comité
national est nommé à titre personnel ; donc, on peut très bien avoir un « religieux » qui s'associera,
après le débat qui a lieu dans le comité, à une position qui ne représente pas forcément la position de
l'Église, si c'est un catholique, par exemple. Par contre, le rapport dira quelle est la position officielle
de l'Église. Personnellement, ce que j'apprécie dans ce Comité, c'est la liberté de parole des gens, et
les débats ne sont pas publics (ni enregistrés, même s’il y a des comités d'éthique dans d'autres pays
où les séances sont publiques) : ces dispositions sont là pour permettre que les gens puissent s'exprimer et, éventuellement, changer d'avis dans la discussion. Il y a une grande liberté de parole, un grand
respect des gens les uns vis-à-vis des autres, il n'y a pas de prosélytisme pour essayer de convaincre, les
gens ne représentent pas des institutions : le chercheur du CNRS peut dire quelque chose de différent
de la position du CNRS sur un sujet, et c'est pareil au niveau des différentes familles philosophiques.
ANNE CAMbON-THOMSEN - ÉvOLUTIONS SOCIALES ET LOI DE bIOÉTHIQUE
Par expérience, je peux vous assurer que c'est un lieu extrêmement riche d'échanges et de liberté de
paroles, et l’on y sent bien que la France est un État laïc. Et donc, comme le CCNE est une institution
d'un État laïc, l'avis qu’il donne est un avis laïc, même si, comme dans toute la société, il y a des gens
qui peuvent s'exprimer avec des fondements religieux. C’est moins vrai au niveau du Groupe européen d’éthique. Il y a beaucoup de pays en Europe où la religion est officielle : en Angleterre, c'est le
cas ; il y a des pays très traditionalistes, comme la Pologne qui est très marquée sur le plan religieux.
Je peux vous dire que çà se sent, même si au niveau des membres, personne ne représente son pays,
(il n'y a que 15 membres et on est 27 pays dans l'Union européenne) : il y a des scientifiques, des
philosophes, et même des prêtres, et lorsque certaines personnes s'expriment, on sent qu'elles sont
imprégnées d'une conviction religieuse profonde, même si elles n’ont pas été nommées à ce titre.
Au sein du comité français, officiellement, on a souhaité être sûr que les différents courants philosophiques ou religieux puissent s'exprimer. Effectivement, sur ce qu'on peut faire sur le corps, il y a des
positions religieuses tranchées et il faut les connaître. Mais s’il y a du lobbying religieux en France, ce
n’est sûrement pas au niveau du CCNE qu’il faut le chercher ! J'ai trouvé que c'était surprenant, au niveau européen, et j’ai compris ce que voulait dire être un pays laïc comme la France, par comparaison
avec la façon dont se comportaient des collègues d'autres pays européens où il n'y a pas cette laïcité
affirmée, la séparation Église-État, etc.
Il est vrai que le lobby catholique, par rapport à la recherche sur l'embryon, est très actif ; il y a des
groupes activistes, la fondation Jérôme Lejeune a des positions extrêmement marquées contre la
recherche sur l'embryon et certains diagnostics prénataux, contre l'avortement, etc. et ils jouent au
maximum pour essayer d'influencer. Ils agissent peu sur la CCNE directement, ils agissent beaucoup
plus au niveau des parlementaires. C'est vrai que çà peut choquer ; a priori, la religion, dans un État
laïc, n'est pas mandatée pour agir de cette manière. En réalité, l'État laïc leur a donné la possibilité de
s'exprimer, mais, dans mon expérience, c’est plutôt un avantage d’avoir de l’information exacte par
des personnes expertes mais qui agissent dans le cadre d’une institution laïque.
Le participant - Et aux États-Unis ? Sarah Palin est contre l'avortement mais ne s'est jamais exprimée
contre la recherche sur l’embryon.
Anne Cambon-Thomsen - Jusqu'à l'arrivée d'Obama, les crédits publics ne pouvaient pas financer la
recherche sur l'embryon, (pour des raisons bioéthiques et religieuses), mais comme il n'y a pas une
loi de bioéthique qui s'applique à tous, public et privé, comme en France, aux États-Unis l’État pouvait
seulement réguler ce qui impliquait de l’argent public, les industries privées pouvaient financer ce
type de recherches sans aucun frein. Obama est revenu là-dessus, a autorisé l’utilisation de crédits
publics pour la recherche sur l’embryon, mais a fixé des conditions qui s’appliquent à tous, public
comme privé. Il a ainsi levé ce tabou que l'argent de l'État ne pouvait pas servir à la recherche sur les
cellules d’embryons.
Un participant - Ce qui est important, ce n'est pas seulement ce qu'on est capable de savoir, mais ce
qu'on fait de ce savoir. Par exemple, chez nous, le fait de connaître le sexe d'un enfant au cours de
la grossesse, çà ne pose pas de problème. Mais dans les pays où il y a une politique d'enfant unique,
ou ceux où la « valeur » des femmes est dévaluée, çà pose le problème de l’avortement sélectif pour
la suppression de petites filles. Et je me pose la question au sujet de la politique actuelle du gouvernement par rapport au dépistage de la délinquance dans la petite enfance : qu'est-ce qui va nous
protéger le jour où on va décider de prescrire des tests ADN chez des enfants de trois ans ; vous voyez
où je veux en venir. ?
Anne Cambon-Thomsen - Ce que dit notre loi de bioéthique actuelle, et c'est assez constant depuis
notre première loi de bioéthique, c'est qu'on ne peut pratiquer de test génétique que dans le cadre
médical ou scientifique. Alors, est-ce médical de savoir si quelqu'un a des tendances à être un peu violent, délinquant ou non délinquant ? Est-ce qu'il peut y avoir des tests génétiques de la délinquance ?
Je ne le crois pas. Et même si on avait des informations de cet ordre-là, on n'a pas le droit de les utiliser. Notre loi est là pour éviter de telles dérives ; maintenant, c'est vrai qu'il y avait eu des dérapages
énormes du président Sarkozy dans le cadre de sa campagne, où des suspects risquaient d’être internés à vie, parce que, justement, il prévoyait des dépistages de comportement. Qu'il y ait des questions
PARCOURS 2011-2012
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qui se posent pour comprendre les comportements humains, c'est vrai ; et on fait des recherches pour
comprendre comment çà marche : mais l'environnement et le contexte social sont beaucoup plus
importants, ce n'est pas par la génétique qu'on va pouvoir progresser beaucoup dans ce domaine. La
loi ne s'impose qu'au territoire français : elle est donc pensée en fonction d'un certain nombre de principes qui sont les principes généraux du droit ; on ne peut faire de tests génétiques chez les enfants
que pour leur bénéfice sur le plan médical, ceci pendant leur enfance, c’est-à-dire avant qu'ils puissent
consentir eux-mêmes. Il y a une obligation de consentement pour tout test génétique, consentement
écrit, préalable, avec des côtés contraignants sur le plan de la recherche.
On ne peut jamais imposer un test génétique à quelqu'un, sauf dérogation dans le cas de l'utilisation
de ces tests dans le cadre d’une enquête judiciaire, pour pouvoir identifier les coupables (ou disculper des innocents faussement soupçonnés !). Les gens peuvent toujours refuser un test ADN, mais
s'ils le refusent, il y a une sanction pénale ; donc, on leur accorde la liberté de refuser, à leurs frais, en
quelque sorte.
Sur le plan médical, on ne peut jamais se faire imposer un test génétique si on ne le souhaite pas ; de
même, on ne peut pas faire un test génétique sur un enfant à la demande des parents si ce n'est pas
pour un bénéfice médical pour lui pendant qu'il est mineur. On n'a pas le droit de faire un test de recherche en paternité, par exemple, car ce n’est pas l'intérêt médical de l'enfant. Et donc encore moins
pour voir s'il a des tendances à la délinquance, (à supposer qu'il existe de tels tests) : ce n'est pas pour
son bénéfice médical mais pour la société, donc ces tests sont exclus.
Un participant - Les dons d'organe, en France, sont gratuits, on ne peut pas monnayer un don d'organes, mais ce n'est pas le cas dans tous les pays, il y a beaucoup de pays où le donneur est rémunéré,
avec tous les risques que l’on peut imaginer : on entend parler assez souvent de trafic d'organes dans
les pays asiatiques en particulier (avec prélèvements forcés sous la contrainte). Alors est-ce qu'un
citoyen français qui irait se faire greffer un organe dans un pays qui pratique le don d'organe rémunéré, et qui donc est en infraction vis-à-vis de la loi française, risque quelque chose quand il revient
en France, de la même manière qu'un pédophile qui va s'amuser à Bangkok risque d'être condamné
quand il revient en France, même si c'est toléré en Thaïlande ?
58
Anne Cambon-Thomsen - Évidemment, cette chose-là a été discutée. D'une part au niveau de l'organisation mondiale de la santé, il y a eu une déclaration qui cherche à sensibiliser les États sur la pénalisation
du trafic d'organes sur leur territoire. Mais par ailleurs, la déontologie médicale veut que, si quelqu'un
vient se faire soigner, on le soigne. Si la personne qui s'est fait transplanter ailleurs, dans des conditions
qui seraient hors la loi de bioéthique en France, (en achetant un rein, par exemple) rencontre des complications médicales post-opératoires après son retour en France, il y a hospitalisation sur le territoire
français, on la soigne, et le médecin ne va pas aller la dénoncer ! Par contre, il y a, au niveau international,
toute une surveillance qui se met en place sur les trafics d'organes, et il y a des déclarations officielles
de l'OMS (Organisation mondiale de la santé) qui (ce ne peut pas être une loi) recommandent des
pratiques vis-à-vis du trafic d'organes, qui est un problème énorme : un problème médical aussi parce
que les prélèvements et les transplantations ne sont pas forcément bien réalisés. Mais il y a beaucoup
d'endroits dans le monde où la rémunération des dons d’organes est interdite, et il y a vraiment toute
une ligne de l'organisation mondiale de la santé pour s’occuper de cela. En gros, ce n’est pas le patient,
parfois prêt à tout et désespéré qui est poursuivi, mais bien plus les systèmes de trafic.
Un participant - Est ce que dans les pays émergents, (Chine ou Inde en particulier), il y a une évolution
sur le plan de la bioéthique ?
Anne Cambon-Thomsen - Il y a effectivement une évolution, mais elle est lente. Un certain nombre de
pratiques condamnables s'étaient mises en place, mais qui sont de plus en plus dénoncées. Il y a des
trafics d'organes, des prélèvements d'organes chez les prisonniers en Chine, il y a des prélèvements à
l'insu des personnes, des cliniques spécialisées dans ces transplantations douteuses, tout cela existe,
et c'est très difficile de le bloquer. Mais c'est vrai qu'au niveau des ministères de la santé d'un certain
nombre de pays, il y a des essais pour résoudre ces problèmes-là, même s’ils sont quand même souvent impuissants dans leur propre pays. Il y a certainement une évolution, mais on est loin d’avoir
réglé le problème.
ANNE CAMbON-THOMSEN - ÉvOLUTIONS SOCIALES ET LOI DE bIOÉTHIQUE
Un participant - Concernant la procréation médicalement assistée pour des personnes du même sexe,
qui est un peu liée au mariage homosexuel, est-ce qu'il y a d'autres pays où c'est autorisé. Et, compte
tenu de l'évolution de la société sur ces problèmes-là, comment se fait-il qu'il n'y ait pas eu d'avancée
majeure de ces textes. C'est un des domaines où l'on aurait pu s’attendre en 2011 à une évolution
notable ; est-ce qu'on peut espérer que dans la prochaine révision de la loi, il y aura quelque chose
qui sera fait dans ce domaine, parce que là, les justifications morales sont quand même plutôt dans le
côté rétrograde de la loi.
Anne Cambon-Thomsen - Effectivement, ça a été très discuté, et parmi les différents rapports qui ont
été réalisés par le Sénat et le Conseil d'État, il y avait vraiment des propositions dans ce sens-là ; mais
çà a été rejeté par l'Assemblée Nationale.
C’est aussi le cas pour l'anonymat des donneurs de gamètes : il y a beaucoup de pays où le principe de
droit à l'accès aux origines a finalement renversé les choses, de façon encadrée, et il y a eu une proposition (modérée) de loi française, qui était que, (à condition que le donneur de gamètes soit d'accord),
une fois majeur, l'enfant issu de la procréation avec assistance médicale aurait pu, sur sa demande,
connaître le géniteur. Là aussi, c'est l’Assemblée nationale actuelle qui en fait a retoqué ce projet et a
vraiment bloqué un certain nombre de propositions qui auraient pu exister : C'est le politique, et non
le comité consultatif national d'éthique, qui est responsable de l'état actuel de la loi. Et c'est pour çà
que je trouve intéressant de parler du travail du comité national, qui a proposé un certain nombre
de choses depuis très longtemps, dont la plupart n'ont jamais été prises en compte. Les avis sont très
argumentés, lire un avis du comité national est très intéressant : la diversité des personnes qui sont là
donne une profondeur d'analyse, (à l'opposé du café du commerce), et c'est intéressant de travailler
sur ces avis, quelles que soient les décisions finales. Dans la loi actuelle, le législateur a sabré dans un
certain nombre de propositions, et c'est pour çà que j'ai trouvé intéressant de faire cette analyse des
propositions : qu'a proposé le sénat, qu'a proposé l'agence de la biomédecine, qu'a proposé le comité
national, qu'a proposé le Conseil d'État, qu'a proposé l'office parlementaire d'évaluation des choix
scientifiques et technologiques… ; et après tout cela, une commission parlementaire a aussi émis un
rapport, juste avant la rédaction du texte de loi. On ne peut donc pas dire qu'il n'y a pas eu de propositions, mais c'est l'Assemblée nationale qui a in fine fait que la loi est restée ce qu'elle est aujourd'hui.
Un participant - Est-ce qu'il y a des propositions du comité qui sont rendues publiques ?
Anne Cambon-Thomsen - Tout à fait : Si vous recherchez sur internet sur CCNE et éthique tous les avis
rendus depuis 1983 y sont, en version française et en version anglaise pour qu'il puisse y avoir une consultation internationale. Dès qu'ils sont publics il y a une conférence de presse ; ce qu'il y a de très frustrant,
c'est que les journalistes ne lisent souvent que la dernière page de l'avis, et les conclusions qu'ils en tirent
sont très caricaturales, par exemple : « Le comité consultatif autorise le bébé médicament ».
C'est pour çà qu'il est intéressant d'aller voir les contenus précis de ces avis sur les thèmes qui vous
intéressent, sachant que les avis du comité n’ont de valeur que consultative.
Un participant - Est-ce que le Comité d'éthique a une position sur le diagnostic génétique de paternité
pendant la grossesse, car j'ai entendu à la radio que c'était impossible de savoir çà ?
Anne Cambon-Thomsen - Je crois qu'il n'y a pas d'avis là-dessus, parce qu'il n'a pas analysé cette question. Mais je pense que, vu les avis sur la génétique qu'il a donnés dans d'autres contextes, ce serait un
avis négatif : il n'y a pas de fondement éthique à faire un test de paternité pendant la grossesse, étant
donné qu'on ne fait de tests génétiques que pour l'intérêt de la personne qu'on teste. Si on fait des
diagnostics prénatals, c'est pour rechercher si une maladie spécialement grave, que l’on peut craindre
au vu du dossier médical des parents, est avérée chez l'enfant à naître, pour envisager un éventuel
avortement pour raison médicale, ou mettre en place des conditions particulières pour le déroulement de la grossesse et de l’accouchement.
Mais la conséquence médicale pour l'enfant d’avoir un père biologique différent du père officiel est
inexistante sur ce seul critère, çà ne rentre pas dans le cadre de la loi. Le comité ne travaillerait peutêtre même pas sur la question, étant donné que c'est hors la loi en France, en tout cas pas en priorité.
Donc, il ne faut pas mettre cette question sur le tapis actuellement de façon isolée. C’est la mère qui
PARCOURS 2011-2012
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décide en début de grossesse de poursuivre ou nom (dépénalisation de l’avortement) et ce sont plutôt les pères qui se posent des questions de paternité… La question des tests de paternité en France
est réglée ailleurs que dans la loi de bioéthique : çà ne peut se faire que dans le cadre judiciaire, dans
le cas d'un procès, ou sur habilitation d'un juge. Sur internet, c'est possible de faire ces tests, mais
on n'a pas le droit de s’en prévaloir après en France (c’est même condamnable, même s’il est difficile
d’appliquer cette condamnation !). Cependant les tests très précoces pendant la grossesse qui se
développent, s’ils sont libres d’accès, posent de réelles questions d’éthique. Les lois de bioéthique
étant nationales, cela pose la problématique générale des tests libres d’accès, dont la pratique pour
le moment a été interdite en France ; mais internet est international et donc il n’est jamais inutile de
continuer à réfléchir !
Dans ces affaires de recherche en paternité, il y a souvent des raisons et des enjeux financiers, et on
peut imaginer que la personne qui veut aller de façon sûre au procès peut faire au préalable des tests
sur internet : c'est assez facile, avec un petit écouvillon, de récupérer de la salive de l'enfant, du père,
etc. et d'envoyer çà à analyser. Officiellement, vous ne pouvez pas faire valoir çà, mais si vous êtes
sûrs de vous, vous pouvez toujours aller voir le juge pour aller au procès, s'il y a un enjeu important.
Mais dans ce cadre-là, s’il est avéré que vous avez fait un test préalable sur internet, il est probable
que le juge n'ordonnera jamais un test de paternité. Non seulement il vous punira, mais il refusera le
test. C’est la mère qui décide en début de grossesse de poursuivre ou non celle-ci (dépénalisation de
l’avortement) et ce sont plutôt les pères qui se posent des questions de paternité…
Mais vis-à-vis de quelqu'un qui va faire un test pour savoir si ses ancêtres sont d'Afrique, d'Asie, ou
d'ailleurs, on met une limite en France au droit d'accès à ces données biologiques et à l'information
sur soi, pour éviter certaines dérives, mais c’est quasiment impossible à réprimer : le faut-il d’ailleurs ?
La majorité des gens est d'accord pour que soit pénalisé le fait de faire un test génétique sur un tiers
non consentant : faire un test génétique d'un mari sur sa femme, d'un parent sur un enfant, etc. pose
un certain nombre de questions, et quiconque fait un test génétique sur un tiers hors prescription
médicale ou scientifique est pénalement répréhensible. Mais par contre faire un test sur soi suscite
une discussion. D’ici sept ans, il y aura probablement des évolutions, mais de toute façon, c'est le
législateur qui décidera.
Une participante - Est-ce qu’il peut y avoir des évolutions grâce à la jurisprudence des tribunaux ?
Anne Cambon-Thomsen - Oui, quand il y a des procès, il peut y avoir de l'évolution. Cependant, le plus
probable, c'est que si quelqu'un a fait des tests génétiques sur lui, il ne va rien se passer, donc, il n'y
aura pas de jurisprudence. Et ce n'est que dans le cas où il y aurait des plaintes déposées qu’il pourrait
y avoir procès et donc jurisprudence. Est-ce qu'il va y avoir des plaintes déposées vis-à-vis de ceux qui
auraient fait des tests génétiques hors du cadre médical ou scientifique sur eux-mêmes ? J'ai un peu de
mal à l'imaginer en France, aujourd'hui.
Un participant - Est-ce que la bioéthique sera un des arguments de la campagne électorale à venir ?
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Anne Cambon-Thomsen - C'est important que les candidats se positionnent par rapport à un certain
nombre d'éléments ; c'était déjà le cas lors de la campagne précédente sur certains aspects, comme
par exemple l'aide médicale à la procréation pour stérilité « sociale », donc pour les couples homosexuels. Je pense qu'il y aura des positionnements politiques là-dessus : le parti socialiste comme
l'Église se sont positionnés. Lors de la discussion sur la loi de bioéthique, il y a eu un texte issu du parti
socialiste qui s'est positionné sur un certain nombre de choses : ils étaient contre la gestation pour
autrui (mères porteuses), mais ils étaient pour l'accès de couples de femmes homosexuelles à l'aide
médicale à la procréation. Je pense que l'un des moyens efficaces pour faire progresser la bioéthique,
c'est de poser des questions aux politiques sur ces aspects-là ; ça sera peut-être moins important, pour
convaincre l'électeur, que des éléments économiques ou autres. On peut avoir des positions là-dessus
qui dépassent les clivages politiques. Et de toute façon il faut connaître ces positions.
Une participante - L'euthanasie est-elle prise en compte dans la loi de bioéthique ?
Anne Cambon-Thomsen -Il y a un certain nombre de questions qui n'ont pas été discutées dans le cadre
de la loi de bioéthique.
ANNE CAMbON-THOMSEN - ÉvOLUTIONS SOCIALES ET LOI DE bIOÉTHIQUE
Sur l'euthanasie, on a eu la loi Léonetti, qui spécifiait qu'il fallait mourir dans la dignité. Cette loi
n'admet pas l'euthanasie active. En Hollande, l'euthanasie est encadrée, mais peut être conduite légalement ; en France, ce n'est pas le cas, mais il y a une espèce de zone floue où ce qui est autorisé,
c'est d'éviter l'acharnement thérapeutique par exemple. Donc, si quelqu'un demande : « Aidez-moi à
mourir », c'est non. Par contre s'il dit : « Empêchez-moi de souffrir, même si la conséquence est que je
meure plus vite », çà c'est autorisé, c'est légal. Il y a un texte de loi spécifique hors loi de bioéthique
qui traite de cette question.
L’ambiguïté de cette loi de bioéthique, c’est qu’il y a une quantité d'autres aspects qui ont trait à la
bioéthique et qui ne sont pas dans cette loi de bioéthique, comme les aspects liés à la recherche sur
les personnes, qui vont finalement faire l'objet d'un texte à part qui va être revu. L’euthanasie en est un
autre. Les lois de bioéthique couvrent donc les domaines que je vous ai présentés rapidement, mais
la bioéthique ne se limite pas à çà, c'est clair.
Une participante - Les chercheurs ont-ils des demandes à adresser aux politiques ?
Anne Cambon-Thomsen - Les chercheurs ont des demandes, du fait qu'il y a un encadrement, non pas
pour brider la recherche, mais pour mettre en place les conditions requises par la loi. Il est bon que
ce soit la société (dans le cas présent, il s'agit du législateur) qui décide : les compétences et le champ
des responsabilités sont dans le domaine scientifique, mais, compte tenu des conséquences sur la
société, le relais doit être pris par le politique pour prendre des décisions, en faisant entrer d'autres
acteurs que les chercheurs dans la réflexion. Et en général il y a une adhésion de la communauté
scientifique à ces décisions prenant en compte les acteurs variés de la société. Mais, par exemple,
dans les recherches sur les cellules embryonnaires, d'une façon générale, compte tenu de la liberté
de la recherche, les chercheurs, dans leur majorité, auraient préféré qu'il y ait une autorisation avec
conditions, plutôt qu'une interdiction avec des dérogations : ils ont le sentiment que, quelque part, on
donne des autorisations bien que ce soit interdit, et ils trouvent çà hypocrite. Mais il y a de la variété
sur ce qu’ils souhaitent et on ne peut pas parler de « position des chercheurs ».
La demande des chercheurs porte sur les procédures ; ils sont d'accord sur les principes, (avec des
positionnements variés parmi les chercheurs, comme partout dans la société), mais quand les procédures qui s'imposent à la recherche sont lourdes et prennent du temps, là, çà retarde le travail des
chercheurs dont la demande est plutôt : « simplifiez-nous la vie. Ne mettez pas d'usine à gaz en place
pour qu'on doive passer devant une commission, puis devant une deuxième, puis une troisième, et
finalement, çà dure des mois, parce que, même si on obtient finalement la dérogation, on a perdu du
temps par rapport à l'étranger ». La communauté des chercheurs est assez variée dans sa composition,
mais les chercheurs en biologie sont plus en situation de « subir la loi » que les chercheurs en sociologie ou autre chose ; je crois que c'est plutôt le niveau pratique des implications de la bioéthique sur
la recherche qui les préoccupe.
Pour finir, je pense qu’il est encourageant de constater qu’on trouve de plus en plus d’enseignements
dans le domaine de la bioéthique, que chez les jeunes chercheurs ou les gens qui font des masters,
juste avant la thèse, les sujets portant sur la bioéthique sont de plus en plus nombreux, ce qui veut
dire que la bioéthique fait aussi partie de la recherche. C'est souvent considéré comme un frein, mais
pas comme quelque chose qu'il ne faut pas prendre en compte, parce que le chercheur se positionne
dans une société.
Saint-Gaudens, le 22 octobre 2011
PARCOURS 2011-2012
61
Anne Cambon-Thomsen, médecin, spécialisée en immunogénétique humaine et titulaire
d’un diplôme interuniversitaire d’éthique de la santé, est directrice de recherche au CNRS depuis 1988. Elle travaille dans une unité mixte Inserm-Université Toulouse III Paul Sabatier, d’épidémiologie et analyses en santé publique, à Toulouse. Ses travaux de recherche portent sur la
diversité génétique humaine et ses enjeux en santé, notamment sur le complexe majeur d’histocompatibilité et ses applications médicales.
Après un post-doctorat au Danemark en 1981-1982, elle a dirigé au CHU Purpan à Toulouse
une unité Inserm puis un laboratoire CNRS de 1985 à 1997 sur des thématiques de recherche
en immunologie, immunopathologie, transplantation, génétique des populations et génétique
épidémiologique de maladies complexes. Elle dirige actuellement une équipe intitulée « Génomique, biothérapie et santé publique : approche interdisciplinaire » au sein de l’Unité mixte de
recherche Inserm/Université Toulouse III Paul Sabatier UMR 1027 d’épidémiologie et analyses
en santé publique. Ses travaux de recherche se sont élargis depuis 1998 aux aspects sociétaux
du développement des biotechnologies et elle est responsable de la plate-forme « Génétique et
société » du GIS Genotoul (Génopole de Toulouse Midi-Pyrénées). La dimension bioéthique est
transversale à l’ensemble de ses travaux actuels ; son équipe comprend une vingtaine de chercheurs et étudiants de disciplines très diverses : biologistes, médecins, généticiens, mais aussi
juristes, sociologues, économistes, philosophes…
62
Résolument tournée vers l’international, Anne Cambon-Thomsen est responsable des axes
éthiques et sociétaux de plusieurs projets européens portant sur l’harmonisation des biobanques
en population, des outils bioinformatiques de traitement de données génétiques et cliniques,
la génomique en santé publique, les conséquences du développement des technologies à large
échelle, notamment le séquençage de l’ADN, pour le système de santé et la société ou encore
les aspects éthiques dans les sociétés de biotechnologie. Elle est membre du Groupe de travail
international « Éthique, gouvernance et participation du public » du consortium P3G (Public
Population Projects in genomics) et du Consortium international sur la génomique des cancers
ICGC). Elle a été membre de groupes de conseillers auprès de la Commission européenne (FP6)
et est impliquée dans différentes instances comme le Conseil scientifique de l’Inserm, le bureau
de la Génopole Toulouse Midi-Pyrénées, le Conseil de la Société française de génétique humaine
et de la Société européenne de génétique humaine. Elle fait partie du Conseil scientifique de
l’Inserm, du groupe d’experts de l’Institut de santé publique et préside le Conseil scientifique de
la cohorte ELFE (Étude longitudinale française depuis l’enfance). Elle est actuellement membre
du comité éditorial de « International Journal of Immunogenetics », « Biopreservation and Biobanking », « Genomics, Society and Policy ». Elle a supervisé différents projets concernant, entre
autre, la génomique appliquée aux greffes de cellules souches hématopoïétiques ; elle est responsable des axes éthiques et sociétaux de plusieurs projets européens sur la transplantation,
les biobanques, les biomarqueurs et la génomique à haut débit. Anne Cambon-Thomsen s’investit dans de nombreuses actions dans le cadre « science et société » et participe à diverses instances en éthique. Elle a été membre du Comité consultatif national d’éthique (CCNE) de 2002
à 2005, et de 2005 à 2010 membre du Groupe européen d’éthique des sciences et des nouvelles
technologies auprès de la Commission européenne. Elle a présidé le Comité opérationnel pour
l’éthique dans les sciences de la vie (COPé) au CNRS. Elle est régulièrement consultée dans le
cadre des aspects ELSI (Ethical, legal, social issues) de projets européens et de projets sur les
biobanques. Chargée de cours dans les facultés de Médecine à l'Université Paul Sabatier, elle enseigne dans les domaines de la génétique épidémiologique, de la santé publique et de l'éthique
et a mis en place plusieurs enseignements dans le cadre de masters ou de l'école doctorale
« Biologie, santé, biotechnologies », notamment sur les aspects éthiques de la recherche ; elle
intervient régulièrement dans des écoles d’été ou des écoles européennes.
ANNE CAMbON-THOMSEN - ÉvOLUTIONS SOCIALES ET LOI DE bIOÉTHIQUE
Bibliographie
Anne Cambon-Thomsen a publié un ouvrage, 250 publications dans des journaux et environ une
centaine de chapitres de livres.
Ci-dessous 5 publications récentes en anglais et 6 en français dans le domaine de l’éthique.
Anglais
1. Cambon-Thomsen A, Rial-Sebbag E, Knoppers BM. Trends in ethical and legal frameworks
for the use of human biobanks. Eur Respir J. 2007. 30(2): 373-382
2. Kauffmann F., Cambon-Thomsen A. Tracing biological collections : between books and clinical trials. JAMA, 2008 ; 299(19): 2316-2318
3. Cambon-Thomsen A, Thorisson GA, Mabile L and the BRIF workshop group. The role of a
Bioresource Research Impact Factor as an incentive to share human bioresources. Nat Genet.
2011 Jun ; 43(6):503-4.
4. Rial-Sebbag E, Cambon-Thomsen A. Emergence of biobanks in the legal landscape : towards
a new model of governance. Journal of law and society Vol 39, Number 1, March 2012, 113-30
5. Kaye J, Meslin E M., Knoppers B M., Juengst E T., Deschênes M, Cambon-Thomsen, A, Chalmers D, De Vries J, Edwards K, Hoppe N, Kent A, Adebamowo C, Marshall P, Kato K.ELSI 2.0 for
Genomics and Society Science, 2012, 336, 673-674
Français
6. Kapitz C. Cambon-Thomsen A. Induction de tolérance en transplantation : quel débat
éthique ? in « Accès aux transplantations d’organes et de tissus en Europe, et droits aux soins
en Europe » Les Etudes Hospitalières. Collection « Séminaire d’actualité de droit médical », Bordeaux 2009, 173-186
7. Cambon-Thomsen A. L’information Génétique Dans La Société De L’information. Revue Politique Et Parlementaire, 2009, 1050 ; 111-121
8. Bertier G., Rial-Sebbag E, Cambon-Thomsen A. 2004-2009 : Révision de la loi de bioéthique
en France, quels enjeux, quels débats ? Assistance médicale à la procréation, gestation pour
autrui, transplantation. Médecine et Droit, 2010 (2010), 42-48
9. Chassang G., Rial-Sebbag E., Cambon-Thomsen A, Les fondements de l’éthique de la recherche
en droit communautaire. Journal international de bioéthique, 2011, v.22, n°1-2, 187-203
10. Ducournau P., Gourraud PA., Rial-Sebbag E., Bulle A., Cambon-Thomsen A. Tests génétiques
en accès libre sur Internet : stratégies commerciales et enjeux éthiques et sociétaux. Médecine/
Sciences 2011 Jan ; 27(1):95-102
11. Cambon-Thomsen A., Mabile L., Rial-Sebbag E. Aspects éthiques et valorisation scientifique
des cohortes. ADSP (Actualités et dossiers en santé publique), 2012, N° 78, 45-48
PARCOURS 2011-2012
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Critique
de la jouissance
technologique
Jean-Jacques Delfour
Agrégé de Philosophie, Ancien élève de l’École Normale Supérieure de St-Cloud,
professeur de philosophie en classes préparatoires aux grandes écoles à Toulouse,
enseignant en culture générale à la faculté de droit de Toulouse.
Animateur GREP - Une première question : selon votre denier livre, « Télé, bagnole et autres prothèses
du sujet moderne » (éditions Erès, 2011), notre existence a été modifiée par des objets que vous qualifiez de « fétiches ». Quels sont les effets psychologiques, politiques, des technologies que concrétisent
ces objets ?
Jean-Jacques Delfour - Je voulais intituler ce livre « Critique de la jouissance technologique » mais
l’éditeur m’a expliqué que c’était trop abstrait, qu’il fallait préférer un titre plus direct. Il est vrai que
je parle principalement de deux objets : la télévision et la bagnole. Il faudrait dire « les télévisions » au
sens littéral de : voir loin.
Le terme de bagnole paraît au premier abord un peu argotique mais il est attesté au XIXe siècle par
Littré. Il désigne une sorte de fourgon dans lequel on peut transporter toutes sortes d’objets. J’ai
pensé que le mot avait son intérêt à cause de cet usage un peu ancien qui désigne simplement le
transport. Une bagnole, en fin de compte c’est juste un truc pour se transporter d’un lieu à un autre.
Le signifiant « bagnole » qui implique une péjoration me paraît intéressant parce qu’il manifeste une
stratégie de défiance, une stratégie de défense de soi. On utilise le terme bagnole pour signifier que
l’on n’y est pas attaché, que l’on est « au-dessus de ça ». Éventuellement on la maltraite, on la secoue,
on néglige son entretien. J’interprète ce signifiant comme une tentative de minimiser la jouissance
bagnolique. La jouissance de conduire une bagnole est tellement grande qu’on a du mal à l’avouer.
On se sent dépendant de cette technologie, et pour se restaurer comme sujet souverain, on affiche
du mépris à l’égard de l’objet qui nous donne du plaisir. Ce comportement est constitutif du rapport
que nous avons aux objets auxquels nous sommes attachés : à la fois nous les aimons parce qu’ils
nous font plaisir, à la fois nous les détestons parce que nous sommes dépendants d’eux. Un rapport
compliqué qui nous contraint à négocier sans arrêt. Le mot bagnole intervient dans ce cadre-là, parce
PARCOURS 2011-2012
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qu’il permet d’enlever le phallus qui est en quelque sorte associé à l’objet et de le coller sur l’usager
de ce signifiant. On se restaure ainsi comme être phallique. En utilisant le vocable bagnole, l’objet est
ramené à un lieu vide, un wagon. On oublie le fuselage formidable, les chevaux sous le capot. Dans un
titre de livre, le terme permet d’accrocher le public. « Bagnole » ça peut attirer le lecteur.
Depuis dix ans, sans intention particulière, il se trouve que j’ai travaillé sur ces deux objets, surtout sur
la télévision. Quand on a fait profession d’écrire sur un peu tout, on écrit forcément sur eux. Il y a longtemps que j’écris de petits textes sur quantité d’objets différents, au point qu’on m’a fait remarquer
que la cohérence de mon travail était difficile à percevoir. Cependant, en sous-main, profondément,
le réel demande à être pensé. Nous sommes des êtres sensibles à des degrés divers, des éponges plus
ou moins sélectives. Quelques-uns d’entre nous se pressent les méninges pour faire sortir un peu de
jus intellectuel qui se transforme en textes. En particulier sur ces questions-là je me suis aperçu que
j’étais hanté par une préoccupation, celle de la domination : par où sommes-nous vulnérables ? Il y a
les grands dispositifs de domination explicite qui sont d’ordre politique, idéologique, familial - mais
il y a aussi quantité d’objets qui nous dominent sans que nous en ayons conscience. Pour des raisons
biographiques, que j’ai pendant dix ans longuement exposées à mon psychanalyste - et sur lesquelles
je me tairai ici - les hasards de la vie m’ont porté à faire des micro-analyses de détails sur ces objets.
De l’observation de détail à la généralisation
Une rencontre avec le philosophe Dany Robert-Dufour m’a éclairé. Il tenait un séminaire d’analyse
anthropologique du libéralisme, d’où sont sortis les deux essais : La cité perverse, L'individu qui
vient… après le libéralisme. Il m’a invité pour que j’intervienne sur le sujet de la bagnole. Il m’a fait
apparaître - c’est toujours d’un autre que vient l’éclairage sur ce qu’on est en train de faire soi-même
- que je m’interrogeais de manière à peu prés analogue sur des objets très différents à première vue.
La télévision et la bagnole diffèrent techniquement, physiquement, idéologiquement. J’ai été surpris
de constater que les analyses que j’ai écrites font apparaître une convergence de fonctionnement tout
à fait saisissante entre les deux technologies. C’est une première remarque.
Deuxième remarque : la télévision est un vaste système technique qui capte des images, les enregistre
et les diffuse, mais on peut dire que c’est aussi tout ce qui permet la vision à distance. Dans cette
catégorie on trouve des objets très anciens, par exemple la longue-vue inventée au XVI° ou au XVII°
siècle. Très rapidement elle a été utilisée pour la guerre, dans l’artillerie, la surveillance, le guet, dans
la défense des cités. La bagnole c’est à la fois la voiture, l’automobile d’aujourd’hui mais aussi tous les
moyens de transport, les trains, les avions, qui sont des bagnoles, des objets dans lesquels on transporte quelque chose d’un lieu à un autre.
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Donc, ce qu’on pouvait dire sur ces deux objets concerne en fait un très grand nombre d’autres objets. Le téléphone est un objet de télé-vision si on veut accepter que vision soit pris dans un sens large
de contact, de lien, ou de communication. La constatation initiale est que ces objets ont modifié notre
existence d’une manière qui est très difficile à déterminer. C’est le troisième point : il est très difficile
de déterminer ces modifications.
L’oubli de l’histoire
On oublie que ces objets techniques ont une histoire. Cette histoire, nous la connaissons mal. Nous
sommes sollicités par le présent. Nous vivons au présent donc l’histoire de la télévision on s’en préoccupe peu, on regarde des émissions, ou pas.
Nous ne sommes pas portés spontanément à nous intéresser à l’histoire du téléphone ou à l’histoire
des trains, à l’histoire des gares. Ou à l’histoire de l’internet, l’histoire du Web, qui sont des histoires
spécifiques : il y a des vraies ruptures, des vraies modifications, des accoutumances. Cette historicité est également masquée par une grosse sollicitation capitalistique : le marché nous demande de
consommer ses objets. On nous explique tous les mois que de nouveaux articles plus perfectionnés
sont sortis, que ceux qu’on possède déjà sont bons à jeter. Théorie de l’obsolescence programmée :
JEAN-JACQUES DELFOUR - CRITIQUE DE LA JOUISSANCE TECHNOLOGIQUE
une technologie peut être déclarée obsolète au bout de six mois ou un an même si elle est parfaitement fonctionnelle. Nous obéissons tous, en général, à ces injonctions. Imaginez que l’on vous dise
pour n’importe quel autre appareil ce qu’on vous dit pour votre ordinateur : en usine, on est en train
d’en fabriquer qui fonctionnent dix fois plus vite et dans les laboratoires de recherche cent fois plus
vite. Qui accepterait d’acheter un objet qui ne vaut déjà rien, qui est obsolète, alors même qu’on ne
l’a pas encore acheté ?
Le matraquage capitalistique idéologique est très fort et il fait oublier que l’objet à une histoire. De
plus, pas ou peu d’historiens s’intéressent à cette histoire. Les analyses qui existent sont faites par
des gens spécialisés dans ce sujet, branchés innovation. Ils sont rares. D’autre part ces technologies
deviennent invisibles. On les a tout le temps à la main, elles s’intègrent à nos usages. Nous ne nous
arrêtons pas sur elles pour les considérer, pour les évaluer. À quel point nous sommes-nous saisis,
captés, capturés ? Comment s’installe une relation-lien de dominés à dominants ? On n’a pas de recul
à leur égard, c’est un fait social massif. Pour qu’un doute surgisse il faut une crise à leur sujet, une
panne. Mais la panne remet rarement en cause l’usage général. Nous sommes fâchés parce que l’objet
n’obéit plus, nous le punissons en le jetant, en le faisant réparer, en le remplaçant éventuellement,
mais cela provoque rarement un questionnement. Qu’est ce que je fais avec ça ? Invisibilité pratique :
on s’en sert et on n’y pense plus. Une bagnole c’est très courant, on l’utilise depuis des décennies,
le moteur à explosion date de 1892. On a tous connu des bagnoles en masse, et donc c’est devenu
un objet totalement familier. Il n’y a plus de recul, d’interrogation, sur ce que nous faisons avec, ce
que nous tissons, ce que nous rêvons, ce que nous imaginons, tout ce que nous construisons comme
charge pulsionnelle.
Un autre facteur concerne l’aveuglement défensif de la jouissance. Nous considérons peu ces technologies, parce qu’elles nous donnent du plaisir et plus largement de la jouissance par leur simple usage.
Cette jouissance, nous voulons la défendre. Interroger ces objets nous obligerait à renoncer partiellement à la jouissance. Nous ne le faisons que sur le mode négatif, la panne, le ratage, le bug, l’accident.
Et encore, dans l’accident, une jouissance spécifique est à l’œuvre dans la recherche plus ou moins
consciente de cet accident. Je parle du micro-accident : les mises en danger, petites imprudences, ont
un rôle spécifique dans la jouissance de la bagnole, excitation et surexcitation.
Animateur GREP - Ce mot de jouissance que vous employez est un mot très fort. Y mettez-vous une
connotation négative, s’agit-il de la jouissance avec des objets fétiches comme dans les films de
Buñuel ou bien plus récemment de Tarrentino ? Ou bien comme disait Boderia la fascination par les
objets ? Parlez-nous de ce plaisir.
Jean-Jacques Delfour - La notion de jouissance technologique que j’essaie d’introduire n’est pas encore très élaborée. Plutôt que d’essayer de la situer par rapport à d’autres auteurs, je vais dire comment je la perçois. Pour moi cela comporte une intensification du sentiment d’exister. Être assuré de
dominer de manière effective un morceau de réel par des moyens qui peuvent être très divers.
La jouissance s’expérimente chaque fois que quelque chose cesse de nous résister. Lorsque j’essaie
de casser un œuf sans rompre le jaune, si j’y arrive je ressens une jouissance qui n’a rien à voir avec le
plaisir, plaisir gustatif ou autre. Un morceau de réel a cédé à mon action, je sens une amplification de
moi-même, en même temps que quelque chose se passe dans la réalité concrète. La jouissance technologique c’est juste la jouissance « normale » que nous vivons tous les jours, mais reliée, soutenue,
portée par une technologie.
Mais la médiation technologique peut être ressentie comme un empêchement de jouir : parce que, en
même temps que je domine le réel, quelque chose m’en éloigne. L’entremise de l’objet technologique
m’éloigne du réel. D’où des stratégies subtiles pour essayer d’effacer le support technologique et ne
retenir que la jouissance.
Quand on apprend à conduire une bagnole, on est nul : on se trompe, on cale, on manque de faire
des accidents et cela dure un temps assez long. On est méprisé par les autres pendant des années. Si
on ne parvient pas à se garer en créneau, il y a toujours des spectateurs pour dire « arrivera, arrivera
pas ». Si c’est « elle » bien sûr c’est raté d’avance. La jouissance est déterminée par le regard des autres.
PARCOURS 2011-2012
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Nous devons raccourcir l’apprentissage, diminuer le ratage, accroître l’adéquation entre ce que je
veux faire et ce que la chose fait. Pour un tournant de courbe particulière, il y a une bonne manière
de l’aborder, il ne faut pas freiner dedans mais avant. Quand on y arrive, on est content. On peut aller
jusqu’à conduire la bagnole du petit doigt, du genou, tout en lisant le journal, en faisant cuire des
œufs à côté (rires). On est très fort, on multiplie toutes ces pratiques pour montrer que l’on assure,
que l’on est bon.
Pour d’autres objets techniques, c’est la même chose. Pour l’ordinateur, la télévision, personne ne
veut s’astreindre à potasser le mode d’emploi. Un mode d’emploi c’est un parcours très long, quarante pages, écrites en chinois, traduites en français, on n'y comprend rien. On est humilié par la
machine, on n’arrive pas à en jouir. Le temps passant, on se sert de trois ou quatre fonctions alors que
trois mille sont disponibles. Quand on a maîtrisé ces quatre fonctions, on jouit de la chose, on a oublié
tous les efforts consentis pour apprendre. Alors le passage est très court entre « je veux faire ça » et
réussir à ce que l’objet obéisse. C’est ça la jouissance.
Pour la bagnole, on arrive à l’habiter, on entend des petits bruits, un crissement à droite ou à gauche
qui vient de telle pièce ou qui montre que le sol est incurvé de telle manière, certains sont très forts
là-dedans. Ce qui est remarquable dans la conduite bagnolique c’est précisément cette extension du
corps à la machine. Une sorte de déploiement, d’augmentation du corps qui habite l’ensemble de la
machine. Certains sont capables, au jugé, en arrivant à 80 km à l’heure, de savoir s’ils peuvent passer
entre deux poteaux avec 10 centimètres de chaque côté. Pour d’autre ce sera 20 cm, 40 cm, 50 cm de
chaque côté. Ces derniers seront jugés nuls par les autres : ils ne maîtrisent pas, ils ne dominent pas
l’objet. La jouissance technologique, on est dedans depuis qu’on est tout petit. Toute notre vie, nous
faisons des efforts. Chaque fois qu’un objet nouveau arrive, nous déployons des efforts pour parvenir
rapidement à la jouissance : intensification et domination d’un morceau du réel. Si elle ne vient que
lentement, question de vitesse, nous voilà en échec.
Les technologies sexuelles sont impliquées dans le même dispositif : accroissement de l’intensité
d’exister par diverses méthodes et domination d’un morceau de réel. Ce morceau de réel est à la fois
physique ─ comment faire avec le corps de l’autre et avec le sien ─ et psychique : qu’est ce qui se passe
dans la tête de l’autre, est-ce que ça lui plaît ou pas ? Dans ce domaine c’est la lenteur qui est favorisé,
dans le sens où elle implique une maîtrise. Savoir prendre son temps…
On peut parler d’un ensemble communicationnel qui caractérise notre rapport aux objets technologiques et qui comprend des dispositifs discursifs : des récits, des mythes, des paroles, des protolangages.
Animateur GREP - Jusqu'à quel point sait-on que ces objets entraînent également au niveau politique,
au niveau psychologique, des modifications symboliques, des changements dans les valeurs ?
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Jean-Jacques Delfour - Après avoir développé la problématique de la jouissance et de son déni, je
reviens à la question de l’historicité. Je souligne que, sur la question des technologies, on peut se
permettre de produire des énoncés généraux, mais ils sont souvent manichéens. S’ils ne le sont pas
ils sont souvent trop compliqués à assimiler ! Une recommandation me semble tout à fait essentielle,
c’est d’être précis sur la désignation des objets. Une auto c’est une bagnole, au sens précis du terme,
et ça ne fonctionne pas de la même manière qu’un autre objet technologique. Pour évoquer des
objets qu’un constructeur a créés récemment, l’IPhone, l’IPod ou l’IPad, on peut remarquer que ce
n’est pas la même chose. Même si c’est la même technologie de base, trois cents techniciens, trois
à quatre mille ingénieurs ont travaillé avec acharnement durant des années pour passer de l’un à
l’autre. Ces objets n’ont pas la même taille, un changement de volume de l’objet produit des effets.
Il est nécessaire d’être précis pour deux raisons : la première, pour tenir un discours qui soit fondé,
la deuxième, parce que c’est la seule façon de conquérir une liberté nouvelle, une émancipation à
l’égard des objets.
Comment faire pour diminuer la soumission aux objets technologiques ? Nous sommes soumis à
la jouissance procurée par ces objets mais nous sommes aussi soumis au fait d’avoir les moyens de
disposer de ces objets. Nous pouvons oublier que nous sommes soumis parce que nous jouissons
JEAN-JACQUES DELFOUR - CRITIQUE DE LA JOUISSANCE TECHNOLOGIQUE
avec eux. Nous sommes assujettis, nous sommes au garde à vous dès qu’un objet technologique
surgit. Si nous ne savons pas le faire fonctionner c’est notre faute, alors que l’inverse pourrait âtre
envisagé. L’ordinateur est mal fait sinon il pourrait tourner tout seul. Si la cafetière est trop compliquée, c’est un défaut de conception. Or, nous nous posons souvent immédiatement comme
inférieurs à la machine.
Retrouver la souveraineté sur l’objet
Günther Anders, philosophe allemand qui commence à être bien traduit en France, a écrit un ouvrage
intitulé « Obsolescence de l’homme ». En 1956, il avait écrit un texte, « La honte prométhéenne ». Il
avait remarqué, en visitant des usines de machines-outils aux États-Unis, que les ouvriers perdaient
l’estime d’eux-mêmes devant la perfection des machines. La machine fabrique des objets qui sont
strictement identiques alors que les leurs sont imparfaits parce que variables, changeants, peu semblables les uns aux autres. Cette honte prométhéenne, nous l’avons intégrée. Nous nous jugeons
toujours en défaut par rapport aux objets techniques alors que nous pourrions intégrer l’histoire de
l’objet, l’histoire de ses défaillances. Si nous nous sentons dominés c’est parce que nous avons déposé
les armes. Le récit devrait être organisé, structuré à partir de notre expérience des objets.
Nous devrions considérer l’objet technologique comme faisant partie de notre expérience et non pas,
à l’inverse, nous considérer comme un élément de leur périphérie, un élément substituable. Quand
on entre dans un magasin pour se faire expliquer, on se perçoit souvent comme un crétin parmi
d’autres, humilié par cette position d’ignorant, d’incapable. C’est la chose qui trône, qui est en position souveraine. Pour retrouver la souveraineté, il faut renverser le rapport, l’objet ne doit être qu’un
accessoire, notre position au monde ne doit pas en dépendre. Nous nous posons comme premier,
comme souverain, comme principal : un souverain qui accepte d’être étayé par des objets techniques.
Ce n’est pas parce que l’on accepte d’être étayé que l’on est complètement dépendant.
Animateur GREP - Vous faites bon marché de l’addiction. Quand on est asservi au point d’être addict
on perd cette capacité de bâtir un discours qui met les objets à distance
Jean-Jacques Delfour - S’agit-il d’un phénomène d’addiction ? Je ne suis pas à l’aise avec cette notion d’addiction. Il me semble qu’elle fait entrer dans la pathologie un processus qui pourrait rester
simple, la question de la jouissance par rapport aux objets. Ici, dans la salle, tout le monde roule en
bagnole (même s’il peut se trouver quelques réfractaires convaincus). Notre rapport à la bagnole est-il
addictif ? Une dépendance au sens quasiment chimique ?
Un comportement social, une fonction d’alerte, nous amène à dévaloriser certains attachements :
« Attention, tu es en train de devenir esclave ! » Antonio Casilli, sociologue, a écrit un petit livre qui
s’intitule Des liaisons numériques (Seuil, 2011). Il essaye de rassembler un grand nombre d’études
de détail à propos des fétiches technologiques dont nous parlons. Mon livre était déjà à l’impression,
donc je n’ai pas pu en parler. Il montre que la notion d’addiction est souvent un paravent qui nous
permet de simplifier un phénomène complexe et de nous rassurer en pensant que, si l’autre est malade, nous ne le sommes pas. Il explique qu’il faut toujours tenir compte du contexte social. Là où on
peut croire à une addiction, une analyse fine montre que ce n’est pas du tout le cas.
Il cite un exemple, celui des emmurés, au Japon. Des personnes passent toutes leurs journées dans
leur chambre à surfer sur le Web. Une première approche fait penser à un problème d’addicts totaux :
problèmes physiques, troubles de la vision, malaises divers. Casilli a interrogé ces personnes. Il apparaît que la société japonaise est très rigide. Quand on croise quelqu’un dans un couloir, on doit le
saluer d’une certaine manière. Si on parle trop fort, ou pas assez, cela peut être pris pour une offense.
C’est une société sous surveillance, la pratique de la délation est portée au maximum, l’individu est
constamment sous tension pour être conforme au modèle. Ces gens sont soumis à des relations très
cadrées, très formatées. Les repas sont insupportables, il faut tenir la baguette d’une certaine manière,
manger à tel rythme, s’asseoir, se lever. Les emmurées, eux, se baladent sur le Web. Ils le disent : sur
le Web on a la paix !
PARCOURS 2011-2012
69
Cette situation qui paraissait symptomatique d’une addiction totale, si elle est analysée dans le
contexte social, en tenant compte du regard des usagers sur leur pratique, elle apparaît simplement
comme une tentative de se libérer des pesanteurs de la société japonaise. Si on introduit trop rapidement la notion d’addiction, on tombe dans le piège d’un schéma préfabriqué rigide. On croit comprendre, mais on passe à côté de la réalité.
Animateur GREP - Que pensez-vous de cette chaîne de télévision destinée aux enfants de zéro à trois
ans. Quel pourrait être l’impact de ce genre d’éducation ?
Jean-Jacques Delfour - La télévision et les enfants : quel impact, je n’en sais absolument rien. Après
deux ou trois générations on verra bien… On ne sait pas comment cela pourra être médiatisé, assimilé, par l’individu. A priori, je pense que c’est à éviter. Va-t-on l’autoriser à partir de trois ans, de six
ans, de neuf ans ? Est-ce une bonne idée à cinquante ans de regarder la télé ? Par contre, il me paraît
intéressant de clarifier ce que nous mettons en jeu dans notre jugement. Qui va mettre un petit enfant
devant la télévision ? Probablement des gens qui n’ont pas le temps, la télévision fait alors office de
baby-sitter gratuite. Le taux d’équipement en téléviseurs est de 110 ou 115 % par ménage, deux à trois
appareils par foyer. Bagnole et télé fonctionnent de la même manière : ça va très vite, plein d’images
défilent avec une surexcitation accumulée qui transforme l’esprit en accumulateur. Dans la première
situation les images seules se déplacent, dans l’autre je me déplace avec la machine.
Si on ne veut pas que les enfants se droguent, qu’ils n’aillent pas boire, qu’ils n’aillent pas se perdre
dans la débauche et la luxure, un procédé consiste à les garder à la maison. On leur met une télé dans
leur chambre, ainsi qu’un ordinateur, un iPod, un iPhone, un portable. Ainsi ils sont bien cernés par
des machines, les parents sont rassurés. Les enfants se droguent à la maison, ce qui est évidemment
moins risqué que des drogues du dehors, avec des produits toxiques, des filles pas nettes… Sur internet on a du porno net, massif, standardisé. Mais arrêtons de plaisanter, les parents qui ont recours
à la télé-baby-sitter sont peut-être trop démunis pour pouvoir faire autrement. Admettons que nous
tous sommes largement consommateurs de produits soporifiques, et d’anti-dépresseurs. Je dirais
même que se focaliser sur les zéro-trois ans, est une forme de leurre pour éviter de regarder en face
la consommation de télé des adultes de tous âges. On pourrait dire, en caricaturant à peine, que l’on
produira un système de télé intégré aux lunettes, écouteurs implantés dans les oreilles. Le capitalisme
cherche de nouveaux marchés…
70
Revenons à l’historique de la télévision. L’internet date de trente ans, la télé date des années cinquante. La bagnole est apparue en 1890-1900 puis elle s’est généralisée rapidement. Tous ces objets
sont très récents à l’échelle de l’histoire de la civilisation. Mon idée est qu’il faut changer de regard
et se poser la question de l’histoire culturelle des choses. Une technique ne survient pas en plein
vide, parce que soudainement quelqu’un a une idée. Il y a eu une attente sociale, des faits ou des
événements qui ont donné lieu à un champ de possibles technologiques. Quelqu’un répond à une
demande informulée.
Napoléon à Wagram et la vision à distance
Au sujet de l’historique de la télévision, j’ai travaillé sur un tableau du peintre Horace Vernet. Il a été
composé en 1836, à l’époque où Louis-Philippe, pour asseoir sa propre monarchie et récupérer les
symboles de la Révolution et de l’Empire napoléonien, voulait réhabiliter Napoléon et a commandé
ou suscité des tableaux à sa gloire. Le sujet est la bataille de Wagram du 6 juillet 1809. On y voit
Napoléon dominant le champ de bataille, monté sur un cheval fringant, tout blanc, tout beau, l’œil
rivé à une lunette. Le tableau est saisissant. Que fait le stratège génial dans la bataille ? Il regarde à la
longue-vue…
L’analyse de ce tableau amène à relever le rôle essentiel de l’artillerie. Le tableau de Vernet raconte
une histoire qui est en fait la fable du pouvoir. Nous-mêmes, à la place de Napoléon, nous verrions
des gens explosés par des bombes. Wagram est une bataille particulière : au dire des historiens, c’est
une bataille qui fait rupture. Il y a eu une concentration d’artillerie comme jamais auparavant, et elle
JEAN-JACQUES DELFOUR - CRITIQUE DE LA JOUISSANCE TECHNOLOGIQUE
ne se reproduira pas de sitôt. Trois cent quarante mille hommes ont été engagés. Le bilan est de
soixante-dix mille morts, essentiellement dus au pilonnage de l’artillerie. Peu de corps à corps, chacun bombardait les lignes de l’autre. Les hommes avancent en ligne au son du clairon, baïonnette au
canon. Les bombes explosent au milieu et ils meurent. Carnage monstrueux ! Je me suis interrogé :
que faisait Napoléon avec sa longue-vue ? Lui, tous ces massacres, toutes ces horribles destructions
de milliers d’êtres humains, il les convertit en informations qui orientent sa stratégie. Faut-il pilonner
un peu plus à gauche ? Est-ce que l’aile droite se dégarnit ? Le tableau raconte qu’un stratège est un
homme qui sait convertir du vu en information stratégique et qui, ce faisant, est capable de rester
insensible aux souffrances et aux morts. Pourquoi l’usage de la longue-vue favorise-t-il un état de
conscience dirigé exclusivement sur la stratégie, une disposition de la personne humaine qui porte
à se moquer éperdument de la souffrance ? Nous pouvons dire que l’image perçue au moyen de la
lunette est une image sans émotion, débarrassée de ses affects possibles. Napoléon se révèle comme
étant le chef.
Le tableau d’Horace Vernet montre également une carte topographique. En l’absence de carte, une
longue-vue ne sert à rien. Le champ de vision est retreint. Il faut une carte pour pouvoir situer le
lieu d’explosion des projectiles. En sous-main, le tableau instille la conviction que le pouvoir est lié
aux technologies de vision à distance. La carte est un bout de papier qui me donne le moyen de
transformer l’espace immense qui m’entoure et qui échappe à ma perception, en une représentation
graphique, un ensemble de signes codés. Si je sais où je suis, si j’ai une boussole et une carte, je peux
aller n’importe où en me guidant avec la carte. Le pouvoir de Napoléon est dépendant de deux technologies de mise en distance, l’une directe, optique, et l’autre indirecte comme la carte. En ce sens
nous pouvons dire que la carte est un objet de télévision.
Dans quelle mesure la technologie de vision à distance peut-elle contribuer à l’apurement des affects ?
Napoléon est un stratège qui fait son métier. Dans cette situation, pour lui un soldat ce n’est rien. Une
force vitale élémentaire qui ne prend sens que dans un ensemble stratégique composé de plusieurs
milliers de soldats. Qu’est ce qui fait que, dans la technologie en question, la désaffection, l’effondrement de l’affect se trouve facilité ? Précisément dans le fait de la vision à distance. Je me rapproche
de l’autre, optiquement, mais là où je vois, comme corps je ne suis pas présent. Non seulement la
longue-vue masque tout ce qui entoure la zone particulière du champ de vision, mais, miracle, elle
me transfère dans l’invisibilité : je n’y suis pas ! C’est la position voyeuriste, la jouissance de voir tout
en étant persuadé que l’on n’est pas vu. La vision à distance permet mécaniquement de me « désaffecter » parce que je ne suis pas impliqué dans l’image. De même l’image vue à la télévision nous laisse indifférent : ça se passe toujours ailleurs. En réalité le plus souvent les affects ne sont pas vraiment libres.
La mise en scène ou le montage social de l’image peuvent nous solliciter pour que nous éprouvions
des affects. Ce n’est pas simple parce qu’à chaque fois il faudrait discerner le procédé d’accrochage.
L’image toute seule nous produirait-elle le même effet ?
Le film « L'Apollonide, souvenirs de la maison close » de Bertrand Bonello nous montre une scène
où une prostituée figure dans une scène de sadisme. Elle a les deux bras liés. Cela convoque l’image
mentale du Christ crucifié. Le contexte du scénario rend cette femme sympathique, on l’entend parler, se raconter, donc des affects sont sollicités par rapport à cette image. Mais, aussi bien, le contexte
pourrait-il renverser complètement ce ressenti.
Nous savons à quel point, à la télévision, l’information peut transformer complètement le sens de
l’image. C’est très possible parce que l’affect a été détaché de la scène grâce à la vision à distance,
c’est même un exercice qu’on pratique dans les écoles de métiers de la communication : comment,
en voix off, associer un récit qui transforme complètement la situation. Le problème fondamental de
la télé-vision est bien qu’elle tende à écraser les affects. On peut visionner des accidents, des morts,
des désastres, tout en restant indifférent alors que si on les avait directement sous les yeux ce serait
insupportable, peut-être même s’évanouirait-on. Voir quelqu’un qui saigne, en vrai, un vrai corps, à
distance de quelques mètres, c’est extrêmement émouvant alors qu’à la télé nous restons le plus souvent indifférents en visionnant la même scène en gros plan.
PARCOURS 2011-2012
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Le concept d’aura publique d’intimité
Ce différentiel de sensibilité affective m’a amené à proposer le concept d’aura publique d’intimité. Il
s’agit d’une marge qui entoure le corps, quelques dizaines de centimètres, un espace sacré. Derrière
cette enveloppe, qui n’est pas uniquement vestimentaire ou de peau, il y a l’intimité, ce qui est inviolable, le sacré fondamental. Y pénétrer sans y être autorisé, sans respecter des protocoles variables
suivant les sociétés, constitue une violence. Dans certaines sociétés, si on n’a pas la bonne couleur de
peau, on ne bénéficiera pas d’une aura publique d’intimité, on sera traité comme une chose.
La télé-vision perfore la protection conférée par l’aura publique d’intimité. C’est l’énorme succès des
tabloïds et de la Presse voyeuriste. À la dérobée, on prend des photos de gens qui sont en slip au
bord d’une piscine, Caroline de Monaco par exemple. Ce voyeurisme conduit à violer l’intimité de
l’autre, sans effraction physique, seulement par le procédé optique. Ces pratiques introduisent des
modifications importantes du vivre ensemble. L’aura publique d’intimité, le degré d’appréciation du
sacré corporel fait partie ne notre qualité de vie. Pourtant nous utilisons des objets techniques qui
n’en tiennent pas compte. À quel point les téléphones, les gadgets électroniques, tous ces objets techniques, sont-ils capables de modifier l’aura publique d’intimité ? La question reste posée. Il ne nous
viendrait pas à l’idée de nous asseoir sur les genoux de quelqu’un. En revanche nous nous asseyons
sur un siège sans nous demander si ça lui fait mal, s’il est content ou pas, si on sera assez bon pour lui.
La différence fondamentale entre les choses et les personnes tient uniquement à la définition de l’aura
publique d’intimité, à l’appréciation sociale, culturelle ou religieuse de cet espace réservé.
Les objets techniques ont tendance, en permettant la vision à distance, à nous habituer à oublier
ce respect. Ce pourrait être une raison pour laquelle l’agressivité physique s’accroît. Tout se passe
comme si la souffrance physique de l’autre n’était plus perçue.
Parce qu’ils concernent l’espace, les objets technologiques ont une grande importance. Nous ne
sommes pas assez attentifs à la spatialité de la moralité et notamment de la responsabilité. La responsabilité dépend de la distance, au sens physique du terme et au sens social du terme. Si en sortant
d’ici, sur le boulevard, je vois à trois cents mètres de moi un accident avec une personne blessée, je ne
vais pas m’y précipiter. D’autres personnes vont y aller, je ne vais pas me sentir concerné. Plus on est
proche de l’autre, plus il est difficile d’éviter la sollicitation d’un appel lancé à notre responsabilité. Ce
qui se passe en Chine, ne nous touche pas. L’accident de Fukushima nous fait un peu de peine, bien
sûr. On est fâché par l’idée que dans deux ou trois ans les océans seront complètement pollués par le
plutonium, mais nous restons insensibles au fait que les enfants soient exposés à des doses élevées de
radioactivité. Parce que c’est très loin physiquement. La société s’efforce de maintenir le sentiment de
responsabilité. Avec des pressions, des imaginaires, des punitions, des récompenses…
Conclusion
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Mon idée est qu’il faut réfléchir ensemble au phénomène de l’oubli partiel d’aura publique d’intimité
provoquée par l’usage des objets technologiques, le fait que les affects non investis et ainsi rendus
disponibles soient l’objet de manipulations. Prétendre que les images télé nous rapprochent de ce
qui est loin est illusoire. Les objets technologiques jouent un rôle mais nous pouvons modifier leur
influence par l’éducation, par un travail sur soi. La diminution de l’empathie n’est pas fatale. La médiation de nombreux objets technologique qui nous mettent à distance les uns des autres ne mène
pas forcément à une société de gens indifférents, égoïstes, égocentriques. Nous pouvons très bien lire
des images, les ressentir, les vivre comme de puissantes incitations. Une idéologie ambiante suggère
avec insistance que nous ne pouvons rien y faire. La chose technique serait brute, sauvage, impossible
à dominer. Pourtant c’est une question de travail culturel. Cependant je me sens démuni sur la façon
dont, socialement parlant, on pourrait diffuser ces transformations-là.
Même dans la fréquentation d’objets aussi « répugnants » que Facebook tout n’est pas perdu. Facebook est un dispositif destiné à apprendre à chacun à transformer sa vie privée en images vendables,
en marchandise et à gérer ses amis. On peut ainsi échanger avec cinq, six personnes à la fois. J’ai
même vu au restaurant des gens qui discutent entre eux tout en discutant au téléphone avec d’autres
JEAN-JACQUES DELFOUR - CRITIQUE DE LA JOUISSANCE TECHNOLOGIQUE
personnes ailleurs. Cela paraît aliénant, bizarre. Peut-être ces usages vont-ils évoluer, avec le temps la
nocivité pourrait se révéler de façon incontournable. Ce matin des étudiants m’ont dit : « On en a ras
le bol d’internet, facebook, on en a marre, y’en a trop ».
Les technologies évoluent mais aussi les individus, les usagers. Pendant une période on est perturbé,
puis on s’habitue. On découvre des tactiques, les concepteurs d’appareils en tiennent compte aussi.
Il s’agit d’un processus dialectique, nous ne sommes pas complètement prisonniers. S’imaginer que
nous sommes pieds et points liés à l’égard des machines et des technologies favorise notre aliénation.
Il y a quand même de l’espoir !
Débat
Un participant - La technologie, pour moi, c’est le chômage, c’est l’abêtissement. Chômage dans l’agriculture, dans l’industrie. Plus on apporte de technique, moins on met de monde, les hommes coûtent
cher donc on s’en débarrasse. Dans ce domaine il ne s’agit pas d’objets fétiches. J’aimerais que vous
nous précisiez la distinction entre ce qui relève de la technique et ce qui relève du fétichisme technique. Ma deuxième question porte sur l’abêtissement. On passe notre temps devant la télé mais du
coup on oublie de penser. J’ai vu des gens équipés de GPS et d’appareils photo gravir une montagne
et photographier les cailloux du sommet. Leur motivation était de pouvoir prouver qu’ils avaient saisi
une « géoposition ». Ils n’ont même pas regardé le paysage. Ils ne savaient même pas qu’ils avaient
le sommet de l’Anéto à proximité, mais ils avaient tiré la photo du caillou où était la borne, la balise.
Ridicule ! Votre sentiment là dessus ?
Jean-Jacques Delfour - Sur le premier point vous évoquez l’introduction de techniques qui produisent
du chômage. C’est une vieille histoire qui a commencé au XIX° siècle avec les manufactures et les
métiers à tisser qui remplaçaient les ouvriers tisserands. Une remarque simple est que le machinisme
n’est pas seul en cause. C’est l’usage social du machinisme qui provoque le chômage. La mise en
avant du phénomène du machinisme comme provoquant du chômage est en réalité une stratégie du
pouvoir capitaliste. Le but est de masquer le fait que c’est l’organisation de la production qui cause
l’éviction des travailleurs. On pourrait très bien imaginer une formation des ouvriers, des anciens tisserands, pour qu’ils soient en mesure d’être employés utilement à autre chose. L’organisation du travail au XIX° siècle était telle que ce n’était pas du tout envisageable : le travailleur est considéré comme
n’étant rien du tout, et parce que ce n’est rien du tout on peut parfaitement envisager de le remplacer
par une machine. En réalité ce n’est pas la faute de la machine. Elle intervient dans un contexte crucial
dans lequel la technologie n’est pas le facteur déterminant. Ce qui fait défaut c’est le souci collectif
d’organiser pour ces hommes une autre activité. Problème politique plutôt que technique.
Une question plus embarrassante et d’analyser comment les techniques peuvent faire disparaître l’humain. Du point de vue de l’arsenal de guerre, le XX° siècle est une période très féconde puisqu’on a
inventé des machines qui peuvent faire disparaître toute l’humanité. Elles sont toujours d’actualité,
même s’il n’y a plus de guerre froide. Il persiste des arsenaux atomiques énormes et nous vivons dans
un monde atomique à proximité de réacteurs nucléaires qui ne sont plus très jeunes, et qui sont des
sources extrêmement dangereuses. Il semblerait que règne une interdiction implicite de réfléchir sur
les implications des technologies nucléaires. Une question serait de se demander quels effets culturels
peuvent produire le fait de savoir qu’existent sur notre terre des machines de quelques tonnes capable de détruire l’humanité tout entière. Günther Anders, penseur et essayiste allemand, né en 1902
à Breslau et mort à Vienne en 1992, est l’auteur d’un recueil d’articles « Hiroshima est partout » paru
en 1984, (traduction en français en 2008). Quelles sont les conséquences du fait que des techniques
font le travail de l’homme ? Nous pouvons dire que la technique introduit le risque que l’homme ne
soit plus acteur de l’histoire.
PARCOURS 2011-2012
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La deuxième partie de la question porte sur l’abêtissement. On passe beaucoup de temps devant la
télé mais tout dépend de ce que l’on y fait. Si on veut s’abrutir, ça va marcher. Si par contre on veut
faire une analyse, par exemple de la représentation des femmes dans la publicité à la télé ou bien de la
propagande commerciale ou idéologique, on peut être actif. On devrait avoir ce souci par rapport aux
enfants qui regardent la télévision. Qu’est ce qu’ils font dans leur tête devant des images ? Une petite
révolution est à faire. Des programmes peuvent paraître abêtissants, mais ils ne le sont pas forcément.
Quand je faisais la critique de cinéma, j’avais remarqué que, devant des navets, on peut faire de belles
analyses, alors que devant les grands films on est moins inventif. Dans les films médiocres tout est
prévisible, dès les premières minutes on sait comment ça va se finir. Cette prédictibilité de l’image
nous maintient actif si telle est notre disposition. Je ne pense pas qu’il y ait des images par essences
abrutissantes. A certain niveau d’éducation on peut très bien regarder n’importe quoi. On doit simplement se poser la question de savoir quelle est notre attente.
Sur la photographie avec géoposition, je dirai que le ridicule vient d’une position sociale. Pour un
groupe, telle chose est ridicule alors qu’elle ne le sera pas pour d’autres. Bergson dit que le rire sert
à censurer ce qui ne doit pas être fait. Quelqu’un trébuche, on rigole. Pourquoi ? Il n’y a pas de raison
dans le fond. On ricane parce que la personne a manifesté une défaillance qui l’exclut du groupe
social. On doit avoir une certaine maîtrise de soi : si on ne l’a pas on est un enfant, un vieillard, un
défaillant. Le rire sert à disqualifier l’autre. Dès que l’on repère le ridicule on devrait se demander :
« Qu’est ce qui fait que je trouve cela ridicule ? Qu’est ce qui fait qu’une personne me voyant rire de
cela pourrait me trouver ridicule ? » Il faut situer le contexte social : que font ces personnes ? Quels
sont pour elles les enjeux ?
Un participant - Comme vous l’avez dit, quand un objet nous lâche ce peut être une occasion de s’interroger, de prendre de la distance. Pourriez-vous revenir sur les thèmes suivants : retrouver l’historicité pour se désaliéner, la question du symbolique, la fétichisassions des objets
Jean-Jacques Delfour - Le ratage est très important. Qu’elle est la différence entre ceux qui réussissent
et ceux qui échouent ? Ceux qui réussissent ont auparavant échoué à plusieurs reprises. Mais ils ont
continué jusqu'à réussir. Ceux qui échouent arrêtent après plusieurs échecs. Ceux qui réussissent
sont ceux qui ont continué, eux, un petit peu plus. Le ratage c’est essentiel puisque l’existence
est une sorte de ratage immense, multiforme. Nos existences finissent au cimetière… Dire : « j’ai
assumé » revient à faire croire que l’on a cherché ce qu’on a subi, que l’on en a tiré des profits. La
cure analytique légitime ce discours : on a été maltraité mais on en a tiré des profits, on est devenu
plus fort…
74
En ce qui concerne les objets technologiques on doit être plus exigeant, nous poser nous-mêmes
comme la référence, cesser de nous aligner sur l’injonction managériale de la réussite permanente,
rejeter la compétitivité maximale pour laquelle la machine sert de référence. La machine est en permanence fonctionnelle, sauf quand elle est cassée. Mais nous, on ne peut pas être cassé : on peut
être fatigué, déprimé, mais on repart. Nous sommes plongés dans un contexte social où l’humain est
dévalorisé au profit d’un modèle machinique qui est très puissant. Il faut lutter, mais à l’intérieur de
nous-même. Dans nos propres jugements retrouver à la notion de ratage, sa fonction, sa noblesse, la
capacité de rebondir.
A propos de l’historicité, je peux dire que chaque objet à une histoire qui a commencé telle année
dans tel contexte. Par suite il s’est diffusé, il nous est arrivé dans tel état, dans tel contexte social.
Connaître ce contexte permet de réinscrire l’objet dans une histoire de connaissance. On multiplie la
connaissance et l’objet devient un parmi d’autres.
La complexité de l’objet nous impressionne, nous nous sentons dépassés. Même ceux qui les
réparent savent souvent juste changer une pièce. L’objet représente une telle concentration de
savoir et de technicité que confronté à lui on est vraiment humilié. Retrouver l’historique permet d’inscrire l’objet dans une épopée humaine : des gens qui ont essayé, qui ont raté, qui ont
recommencé. Si on regarde l’invention de l’informatique depuis les années quarante, depuis le
mathématicien anglais Alan Turing, on observe des progrès, des hasards, des croisements avec
d’autres disciplines. Donc la connaissance socio-historique des objets technologiques permet de
JEAN-JACQUES DELFOUR - CRITIQUE DE LA JOUISSANCE TECHNOLOGIQUE
les replacer dans un contexte. Ce n’est plus cette chose qui nous effraye, qui vient de nulle part,
qui a surgi comme un extraterrestre. Ce devient un simple objet parmi tant d’autre comme la radio, la chaise, le mur, la fenêtre…
Un participant - Aventure prométhéenne que cette trilogie : le savoir, le savoir faire, qui la plupart du
temps engendre le savoir être ! Ne pourrait-on pas préciser que la technologie, par essence, n’est
qu’un moyen. Elle est capable d’engendrer le pire et le meilleur. Parce qu’elle est au croisement de la
raison et de l’imaginaire elle peut véhiculer la notion de plaisir, de volonté de puissance, de dépassement. Ne pourrait-on pas dire qu’elle nécessite toujours et partout d’imposer des frontières de façon
à bien délimiter la fin et les moyens ? Distinguer les savoirs faire et les savoirs être, afficher des valeurs,
des repères valables quelle que soit l’époque ?
Jean-Jacques Delfour - Difficile de ne pas être d’accord avec vous. Deux observations. La technique est
un moyen par essence : dans l’histoire récente, est-ce toujours le cas ? On peut se demander si la technique n’est pas devenue le sujet de l’histoire. Ce phénomène s’est déroulé au XX° siècle. Le progrès
technique est très rarement motivé par les besoins des usagers mais plutôt par le désir de faire plus
rapide, plus fort, plus puissant, plus extraordinaire. Mais il est très douteux que cet accroissement de
puissance se soit développé uniquement en faveur des usagers.
En réalité nous avons été réduits à n’être que des moyens pour quelque chose qui est la fin : le
développement technologique. Tous sont embarqués là-dedans, aussi bien les ingénieurs que les
techniciens et les politiques. On veut toujours plus de progrès technique mais on ne sait pas pourquoi, on ne sait plus pourquoi. Sauf à fabriquer de nouvelles technologies pour compenser les effets
de quelques autres on ne se pose plus la question des effets sanitaires. À ce titre le nucléaire est très
significatif : on a fait exploser des bombes sur le Japon pour arrêter la guerre mais une fois le processus enclenché on ne sait plus s’arrêter : on fait d’autres bombes et puis d’autres plus terribles, on
en fait sauter partout. On installe une troisième guerre mondiale, froide et atomique, avec diffusion
des radionucléides sur toute la planète. Du point de vue du pouvoir, on se moque complètement
des conséquences. Le phénomène est fascinant à observer. Les ingénieurs disent : « on va faire un
super-générateur au sodium ». Le sodium explose au contact de l’eau : il s’agit donc d’un système
hyperdangereux et de surcroît inutile. Nous ne sommes plus que les moyens pour une finalité qui
est le développement des techniques. La technique est devenue le sujet de l’histoire et c’est le drame
de notre temps.
Un participant - Pourrait-on penser que la mise à disposition de l’objet technologique soit un moyen
puissant pour infantiliser les peuples. On arriverait à transformer des adultes capables de penser par
eux-mêmes, capables de prendre des décisions, en grands enfants. Des enfants à qui on a donné des
jouets et qui par suite passent leurs journées à jouer plutôt que de décider de leur présent et de leur
avenir ?
Jean-Jacques Delfour - Tout pouvoir politique veut contrôler la masse. Quels sont les moyens ? Quelles
sont les modalités de ce contrôle ? Quand sont apparues les technologies que je qualifie de technologies de surexcitation comme la télévision et la bagnole, divine surprise pour les pouvoirs ! Avant, que
pouvait-on faire pour manipuler les gens ? Leur faire croire à des récits, faire la guerre, répandre des
idéologies, favoriser des religions… Donc inventer des tas de fictions qui tiennent plus ou moins la
route. Et puis on a eu le train. Le XIX° siècle a été ébahi devant le train. On passait d’une culture où on
se déplace à l’allure du cheval à une culture où on peut faire plusieurs dizaines de kilomètres en une
heure. La société en est vraiment modifiée. Divine surprise ! Avec ça on peut surexciter les esprits, accélérer le temps social. Par la suite on a pu faire circuler les images, radio, téléphoniques, télévisuelles.
Avec ce dispositif on arrive à Steve Jobs, à l’iPhone. On effleure l’écran avec le doigt et paf ! Ça répond
tout de suite. Il est vrai qu’il s’agit d’un processus d’infantilisation.
Pourtant on ne peut pas croire qu’il y ait eu une stratégie consciente de la part des pouvoirs. Il se
trouve que ces objets ont été inventés, et qu’une accélération, une surexcitation s’en est suivie.
Une machinerie d’artillerie technique très développée, avec laquelle on tue beaucoup de monde à
la fois, a permis de fabriquer les grands charniers de 14-18. Les pouvoirs politiques se sont rendu
compte de cette possibilité d’utilisation. Aubaine pour le capitalisme qui, de son côté, en a besoin
PARCOURS 2011-2012
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pour vendre davantage. Les pouvoirs se sont rendu compte de ces possibilités de mainmise et les
utilisent. A nous de réagir et d’affirmer : « on s’amuse mais on n’est pas dupe ». Et de le faire savoir
autour de nous autant que possible.
Un participant - Il me semble que nous sommes dans un discours très technophobe. Nous parlons de
la télé, de la bagnole, mais je voudrais rappeler qu’émergent aujourd’hui des technologies dont vous
ne parlez pas du tout, dont le fameux internet web deux points zéro. Les jeunes aujourd’hui ne sont
plus du tout avilis devant la télé en train de recevoir la bonne parole, ils sont dans l’échange, ils sont
dans facebook.
La rupture technologique ne conduirait-elle pas à une rupture entre les générations ? Nous sommes ce
soir avec un public plutôt grisonnant, il faut bien l’admettre, mais les jeunes vivent autre chose. Cette
rupture technologique là, comment voyez-vous ?
Jean-Jacques Delfour - Je réagis sur le terme technophobe. Je ne suis pas du tout technophobe, je
pense qu’il y a des processus par rapport auxquels il faut réagir, il faut les analyser. Avec Paul Mécazili
je pense qu’on ne sait pas exactement ce qui se passe chez les jeunes. Vous dites : « les jeunes échangent ». Je ne sais pas comment vous le savez. Pour ma part je me suis abonné pendant six mois à facebook, j’ai écrit un paragraphe, j’ai joué l’individu normal. Les gens que j’ai contactés ou que j’ai croisés
m’ont affirmé : « Les amis que je croise sur facebook sont des amis réels » Mais si on les interroge avec
plus d’insistance ils admettent ne pas connaître les auteurs des pages qu’ils visitent. Il y a d’une part
ce qu’ils y font et d’autre part, ce qu’ils disent qu’ils y font.
Que font réellement les gens dans ces technologies récentes où il y a beaucoup d’interactivité, et
nous-mêmes, que faisons-nous ? La rupture générationnelle, je ne suis pas sûr qu’elle soit si grande.
Un article du Monde disait que les seniors vont sur facebook surtout pour voir ce qu’y font leurs
petits-enfants. Sans le dire, discrètement. On pourrait dire que facebook permet de rétablir des liens
générationnels disparaissants. La réalité de ces échanges est très difficile à apprécier. Si j’ai eu l’air
de dire que c’était mauvais je m’en excuse (peut-être était-ce pour faciliter l’exposé ?). Il reste que la
réalité est très complexe, difficile à connaître. Je suis d’accord pour admettre qu’il faut être prudent
dans ses jugements, observer de près… En même temps je pense qu’il y a des effets généraux qui
ne peuvent être laissés de côté. Il s’agit quand même d’une entreprise dont l’objectif explicite et de
faire disparaître l’intime, un objectif commercial. L’intime qui est mis sur facebook c’est du faux intime, photographié, mis en scène, trafiqué. Ce n’est pas du vrai, probablement, mais on ne sait pas.
Compliqué !
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Un participant - Je voudrais revenir sur la conclusion qui a été donnée tout à l’heure pour ces technologies : il faut résister. Du moins c’est ce que j’ai compris. Je pense que l’homme a besoin d’apprendre
et de découvrir. On ne peut pas résister contre l’évolution des techniques. Par contre on peut s’interroger sur l’usage que nous en faisons. La question peut être posée à ceux qui les diffusent et bien
sûr aux utilisateurs. Ne pensez-vous pas que l’éducation, la formation, la compréhension ont une
importance fondamentale ?
Jean-Jacques Delfour - Je suis d’accord avec vous. La meilleure réponse est l’éducation. Cela dit, résister ce n’est pas forcément être contre, ce peut être s’interroger. Tenir compte du fait que ces techniques sont dangereuses et pas seulement le nucléaire.
Dire qu’apprendre et découvrir est lié à la nature humaine, c’est un essentialisme commode
qui justifie tout. Les techniques mènent à des aliénations très diverses. C’est tout le problème
quand on généralise. Je pense qu’il faut retrouver un rapport politique à la technique, accepter
l’hypothèse que notre entrée récente dans la modernité est liée à un abandon de la morale et
de la politique et à leur substitution par la technologie. Parce que la politique était trop violente
on a promu la morale, mais comme la morale est impossible on est revenu à la politique. Avec
la technologie on se passe des deux. Il y un vrai danger et nous devons retrouver une capacité
de jugement et de décision à l’égard des technologies. Déterminer lesquelles on doit garder,
en tenant compte du global. C’est difficile mais il faut s’y mettre parce que sinon… Soit on renonce, soit on décrète qu’il faut éduquer. Éduquer pour faciliter l’adaptation aux techniques ?
Leur acceptation ou l’adaptation sociale ? Dés qu’on veut préciser, on retrouve la question poJEAN-JACQUES DELFOUR - CRITIQUE DE LA JOUISSANCE TECHNOLOGIQUE
litique. Car tout objet technique est un objet politique : on doit se poser la question de son
fonctionnement, de ses répercussions politiques. Voir ensemble ce qui est opportun ou pas et
prendre des décisions.
Un participant - Vous montrez que tous nos objets technologiques actuels, le GPS et la télévision,
Napoléon les avait sur son cheval à Wagram en 1809 puisqu’il avait sa carte topographique. En 1836,
époque où le peintre Vernet a réalisé le tableau, on se posait la question de ce qu’est un tyran, cet
homme qui potentialise toute la tyrannie de l’époque. La conclusion de votre livre dit que, en entrelaçant l’objet technologique bagnole et l’objet technologique télévision, on a installé chez l’homme
des micro-tyrannies. Au volant d’une voiture l’homme deviendrait un micro tyran. Nous retrouvons
la banalité du mal. Ce n’est peut-être pas un hasard. Vous avez cité Anders, on retrouve le premier
compagnon d’Anna Arendt.
Jean-Jacques Delfour - L’objet technologique est une baudruche qu’on peut dégonfler facilement en
rappelant qu’il a une histoire. Le tableau de Vernet rappelle que la tyrannie est dépendante de la
technologie. Elle le sera toujours car la tyrannie absolue n’existe pas, ce n’est qu’un rêve. Il y a une
pertinence à garder la notion de tyrannie en la débarrassant de sa caractéristique monopolistique : un
personnage au sommet, quelques acolytes et la masse de ceux qui subissent. Ne pourrait-on penser
une tyrannie qui serait disséminée ? Nous acceptons la pression sociale qui est omniprésente, nous
subissons des tyrannies relationnelles constantes. Nous pouvons les supporter parce que de temps à
autre on peut se retrouver en situation de chef. On se restaure comme sujet souverain et tyrannique
en exerçant une micro tyrannie technologique : je conduis une bagnole, j’accélère…
En revanche je suis perplexe sur une connexion avec la notion de banalité du mal. Il y a une notion de
mort dans la technologie et dans la jouissance il y a une notion de mort. En extrapolant, la jouissance
maximale serait obtenue quand l’objet ne résiste pas du tout. Au cœur de la jouissance se produit un
repliement sur soi et pendant un court instant on oublie ce qu’il y a autour. L’existence de la bombe
atomique fascine parce qu’un objet de petite taille est capable de produire un nettoyage intégral, une
disparition totale de la réalité. Cela correspond fantasmatiquement à l’image que nous nous faisons
de la jouissance la plus grande. Je pense sérieusement que la jouissance nucléaire est la jouissance politique la plus forte. Truman pourrait dire : « Il suffit d’un claquement de doigt, et une machine tombe
qui anéantit quelque deux cent mille personnes ». Savoir cela crée une tension physique interne qui
n’est pas éloignée de la jouissance.
La pertinence de la notion de banalité du mal est actuellement remise en question. Le travail de
Eatherly, un pilote américain qui escortait l’avion qui a largué la bombe sur Hiroshima et qui a donné
le top de largage est plus effrayant encore que ce que raconte Arendt. De retour aux États-Unis il a fait
des hold-up où il ne volait rien, des actes délictueux mais sans les achever. Il a expliqué au juge qu’il
se sentait coupable à cause d’Hiroshima. Anders a été le voir aux États-Unis, il l’a accompagné dans
ces démêlés avec la justice
Il semble intéressant de comparer avec Eichmann, l’organisateur de la solution finale. Dans les deux
cas on a affaire à deux êtres humains qui sont trop petits pour les crimes qui ont été perpétrés.
Hiroshima c’est monstrueux, mais la monstruosité est masquée. Parce que nous sommes les vainqueurs, nous ne voyons pas la monstruosité, c’est interdit. Il s’agit pourtant d’un crime de guerre, un
vrai crime de guerre, mais il n’y a jamais eu de procès. C’est même un crime contre l’humanité, une
violence extraordinaire. Nagasaki qui a suivi était totalement inutile car après le 6 août le Japon était
à genoux. Pourquoi l’explosion de Nagasaki ? Un essai pour une confirmation, le début de la guerre
froide avec un avertissement adressé aux Soviétiques.
La question de la violence technologique est une question très profonde et très embarrassante. Nous
devons continuer à nous interroger. Elle entre en jeu dans la problématique de la bagnole, moyen de
se tuer soit même. Certains accidents sont dus à des pulsions suicidaires, mais avec une bagnole on
peut aussi tuer des gens. Beaucoup de gens se mettent en danger, mettent en danger les autres. Soimême on le fait de temps en temps ! Il y a une histoire de mort derrière cela. Peut-être en rapport très
profond avec un anéantissement dans la jouissance. Mais on n’y croit pas parce que dans la jouissance
on est éternel…
PARCOURS 2011-2012
77
Un participant - Je partage votre admiration pour Anders. Vous avez remarqué qu’il a écrit son ouvrage
« L’obsolescence de l’homme » en 1956. Déjà à l’époque, il disait que les enfants qui naissent ne sont
plus entourés de bourdonnement d’abeilles, de chants d’oiseaux, mais sont plongés dans un environnement technologique qui conditionne leur relation avec le monde. Que pourrait-il dire aujourd’hui,
plus de cinquante ans après ! Ne peut-on pas dire que, aujourd’hui, l’environnement naturel est un
environnement technologique ? Nos enfants ou nos petits-enfants, en plus d’une appartenance à la
nature, ne sont-ils pas avant tout dans une appartenance technologique ? Même la nature est colonisée par la technologie, même l’écologie a une approche rationnelle vis-à-vis de la nature. Ce qui m’inquiète le plus est la coupure avec notre sensorialité. Le rapport aux éléments se trouve décorporalisé.
Cet éloignement par rapport à notre appartenance biologique m’inquiète beaucoup plus que tout le
reste. Nous sommes des êtres vivants et nous ne pouvons être que si nous sommes vivants. À mon
avis la réconciliation avec la nature permettrait ce recul dont vous parlez vis-à-vis des objets technologiques, vis-à-vis de l’usage que l’on en fait. C’est une autre temporalité, une autre relation affective.
Jean-Jacques Delfour - Sur ce point nous sommes tous d’accord avec vous, je crois. Je n’ai pas grandchose à ajouter. La nature elle-même utilise des technologies et la technologie imite des dispositifs
naturels, donc il peut y avoir des continuités. Vous parlez surtout d’une coupure sociale, d’une coupure culturelle.
Mais l’espèce humaine va disparaître dans un délai assez rapide. Les espèces qui survivent sont uniquement celles qui conservent un équilibre avec leurs ressources. Or nous, nous détruisons nos ressources : donc nous allons disparaître. La seule question c’est dans quel délai… C’est le mot de la fin.
Le 5 novembre 2011
Bibilographie
Günther Anders, La Haine à l’état d’antiquité, Paris, Payot-Rivages, 2007.
Günther Anders, L’obsolescence de l’homme. Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution
industrielle, Paris, Ivrea et Éditions de l’Encyclopédie des Nuisances, 2002.
Günther Anders, Hiroshima est partout, Paris, Le Seuil, 2008.
Antonio Casilli, Les Liaison numériques. Vers une nouvelle sociabilité ? Seuil, 2010.
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Jean-Jacques Delfour, Télé, bagnole et autres prothèses du sujet moderne. Essai sur la jouissance technologique, Toulouse, Érès, 2011.
D.-R. Dufour, La Cité perverse, Paris, Denoël, 2010.
Jan Patocka, Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, Lagrasse, Verdier, 1999.
JEAN-JACQUES DELFOUR - CRITIQUE DE LA JOUISSANCE TECHNOLOGIQUE
Hommage
à Gérard Granel
(1930-2000)
Philosophe et professeur éminent
Présentation
Alain Gérard
Juriste et philosophe
Cofondateur et président honoraire du GREP
Palingénésie, renaître à, et avec, Granel
Michel Deguy
Philosophe, poète, professeur émérite des universités
De la Mondialisation
Élisabeth Rigal
Chercheur au C.N.R.S, rattachée au C.E.P.E.RC.
Les Lieux du Monde
Françoise Fournié
Professeur de philosophie
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Forme (et matière) dans la lecture générale de Marx de Gérard Granel
Didier Claverie
Professeur au Lycée G. Fauré de Foix
Le « jeune » Granel
Marc Bélit
Professeur de philosophie, fonctionnaire au Ministère de la Culture
Interprétation granélienne de l’impératif catégorique
Alain Desblancs
Professeur de philosophie au Lycée des Arènes de Toulouse.
PARCOURS 2011-2012
Présentation
Alain Gérard
Juriste et philosophe
Cofondateur et président honoraire du GREP
Dans un de ses premiers livres, Traditionis Traditio, Gérard Granel commençait le chapitre consacré
à Husserl par cette phrase : « Edmund Husserl est tout simplement le plus grand philosophe apparu
depuis les Grecs. (…) Il atteint en effet et reconnaît en la philosophie un effort pour rendre l’humanité moderne capable de ce dont aucune humanité depuis les Grecs n’a jamais plus été capable :
la vie elle-même comme vie dans et par le philosophique ». Cette phrase pourrait exprimer Granel
lui-même tout entier : la vie dans et par le philosophique. Dans ses cours, sa conversation, ses contacts
avec ses élèves, son amitié, la philosophie était, certes, toujours présente, mais en même temps elle
était véritablement la vie.
Je ne vais pas ici vous présenter longuement Gérard Granel. Si vous êtes ici ce soir c’est que vous
l’avez connu et beaucoup d’entre vous le connaissaient sans doute mieux que moi. Je voudrais simplement me borner, peut-être pour ceux qui ne le connaissent pas, ou pas bien, à livrer quelques souvenirs pris sur le vif. Granel au jour le jour, vu de l’autre côté de la chaire, par un ancien élève et auditeur.
Son parcours avait été classique : Khâgne, Normale Sup, Agreg, doctorat avec une thèse sur Husserl.
Puis, après avoir enseigné brièvement en plusieurs endroits, il obtient la chaire de Toulouse-le Mirail
où il restera plus de trente ans, jusqu’à l’éméritat, et d’où il rayonna par toute la France. On venait à
Toulouse suivre ses cours, passer sa thèse, le consulter. Dans les années 70, c’était « ce qu’il y avait
de mieux en France », me dit un jour un de ses anciens élèves. Plusieurs personnalités devenues éminentes vinrent travailler avec lui : Jean-Luc Nancy, Claude Lefort.
A ses cours on avait l’impression qu’il découvrait ce qu’il disait en même temps que ses auditeurs ; nul
académisme, nulle solennité, plutôt une conversation, un déversement de connaissances qui étaient
immenses. Parfois il arrivait avec ses livres sous le bras et disait : « c’est mauvais signe, c’est que je
n’ai pas bien pu cerner mon sujet, mais nous allons voir ça ». Le débit était toujours calme et posé,
la voix celle d’une basse profonde. Les citations étaient faites dans la langue d’origine, en grec pour
les Grecs, en allemand pour les Allemands, en latin pour ceux qui écrivaient en latin, et il traduisait
seulement après.
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Ses cours étaient foisonnants. Il dérivait fréquemment, parfois dans des directions surprenantes. Je
me souviens de toute une matinée passée à une comparaison d’un paragraphe du Capital (je n’ai
malheureusement jamais pu retrouver lequel) avec Heidegger. Cela allait aussi bien vers Nietzsche ou
vers Descartes que vers Gramsci. A l’époque où je l’ai connu, Heidegger était son cheval de bataille. Et
les leçons de Granel sur Heidegger c’était quelque chose d’extraordinaire, une véritable expérience
qui marquait pour toute la vie. J’ai souvent constaté plus tard combien on en conservait le souvenir.
C’était une ouverture et une assurance qui dans n’importe quel débat n’importe quel échange, n’importe quel travail, faisaient défaut à beaucoup d’autres. C’était la philosophie à son plus haut état. La
vie dans le philosophique.
Personnellement je l’ai connu sur le tard, après des études de Droit et une carrière dans le grand
business international, mais avec toujours la philosophie en toile de fond avec beaucoup de lectures
et des contacts par-ci par-là, mais peu de professionnalisme. Ayant atterri à Toulouse, je voulus me
perfectionner et faire éventuellement une licence en élève libre. Je le contactai pour lui demander son
avis et il me répondit : « ne perdez pas votre temps à faire une licence, faite directement une thèse,
avec les équivalences c’est parfaitement possible ». J’en fus stupéfait. Je m’attendais à un long chemin et beaucoup de difficultés et il m’ouvrait immédiatement ce qui m’apparaissait comme une voie
royale. Mon objectif était de faire un rapprochement entre la philosophie et ce que j’avais pratiqué
HOMMAGE à GÉRARD GRANEL
pendant des années, le business, le capitalisme vu par le plus petit bout. Comme je me demandais si
j’en serais capable il ajouta : « écrivez ce que vous savez et ce que vous avez vécu, et vous verrez que
vous ferez de la philosophie ! » Je n’ai jamais oublié cette phrase. Cela aboutit effectivement à une
thèse qui eut comme titre : « Ontologie du mercantilisme capitaliste industriel, l’être et la production ». C’était Marx et Heidegger, l’aliénation et l’oubli de l’être. « Cela me plaît beaucoup » disait-il.
Malheureusement, avant que ce ne soit terminé, il partit aux États-Unis à l’Université de Kansas City
pour deux ans, et je terminai cette thèse à la Sorbonne.
Il savait trouver des perles dont on se demandait où il allait les chercher. Il m’apporta un jour un petit
livre de Nietzsche que personne ne connaissait, « Sur l’avenir de nos établissements d’enseignement »,
en me disant : « vous allez trouver là des choses qui vous intéresseront ». En effet : «… la seule compréhension vraie et instinctive de la nature, à laquelle s’est substitué maintenant un habile calcul qui
vainc la nature par ruse… » On savait que Nietzsche restait d’actualité, mais pas jusque-là.
A la fin de sa vie, je ne le voyais plus mais j’avais appris qu’il avait un nouveau cheval de bataille :
Wittgenstein. Cela m’avait d’abord inquiété, parce que je ne connaissais guère de Wittgenstein que
sa réputation d’initiateur et de porte-drapeau de la philosophie analytique anglo-saxonne et de
celle-ci j’en restais à la réflexion de Régis Debray : «… il y a quelque chose de navrant à voir de
nos jours les philosophes analytiques disserter avec toute la rigueur des formalismes scolastiques
(classements, alternatives, citations d’autorités et énumérations d’ismes) sur les relations entre
croyance et vérité, en oubliant rien de moins que le corps, le temps, le groupe et la mort ». Je
voulus en avoir le cœur net et je me mis à potasser Wittgenstein - pour me rendre compte que
Wittgenstein c’était effectivement beaucoup plus et tout autre chose que ce qu’on disait. Une fois
de plus, Granel avait eu raison.
Son œuvre publiée n’est pas très volumineuse mais elle est importante. Après ses œuvres théoriques
de jeunesse, sa Thèse sur Husserl et « l’Équivoque ontologique de la pensée kantienne », ses œuvres
plus récentes sont plus proches de l’actualité et comportent de précieux commentaires sur les événements qui ne cessent pas d’être utiles : « Écrits logiques et politiques », « De l’université », « Études ».
Et puis il y a ses innombrables traductions, de toutes les langues, allemand, anglais, italien, latin, grec :
Husserl, Heidegger, Wittgenstein, Gramsci, Hume, Vico. Souvent des œuvres qui sans lui seraient
restées inconnues. Et il y a aussi les articles, les conférences. Toujours présent dans les colloques importants, les débats au plus haut niveau.
Il faut mentionner aussi la création de sa maison d’édition, T.E.R., « Trans-Europ-Repress », qu’il présentait en 1984 par ces mots : « Sillonnée par les trains d’affaires - fenêtres bloquées, attachés-cases et
complet-cravate - l’Europe jadis aimée d’un dieu, n’est plus désormais, comme chacun sait, qu’un
Espace fait de plusieurs autres empilés ou entrecroisés : l’espace économique, l’espace technologique, l’espace judiciaire (c’est-à-dire policier), l’espace idéologico-moral. Au total, l’espace de la
répression de la possibilité même d’exister. Trans-Europ-Repress, dans son jargon désorthographié,
dit la chose comme elle est. Bienvenus dans ces nouvelles éditions tous textes et toutes images qui
auront assez de force pour dévoiler et combattre la gestion de l’impossible qui accable notre présent
- et plus encore pour parturier cet avenir d’après-la-fin dont le goût marin se répand déjà dans nos
imaginations ». C’était un défi lancé à tous les éditeurs pour lesquels, comme on sait, tant de livres
importants sont jugés « invendables ». Au départ, Granel était allé jusqu’à faire lui-même le tour des
libraires de la région dans sa petite voiture pour placer ses publications. Et trente ans plus tard T.E.R.
existe toujours.
Une dernière anecdote, qui est aussi un regret. En 1995 il avait accepté de participer à un dialogue sur
l’islam avec Jacques Berque, l’éminent islamologue. Projet prometteur, car Granel ne s’occupait guère
des pensées extra-européennes. Malheureusement ce projet ne se réalisa pas, Jacques Berque étant
décédé subitement peu avant la date de la réunion.
Voilà Granel.
Et je voudrais terminer par une question : les étudiants de demain auront-ils encore des professeurs
comme Granel ? On peut se le demander quand on voit le niveau peu élevé et les succès de librairie
douteux de tant d’ouvrages d’aujourd’hui, et surtout l’invasion de la philosophie analytique la plus
PARCOURS 2011-2012
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commune qui nous submerge chez tous les éditeurs. Après la disparition progressive de tous les
grands noms de la philosophie du XXe siècle, la guerre entre « continentaux » et « anglo-saxons »,
n’est pas près d’être finie et peut-être même sommes-nous en train de la perdre. Il faut espérer que
de nouveaux Granel viendront pour nous aider à aller au-delà.
Palingénésie,
renaître à, et avec, Granel
Michel Deguy
Philosophe, poète, professeur émérite des universités
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Lire Gérard Granel, beaucoup, assidûment, longuement, cavalièrement si je puis dire au sens d’un
cavalier qui tient les trois allures, et le galop, emporté mais non démonté par les chevaux de chasse
infatigables (et je ne m’empêche pas de songer que si cette cavalerie et chevalerie m’est venue en incipit, c’est aussi par réminiscence du début de la Note conjointe de Charles Péguy que Gérard aimait
tant dans sa jeunesse péguyste, qui salue Descartes, « cavalier français qui partit d’un si bon pas »…) ;
lire Granel, c’est une expérience étonnante, enivrante et essoufflante, car ses très grandes phrases
fougueuses font lever le vent philosophique, il faut tenir… Je viens de m’y exercer, en multipliant les
reprises, comme dit le vocabulaire hippique, si vous m’autorisez à filer encore la métaphore introductive. Quoique cette excuse à l’instant, cette précaution, « inutile » comme au théâtre de Marivaux,
pour se faire routinièrement pardonner la métaphore, soit une faute sur laquelle nous reviendrons et
que je répare aussitôt d’un axiome : « Il n’y a pas de métaphore » ; pas plus que le cheminement ou le
pas du marcheur en « chemin de campagne » du chemineau heideggérien ne sont des métaphores. Il
y a schème, image de la chose, autrement dit la chose elle-même paraissant en ses figurants langagiers
dont l’affinité lui prête, « hypallagiquement », assistance d’aspect. La chose même en l’occurrence est
l’expérience de la lecture du texte de Granel, en quoi chevauche la pensée. Texte est un de ses mots
préférés, un de ses grands termes nodaux, un recel chargé de significations vers l’usage desquelles
nous nous dirigeons en nous orientant pensivement sur cette allure, cette cavalcade, cette charge
d’écriture ou lisibilité.
Ce qui veut dire que Granel a beaucoup écrit, n’a fait qu’écrire, son unique souci (il eût dit dans sa
période chrétienne : l’unum necessarium) de penser-parler que le verbe écrire synonymise ; souvent
lui-même synonymisé par celui de travailler, affectionné des intellectuels comme au début de ce petit
texte de Gide, une de ses citations préférées de jeune homme : « - Tu travailles ? - J’écris Paludes ». Le
travail qui est au cœur de la biographie classique des philosophes telle que Heidegger en condense le
devis à propos d’Aristote, et qui vaut pour Granel et pour tous les penseurs : « Aristote naquit, pensa
et mourut »… Equivalemment : naquit, travailla et mourut.
La « distraction » de Granel - si je continue à poser de légères touches biographiques sur cette histoire
de sa pensée (titre alaniste, donc convenable ici…) - la distraction de Granel était la face tournée vers
le dehors de cette concentration obsessive, ce souci d’écriture absorbant le temps, le monologue
incessant de la tâche en cours. Monologue tantôt proférable, audible - c’est l’enseignement ; ou silencieux « intérieur », comme on dit volontiers : c’est le même où la « distraction » se retire hors de la
conversation, de l’attention aux autres. Et c’est l’écrire quand la main transcrit ce qui s’écrit en pensée
active.
HOMMAGE à GÉRARD GRANEL
(De l’enseignement je ne parlerai pas, me contentant de vous renvoyer à des témoignages intenses
tels ceux de Philippe Lacoue-Labarthe, de Françoise Fournié ou de Sóren Gosvig Olesen recueillis
dans L’éclat, le combat, l’ouvert1 de Granel, qui disent tout ; quant au « bien écrire » granélien, tout
différent de « l’écrire » de son grand contemporain Derrida, j’y viendrai…)
Le texte granélien, le texte de ses textes est considérable ; il aurait autant de pages qu’il y a d’heures de
pensée dans une vie. Et puisque souvent sa bibliographie signale que tel ou tel de ses cours en telle
année fut noté par tel étudiant, puis rendu à la lecture, on peut imaginer quelle vaste archive armoirée
aurait à recueillir la totalité des phrases prononcées par Granel enseignant…
Quand la course est longue, c’est-à-dire inachevable, l’allure est affaire de relais. Les textes de Granel
se relaient, comme la plupart de ses livres le montrent, compositions d’études recueillies, comme
il intitule musicalement l’un d’entre eux2 ; et voici le chapitre suivant qui repart à toute allure, souvent guerrière, en charge de « combat », à bribes tendues, étendues (mais je n’aurais pas dû céder à
l’à-peu-près d’une paronomase, « bribes » pour « brides », parce que ni la reprise n’est débridée ni
les bribes, doctes, argusives, inventives, pointues, savantes, ne sont hétérogènes comme notre « par
bribes » le suggère…). C’est un discours, une formation discursive, une éloquence, et qui vient de loin
dans le bien écrire gréco-romain, classique : s’y déploie la grande prose syntaxière de haute école. Et,
pour continuer un peu dangereusement quand même sur ce fil, je dirais presque de « cadre noir » et
rompue aux figures des cadres européens, de Vienne, de Madrid, de Londres ou de Berlin… et qui
ne « rompent » nullement avec l’élégance ou la virtuosité pour les intégrer à la démonstration. Peutêtre le verbe « rompre » attire-t-il aussi l’attention du côté des fins de texte granélien qui sont parfois
des arrêts brusques, des « refus » devant l’obstacle ultime, ou comme de la tension fourbue ou de la
devotio dumézilienne lancée à corps perdu dans la dernière tentative ou assaut du « combat » pour
« achever ». Le texte s’inachève, il y a de l’inachèvement dans la prose, l’écriture pensante, la pensée
de Gérard Granel… Comprendre en quoi il s’inachève serait mieux le comprendre. A quel silence
il cède, à quel silence il va confier sa vigilance… Si je recours à ce vocable, le silence, très difficile à
manier puisque trop souvent il signe le relâchement, la fatigue, l’affectation méditative (« asilus asinorum »), c’est que Granel le rencontre pour ainsi dire inévitablement en plusieurs lieux cruciaux de son
texte. Ici par exemple : « Et puisque (nos paroles) ne parlent pas en cela même qu’elles disent, c’est
donc qu’elles taisent ce qu’elles disent. Que dire, c’est taire »3.
Que veut dire le silence de la pensée, si la pensée est logicité dans le sens archaïque de « logikon », où
la pensée parle pour dire, en langage de langue vernaculaire ? A un « dedans » aphasique de la pensée
ne s’ouvre pas un espace (un milieu, un intervalle, un temps) où d’autres « langages » prendraient
la place (laquelle ? comment ? « en » quoi ?…) On ne « communique » pas entre êtres parlant des immédiatetés alogiques (« se comprendre sans un mot » ?) ; parler c’est se parler : la dialogicité, ou le
dialogal, est intrinsèque au (se) dire.
***
Ma crainte liminaire et ma déférence (là où la linguisterie rubrique et sigle la « référence », le poème
parle plutôt de « déférence ») s’inquiètent de ceci : « avoir été » contemporains (puisque nous le
fûmes, et dès 1948 khâgneux ensemble à Louis-le-Grand) et l’être, donc, encore, sans plus l’être
puisque l’un a quitté ses contemporains en 2000 et l’autre continue (même si l’étrangeté de l’âge
soustrait même les sexagénaires, euphémisés en « seniors », à la contemporanéité sociale des vivants
de plein régime - pour ne rien dire des hepta ni des octo (etc.) - génaires, « socialement » défunts…),
cela octroie une responsabilité spéciale qu’on appelle témoignage. Et dieu sait si notre âge du témoignage, qui a succédé à celui de l’engagement, interroge anxieusement l’être du témoin, jusqu’à reciter (réciter) à tout anniversaire l’abyssale formule de Paul Celan, « Qui témoignera pour le témoin ? »
La belle et frappante formule de Celan est énigmatique. Digressons pour en profiter, et pour amorcer
1 Éditions Belin, 2001, collection L’extrême contemporain, textes réunis par Jean-Luc Nancy et Elisabeth Rigal.
2 Éditions Galilée, 1995
3 Écrits logiques et politiques, Éditions Galilée, 1990, page 100.
PARCOURS 2011-2012
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des questions qui pourraient être posées à Gérard Granel aux « réponses » de son texte. Il n’y a pas
que le témoin et le témoigné ; il y a donc une chaîne ouverte : témoin du témoin du témoin… Il n’y a
pas deux, il y a trois. Principe du tiers inclus. Stéphane Moses parlant de Levinas écrit « La notion de
tiers renvoie plutôt à l’ensemble des autres hommes - c’est-à-dire à l’humanité qui se profile au sein
même de la rencontre avec autrui (…) Autrui renvoie à l’ensemble de l’humanité 4 ». Mais il ne s’agit
pas seulement, je crois, de la chaîne des témoins individuels, un par un. Qu’est-ce que « l’ensemble
de l’humanité » ? L’affaire est plus compliquée, car « l’humanité » est une substance à deux modes,
ou à deux états, voire trois, comme l’eau ; elle se dédouble à l’analyse. Il y a le rapport d’homme
à homme, comme on l’évoque volontiers, et celui-ci sous les deux aspects « essentiels » (ousia est
le terme d’Aristote, première et deuxième) de son être-homme et de son être Socrate et nul autre
(c’est l’exemple). Je peux en appeler à « ton » humanité. Mais il y a le rapport à l’humanité comme
espèce ; l’humanité en « grec », telle qu’elle se présente (« phénoménalement ») ; la grégarité ; le grand
nombre, l’homme-en-foules qui suscite sa « psychologie des masses », sa sociologie, sa démographie,
son histoire (Masse et puissance, d’Elias Canetti) ; l’humanité grégaire ne résulte pas de l’addition
du un plus un plus un… La foule la « déchaîne », madding crowd, collectif lyncheur (René Girard),
ethnie génocidaire etc.
Comment séparer le peuple de la masse ? Le « populisme » s’emploie à les confondre. Comment susciter en sujet de l’action politique, civique et éthique, une pluralité, un sujet pluriel auquel puisse s’appliquer sans non-sens les noms des « facultés » de la subjectivité ; en termes simples : dont on puisse
parler de la volonté comme « volonté générale », susceptible de se rapporter à un bien commun qui
ne soit pas une somme d’égoïsmes, une particularité d’intérêts particuliers, mais un « bien » ? Séparer
l’esprit de corps de la « grosse bête » de Platon, et la sociabilité de l’Association ? La « Nation » imbue
de chauvinisme ou plutôt ne tenant que (collée à, adhésive, « soudée ») par le fol esprit de son corps
peut-elle « témoigner pour le témoin » ? Si elle le fait, elle le mue en héros national, en « image » pour
une cause, etc. Donc, fatalement, en injustice, en folie, en hominicide. Il n’est aucun génos qui ne
puisse se faire génocidaire. Le tiers auquel en appelle la question de Paul Celan n’est pas le jury d’une
mémoire nationale « exaltant les témoins de sa grandeur »… Le tiers est une pluralité, une collectivité,
un « ensemble humain » en effet trans-individuel, mais non massifié, un groupe subjectivable (dont les
processus d’union favorisent donc l’être-comme un sujet de raison).
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Comme à un mariage où il y a témoins, je me fais l’effet de témoigner quand je parle de Granel, ce
qui ne confère ni lucidité d’historien, ni perspicacité de lecteur, de critique, de théoricien ; ce qui
ne place pas mieux (si on se sert de l’expression « il est mieux placé pour ») pour comprendre et
faire entendre la pensée croissante d’un auteur, d’un philosophe, d’un penseur… Je vais cependant
m’arrêter encore un instant sur cette figure du témoin et en jouer le rôle, malgré deux réserves,
l’une très générale, l’autre très particulière, les voici : je ne peux pas oublier une sentence d’Alain que
nous aimions nous répéter, « tout ce qu’on dit est faux », qui ne fait pas de nous, de nous tous, de
faux témoins, mais des témoins faux, comme on chante faux, comme un piano est faux, ou l’amour
selon Apollinaire. Pourquoi un témoignage serait-il cru ? Y a-t-il du factuel qui puisse être établi sans
jugement, qui ne doive être jugé pour être reçu… Et le jugement, justesse et justice, est la chose du
monde la moins bien partagée - ou en tout cas de moins en moins commun.
La deuxième, c’est notre différence. Du point de vue de Gérard, ou à ses oreilles, son ami Michel était
un poète : aimable et parfois même secourable ; mais récusable dans son jugement philosophique. Le
poème qu’il aima le mieux - en tout cas citait volontiers - en était un, bref, que je publiai dans Poèmes
de la presqu’île5 : « ô la grande apposition du monde ! » Et si je m’y arrête encore aujourd’hui, c’est
parce que c’était un poème de « monde », la grande affaire de Granel, si je puis dire, où nous nous
attarderons pour le comprendre, et que ce poème la déterminait grammaticalement, rhétoriquement,
tropologiquement, c’est-à-dire logiquement dans le sens de la logicité, du formalisme logique poétique, où sa réflexion, sa recherche, revenaient inlassablement.
4 Philosophie et théologie, Éditions du Cerf, 2011, p. 135
5 Éditions Gallimard, 1961, p. 32
HOMMAGE à GÉRARD GRANEL
De quoi suis-je témoin ? Je ne suis pas témoin de son enseignement (mais Philippe Lacoue-Labarthe,
si ; lisez son témoignage). Je suis témoin de sa vie dans sa jeunesse, c’est-à-dire de certains aspects
(appelons ça comme ça) dont la description, l’estimation rétrospective synoptique dans le recul d’un
juger, dans la distance géographique et universitaire qui, au cours de tant d’années, ne diminua point
« entre » nous deux, peuvent aider des contemporains d’aujourd’hui - si je peux désigner par là des
lecteurs d’autres générations dans la mutation stupéfiante du temps - à recevoir précisément cette
traditionis traditio dont Granel avait intitulé un livre surprenant (1973), et à décider de quel genre
d’infidélité fidèle à la fidélité infidèle granélienne ils peuvent recevoir l’œuvre granélienne dans la
phase en cours de la gigantomachie.
Brièvement : aucune anecdote. Mais une espèce de restitution diachronique du mouvement de la vieœuvre (ou œuvre-vie, comme dirait Borer parlant d’Arthur Rimbaud) que le titre de Belin condensait
et que je modifie légèrement : le combat, les éclats, pour l’ouverture.
Ce mouvement est celui que peuvent peut-être qualifier les mots de « palinodie » et d’ « apostasie »,
pris avec des soins étymologiques, des précautions philologiques et prononcés avec sérénité. La palinodie revient en chantant sur un autre ton, elle est le palin de la « palingénésie » et l’ode de la poésie.
L’apostasie se tient en repoussant, se maintient en se détournant. La pensée de Gérard Granel se
développe en se retournant, en se renversant, en surmontant, et surtout pas en abandonnant, forclosant ou oubliant. La plus constante de ses phases, la plus remarquable, en tout cas la plus visible,
aura été celle de l’apostasie du catholicisme : pour nous, contemporains de ce qu’il appelait sa foi,
sa pratique, sa piété, ce fut très étonnant. Car Granel fit profession (« aveu », dirait Frédéric Boyer,
le plus récent traducteur de Saint Augustin) de catholicisme. Il n’en fut pas chassé ; il s’en retira. Ni
schismatique, ni hérésiarque, mais de plus en plus anticlérical, areligieux, athée. Granel lecteur, admirateur et commentateur de Pascal - anticartésien, anti- métaphysicien, anti-substantialiste - ne rejette
pas seulement le « dieu des philosophes », la substance et l’étant suprême de l’ontothéologie, mais
la dogmatique, l’ecclesia, la communauté, allant jusqu’à invectiver dans un texte tardif « la mascarade
de la résurrection ».
***
Une grande tâche rassembla le courage granélien, et trace une constance granélienne à travers les
crises, les ruptures, les accidents de la vie : c’est celle du traduire. Gérard Granel fut tout au long de
son existence non tranquille un grand traducteur. Je rappelle la séquence, dans l’ordre de son multilinguisme zélé : il traduisit du latin-grec, de l’allemand, de l’italien, de l’anglais ; d’Homère à Dante, de
Platon à Husserl, d’Aristote à Heidegger et Marx, Gramsci, Hume, Wittgenstein… Devenu un éditeur
sur le modèle révéré de Charles Péguy dans une vie provinciale artisanale de traducteur-éditeur, il
fonda et poursuivit les éditions T.E.R. Que traduisait-il ? Comment traduisait-il ? Il appartiendra à une
étude acribique de détailler le labeur extrême du philosophe. Qu’on me permette un souvenir souriant : son rapport était tel aux langues vivantes qu’il tenait à imiter l’accent de ses locuteurs natifs,
souvent dans une sorte d’affectation naïve, ou « snobisme ». Cette entente des langues à l’état naissant mériterait aussi une (psych) analyse. Sans doute tenait-elle intimement (n’était-ce pas « la même
chose » ?) à son sens, son génie de la langue française, et à cet axiome emprunté à son ami Jean-Marie
Pontevia : « Tout a peut-être commencé par la beauté6 ». Son savoir-écrire, son bien écrire, son sens
de la beauté-EN-langue, c’est son inspiratrice ou, dans le vieux langage, sa muse. Elle le lance, le
précipite, le devance, le drague - et le tient jusqu’à la fin comme un charmeur de serpents-phrases.
Et qu’on me permette alors cette brusquerie qui anticipe, et de trop loin, sur la différence de notre
proximité : si la fin de son œuvre est une « poïétique » - j’y reviens, pour finir, à la suite de Jean-Luc
Nancy -, je crois qu’il n’eut pas le temps, et ce manque me manque, de revenir assez longuement sur
sa propre écriture, ou écrituration, dans une poétique qui se distingue des savoirs linguistiques qu’il
acquit au cours des ans ; c’est-à-dire en fin de compte sur la figurativité et donc la schématistique
6 Cf. l’œuvre éponyme de Pontevia, William Blake & Co Éditeur.
PARCOURS 2011-2012
85
métaphorique, le travail de l’être-comme, en lesquels se joue la logicité entendue comme alliage de la
visibilité-dicibilité, indivises et distinctes… Le temps de revenir, donc, sur et dans l’usage exprès des
comparaisons, des rapprochements, des rapports d’homologies en quoi se meut et vit « la poésie » quand bien même tout poème d’une certaine façon en dit trop, en fait trop. Surtout aujourd’hui où
l’équivoque de l’image régit tout…
***
L’apparition élocutoire de Granel - si vous me permettez ce clin d’œil parodique à Mallarmé - allait
jusqu’à une violence illocutoire et perlocutoire exceptionnelle. Il fallait à son énonciation une charge
dénonciatrice pour annoncer : explosion pour dégager une « ouverture » sans cesse obstruée par les
substantialismes, les positivismes ou dogmatismes acharnés à faire taire la vue (si « l’œil écoute ») qui
s’ajuste à celle-là et en défend « théoriquement » la capacité.
La vie-oeuvrante de Gérard Granel demande à être lue en même temps comme une fidélité tenace
et renouvelante à ce qu’il appela « l’école française de la perception », c’est-à-dire (par les noms) à
Lagneau, Alain, Alexandre, « à travers » Merleau-Ponty même, si je puis dire en songeant à telle ou telle
remarque dans Études. Peut-être, s’il s’agit de fidélité, peut-on remarquer que le moyen de sa tenue,
l’âme et l’arme de sa résolution, consistèrent dans le maintien, l’endurance, de la grande prose latinofrançaise, classique, dans le phrasé français qui le trempa, d’Amyot à Chateaubriand, de Corneille à
Péguy, de Descartes à Rousseau, de Pascal à Claudel. Evoquons son côté (il était « tout lui-même »
dans chacun de ses côtés)… son côté acteur, comédien de théâtre antique, déclamateur, que Derrida
salue si directement et ambigument à la fois dans son souvenir et son éloge7. N’omettons pas, pour
compléter ce portrait d’un courage, comment il tint bon dans la tempête anti-heideggerienne, qui
ne retomba pas ; et par le cœur, c’est-à-dire l’Université, contre Farias, et Faye, et dans une animosité
générale de moins en moins philosophique.
86
Ce mouvement, ce retournement sur soi où le soi se cherche, et conserve l’attache dans l’arrachement, on peut l’observer tout au long à maintes inflexions dans son œuvre. J’allais dire dans les deux
sens car il y eut autant de tâches ouvrant des chantiers pour approfondir des fidélités inébranlables
que de changements de « positions » - pour reprendre un titre commun à Claudel et à Derrida, deux
auteurs aimés - que dans une phase antécédente on eût jugées étrangères à Granel. Au reste il se peut
que les crises d’une pensée aussi passionnément philosophique, connues des amis témoins de son
évolution, demeurent peu visibles à un « public » de lecteurs qui vont et viennent dans la bibliographie. La palinodie consista autant à embrasser ce qu’il méconnaissait à un certain moment qu’à se défendre de modèles et de modes prégnants au cours des années de formation. Dans sa jeunesse Granel
repoussa des œuvres et des choses qu’il découvrit ensuite, fréquenta, aima, travailla. Je me rappelle
des méfiances anti-proustiennes au nom de l’anti-psychologisme, que l’âge adulte résilia opportunément. N’oublions pas que cette génération de philosophes formés après guerre à « l’agrégation de
philosophie » ne connaissait pas Freud, interdit d’Université (mais heureusement confié à Breton) ; et
à peine Marx… Le jeune Granel, et qui n’était pas sartrien (quand Sartre lui-même n’était pas encore
Sartre), reçut les Allemands par d’autres voies : Dussort son contemporain à l’École, ou Hippolyte en
Sorbonne, ou Corbin pour les premières traductions heideggeriennes - et beaucoup d’autres. Lacan
et Gramsci n’étaient pas même pour demain - ce fut après-demain.
Imaginez ce qu’un jeune et « brillant » Ulmien de 1950 aurait pu dire de Wittgenstein en l’ignorant - et
combien de centaines d’heures et de pages au final il aura consacrées à traduire le maître de Cambridge ! On multiplierait les exemples. Ce traducteur de la Krisis (dont, là encore, il reçut la tâche en
accomplisseur pieux d’une sorte de devoir d’amitié) en vint plus tard, et avec une rigueur et une radicalité inventées dans une lecture incessante de Heidegger, de Wittgenstein et de maintes œuvres plastiques et littéraires, à déconstruire l’impasse de la phénoménologie husserlienne. La phénoménologie
en impasse ? Oui - puisque elle ne donne pas accès à l’ouverture de l’ouvert, à cette étrange expérience
du « liseré du monde », où sa pensée revint obstinément dans sa « rigoureuse douceur » à elle.
7 Granel, Belin, p. 137.
HOMMAGE à GÉRARD GRANEL
Une autre question, synoptique, inévitable, intéresse le dehors de la pensée, ou ex-pression, en tant
que son champ d’action, son influence, sa pratique : que faire, dans quel agir se lancer, se jeter, « investir ses forces » quand la théorie en est une qui dénonce implacablement son temps, cette époque de
l’Être où nous en sommes ? La pensée de Granel se jetait coléreusement, violemment contre, contre
son siècle, la « situation » (Sartre), les rapports sociaux, le faire-monde des humanités actuelles. « Les
années 30 sont devant nous », affirma-t-il furieusement dans un article pour Les Temps modernes8. La
pensée politique de Gérard Granel est exposée dans les textes ; son « Archi-politique » est lisible dans
Études, p.65. Mais y a-t-il une « politique » de Granel ? Quelle inventivité non réactive s’ensuit de son
radicalisme révolutionnaire ? Quel serait son « rectorat », s’il est permis de formuler ainsi la question en
dehors de toute analogie avec un contexte politique qui offrirait une ressemblance quelconque avec
« les années 30 » du maître de Fribourg ? Ou bien les exercices d’admiration de la peinture, eux-mêmes
écartés de tout soutien à « l’art contemporain », sont-ils le reste positif de « ce qui nous reste à faire » ?
***
Il n’y a pas de possibilité d’espérer que ce que pense cette pensée, et qu’elle fait entendre à quelques
contemporains, ait, parce que posthume, plus d’influence sur le cours du monde tel qu’il se comprend lui-même et, partant, de plus en plus sourd à ce que Gérard Granel entend par « monde ». La
surdité même est un diagnostic optimiste, car une oreille peut se déboucher. Mais il n’y aura bientôt
plus d’organe, et de naissance, pour l’entente dont nous parlons à propos de Granel. Cela fait problème. Parce qu’un espoir de changement murmure encore dans la conclusion de plusieurs de ses
textes ; parfois dans l’usage maintenu in extremis du nom de la révolution, mis entre guillemets :
« Que souhaiter, donc - ou plutôt que vouloir (car les souhaits ne font rien) ? Réponse : qu’apparaisse,
que resurgisse plutôt une race de révolutionnaires, mais de révolutionnaires d’un genre nouveau, qui
seront aussi indissolublement des philosophes9 ». Ou ceci : « Une chance est donnée ces jours-ci (ces
semaines-ci, quelques mois, sans doute guère davantage) pour qu’une communauté politique ne soit
plus déterminée ontologiquement comme un corps productif. Les « acquis » les plus catastrophiques
de ce qu’on appelle « le système soviétique » peuvent (…) se transformer en levier d’un autre mode
de figuration du travail 10 »… Or cette pensée sait ; nous savons ; elle ne peut pas ne pas savoir que le
« monde » que la « mondialisation » agence et achève d’organiser non seulement n’a rien de commun,
aucune communication d’aucune sorte avec le monde dont parle cette pensée, dans une homonymie qui occulte définitivement la situation, la boucle et la bouche sans faille, interdisant le moindre
échange dans l’altercation où chaque côté est pour l’autre le tout autre inversé à jamais en le même
par l’homonymie. « Nous » pouvons comprendre et croyons le faire malgré « leurs » objections - qui,
n’étant pas de philosophie, ne peuvent atteindre celle-ci : « ils ne savent pas ce qu’ils font »… mais
nous le savons. Tandis qu’ils ne peuvent du tout entendre « l’explication de texte » et le sens heideggerien et post, wittgensteinien et post, de ce qu’un Gérard Granel reçoit du « monde11 ». Cet autre
langage est plus hermétique qu’une autre langue. Que faire, demandait Lénine, quand l’époque et
l’épochal étaient à la Révolution ; que devient aujourd’hui cette question ? La mondialisation ne cèdera, ne peut céder à aucune révolution, parce qu’elle est plus forte qu’aucune, n’étant pas locale.
La prévision s’ensuit : les contre-finalités de la Science-Technique sont si démesurées que seule une
« catastrophe », voulue par personne, inimaginable, l’enrayera. « A quelle perte » court le monde ?
« Les gens » - comme on les appelle maintenant, et très souvent en équivalence indifférente avec « les
jeunes », ou telle autre manière de désigner une écrasante unanimité d’opinion, ce sujet sans sujet ont même un goût, lui aussi insondablement sondé, pour « la philosophie » : secteur « culturel » public
où se partagent les opinions qui composent l’opinion, prospère en publications et en meetings de
toute espèce. Le constat, non méprisant mais résigné, de cet état de fait constate simplement ceci
8
9
10
11
Repris dans Études, Éditions Galilée, 1995, p. 67 sqq.
Apolis (T.E.R., 2009, p. 87).
Écrits logiques et politiques, Éditions Galilée, 1990, p. 281.
Ce profond malentendu définitivement bloqué, je n’ai cessé moi-même de le méditer sous le nom de « culturel ».
PARCOURS 2011-2012
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que ce qu’écrit Gérard Granel, que nous continuerons d’appeler philosophe, ne peut à aucun titre et
sous aucun aspect être reçu de l’opinion, même philosophique, ni n’a la moindre chance d’engager
quelque modification que ce soit dans aucun champ - et surtout pas celui de l’Education.
Que faire alors (c’est-à-dire que penser ?) de cet espoir ou « croyance » qui parle encore à la fin des
« investigations » granéliennes (pour reprendre un titre de Wittgenstein) ? Mon propre « il n’y a rien à
faire » n’induit ni ne conduit surtout ni à un armistice ni à une collaboration. Pas davantage à une désertion de toute pratique politique. A l’attente prônée par les heideggeriens de stricte obédience (cf
Lignes de fuite) en réponse à la dévastation, je dis simplement : non, il n’en est pas question. J’appelle
« écologie » - et malgré les conceptions écologistes mêmes qui croient à « l’environnementalisme » - la
vision dont l’inscription marque le porche par où passent ceux qui ont laissé toute espérance. Paradoxe ou double-bind, « impossibilité » aporétique où la pensée en question s’apprête à tourner et retourner. Etrange disposition, qui doit renoncer à ce qu’exige de croyance l’injonction heideggerienne
de penser (à) l’Être (perceptible dans l’adjectif verbal « das zudenkende », corrélat de « denken »).
Décroire, mécroire, et donc assécher le niveau de croyance nécessaire pour nommer l’Être et recourir
à la terminologie heideggerienne au service du wesen, serait donc étrangement requis, disons irrésistiblement, dans l’usage exténué même de la stratégie et de l’intension heideggerienne… Comme
d’autres font avec Dieu, le dieu, le divin, lui aussi, Gérard Granel - ainsi que le relève Jean-Luc Nancy :
une mise sous rature de l’être très proche d’une recrudescence ou d’un surcroît de nihilisme, qu’on
dirait comparable à un endurant renouvellement de l’athéisme.
***
88
Bien d’autres questionnements attendent d’être adressés à la pensée complexe, hardie, inlassable de
Gérard Granel. Parmi ceux-ci, j’aimerais, dans l’année qui vient, puisque plusieurs occasions s’offrent
de rencontres où nous nous entretiendrons des combats qu’il nous demande de relever, reprendre à
sa suite un des fils anciens et puissants de sa réflexion - celui qui le conduisit de la compréhension de
l’opposition des « forces négatives » et de l’énantiomorphie de Kant à la Contrariété brisant l’hégémonie de l’Etre-Un chez Rainer Schürman (dont il édita, pour finir, avec les termes d’une extraordinaire
admiration, l’œuvre maîtresse). Et je clos ici cet exercice d’attention fiévreuse aux indications que je
reçois de sa pensée, et de quelques philosophes, par la question qui justifie et démunit à la fois mon
accompagnement : sur la « poïétique » de Granel.
La fin, provisoire, implicite, de ce mémoire esquissé conflue, consonne avec les questions et conclusions de la lecture de Nancy (cf Une foi de rien du tout)12, l’une touchant l’ultime dénomination du
divin, l’autre la poétique - et leur intrication.
« Granel s’est voulu, cherché ou espéré (promis ? craignant de trop se promettre) du côté du
poète… ». La différence (et peut-être le différend) de sa « poïétique », ou philopoétique, avec la poétique est donc ce qui demande à être opéré. Je la presse de questions : le rapport des choses au monde
demande à être harcelé, poussé : les choses en « comparants » du Comparable (de ce « semblable » qui
détermine dans son être le « royaume », i.e. non pas l’autre monde mais celui-ci) qui ne peut paraître
autrement qu’en ses figurants, leur assistance hypallagique entre elles pour la comparaison générale
où se phénomènalise l’être-monde de l’Être, l’être-en-comme de l’Être.
Demandons-nous aussi si l’exception de la peinture si soignée par Granel ne réduit pas la diversité
an-archique musaïque des arts, leur multiplicité à la fois ancienne et ouverte (7e art, 8e art, 9e art…),
la Dichtung n’étant pas par privilège plus immanente au plastique qu’au logique, même si la kénose
ou « kénologie » se replie sur « la description de l’apparition du monde selon le creux et selon l’irréel comment de tout réel » (p. 358). Qu’advient-il alors du logos ? demande Nancy. L’exposition du
monde, pourquoi serait-elle préférablement alogique, aloquace ? Est-elle possible sans noèse, et sublimante, par l’être-comme sans transcendance autre que celle qu’opère le logos de manière à conjurer
un « autre monde »13.
12 Op.cité, page 356
13 J’écrivis ce distique dans un poème funèbre pour Jacques Derrida, « Ce qui n’est pas de ce monde/est de ce monde ».
HOMMAGE à GÉRARD GRANEL
On ne peut s’en tirer sans redonner sens à l’« intuition » et sans élaborer une tropologie. « Le retrait
du comment » (p. 360) laisse place au comme.
Ce qu’il advient du logos est d’autant plus urgent à reconfigurer que notre époque (celle du « capitalisme à l’âge du culturel 14 ») est caractérisée par la violente expulsion du logos au profit du corps
égotique au nom du culturel.
***
Son « liseré » et ma « lisière15 » se répondaient. Notre proximité tenait à ce fil, voisins par la lisière et
le liseré. La lisière n’est pas une métaphore ; c’est le site réel pour une pensée qui s’oriente (Kant) au
monde dans ce monde. Une passion de la lisière (et combien de lisières peintes en œuvre l’accompagneraient - ut poesis pictura - et non pas en « illustrations facultatives » quand on les fait parler ?)
et une pensée du liseré s’escortent : « boetheïn kaï akoloutheïn », disaient les Grecs ; « le même » en
parler distinct. Si le liseré est un philosophème et non une joliesse d’écriture égayant le conceptuel,
le poème et le philosophème se rapprochent en prose de la langue16. Demeurent peut-être alors
encore insuffisamment analysées, et donc toujours recelées, les manières dont les deux se font compagnie. La « poïétique » est l’un des avenirs du philosophique ? L’intrigue littéraire de la fréquentation
de la lisière, qui fournit un comparant précis au « schématisme de l’imagination » en général, et la
logicité du liseré, voire l’eidétique de ses variations imaginaires, entretiennent une réciprocité de
preuves.
Le schématisme nous met au monde. Il est logique en ceci que l’imagination imagine les images en
les disant. Elle détermine l’être-ensemble des choses, qui sont ce qu’elles sont en étant « semblables »,
i.e. comme d’autres, dont la comparaison, inventive, articule le possible. Nous voyons ce que nous
voyons en effectuant « mentalement » - c’est-à-dire verbalement - tels rapprochements.
Peut-être alors pourrions-nous insinuer que le texte reconnu (reçu en librairie) pour « philosophie »
se méfie trop (s’abstient trop) des choses - s’il n’y a de monde qu’autant qu’il y a de choses (cf. Rilke) ;
si le monde mondoie en choses : comparants qui monnaient le schème de l’Ouvert. Le liseré est une
chose, non un objet.
De la Mondialisation
Élisabeth Rigal
Chercheur au C.N.R.S, rattachée au C.E.P.E.RC.
Je me propose de présenter à grands traits la question que Gérard Granel qualifie d’archi-politique
et qui vise à entrer dans la compréhension du monde de la mondialisation dans lequel nous vivons.
À cette fin, je m’appuierai principalement sur un texte issu d’une conférence donnée en novembre
1990 à la New School for Social Research de New York qui est intitulée Les années 30 sont devant
nous17, sous-titrée « Analyse logique de la situation concrète », et qui a pour leitmotiv les formations
14 Sous-titre de l’ouvrage de Martin Rueff, Différence et identité, Éditions Hermann, 2010.
15 Cf. entre autres le prosème sur lequel se clôt L’Énergie du désespoir, PUF, 1998, P. 119.
16 On se redira le propos wittgensteinien tant cité sur la parenté de la philosophie et de la poésie : "La philosophie
on devrait, pour bien, ne l'écrire qu'en poèmes". (Wittgenstein, Remarques mêlées, p. 38).
17 « Les années 30 sont devant nous - Analyse logique de la situation concrète », Études, Paris, Galilée, 1995, p. 6789. Pour mes références aux Années 30, je me contenterai d’indiquer le numéro de page, entre parenthèses, dans
le corps de mon propre texte. Et, sauf indication contraire, les expressions entre guillemets apparaissant dans mon
texte sont également tirées des Années 30.
PARCOURS 2011-2012
89
politiques portées par des « lames de fond populistes » qui sont apparues autour des années 1930 :
consolidation du pouvoir fasciste en Italie, du pouvoir nazi en Allemagne, et, parallèlement, installation par Staline en URSS de « l’âge d’acier de l’anonymat de la bureaucratie » (67).
Ce texte part d’un double constat : l’impuissance des démocraties de l’époque à enrayer la marche des
nervi fascistes, des commandos nazis et des « fonctionnaires staliniens », et l’incompréhension quasi
générale à laquelle ces « phénomènes monstrueux » ont donné lieu, au moment de leur apparition,
aussi bien de la part des politiques que de celle des intellectuels. Ainsi Léon Blum affirma en 1932
qu’Hitler incarnait l’esprit de la rénovation et de la révolution ; et en 1936, au moment de la réoccupation de la Rhénanie par les troupes allemandes, André Breton et Georges Bataille créditèrent la
« brutalité anti-diplomatique d’Hitler » de véritables « intentions pacifistes » (68-69) !
Granel prévient son lecteur que, s’il a choisi un titre délibérément provocateur, ce n’est évidemment
pas pour suggérer que la barbarie des années 30 menacerait de faire retour sous la forme où elle est
apparue dans l’histoire, mais pour montrer que le « challenge radical » auquel les systèmes démocratiques furent confrontés entre 1926 et 1945 n’est pas un « accident de parcours » dans le cours du
développement du monde moderne, mais la toute première « érosion » qui a révélé la fissuration des
structures de ce monde - son incapacité à faire-monde -, et que, par conséquent, ce qui est à la source
de l’effondrement des années 30 n’est aucunement derrière nous, même si cela ne se manifeste pas
du tout aujourd’hui de la même façon qu’à l’époque. Un certain nombre de phénomènes « patents »
et fort « inquiétants » qui accompagnent notre histoire la plus récente indiquent en effet que la course
à la mondialisation n’est pas aussi radieuse qu’il y pourrait paraître, et que, si nous voulons éviter
une incompréhension et une impuissance semblables à celles de nos pères à l’égard de notre propre
avenir (68), il nous faut remettre en cause la confiance (très largement partagée au lendemain de
l’effondrement des régimes de l’Est et du mur de Berlin) en la capacité de nos actuelles démocraties
libérales à conjurer toute « nouvelle dérive ».
D’où l’objectif des Années 30 sont devant nous : déchiffrer ce qui n’est nullement donné à même les
phénomènes inquiétants qui assombrissent notre présent - à savoir « leur sens au sein d’une systématique qui les unit tous » et les « place dans leur véritable lumière » -, en déterminant, d’une part,
celles des caractéristiques des phénomènes monstrueux des années 30 qui ne sont pas particulières
(spécifiques à la configuration de l’époque), mais historiales (c’est-à-dire révélatrices de l’essence de
la modernité), et en prenant, d’autre part, la mesure des « changements intervenus depuis la dernière
guerre mondiale dans les formes réelles prises par les caractéristiques en question » (75).
90
C’est ce travail de déchiffrement que Granel nomme, non sans humour, « analyse logique de la situation concrète », en retournant une fameuse formule de Lénine. Par quoi il entend une analyse
qui applique aux phénomènes historiques les principes de l’élucidation phénoménologique de type
herméneutique dégagés par Heidegger dans Être et temps18, et qui présuppose que les « brisures »
et les « craquements » de notre histoire font apparaître les traits les plus saillants de la « figure historiale » des Temps Modernes19, telle que la réalise la mondialisation en cours. Un tel travail cherche à
comprendre ce qui nous arrive. Il ne croit pas en la possibilité d’une « transformation du monde » du
genre de celle que Marx et Engels appelaient de leurs vœux20, et que Lénine pensait pouvoir réaliser
sur la base d’une « analyse concrète de la situation concrète » ordonnée aux principes de la théorie
marxiste de l’histoire. Mais il n’est cependant pas une simple « interprétation du monde », car s’il accrédite la thèse de Heidegger selon laquelle « il n’y a « rien à “faire”, ni du dedans ni du dehors, contre
18 Sur la « situation herméneutique », cf. M. Heidegger, Être et temps, § 45.
19 Sur ce présupposé que Granel tire des analyses des § 15-16 d’Être et temps, cf. « Un singulier phénomène de mirement », in L’époque dénouée, Paris, Hermann, 2012, p. 100 : « Peut-être peut-on dire que les brisures historiques
- comme fut l’effondrement des années 30 en Allemagne - jouent à l’égard d’une forme historiale de monde le même
rôle que, dans l’analyse des formes les plus simples de l’étant, la cassure de l’outil. Car celle-ci, en rendant l’outil
brutalement inutile, peut en effet provoquer quelque chose d’autre et de plus que le simple fait de le remplacer par
un autre : faire apparaître au regard de la prévoyance l’(o)utili-té elle-même ».
20 Cf. l’énoncé de la Onzième Thèse sur Feuerbach, in F. Engels, K. Marx, L’idéologie allemande : « Les philosophes
n'ont fait qu'interpréter le monde de différentes manières, ce qui importe c'est de le transformer. »
HOMMAGE à GÉRARD GRANEL
un âge de l’Être », il reconnaît néanmoins qu’il y a « beaucoup à préparer (non comme un dispositif,
mais comme un venue), en cessant de rester-contre et en s’écartant au contraire légèrement21 ». Le
déchiffrement de notre aujourd’hui auquel il travaille vise donc à ne pas nous laisser entièrement
démunis par rapport à notre propre avenir.
***
Pour déterminer les traits proprement historiaux des phénomènes monstrueux des années 30, Granel
se tourne vers les rares penseurs qui ont compris, au moment même leur apparition, ce dont les totalitarismes de l’époque étaient le nom : Franz Neumann, Simone Weil et Antonio Gramsci. De l’examen
auquel il soumet leurs analyses respectives, il ressort ce qui suit.
Gramsci, du fond de la prison où Mussolini l’a enfermé dès 1926, a perçu l’impasse bureaucratique
où Staline était en train de conduire la Révolution d’octobre (70), et il s’est engagé dans une refondation du marxisme qui montre qu’il ne faut pas jouer la carte de la « concentration monopolistique »,
en supposant les superstructures déterminées en dernière instance par les infrastructures, mais se
battre à la fois pour un nouvel ordre de la production et pour une autre culture, car « l’hégémonie
bourgeoise », loin de reposer sur la seule organisation de la production, est une forme de pouvoir
diffuse et multiforme qui a aussi pour ressort l’organisation des mœurs, des arts, de la technique, de
la science, etc22.
Simone Weil a, pour sa part, mis en place des « moyens d’analyse entièrement nouveaux » des phénomènes totalitaires. Elle a montré que le fascisme et le nazisme sont des mouvements populistes qu’il
convient de comprendre comme le « contrecoup social et politique » d’un monde rendu inhabitable
par l’émergence de deux phénomènes entièrement nouveaux : la « technicisation acéphale de la production (y compris celle du travail scientifique), et la coordination bureaucratique qu’elle engendre ».
Et elle a également montré, dans « Allons-nous vers la révolution prolétarienne ? », que ces deux phénomènes permettent de rendre compte de la consolidation du bolchevisme par Staline (69-70).
Enfin, Franz Neumann a très significativement placé sous l’égide de Béhémoth - le monstre du livre
de Job dont Hobbes avait expliqué qu’il ne cesse de raviver les guerres civiles - son enquête sur les
structures et les pratiques du national-socialisme. Et il a établi, à l’encontre des deux interprétations
du nazisme qui prévalaient alors (70, 85), que la folie nazie, loin d’être imputable à la seule psychopathologie d’Hitler, est l’expression d’une rationalité folle, ordonnée à une véritable logique du chaos
et dotée d’une efficacité redoutable, et que le national-socialisme n’est pas un mouvement passéiste
cherchant à restaurer l’ancienne communauté hiérarchisée des guildes, mais un mouvement hypermoderne et technicisant qui s’appuie sur une économie monopolistique fondée sur une concurrence
sauvage entre lobbies. En outre, Neumann a montré que l’ascension fulgurante d’Hitler a été rendue
possible par le fait que la « construction politique de Weimar » reposait sur un compromis purement
factuel entre groupes sociaux et politiques hétéroclites lui interdisant de satisfaire au « besoin de totalité » induit par la « rationalisation galopante de la production ». Ce qui fit, selon lui, le lit du nationalsocialisme est donc l’apparition d’une économie monopolistique dans un pays auquel faisaient défaut
toute homogénéité sociale et toute unité politique véritables.
Pour établir la pertinence de ces différentes thèses ainsi que leur convergence, Granel remarque que
le national-socialisme est effectivement un « processus d’unification absolument nouveau » reposant
sur la seule « volonté du chef » (87) et proliférant dans toutes les « branches d’activité » (aussi bien
industrielles et commerciales, militaires et policières que scientifiques et culturelles23) qui n’épargne
aucune parcelle de la « substance sociale », et qui contient en germe le mode de totalisation propre
21 Cf. ibid. p. 79.
22 Sur l’interprétation de Gramsci par Granel, voir « Gramsci et le pouvoir », in Écrits logiques et philosophiques,
Paris, Galilée, 1990, p. 383-396, ainsi que le cours que Granel a consacré à Gramsci en 1973-1974 (accessible en
ligne : www.gerardgranel.com)
23 Ce dernier point est développé dans « Un singulier phénomène de mirement ». Voir plus particulièrement, p. 106109.
PARCOURS 2011-2012
91
au stalinisme - à savoir « l’unification, entre les mains du chef, de la bureaucratie industrielle, de la bureaucratie syndicale et de la bureaucratie d’État » (70). Il explique aussi, en recroisant les analyses de la
prise de pouvoir par Hitler données par Béhémoth et la thèse sur la montée des totalitarismes formulée dès 1933-1934 par Simone Weil, que l’idéologie nazie a réussi à s’imposer, malgré sa grossièreté,
pour deux raisons principales. D’abord parce que l’Allemagne qui, à la différence des autres sociétés
modernes d’Europe, n’avait connu aucun « nivellement progressif du “way of life” par le travail et
l’argent », fut contrainte d’entrer « sans aucun melting process dans le melting pot » (86-87) ; ensuite
parce qu’au moment où elle connut, à l’instar des États-Unis, une concentration monopolistique du
Capital sans précédent en Europe, elle ne put s’appuyer sur aucun « mouvement populaire anti-monopolistique » du type de celui, soutenu par Roosevelt et Wilson eux-mêmes, qui fit contrepoint aux
effets délétères de l’économie monopolistique en Amérique, étant donné que tous les syndicats et les
partis communistes et socialistes d’Europe considéraient la rationalisation de la production comme
une étape inévitable (86).
Somme toute, Neumann, Weil et Gramsci s’accordent à reconnaître que les totalitarismes des années
30 furent le contrecoup brutal de l’apparition des mutations économiques par lesquelles le monde
moderne a entamé sa mondialisation. Et leurs analyses, bien qu’elles ne soient pas elles-mêmes menées dans une perspective historiale, indiquent néanmoins clairement que la technicisation et l’organisation bureaucratique de la production sont les traits essentiels, et donc historiaux, de la crise des
années 30.
***
Après la Seconde Guerre Mondiale, le technicisme et le bureaucratisme ont connu une expansion
et une accélération considérables qui ont induit une reconfiguration totale (à la fois quantitative et
qualitative) des « corps productifs modernes », ainsi que de véritables métamorphoses dans les « réalités sociales » et les « mécanismes politiques que leur fonctionnement engendre ». Les tâches se sont
segmentarisées toujours davantage et robotisées, l’emploi est devenu flexible, faisant ainsi apparaître
au grand jour le principe d’infinité qui constitue l’essence du travail moderne en tant qu’il consiste
à « pousser aussi loin que possible la réduction des matières à une généralité amorphe » (78). Sont
alors apparus de façon concomitante, « au carrefour des possibilités technologiques et du rythme de
rotation du capital », une transformation de la propriété elle-même en gestion - c’est-à-dire en une
« forme de travail-du-maître qui excède les oppositions hégéliennes » -, et de « nouveaux métiers » valorisés et valorisants, qui organisent la culture en « un segment de la production » et transforment les
intellectuels en des « professionnels de l’animation culturelle » et du « bruitage idéologico-moral24 ».
92
Cette “révolution”, dont Granel remarquait à la fin des années 80 qu’elle est « une nouveauté historique encore inanalysée », montre que « l’Entreprise » a réussi à propager ses propres lois « dans toutes
les activités sociales non immédiatement productives et dans la sphère du politique elle-même », et
que c’est elle qui, aujourd’hui, « domine le progrès des sciences par la mainmise sur la recherche et
l’université », « réforme l’appareil scolaire pour l’adapter à l’outil de production », « transforme la vie
de l’esprit en industrie culturelle », « réduit la jeunesse à une clientèle à travers la sponsorisation des
sports et l’organisation d’un ensemble de produits et de “services” spécifiques », et « homogénéise
enfin l’expression de toute liberté et la formulation de toute question au sein de son pluralisme aseptisé25 ».
Désormais, les « corps productifs modernes » ont donc le pouvoir de « courber la responsabilité
politique » et de contraindre les démocraties libérales à gouverner une « réalité primitivement et
ultimement dédiée à la “production” » (84), si bien que la politique n’est elle-même plus une pure
affaire de calcul gestionnaire, dont l’objectif premier est l’optimisation de la productivité et de la
compétitivité. Or, d’une façon générale, cette « dégénérescence de la fonction politique en techno24 Pour cette analyse des nouveaux métiers et de la flexibilité de l’emploi à laquelle Les années 30 ne font que
renvoyer, p. 87, cf. « Qui vient après le sujet ? » in Écrits logiques et politiques, p 327-338.
25 « Qui vient après le sujet ? », p. 331-332.
HOMMAGE à GÉRARD GRANEL
bureaucratie » (84) confronte les peuples qui sont les organisateurs de la mondialisation à « une sorte
de “croissance de l’inexistence” à l’intérieur de la gestion rationnelle du travail et de l’institutionnalisation de la liberté dont ils sont si fiers 26 ». Plus gravement encore, elle confine le « souci politique »
envers le travail et les travailleurs à des « préoccupations telles que la baisse du taux de chômage
et/ou l’accroissement de la formation professionnelle », en occultant le fait que le travail, « dans
sa détermination moderne achevée » (c’est-à-dire indissolublement industrielle et commerciale),
est un travail abstrait, n’offrant « plus aux “forces essentielles de l’homme” (en langage marxien),
au “Dasein dans l’homme” (en langage heideggérien), la possibilité de s’investir et de se déployer
en lui » (84). Et cette situation fait naître, dans les couches populaires, la conscience obscure d’un
« manque à être » qui cherche son exutoire dans une « projection de soi » imprévisible et instable
dans le populisme dont il existe aujourd’hui deux formes : celle par laquelle le populaire s’intègre « à
la forme résolument moderne du Contrat-Usine, mais à une place où il n’est jamais à sa place » (d’où
les revendications corporatistes, les révoltes, etc.), et celle par laquelle il se désintègre en projetant
« son rejet en existence sous la forme de l’existence délinquante » (d’où l’apparition de la criminalité
comme « phénomène social27 »).
À ces “désordres” internes aux sociétés contemporaines s’ajoute, dans leurs marges, d’autres désordres qui, eux non plus, n’augurent en rien d’une mondialisation à visage humain. Car s’il est vrai
qu’aujourd’hui « toutes les nations se rangent sous la bannière du droit international », il est également vrai que l’« état de droit » et les « droits de l’homme » sont des « entités » qui ne servent pas tant
à libérer les peuples des tyrans qui les oppriment qu’à sauvegarder les intérêts des organisateurs de
la mondialisation dont il ne faut pas oublier qu’ils en sont aussi les profiteurs. Comme Granel le souligne dans l’article qu’il a consacré à la deuxième guerre du Golfe (« De quel droit ? »), sous couvert
de justifications juridico-morales et d’intentions humanistes (aide au développement, transfert de
technologies, etc.), la politique de la communauté dite internationale au Moyen-Orient est d’abord
au service des « intérêts pétroliers, financiers et géopolitiques de l’Occident ». Et elle reconduit « indéfiniment la dépendance » des pays en voie de développement à l’égard des pays industrialisés qui
continuent à exploiter sans scrupules leurs « ressources naturelles », ainsi que leurs « ressources humaines » (entendons : une force de travail peu coûteuse). Aussi, si l’on voulait résumer d’un trait le
« nouvel ordre » que les nations riches tentent d’imposer au monde, il faudrait dire : « Sous le “droit”,
la force, et sous la force, l’argent28 ».
Les différentes catégories de phénomènes inquiétants qui assombrissent notre présent témoignent
donc de ce que la production industrielle et commerciale n’est pas un phénomène parmi d’autres,
mais « le phénomène qui manifeste l’essence de notre monde et en détermine la marche, pour ne pas
dire le destin29 ». Et ils ne laissent aucun doute sur le fait que « l’entrelacs de la liberté et du développement », loin d’être le monogramme des Temps modernes, n’en est que la façade derrière laquelle
se dissimule ce que Marx a nommé, en référence au monstre de l’Apocalypse, « le chiffre de la Bête »,
pour montrer que le contrat social moderne n’est pas obtenu par abstraction des réquisits du marché,
comme le soutiennent ses théoriciens, mais qu’il exprime au contraire l’esprit du marché30, et met la
liberté elle-même sous la dépendance des avatars historiques de la libéralité.
Aussi les « craquements » de notre histoire la plus récente donnent-ils à entendre le devenir-phéno-
26 Cf. « De quel droit ? », in Apolis, Mauvezin, T.E.R., 2009, p. 101.
27 Sur ces deux formes de populisme dans les sociétés contemporaines, cf. « La guerre de Sécession », in Écrits logiques et politiques, p. 364-366.
28 Cf. « De quel droit ? », article écrit au lendemain du coup d’envoi de la seconde guerre du Golfe, initialement
paru dans la revue Marxisme en mouvement, en avril 1991, p. 99-102.
29 Cf. « La production totale », in Apolis, p. 73.
30 Cf. Karl Marx, Le capital, Œuvres, Économie I, La Pléiade, p. 622. Le passage de l’Apocalypse auquel Marx fait
référence stipule que personne ne peut « ni acheter ni vendre, sinon celui qui porte la marque ou nom de la bête,
ou le chiffre de son nom ». Granel a proposé un commentaire de ce passage dans sa « Lecture générale de Marx »
(cours de 1983-1984, à paraître), et c’est à lui qu’il fait allusion, dans le passage des Années 30 où il présente Marx
comme un « rabbin refoulé », un « rhénan antiprussien », et un « aristotélicien impénitent », p. 71.
PARCOURS 2011-2012
93
mène-total de la production ; ils témoignent de ce « fait étrange » qu’aujourd’hui « le monde est commerce », et qu’en lui, aucune réalité, qu’elle appartienne à la “sphère” de la production industrielle,
ou aux “sphères” politique, intellectuelle, artistique, etc., et même à la “sphère” religieuse » « ne peut
tout simplement pas être sans être soumise au commerce, sans entrer dans une logique commerciale » (83-84).
***
D’une façon générale, Granel n’entend pas par “production” seulement la fabrication de produits,
mais aussi la “fabrication” de connaissances. Il situe en effet « loi la plus intime » du monde moderne
dans un concept de “production” où se rassemblent les traits essentiels de deux autres concepts
dont son archi-politique s’efforce de faire ressortir « l’homothétie du point de vue théorique et la
confluence du point de vue historique31 ».
Le premier est le concept d’« essence de la technique moderne » dont Heidegger a proposé une
explicitation qui montre, d’une part, que le projet fondateur des Temps Modernes est le projet de
« maîtrise et possession » de la nature par la science et la technique dont Descartes a proposé la
toute première formulation32, et d’autre part, qu’à l’époque de la technique planétaire où nous
vivons (c’est-à-dire à l’époque de la réalisation pleine de ce projet), le “monde” n’est plus appréhendé que comme un fonds de réserve commanditable par l’“animal rationnel” et exploitable par
des dispositifs de production visant à l’accroissement de leur propre efficience, en sorte que, dans
le monde de la mondialisation, « l’action efficace est partout, et le déploiement d’un monde nulle
part33 ».
Le second concept est celui que Les années 30 présentent en termes de « Travail-Richesse », que
Granel tient pour la clef du versant non métaphysique des analyses de Marx. Il permet de reconnaître
l’entière spécificité du mode de production capitaliste, et d’établir qu’en lui, la production « n’est pas
d’abord production de produits, et indirectement cause d’enrichissement, mais directement production de la richesse, et indirectement production de produits34 » - en d’autres termes, que le Capital
s’auto-produit à la manière d’une « substance automatique35 », dotée d’une “vie” propre.
En recroisant les analyses du « capital proprement dit » développées par Marx avec celles de l’essence
de la technique moderne esquissées par Heidegger, Les années 30 montrent que la production moderne est « production à la fois du sujet autonome et de la richesse automatique » (87), et qu’elle est
ordonnée à une logique de l’infinité qui est « la négation de cette vérité grecque qu’une limitation
nous commande, et que, sous peine de folie, d’errance interminable, de crime incoercible, notre existence n’est possible qu’en se rangeant à ce commandement » (74). Selon Granel, la « figure historiale
des Temps modernes » possède donc « deux foyers » : « l’infinité du sujet », et « l’infinité du TravailRichesse » (81).
94
Les analyses qu’il propose du premier montrent que le système des idéalités modernes est le système de l’auto-production infinie de soi par soi (à travers le savoir et l’agir) qui « s’ouvre et se ferme
sur la présence de soi à soi » du sujet égologique, tel que Descartes l’a inventé (73). Ce système
reconnaît au sujet connaissant l’insigne pouvoir de discriminer le vrai et le faux par un mode d’analyse fonctionnel (« la méthode ») par lequel il « ressaisit son acte propre » en toutes ses opérations
et produit un « savoir automate », capitalisable, qui ramène à l’unité les phénomènes les plus divers
(autrement dit, broie tous les matériaux). « Produire avec une productivité de plus en plus élevée de plus en plus pure (purement productrice) - de l’essentiellement productible », telle est, souligne
en effet Granel, « l’essence de la science moderne qui permet de la comprendre comme « utilité
31 Pour cette formulation, cf. « L’enseignement de la philosophie », in Apolis, p. 89. Les années 30, quant à elles,
parlent d’« homologie formelle » entre les deux foyers de la modernité (p. 82).
32 Sur ce point, cf. M. Heidegger, Qu’est-ce qu’une chose ?, Paris, Gallimard, 1971, p. 76-117.
33 M. Heidegger, « Dépassement de la métaphysique », in Essais et conférences, Paris, Gallimard, 1958, p. 107.
34 « La production totale », p. 74.
35 “Substance automatique” est l’expression par laquelle Marx définit le capital.
HOMMAGE à GÉRARD GRANEL
pratique », où “pratique” entendu lui-même de façon moderne, n’appartient plus en rien à ce que les
Grecs nommaient praxis, mais relève de la version métaphysique moderne de ce qu’ils nommaient
poïein : produire36 ».
Le système des idéalités modernes attribue également au sujet moral la capacité de discriminer le bien
et le mal par une intention dans laquelle il reconnaît, « détachée de la matérialité de ses motivations, la
seule Loi qui vaille pour lui au ciel et sur la terre : l’universalité de sa propre forme » (73) - autrement
dit, son autonomie. Et ce système détermine contractuellement par cette même « Forme-Loi » les modalités de l’existence politique moderne, en définissant par la « Volonté Générale » le peuple comme
un « “tout” qui n’a rapport qu’à lui-même en tant que tout », et qui est « à la fois sujet et souverain de
soi-même37 ».
Mais l’idée d’une auto-production de soi par soi permet également de (re) définir le sujet moderne
comme sujet du bonheur, en montrant que le bonheur ne réside nulle part ailleurs que dans l’énergie au travail, et que l’homme peut y accéder en discriminant l’utile et le nuisible par « un calcul des
plaisirs dont le principe est l’accomplissement » de toutes ses virtualités naturelles « dans la production individuelle et collective de soi-même par le travail » (73). Hume - et c’est là sa force - a en effet
ramené sur terre les idéalités modernes, et il en proposé, avec « un humour tout britannique », un
« panégyrique » qui fait de la production l’action-mère commandant toutes les pratiques (y compris
les pratiques théoriques) des hommes à l’époque moderne38.
Aux XVIIe et XVIIIe siècles, au moment où fut élaboré ce système d’idéalités, le « processus de formation » du monde moderne était déjà en cours depuis un certain temps, puisqu’au lendemain des
Grandes Découvertes, le commerce s’était étendu de toute part sur le monde. Mais, à l’époque, la
production économique était artisanale, et non industrielle, et les échanges commerciaux, s’ils produisaient de la richesse en abondance, ne produisaient pas encore « l’infinité du Travail-Richesse ». Ce
n’est en effet qu’au XIXe siècle que la production économique sera elle-même soumise à la logique
de l’infinité productive, et c’est alors seulement que la modernité deviendra la figure historiale de
notre histoire, qui est en passe d’en donner une à tous les peuples de la planète. « Il a fallu à peu
près cinq siècles », souligne Granel, pour que « la production commerciale révèle tous ses caractères
essentiels en même temps qu’elle étendait sa domination sur toute réalité », « cinq siècles pour passer
des corporations à l’industrialisation mondiale, à travers les manufactures, la petite puis la grande
industrie dans des cadres nationaux, enfin le cracking économique des souverainetés nationales dans
la formation de grands ensembles productifs, en nombre très réduits, qui savent déjà qu’ils ne sont
eux-mêmes que des sous-ensembles d’un ensemble de tous les ensemble : l’Industrie-Monde (ou, ce
qui revient, le Marché-Monde) » (82-83).
Or la logique de l’infinité productive s’est emparée de la production économique à la faveur du
chiasme entre le social (gessellschaftich) et le chosique (sachlich) dont Marx a montré qu’il transformait les rapports sociaux en des rapports chosiques et le « travail vivant » en une marchandise
comme une autre - faisant ainsi des travailleurs les parcelles indifférenciées d’une communauté de
travail définie par le seul « (temps de) travail abstrait » -, et qu’il parturiait une tout autre forme de
richesse que celle qui avait auparavant existé de par le monde. Cette richesse-là naît de l’union du
principe d’infinité qui constitue l’essence même de la richesse, en tant qu’elle est ordonnée à une
logique, non pas économique (au sens étymologique), mais chrématistique, et du principe d’infinité
qui caractérise le travail moderne, en tant qu’il traite tout chose « comme matériau, sans égard à
ses formes essentielles (sinon comme contraintes aux limites) » (82). Elle ne se thésaurise pas et ne
se dépense pas dans l’usage. Elle ne “s’accumule” en effet qu’en circulant toujours plus vite et en
s’accroissant toujours davantage, au point de transformer le monde lui-même en « une immense
36 « Un singulier phénomène de mirement », p. 103.
37 Cf. « La guerre de Sécession », p. 353 (en référence à Rousseau).
38 Sur le statut du Hume dans la philosophie moderne, cf. Écrits logiques et politiques, p. 289-326.
PARCOURS 2011-2012
95
accumulation de marchandises39 ». Et, comme Marx l’a suggéré dans les Grundrisse, « l’accélération
de l’infinité respective » du travail et de la richesse « en une infinitisation réciproque » n’est pas seulement sous la dépendance des changements quantitatifs introduits dans le processus de production
(allongement du temps de travail, accélération du rythme des cadences, etc.), mais elle est aussi
sous la dépendance des changements de la forme même de la production rendus possibles par les
révolutions technologiques.
C’est cette dernière thèse qui permet à Granel de mettre en dialogue Marx avec Heidegger et de
montrer non seulement que la logique de l’infinité productive a aujourd’hui franchi une limite au-delà
de laquelle il ne lui est plus possible de « dissimuler le besoin de totalité qui lui est inhérent » (88),
mais encore que la marche de la mondialisation est rythmée par la « capitalisation entrecroisée » des
techno-sciences et du travail-richesse, et qu’elle est en passe de transformer l’humanité en une multitude anonyme et acéphale travaillant à la « production de marchandises par des marchandises40 ».
L’avenir de la modernité est par conséquent “bouché”. Il est à la « gestion infiniment reconduite de
l’anhistorique41 », c’est-à-dire qu'il nous offre la morne continuité d’un présent où rien ne peut, à
proprement parler, advenir, mais où des ébranlements de tous ordres (révoltes, sursauts d’agonie des
humanités finies, etc.) ne peuvent manquer de se produire, étant donné que la trame historiale de
notre histoire contrevient à « cette vérité grecque qu’une limitation nous commande » - vérité réaffirmée par Heidegger qui tient la « finitude essentielle » pour constitutive de l’être même de l’homme,
mais aussi par Marx que Granel considère, tout comme Aristote, comme un penseur des finitudes
logiques de l’être.
Aussi convient-il de comprendre les phénomènes monstrueux des années 30 comme « la première
manifestation du blocage du système des idéalités infinies » dont la rançon fut une folie meurtrière,
et les phénomènes inquiétants qui assombrissent notre présent comme les signes de « l’épuisement
du possible moderne en tant que logique de l’infinité » (74), et comme des signes qui montrent que
la production « ne produit jamais ce qu’elle produit à partir de ce qu’exigent les formes essentielles
de l’usage », sans avoir « d’abord considéré sa production comme une partie de la production de richesse et ses produits comme des marchandises », et qu’elle fait reculer autant que possible « les lois
d’essence » du savoir, de l’apprendre, de la santé, de l’habiter, etc., pour fabriquer des « substituts de
synthèse aux déterminations d’essence elles-mêmes42 ».
***
96
Est-ce à dire qu’une « malédiction ontologique » pèserait sur les idéalités infinies, et que Les années
30 nous convieraient à nous ranger du côté des « complaintes sur la “décadence” » (79-80), ou bien
qu’elles donneraient raison au dernier Heidegger lorsqu’il affirme que « seul un dieu peut encore
nous sauver43 » ? Certainement pas. Car si elles montrent qu’aujourd’hui tout, dans le monde, s’offre à
la « prise de l’infinité » et que nous ne pouvons plus avoir aucune prise immédiate sur le « processus
infini d’accroissement de la production », elles montrent également - telle est en effet, selon Granel, la
grande leçon d’Aristote que Marx et le premier Heidegger ont l’un et l’autre entendue - que ce qui a
pour principe, non une limite, mais l’illimitation, ne peut avoir ni son commencement ni son achèvement en soi-même, et que par conséquent, du fait même de leur illimitation, les idéalités infinies n’ont
pas la « possibilité d’achever réellement leur mouvement en une totalité absolue » - c’est-à-dire de « se
“refermer” sur le monde », ou de se constituer « comme un monde de substitution » (80).
39 L’expression est récurrente, sous la plume de Marx, où elle caractérise la « richesse bourgeoise ».
40 Selon la formule de Piero Sraffa (l’économiste d’obédience marxiste, ami de Gramsci et Wittgenstein) qui a
publié en 1960 un ouvrage intitulé : Production of Commodities by Means of Commodities : Prelude to a Critique of
Economic Theory.
41 Cf. « Qui vient après le sujet ? », p. 338.
42 Pour toute cette analyse, cf. « Sibboleth ou de la lettre », in Écrits logiques et politiques, 282.
43 M. Heidegger, Réponses et questions sur l’histoire et la politique, Paris, Mercure de France, 1977, p. 49.
HOMMAGE à GÉRARD GRANEL
L’ultime question qui se pose à elles est donc la suivante : D’où vient que les Temps Modernes aient
imaginé que les idéalités infinies possèderaient une telle possibilité et que toute chose se laisserait
réduire, sans reste, à l’objectivité du produit ? Pour y répondre, Granel se tourne vers le domaine où
l’idée d’infinité s’est d’abord imposée - vers la mathématisation de l’infini d’où est née la mathématique moderne. Et il explique que la logique opératoire de l’infini qui autorise l’applicabilité indéfinie
du « travail de l’infinité à soi-même » n’implique pas, par elle-même, l’idée d’une totalité absolue
(c’est-à-dire un infini en acte ou en extension), mais que la raison moderne s’est laissée prendre
au « reflet éblouissant » des nouvelles idéalités mathématiques et qu’elle n’a pas réussi à « séparer
son opération de son fantasme » (80-81). Ainsi la métaphysique leibnizienne a-t-elle construit, sur le
régime opératoire de la logique de l’infinité, « la fiction d’une substantialité de l’infini se déversant
dans sa manifestation réglée », le leurre rationnel d’une « pure auto-production dont le réel serait
l’apparence “bien fondée” » (80-81). Ainsi Rousseau a-t-il fondé l’idée moderne de démocratie sur
l’hypostase de la volonté comme « Volonté générale » d’où ont « disparu toutes les ”volontés particulières”, y compris la forme abstraite de la particularité en générale qu’est la “volonté de tous” », en
reconnaissant néanmoins que la Volonté Générale ne pouvait aucunement fonctionner sans « supplément théologique44 ».
Or les sociétés démocratiques modernes ont succombé à l’imaginaire de la totalisation infinie, et
elles ont fini par transformer la « puissance du rationnel » en un « pur et simple pouvoir » qui étend
sur toute finitude « la nuit d’un asservissement sans mesure » (81). Les premières se sont développées « sous le leurre inconscient de l’infini en acte », en supposant possible de régler par « le
poids symbolique de la “Volonté générale” » les tensions existant entre les diverses composantes du
corps productif (85), mais aujourd’hui, les systèmes productifs démocratiques ont atteint la limite
où ils « ne peuvent plus progresser qu’en s’incorporant » ce leurre (85), c’est-à-dire en tentant de
« réduire la substance sociale à une sorte de matière plastique » (87). Leur mode de fonctionnement
est donc, « dans une certaine mesure », analogue à celui des totalitarismes. À ceci près cependant
que, si les démocraties libérales cherchent à rendre malléables et fluides l’ensemble des structures
sociales, ce n’est pas pour les mettre à la « disposition d’une volonté politique extérieure et absolue », comme ce fut le cas dans les années 30 (87), mais pour permettre au processus infini d’accroissement de la production de coloniser tous les domaines de réalité. À l’ère de la mondialisation,
l’infinité moderne travaille en effet « en douceur, parmi des mesures temporaires et des palliatifs
de toute sorte » ; et elle est même capable de « maquiller sous diverses “justifications” morales ou
sociales les évolutions qu’elle n’a planifiées, en réalité, que pour une seule et unique raison : l’accroissement de la richesse » (88).
Comprendre ce qui nous arrive et n’être pas entièrement démunis par rapport à notre propre avenir,
c’est donc « résister au décollage ontologique hors de l’attraction de la finitude » qui est « l’âme du
monde moderne » (80). Autrement dit, c’est reconnaître que « la production moderne, en tant que
production à la fois du sujet autonome et de la substance automatique est une entreprise imaginaire »
(87). Mais c’est aussi prendre conscience du fait que « l’étrange recul du devenir-monde de la Production devant toute tentative d’avoir immédiatement “prise” sur lui ouvre, pour nous, « la possibilité
d’un autre recul : celui d’un travail de pensée qui nous prépare à saisir le kairos pour de multiples
batailles futures pour un tout nouveau faire-monde, aussitôt que ce “moment favorable” viendrait à
s’offrir » (89).
L’« analyse logique de la situation concrète » est donc à l’écoute de la « croissance de l’inexistence »
et du « manque à être » induits par la logique de l’infinité productive, et elle s’efforce d’en articuler
l’expression dans un « langage disruptif et sécessionnaire quant au présent », « affirmatif et inventif
quant à un avenir45 » qui fait apparaître la solidarité, par-delà leurs différences, des « formes libérales,
sociales-démocrates et paléo-marxistes d’action et d’analyse », et qui montre pourquoi ces formes « se
44 Sur ce point, cf. « La guerre de Sécession », p. 359.
45 Ibid.
PARCOURS 2011-2012
97
retournent aussi bien en autant de formes d’impuissance et de cécité46 » nous asservissant « au propre
devenir de notre liberté » (81). Et elle prend acte du fait que la « finitude essentielle » ne possède aucun socle naturel pour montrer qu’il est possible - et nécessaire - de réinscrire la finitude dans l’infinité
de la modernité, en recourbant le mouvement même de l’infinité.
Les Lieux du Monde
Françoise Fournié
Professeur de philosophie
Les lieux du monde : voilà un titre bien plat, voire un peu décevant, pour un hommage à un penseur
qui a su situer, tant dans son enseignement que dans son œuvre, les enjeux majeurs de notre monde
et de notre époque. Pourquoi, d’ailleurs, le pluriel : les lieux ? Va-t-on répertorier des lieux particulièrement révélateurs de l’état du monde ? Sur quels critères les sélectionner ? Et peut-on vraiment
dire que le monde est plein de lieux ? Ne se découvre-t-il pas plutôt, tous les jours, comme un vaste
espace de circulation sillonné sans cesse par des flux d’informations, de capitaux, de produits et de
producteurs ? Depuis Galilée et Descartes, les sciences ont imposé l’idée d’un espace indifférencié et
infini, et nous ont si bien habitués à considérer l’univers comme l’immensité de la nature offerte aux
entreprises de « maîtrise et de possession » des hommes, qu’il ne serait pas surprenant qu’une oreille
un peu exercée s’étonne qu’un travail de niveau philosophique se place aujourd’hui sous l’invocation
des « lieux du monde »
98
Toutefois, on peut aisément remarquer que la modestie du propos, avouée dès le titre, consonne
parfaitement avec la déconstruction de la philosophie classique par la pensée contemporaine : cette
déconstruction fait peser sur tous les grands textes le soupçon qu’il n’y a pas de vérité subsistant en
soi, et que s’il y a une sorte de « travail au centre », ce centre est vide, car « il n’y a pas de domaine du
fondamental47 ». Dès lors, la philosophie, privée de terrain, ne peut plus se présenter comme connaissance souveraine, ni même simplement comme un savoir. Désormais, la pensée contemporaine se
reconnaît comme un travail théorique non-positif, comme l’endurance d’un questionnement sur le
réel qui s’attache à analyser le comment du monde, c’est-à-dire à décrire comment « l’être se noue
au paraître48 ».
Ce nœud ontologique est précisément ce que la philosophie des Modernes depuis Descartes feint
obstinément d’ignorer, puisque l’axiome fondateur de la mathesis pose que la vérité des phénomènes
naturels se trouve au-delà du monde sensible, derrière les apparences, au-delà de la perception, en
sorte que vérité rationnelle et paraître semblent totalement étrangers et indifférents l’un à l’autre.
Dans la Règle XII des Règles pour la direction de l’esprit, Descartes recommande de séparer l’ordre de
la connaissance, ou ordre des concepts, de l’ordre de l’expérience, ou ordre du réel vécu : « Nous disons donc, premièrement, qu’en considérant chaque chose selon l’ordre qui intéresse notre connaissance, il faut procéder autrement que si nous parlions d’elle en tant qu’elle existe réellement. » « Texte
46 Cf. « Sibboleth ou de la lettre », p. 284.
47 Traditionis traditio, éd. Gallimard, coll. Le chemin, Paris, 1972, p. 12.
48 Études, éd. Galilée, Paris, 1995, p. 38.
HOMMAGE à GÉRARD GRANEL
prodigieux, commente Granel, : il y a le réel tel qu’il est réellement, et le réel tel qu’on en parle. Dans
la façon dont on en parle, il est impossible de dire ce qu’il est réellement, au contraire il est seulement
possible de dire ce qu’il n’est pas “en lui-même”49 ». Ainsi se définit l’essence de l’entreprise moderne :
« Nous tenons ici, poursuit Granel, ce que c’est qu’un concept moderne : non pas seulement ce que
le contenu de l’expérience ne contient, ni ne permet d’exhiber, cas général de tout concept digne de
ce nom […], mais un concept que la forme même de l’expérience […] ne concerne absolument pas.
Dans la théorie moderne, le concept est l’impossible du réel, et le réel l’impossible du concept50 ».
Nous vivons donc la juxtaposition de deux vérités qui se supportent de s’ignorer : « une vérité sur les
choses (et non à partir d’elles […]) qui est seulement la cohérence intime d’un discours enchaînant
des représentables purs, et d’autre part une vérité opaque et massivement supposée, des choses
mêmes dans l’expérience51 ». Nous vivons la coexistence énigmatique de deux mondes : il y a l’univers
des certitudes mathématiques à partir de quoi les techno-sciences déploient leur pouvoir de rationalisation sur l’ensemble de la nature traitée comme matériau, et il y a d’autre part l’évidence muette
mais indéfectible de la réalité du monde vécu, le séjour où s’inscrivent nos vies, nos questions, nos
désirs, où le soleil distribue chaque matin les tâches journalières ; ce monde est celui de « la véritédes-choses ». Ces deux mondes sont, depuis le début des Temps Modernes, « séparés par un gouffre
eidétique » qui condamne le discours-du-savoir à se heurter sans cesse au silence obstiné du réel.
Cette situation de divorce entre deux mondes, entre deux vérités, se révèle rapidement inacceptable
pour la philosophie, qui ne peut renoncer simplement à l’articulation du savoir avec la banalité ; d’où
les tentatives successives pour consolider les fondements de la métaphysique. C’est pourquoi un courant phénoménologique, souterrain mais constant, a drainé dans l’histoire de la philosophie moderne
le refus de cette inacceptable schize et alimenté le recours au « descriptif » des formes de l’expérience
en soulignant le caractère universel de la perception humaine. Le travail de Granel se comprend dans
cette perspective. De même qu’il revendiquait l’héritage de l’école française de la perception - qu’il
connaissait pour avoir été élève de Michel Alexandre - Granel s’est toujours attaché à souligner l’importance de la veine phénoménologique qui trace « la seule topographie du pays de matérialisme »,
c’est tout à fait manifeste dans ses deux thèses de doctorat : L’équivoque ontologique de la pensée
kantienne et Le sens du temps et de la perception chez E. Husserl. Plus largement, l’ensemble de
son travail témoigne du souci de « respecter le nœud de l’essence et du fait [qui] constitue le devoir
spécifique et la ressource propre de la description phénoménologique52 ».
Que peut être la description phénoménologique du monde ? Questionner « les lieux du monde » signifie d’abord chercher à saisir le caractère spatial du perçu. C’est ce que fait Kant dans la Critique de
la raison pure. Dans l’ « exposition » de l’espace comme « forme a priori de la sensibilité », il affirme :
« La représentation de l’espace ne peut pas être tirée par l’expérience des rapports des phénomènes
extérieurs » ; « L’espace n’est pas […] un concept de rapport de choses en général53 ». Granel commente ainsi : « La Critique aura donc l’audace de déclarer « a priori » le caractère spatial de l’épreuve
que nous faisons du Monde, et de considérer que le « divers » de cette spatialité repose […] sur des
limitations54 ». L’espace, forme a priori de la perception, ne peut pas provenir de relations entre les
choses ; il est plutôt ce qui, anticipant toute disposition de choses, permet leur déploiement. Autrement dit, l’espace est condition de possibilité du paraître et, puisque la diversité perçue « repose sur
des limitations », il faut comprendre que l’espace n’est pas assemblage de parties qui lui préexisteraient, mais c’est l’espace lui-même qui pro-pose et dé-limite tout ce qui paraît. C’est ainsi que Granel
lit l’effort de Kant pour approcher la primitivité du paraître, en malmenant le langage moderne de la
représentation.
49
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51
52
53
54
Cartesiana, éd. T.E.R., Mauvezin, 1984, p. 164.
Ib.
Id., p. 178-179.
Apolis, éd. T.E.R., Mauvezin, 2009, p. 73.
Critique de la raison pure, trad. Tremesaygues et Pacaud, Paris, PUF, 1967, p. 56.
Apolis, éd. T.E.R., Mauvezin, 2009, p. 10.
PARCOURS 2011-2012
99
Il n’en reste pas moins qu’éclate dans le texte kantien de l’exposition transcendantale de l’espace la
difficulté extrême de dire le caractère spatial du perçu comme formel, tout en évitant d’imaginer cette
forme comme une structure de composition de toutes les choses. Cette difficulté n’est d’ailleurs pas
accidentelle, c’est une difficulté principielle qui tient à ceci que les phénomènes paraissent - c’est
même ce que signifie le mot grec phainomenon : avoir son être comme paraissant - mais ce qui ne paraît pas, c’est le comment du paraître qui s’efface derrière les choses perçues. Pour saisir la typique du
paraître, il faut donc une autre approche que celle qu’impose le langage de la métaphysique des Modernes ; car enfin, comme le dit Granel, le monde a disparu aussitôt qu’il a été « distribué en une matière et une forme, des parties et un tout, des choses et des qualités, des substances et des actions55 ».
Pour trouver un exemple d’analyse de la spatialité au sens phénoménal, il faut se tourner vers Aristote,
revenir au Livre IV de la Physique qui traite du topos, c’est-à-dire de l’avoir-lieu. Or, d’emblée, Aristote
prévient qu’il est difficile de saisir l’essence du lieu, son eidos, son visage « parce qu’il ne se montre
pas lui-même56 ». Le lieu, en effet, est d’abord lieu de ceci ou de cela, c’est-à-dire l’apparaître d’autre
chose que de lui-même. L’espace se laisse oublier, on lui préfère l’étalement de la prairie ou la tranquille immobilité de l’après-midi. Lieu des choses, l’espace paraît multiple, sans traits distincts ; il n’y a
donc pas de chemin facile pour saisir ce qu’il est, puisque son mode d’être consiste à ne pas paraître
pour laisser les choses et les moments paraître en lui.
L’espace est appréhendé par Aristote comme l’une des modalités du « mouvement de paraître »,
comme avoir-lieu. Cet avoir-lieu s’ordonne selon six « diastaseis », « six déhiscences, six déchirures
d’ouverture », traduit Granel. Ces dispositions ouvrantes sont le haut, le bas, la droite et la gauche,
l’avant et l’arrière. Bref, la spatialité de la perception est fondamentalement liée à l’orientation, ce qui
suffit à montrer qu’un abîme sépare la logique du paraître de l’espace uniforme et amorphe évident
pour la Physique moderne. Si bien que, forts des certitudes de notre savoir, nous estimons très vite
que les Leçons sur la Physique d’Aristote présentent un intérêt restreint, que ce sont des considérations naïves et empiriques, empêtrées dans le qualitatif - à noter d’ailleurs qu’en dépit de la tradition
il conviendrait de traduire phusikê par « le paraître » ou « le concret », en suivant la recommandation
de Granel, car « pour le langage moderne, “physique” n’est plus aucunement l’adjectif de “Phusis” »,
terme qui désigne l’ensemble de ce qui croît par son propre mouvement57. Tout cela fait que l’œuvre
d’Aristote est souvent déconsidérée, car tenue pour une physique anthropomorphique.
100
Toutefois, cette interprétation réductrice est déjouée par le texte lui-même ; ainsi, les six déhiscences
sont décrites comme « les articulations et les traits de l’avoir-lieu » et « elles ne diffèrent pas seulement
en tant que positions mais aussi quant à la puissance58 ». Ce qui signifie que ces dispositions d’ouverture ne sont pas seulement des points de repère relatifs qui changent selon que l’on se tourne (ce
qui était à ma gauche se trouve à ma droite si je fais un demi-tour), mais, comme modalités d’être du
paraissant, ces déhiscences ne varient pas et ne se produisent pas, elles sont constantes, toujours-déjà
là. Ce sont des ouvertures ouvrantes - et non ouvertes - selon lesquelles toute dis-position a lieu et qui
permettent l’orientation, bien qu’elles n’appartiennent pas elles-mêmes à l’orientation. Elles ouvrent
le « là où », elles sont l’initiative de l’avoir-lieu, qui elle-même n’a lieu nulle part. Granel dit : « La relativité tournante et qui “se produit” s’inscrit toujours dans cette distribution qui n’est pas comptée à
partir des choses, mais selon laquelle celles-ci ont “sans cesse” lieu, c’est-à-dire paraissent59 ».
Avoir-lieu, c’est paraître, et paraître, c’est séjourner entre terre et ciel dans l’écartement où se prend
la vue. Ce langage est bien étrange ! C’est pourtant ainsi que parle le texte d’Aristote qui, à tous les
niveaux de la description phénoménologique - la chose, la spatialité, le monde - fait résonner le préfixe grec dia-. Dia- signifie « en séparant », « en déchirant » ; ce préfixe se retrouve en français sous
55
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58
59
Id., p. 9.
Physique IV, 208 a 33, éd. Les Belles Lettres, coll. Budé, Paris, 1966.
Le sens du temps et de la perception chez E. Husserl, éd. Gallimard, coll. nrf, p. 203, note 2.
Physique IV, 208 b 22.
Le sens du temps et de la perception chez E. Husserl, p. 205.
HOMMAGE à GÉRARD GRANEL
les formes di- (divorce), dis- (dislocation) ou dé- (démembrement). Aristote nomme dia-stêmata :
positions selon un écart, ce qui installe une chose dans son volume : longueur, largeur, profondeur ; il
nomme dia-staseis les six déhiscences de la spatialité ; et enfin dia-pherein le mouvement d’avoir-lieu
ou d’être porté à paraître. Le jeu de ce dia- commun aux trois termes grecs permet de comprendre
que l’avoir-lieu est à la fois lieu propre des choses singulières et lieu commun où tout a lieu, c’est-àdire le monde. C’est en effet le même mouvement (diapherein) qui arrondit la chose sur elle-même
dans son maintien singulier et qui inscrit la dimension du monde en chaque lieu du monde. En sorte
que c’est comme chose-du-monde que chaque chose s’affirme con-crète, c’est-à-dire qu’elle se développe et s’affermit. Aristote précise d’ailleurs qu’il faut penser le lieu comme « la limite à partir de quoi
le corps est discerné60 ». Le lieu est donc la limite selon laquelle chaque chose paraît dans sa singularité et tendue sur le monde ; le lieu est le cerne à partir de quoi tout étant singulier est dis-cerné et en
même temps nous con-cerne dans le partage qu’est le monde. Cela veut dire aussi que la limite qui articule ou le cerne qui dis-cerne ne sont eux-mêmes aucune positivité - rien dont on puisse s’emparer
-, ils sont l’inscription des choses dans un partage où elles paraissent achevées, dans leur singularité.
Écoutons Granel : « Les modes d’être comme modes de paraître ne subsistent ni ne résident en-dessous ni au-delà de l’étant-paraissant. […] L’ouverture selon laquelle le paraissant est paraissant n’est
certes rien elle-même qui paraisse au sens d’une chose, mais cette “différence” dans laquelle elle se
retire sans cesse n’est pourtant aucunement une séparation, elle est au contraire ce qu’inscrit le paraissant qui a son port dans un tel déport premier. L’être-en-haut ne s’ouvre jamais autrement qu’avec
la montée légère de la fumée, avec le bruit de la mer jusqu’à la falaise, repris et relancé dans le cri des
mouettes jusqu’aux “hauteurs” du ciel. Et l’être-en-bas également, dans le dévallement de la pente,
dans le bleu large et écarté de la vallée, dans le rebondissement de la pierre qui creuse jusqu’au fond
le silence entier de l’après-midi61 ».
Le sensible prolifère sur le tranchant de différences qui ne sont pas (un) au-delà de ce qui fructifie
selon elles. Le dia-, l’ouverture qui dis-pose et maintient les choses visibles dans la constance de leur
paraître comme des touffes de monde, cette articulation n’appartient pas en propre aux choses, elle
n’est pas non plus situable dans le monde. Ou, comme le dit Aristote, « l’avoir-lieu lui-même n’est pas
dans un lieu62 ».
Il est donc vain de chercher où se trouve l’unité du visible. Le propre d’une chose spatiale, c’est
qu’elle n’est perceptible, comme chose intègre, que par la diversité de ses aspects. Non pas parce que
nous serions incapables en fait d’atteindre le centre de focalisation de tous ces aspects qui existerait
en droit, mais parce que ce centre, ce noyau de réalité n’existe pas - comme d’ailleurs le montre fort
bien la peinture cubiste. Sous les aspects de la chose, il n’y a rien. L’unité de l’objet visible ne manque
cependant jamais, c’est elle qui pro-pose les moments de la qualification comme autant de facettes
par quoi se dessine la concrétude sensible d’un corps. Il ne faut donc pas imaginer l’unité d’une chose
perçue posée quelque part, sous-jacente ou au centre de la profusion des qualités : il n’y a pas de point
focal du perceptible. Il ne faut pas davantage, si l’on suit Aristote, imaginer l’unité d’un corps comme
une sorte d’enveloppe dans laquelle le corps se trouverait en quelque sorte enfermé avec lui-même.
Le cerne selon lequel l’objet visible s’arrondit sur lui-même n’a ni épaisseur ni consistance, ce n’est
pas non plus un contenu qui mettrait en forme une diversité informe. Le corps n’occupe pas ses limites, car ce qui le distingue dans sa singularité en lui conférant son maintien n’est pas une clôture,
le cerne n’est rien de ce qui par lui est discerné. Kant savait cela, qui remarquait dans la Critique de la
raison pure63 que « ce qui limite doit être différent de ce qui sert à limiter ».
Le corps tenu dans son faire-volume - ses diastêmata - est déterminé et porté à paraître, c’est ainsi
qu’il a lieu, ajointé aux six déhiscences que sont les dia-staseis. Le dia-, l’écartement qui articule sur le
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63
Physique IV, 212 a 5.
Le sens du temps et de la perception chez E. Husserl, p. 208.
Physique IV, 212 b 27.
Critique de la raison pure, p. 385.
PARCOURS 2011-2012
101
monde tout paraissant, indique le clivage de l’appartenance du sensible à des choses comme donnée
première du paraître. La fermeté de l’appartenance du sensible à des choses correspond à l’être-tel,
comme forme originelle du paraître, car rien de ce qui paraît ne peut être quelconque - le blanc est
toujours blanc du mur, blanc de la voile, blanc du drap qui sèche au vent…
On peut comprendre que la limite de la chose n’appartienne pas à la chose ; faut-il penser alors que
c’est le monde qui détient cette limite ? Le monde est-il la figure du tout parce qu’il contient en lui
l’ensemble des choses ?
Certes, tout ce qui se montre paraît à partir du monde, mais le monde compris dans la logique de
la phénoménalité ne peut pas désigner une hypothétique totalité des étants résultant d’une composition infinie. Car « l’invariance eidétique du monde-de-l’intuition n’a rien à voir avec les possibles
mathématiques64 ». Percevoir ne consiste pas du tout à accumuler du perceptible ; du point de vue
du nombre de choses, nous ne percevons jamais qu’une partie très réduite, infime, d’autres choses,
ailleurs, en d’autres lieux, sont visibles. Mais ce à quoi il faut prendre garde, c’est que les choses dont
on ne retient ainsi la réalité que sous la forme de la possibilité de paraître sont absolument indissociables de la forme générale du monde, qui est partout identique. Autrement dit, la forme du monde
est telle que tout lieu du monde est parfaitement identique à tout autre en tant que lieu du monde.
En tout lieu, c’est chaque fois le monde qui a lieu. Ou encore, si l’on risque une métaphore : le monde
est une structure fractale, tout lieu du monde est un lieu-monde. C’est pourquoi les choses perçues
reçoivent le monde en partage. Quand, debout sur la dune, je regarde l’océan, c’est l’immensité qui
s’annonce. Ce qui comble le regard est plus grand que toute surface calculable. C’est plus grand parce
que c’est absolument grand, extension entière d’un bout à l’autre d’elle-même ; alors que toute surface n’est qu’un calcul dont la grandeur dépend de l’unité de mesure retenue dans l’échelle indéfinie
des unités de mesure.
Mais la seule mesure, l’unique mesure qui est l’unité de mesure de la perception, c’est le monde. Le
monde, qui jamais ne manque et à quoi toutes les choses « se mesurent ». « Le champ du voir [de
l’homme], écrit Granel, est donc proprement le monde. Non une mesure que je prends, mais la mesure selon laquelle chaque fois le Sans-mesure se verse65 ».
102
Le monde est la limite qui verse la diversité sensible, dispense le visible et ménage les lieux ; c’est
pourquoi Aristote définit le lieu-monde comme « la première limite immobile du cerne66 ». Cette
limite discernante, Granel la comprend comme « l’irretraçable tracé d’un incernable cerne67 » ou
comme « une ouverture nulle part elle-même ouverte68 », si bien que le réel s’avère une étrange pulpe
qui pend ouverte sur une décision pure, sur une différence infigurable. Le monde est « la mise à disposition achevée de l’étant dans l’ouvert » et l’ouvert est la cassure, le pli, « la commissure » que forment
le ciel et la terre, dit encore Granel ; et il poursuit : « Le monde s’entrebâille […] il faut à tout ce qui
paraît un sol du paraître et une élévation du paraître69 ». Ainsi Granel comprend-il le couple ciel-terre
de l’eidétique d’Aristote qui décrit le ciel comme « l’extrémité pour nous du portement-en-cercle », en
précisant : « Le lieu n’est pas le ciel, mais du ciel un certain terme et aussi la limite-ouvrante demeurant
en repos ajustant le corps paraissant70 ». Le ciel où le soleil se lève et d’où le soir descend sur la terre
est la non-chose allégorique du monde, il est le terme non matériel du visible, l’ampleur de notre site,
la pleine mesure où se prend le regard, le surplomb qui assure l’aplomb de l’homme debout. Tout
arrive sous le ciel qui scelle notre condition. Entre ciel et terre, le monde est notre séjour, c’est là que
nous existons.
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Le sens du temps et de la perception chez E. Husserl, p. 211.
Études, p. 97.
Physique IV, 212 a 20.
Écrits logiques et politiques, éd. Galilée, Paris, 1990, p. 229.
Apolis, p. 11.
Granel, l’éclat, le combat, l’ouvert, éd. Belin, coll. L’extrême contemporain, Paris, 2001, p. 11.
Physique IV, 210 b 17-19.
HOMMAGE à GÉRARD GRANEL
Mais le monde n’est rien qui se puisse exhiber. Le monde s’efface, laissant les lieux disponibles pour
les entreprises des hommes ; le monde se retire, laissant les hommes peupler les lieux. Parfois cependant, entre ciel et terre, entre naissance et mort, l’homme, voué à l’intervalle, parvient à entendre le
très mince bruissement du silence phénoménal. Presque un rien, comme l’écrit Michel Deguy : « Y
aura-t-il jamais autre chose ; rien que ça qui n’est pas rien maintenant, mais de telle sorte que précisément je ne l’atteins comme “tout” qu’en disant qu’il n’est pas rien, c’est-à-dire aussi peu différent de
rien que possible, au point que, comme d’une douleur mortelle, j’ai à dire seulement : “oh, ce n’est
rien”71 » .
Forme (et matière)
dans la lecture générale de Marx
de Gérard Granel
Didier Claverie
Professeur au Lycée G. Fauré de Foix
Au cours de l'année universitaire 1983-1984, Gérard Granel fit un ensemble de cours aux étudiants
de 2e année de DEUG, à l'université de Toulouse - le Mirail, intitulé : Lecture générale de Marx. Cet
ensemble a été transcrit à partir de cassettes audio, semaine après semaine, par deux de mes condisciples (Guy Séguéla et Philippe Maury), et moi-même. La plupart du temps, Granel arrivait en cours
avec très peu de notes, parfois trois ou quatre lignes jetées sur une feuille, ou même encore trois ou
quatre mots seulement. Très vite, à partir du cours n° 3, nous avons décidé de faire une opération de
« sauvetage » d'une pensée en acte qui, à l'origine, n'avait pas voulu se laisser prendre dans les filets
de l'écriture. Cette pensée était d’emblée condamnée à l'oubli quant à sa texture. Elle était tellement
dense et riche que, ne pouvoir en conserver en notes que quelques bribes, c'était profondément la
trahir. La fulgurance et le jaillissement de la parole de Granel étaient incomparables. Parfois - mais
c'était rare - lorsqu'il avait perdu de vue la proposition de départ, locomotive du train auquel il ne pouvait accrocher le dernier wagon, il nous disait, amusé de lui-même : « Des incises dans des incises… »
À la fin de l'année, nous lui avons remis, un peu timides, notre travail de scribes. Nous espérions qu'il
en ferait une publication. Le temps est passé ; il avait pourtant le désir de revenir sur ce cours, afin
d'en donner une interprétation, comme il l'avait annoncé en préambule du cours n° 9 du 26 janvier
1984 : « Je crois que la véritable lecture que je veux faire suppose qu'il faut passer le plus tard possible
à des cours magistraux proposant une interprétation en forme de Marx, le plus important étant d'apprendre à lire… J'ai lu, relu, re-relu une fois de plus avant vous, et ça ne sert à rien, parce que chaque
fois qu'on prépare un commentaire, on en fait un autre ». Travail de lecture, de relecture, indéfini ; il
faut remettre cent fois l'ouvrage sur le métier… Mais les cours magistraux ne viendront pas, Gérard
Granel étant victime d'ennuis de santé à partir de la fin du mois de mars 1984, et ce, jusqu'à la fin de
cette même année universitaire.
71 Figurations, éd. Gallimard, coll. Le chemin, p. 101, Paris, 1969.
PARCOURS 2011-2012
103
Néanmoins, il reste une trame de fond de l’interprétation que Gérard Granel voulait faire de cette
Lecture générale de Marx ; elle se trouve dans la conférence du 14 mai 1987, intitulée Le concept de
forme dans le Capital, dont le texte a été édité dans Apolis (pp. 59 - 63), publié chez TER en 2009.
Nous travaillons, depuis juillet 2005, sur le manuscrit de 1984 avec Élisabeth Rigal, Françoise Fournié
et Alain Desblancs, manuscrit dont Guy Séguéla a réalisé le tapuscrit. Le travail en question est toujours, en cours, et il est bien avancé…
***
Ces considérations liminaires, quelque peu anecdotiques, ne sont pas dénuées d'intérêt, comme nous
le verrons. Mais elles ne doivent pas masquer l'essentiel : dans ce cours de 1984, il s'agit, comme nous
l'avons vu, d'une lecture, et même d'une lecture générale de Marx. « Générale », mais pas exhaustive,
même si elle commence par la Critique du droit politique hégélien pour se terminer sur un travail
concernant Le Capital, en passant par les Manuscrits de 1844 et les Grundrisse. Il s'agissait pour
Granel, à partir du balisage de l'œuvre à l‘aide de textes choisis, d'en faire une lecture très attentive,
principe même de tout véritable travail philosophique, nous le savons tous. Cette lecture avait ellemême pour finalité « une interprétation en forme de Marx » qui, de l'aveu même de Granel, était
fortement polémique. En effet, il ne s'agissait pas moins que d'enterrer, une fois pour toutes, les diverses tentatives de résoudre « les problèmes traditionnels concernant le caractère dialectique-matérialiste-scientifique de la théorie marxiste (comme on disait). L' « échec [althussérien] d'une coupure
épistémologique introuvable (scientifiquement vide) » (p. 63) était patent selon Granel, « faute d'avoir
retracé, dans le texte, le fil ténu - mais incassable - d'une question bien antérieure à celle de son mode
d'écriture, en tant qu'écriture de formes » (id. pp. 63 - 64). La méthode suivie par Granel, pour en finir
une fois pour toutes avec ces tentatives, n'avait rien d'une mesquine « critique - critique » (au sens
dénoncé par Marx) d'Althusser, ni même d'un travail d'analyse montrant les incapacités de cette voie
à nous mener au cœur de la pensée marxienne.
104
La méthode de Granel était tout autre : proposer une nouvelle interprétation, radicale, dont l'esquisse
fondatrice apparaît dans la conférence sur Le concept de forme dans le Capital. Ce n'est pas de cette
esquisse dont il va s'agir ici. Ce qui va plutôt nous intéresser (parce que c'est ce qui nous conduira au
cœur de la pensée de Marx - interesse comme le disait Granel : être au cœur des choses, parmi elles
en elles-mêmes), dans cette conférence, est ce qui va engager la remise en cause fondamentale de
la « coupure épistémologique » althussérienne du Pour Marx. Il n'y a pas, en effet, selon Granel, de
« coupure épistémologique », c'est-à-dire un Marx philosophe (celui des débuts) et un Marx scientifique (celui de la maturité). Marx est d'abord un philosophe, et il l’est resté jusqu'à la fin. Et même
si Lire le Capital avait comme finalité, pour Althusser, de faire apparaître la portée philosophique
du Capital contre les interprétations humanistes qui en avaient été faites, le but de Granel (dans la
conférence en question) est de montrer que ce n'est pas de la portée philosophique du Capital qu'il
faut s'occuper, mais qu'il faut montrer bien plutôt que cette œuvre est de part en part - c'est-à-dire en
totalité - animée par un travail philosophique de fond.
Le début du cours n° 1 est clair à ce sujet : « Dire que l'œuvre de Marx est une philosophie, c'est dire
trois choses, lui reconnaître trois axes :
A) Elle possède un centre ontologique : elle est une détermination du sens de l'être (comme production) et une détermination de l'être de l'homme (comme producteur).
B) La méthode de Marx est dialectique. Mais il ne faut pas l'assimiler directement à la dialectique au
sens hégélien, puisqu'il affirme sans cesse leurs différences. En effet, au-delà de la dialectique, il existe
une méthode d'analyse propre à Marx, qui est une analyse des formes [ce sens fondamental sera
en lettres italiques dans toute la suite de ce texte, pour bien marquer sa différence d’avec celui des
formes d’apparition] ; analyse qui est visible partout et saisissable dans Le Capital, et plus encore dans
les Grundrisse (La Contribution à la critique de l'économie politique).
C) La mise en perspective de l'histoire occidentale est ce qui fait l'ampleur de cette philosophie : le
travail de Marx n'est pas seulement un travail sur les économistes, et sur Hegel et Feuerbach, mais
aussi sur Hume, Rousseau, et toute la philosophie des Modernes, et sur Aristote. Mais cette ampleur
HOMMAGE à GÉRARD GRANEL
est méconnue aujourd'hui, car il arrive à Marx la même chose qui était arrivée à Hegel en 1873 : on le
dénigre, on le traite comme un « chien crevé ». (Cf. aussi p. 59 la citation de la postface de la deuxième
édition du Capital).
Ce caractère philosophique (et même onto-phénoméno-logique, ainsi que Granel l'exprimera dans la
conférence de 1987), n'est pas autre que celui du « mode d'écriture [de Marx] en tant qu'écriture des
formes » (p. 64). En effet, il est onto-phénoméno-logique au sens où il est :
• « le discours [= logique] des formes - en tant que les formes sont l'affaire du discours, ce qu'il s’attache à exposer - ne « fait apparaître » [= phénoméno] les formes que dans les formes du discours,
c'est-à-dire dans le tour de l'exposition » (p. 65), c'est-à-dire « dans la forme de l'exposition » qui s'est
imposée à Marx après la relecture de la Grande Logique de Hegel (p. 65).
• c'est pourquoi : « ce qui n'apparaît pas dans les formes de sa propre apparition : le réel, l'essentiel
[= onto], le vrai, est lui-même forme ».
• les analyses que Granel identifie comme porteuses du « fond » (si je puis dire) de la philosophie
de Marx sont donc toutes des analyses de formes, dont certaines sont énumérées p. 64 : « forme
salaire », « forme marchandise », « forme valeur simple » (elle-même comme le jeu réciproque de
la « forme relative » et de la « forme équivalent »), « forme valeur totale ou développée », « forme
valeur générale », « forme monnaie ou argent ».
• les questions qui se posent alors sont de savoir ce que veut dire ici forme et en quoi le concept de
forme permet de justifier la continuité philosophique de la pensée de Marx et de rejeter l'idée d'une
« coupure épistémologique ».
• il ne s'agit pas ici (en ce qui concerne les formes), comme Granel l’avait montré quelques pages
auparavant, des « formes phénoménales » (Erscheinungsform), qui correspondent au concept de
forme somme toute entièrement classique, « épistémologiquement et métaphysiquement parlant » : en effet, elles confondent, conjuguent en elles l'apparaître (ce que l'on perçoit en surface)
et l'apparence (l'illusion). En même temps, elles cachent leur substrat en masquant le rapport vrai
relativement à ce dont elles procèdent, et même « en font paraître un autre, un pseudo-substrat »
(p. 61) = > voir à cet égard l'image de la course apparaissante du soleil qui n'est, au fond, que sa
course apparente, et qui nous donne à croire que le soleil tourne autour de la Terre qui, elle, reste
immobile. Dans ce cas, on retrouve alors l'opposition doxa/science (p. 62), apparaître/être.
• ces formes d'apparition ne doivent pas être confondues avec ce que Marx appelle forme (tout
court), qui sont celles que le discours seul peut révéler, qui n'apparaissent que dans l'exposition :
c'est pourquoi « elles sont les formes de l'essentiellement inapparaissant » (p. 66).
Comment Granel peut-il en venir à les déterminer ainsi, alors que le texte de Marx n'en donne qu'une
seule indication expresse, qui ne nous met pas vraiment sur cette voie ? « Que veut dire forme ici [dans
le texte de Marx] où le terme ne signifie plus la forme d'apparition, mais la vérité inapparente ? Forme
s'oppose, ce qui ne sera guère nouveau, à « matériel » (Stoffliche) » (p. 64). Que faut-il voir ici dans
cette opposition, dans ce face-à-face ?
Peut-être devons-nous alors faire le détour (avec Granel), paradoxalement, par la matière, pour parvenir à établir ce que Marx appelle forme. Or, nous avons vu qu'il y a deux sens du mot « forme » ;
donc « il nous faut déterminer plusieurs sens de la matérialité et plusieurs sens de la formalité, jusqu'à
ne plus les confondre » (p. 65). Qu'en est-il de ces sens de la matérialité ? Granel ne dira que peu de
choses à leur égard au cours de cette conférence. Où les trouver alors ? Dans le texte de Marx, certes.
Mais où ? Granel donne deux extraits du Capital (p. 65 - 66), au sujet desquels il nous dit que :
• p. 65 : « Das Stoffliche (le matériel) désigne précisément les formes d'apparition, les apparences
dans ce qu'elles offrent d'immédiatement saisissable : les réalités (pseudo-réalités, pour la critique)
pour lesquelles se donnent les apparences quotidiennes de la pratique du travail et de la pratique
du Capital ».
• p. 66 : « L'apparence est donc ce qui se donne immédiatement, ce qui donne en elle-même et comme
elle-même son objet. D'où pourrait-on dire qu'elle ait de l'étoffe, qu'elle soit das Stoffliche ? ». Le matériel se donne donc à travers ses formes d'apparition.
PARCOURS 2011-2012
105
Et Granel de revenir alors aux formes (tout court). Le détour par la matière pour savoir ce que Marx
appelle forme en reste là. Or, ce n'a pas toujours été le cas. Il faut, pour le voir, retourner au cours
n° 9 du 26/01/1984.
Lisons Marx (Pléiade, p. 563), avec Granel : « Les valeurs d'usage ne se réalisent que dans l'usage ou
la consommation. Elles forment la matière de la richesse, quelle que soit la forme sociale de cette
richesse. Dans la société que nous avons à examiner [celle du mode de production capitaliste], elles
sont en même temps les soutiens matériels de la valeur d'échange ».
Granel commente : il y a deux fois la matière, dans la marchandise :
1. La matière dans la diversité, en tant que valeur d'usage ; l’usage de la matière est la richesse humaine
dans les Manuscrits de 1844, la vraie richesse.
2. La matière indifférente, qui sert de support, de substrat, à la valeur d'échange.
Que faut-il comprendre ici ?
• Que la diversité, qui emporte avec soi (= elles sont indissociables) l'idée de matière, est un concept
non idéaliste ; c'est un concept praxique, au sens où la philosophie de Marx est une philosophie de
la praxis, c'est-à-dire de la pratique de l'étant, de l'usage de l'étant, que le discours révèle dans son
être, c'est-à-dire dans ses formes.
• Qu'est-ce, alors, qu’un concept idéaliste de la matière ? C'est ce que Granel nomme « la diversité
pure », l'idée pure d'une quelconque diversité qui suppose que la matière est amorphe (= sans
forme) ».
• Qu'est-ce, alors, par opposition, que le concept praxique de matière ? C'est « purement la diversité »,
ce qui veut dire qu'il n’y a de diversité que matérielle. La matérialité, dans son vrai sens, « la matière
vraiment matérielle », ose Granel, c'est la diversité dans son vrai sens (= qui n'est pas indifférenciée).
La différence de formules est la marque d'une différence essentielle. On peut tenter d’exprimer
(même si cet exemple analogique est quelque peu réducteur) cette différence à travers la différence
des expressions : « un cheval beau » et « un beau cheval ». Lorsqu'on dit : « un cheval beau », on met
surtout et seulement l'accent sur une qualité esthétique concernant l'apparence du cheval en question, formelle, vide en quelque sorte (son skéma) ; c'est la diversité pure. Par contre, lorsqu'on parle
d’« un beau cheval », on associe quantité et qualité de la matière qui le compose, on fait référence à la
forme même du cheval (son eidos) : c'est purement la diversité.
En quoi cette différence est-elle essentielle ? Parce que le rapport à la forme y est essentiel.
106
- Dans la « conception idéaliste », la matière est le support quelconque, indifférent (ou indifférencié),
de la forme, qui est même une forme abstraite. La matière devient alors une matière abstraite, en ce
sens où on fait abstraction de la diversité (= matérielle). Cette matière ne peut être le lieu d’aucun
usage car, amorphe, elle voit se surajouter à elle une forme qui vient après coup la différencier.
- Dans la « conception praxique » (ou praxologique), n'entre pas en jeu un concept qui ramène la matière à la forme dont elle serait le support indifférent, « où la forme puisse s'y poser, s'y supposer et
s'y rapporter, sans rien devoir à la matière » (cours n° 9). Au contraire, « la véritable idée de matière,
c'est celle qui emporte une diversité générique des formes » (id.).
Donc : la pensée « non idéaliste » de la matière est une pensée qui entraîne la recherche des formes.
C'est pourquoi « la forme est la tournure du mode d'être lui-même. Quand je dis tournure, j'ai déjà
tout dit. La tournure, c'est le langage qui attache la forme à la matière, ce n'est pas autre chose. Il n'y
a donc de tournure que comme tour de main, tour de phrase » (id.).
Dans la marchandise, il y a donc bien deux fois la matière, mais aussi deux fois la « forme » ! Et la
forme (tout court) est ce qui n’apparaît que dans le trait du discours, dans le trait de l'exposition de
la matière.
Le détour est maintenant fait : il y a bien une diversité de sens de la matière ; le sens « praxique » nous
met sur le chemin des formes, tandis que le sens « idéaliste » nous le dessine en creux. On comprend
alors maintenant que Granel pouvait affirmer, non sans raison, mais de manière quelque peu masHOMMAGE à GÉRARD GRANEL
quée, dans la conférence de 1987 (p. 65) : « Le penseur matérialiste est précisément celui qui pense,
non le matériel, mais le formel ». C'est donc celui qui pense la matière en tant qu’elle engage, dans
les textes, l'exposition des formes. En conséquence, à la lumière de ce que nous indiquait le début du
cours n° 1, au sujet de la dimension historique de la philosophie de Marx, et selon la manière dont
Granel définit ici le matérialisme comme « pensée des formes », un sens nouveau de l'expression
« matérialisme historique » rend abusives toutes les anciennes tentatives d'en exposer le sens ; et, du
même coup, avec cette recherche et cette analyse des formes qui expriment la dimension fondamentalement philosophique du Capital (et auparavant des Grundrisse), disparaît aussitôt en cendres la
fameuse question de la « coupure » qui, périmée, est renvoyée au néant : elle n'est donc désormais
plus d'actualité en ce qui concerne la pensée de Marx qui est bien, de bout en bout, philosophique.
Ces prémisses d'une interprétation de la pensée de Marx doivent néanmoins être complétées, comme
Granel l'indique dans la suite de la conférence de 1987, à partir de la p. 66 (en référence au § 45 de
Sein und Zeit). Ces dernières concernent la « situation herméneutique » dont parle Heidegger, laquelle « s'applique comme un gant à la pensée de Marx » (pp. 66 - 67). Mais l'interprétation générale
de la pensée marxienne elle-même, comme application guidée par l'ensemble des prémisses ici exposées, est un autre travail, qui reste encore à faire…
Le « jeune » Granel
Marc Bélit
Professeur de philosophie, fonctionnaire au Ministère de la Culture
Voici comment lors d’un cours de Philosophie en 1962 le « jeune » Granel convoqua le « vieux » Marx
à propos d’un commentaire sur les Manuscrits de 1844. Il évoqua le « jeune Marx ». Et soudain, la
barbe blanche du théoricien du communisme s’envola des gravures qui étaient dans nos têtes et nous
entrevîmes quelque chose comme un étudiant féru de Hegel et de Démocrite, pas très différent des
étudiants en philosophie que nous étions à cette époque. Alors parler de Granel aujourd’hui consiste
à se demander, de quel homme l’on parle ; le jeune professeur, le combattant des idées, l’heideggérien, le traducteur de Husserl, le lecteur de Wittgenstein, le penseur retiré dans sa maison d’édition ?
Pour moi, je ne saurais parler que du « jeune Granel ».
Une parole inouïe
Mais, d’où vais-je parler dans cette réunion de philosophes ? D’un endroit qui n’est pas la philosophie
mais qui s’y rattache cependant, qui en vient. Le lieu du théâtre, ou d’une manière plus large, de la
culture. Qu’est-ce que cela a à voir avec Granel ?
On peut se poser la question. Cela pourtant a à voir avec le jeune Granel, celui qui nous délivra une
parole inouïe dans cet amphithéâtre de la Faculté des Lettres de Toulouse, où tout jeune professeur
il enseigna.
Celui qui parlait là, charmait par sa voix grave, son maintien, son allure sa prestance. Il y avait en
lui quelque chose de grec, un type physique qui donnait à son propos lorsqu’il parlait « des Grecs »
comme un air de connivence et de familiarité. Car Granel parlait des « Grecs » à la façon de Nietzsche,
PARCOURS 2011-2012
107
non point en invoquant des points de doctrine ou de scolastique, mais comme des êtres vivants. Il
parlait des doutes de Théétète, de la rouerie de Protagoras, ou de la subtilité de Gorgias, et Platon
nous était comme un maître bienveillant. Il y avait alors dans son enseignement comme un écho de
son maître Alexandre dont il avait édité les cours. Et lorsqu’il parlait de Parménide s’inspirant alors de
Jean Beaufret, ce n’était pas seulement le philologue et l’épigraphe qui parlait, mais le poète.
Dire que cet enseignement nous était inouï, au sens strict de jamais entendu, est faible. Cette parole
nous captiva et d’une certaine façon, nous resta dans l’oreille.
Philosophes ?
Allait-elle faire de nous des philosophes ? Je dis nous, car il se trouve que nous fûmes quelques-uns
à puiser dans son enseignement la force non pas de le suivre, mais d’aller là où nous portaient nos
pas avec une soudaine assurance qui venait curieusement de la philosophie. De fait, même si certains
sont devenus écrivains, peintres, hommes de théâtre, ou politiciens, tous furent à un moment ou à un
autre, professeurs de philosophie, ce qui, comme en sait, n’en fait pas des philosophes pour autant.
Tous puisèrent dans ce premier enseignement la force de continuer à en transmettre l’écho. Certains,
il faut le dire cependant, devinrent de « vrais » philosophes, évidemment.
Qu’était-ce donc que cet écho qui nous parvenait des paroles de ce maître et en quoi cet « inouï »
l’était-il vraiment ? À y bien réfléchir, cela tenait peut-être à ce que dans son enseignement, il avait posé
la question de l’être, c’est-à-dire de l’ontologie, de cette ouverture au monde qui était en même temps
retrait et dont la pensée de Heidegger promettait l’éclaircie. En fait d’éclaircie, l’opacité langagière des
traducteurs, - et quel que soit le savoir linguistique allemand dont nous pouvions être frottés -, nous
maintenait dans l’obscurité. Il nous faudra longtemps pour nous apercevoir que celle-ci était consubstantielle à la question elle-même et qu’elle demandait non d’être tirée au clair, mais d’être approchée
dans son énigme, dans son obscurité même.
Poètes alors ?
Cette voie par les chemins de la forêt ou les Holzwege, disions-nous, car nous parlions désormais cet
étrange jargon gréco-germanique, cette voie du « Sein » et de « l’Aléthèia » trouvait chez Hölderlin son
terrain d’exploration parfait. Nous devînmes donc et du même mouvement des lecteurs d’Hölderlincommenté-par-Heidegger, et peu à peu aussi, des lecteurs du marcheur des Philosophenwege de
Heidelberg où certains dont j’étais se rendirent, allant humer sur les bords du Neckar ce parfum des
copeaux de la menuiserie où Hölderlin finit solitaire dans sa propre folie.
108
Alors donc, si la philosophie disposait à la poésie ou l’inverse, si de l’une à l’autre il existait une voie
plus directe, plus intuitive, qui nous permettrait de contourner les massifs de la philosophie, les sommets kantiens, les cimes hégéliennes, les crêtes dentelées des dolomites nietzschéennes, alors philosophie et poésie iraient de concert. « Énigme est ce qui pur a jailli… », répétions-nous après le poète.
Pourtant de poète, s’il en était question, ce n’était que de Michel Deguy. À cette époque, nous lisions
René Char et nous ne connaissions pas celui qui écrivait po&sie en usant de l’esperluette. Mais Granel
commentait : « ô la belle apposition du monde » et situait Deguy parmi les grands. C’est là, l’un des
traits de caractère de Granel, sa disposition à l’amitié pensante. Ses amis, ses compagnons de jeunesse, ceux que l’on voit au-dessus des gorges de la Nesque en compagnie d’un Heidegger coiffé d’un
invraisemblable béret, lors du séminaire du Thor en 66, mais d’autres aussi. Ainsi, Jean-Marie Pontevia,
l’ami des peintres qui professait à Bordeaux, ainsi Jean Launay, et d’une certaine façon Jacques Derrida
aussi dont on commençait à beaucoup parler. À voir ainsi ces amis, à entendre Granel en parler, on
se disait qu’il y avait des conversations auxquelles on aurait aimé assister. Du reste, c’est ce que disait
Granel à propos des conversations entre Hölderlin, Hegel et Schelling dans les couloirs de l’université
d’Iéna : « On aurait aimé partager leurs soirées ». Ce que je retiendrai du Granel de cette époque, c’est
qu’il était amical et bienveillant et qu’il nous considérait, nous aussi, même si nous avions peu de titres
pour prétendre à ce rôle. Pour lui, nous étions comme ceux qui avaient été ses compagnons d’études,
nous suivrions tous le même chemin. Cette conviction nous a tenus assez longtemps debout.
HOMMAGE à GÉRARD GRANEL
L’autre Granel
Je ne sais rien ou peu de chose du Granel de l’après soixante-huit. Je ne l’ai revu que dans les années quatre-vingt, avec d’autres soucis, une autre apparence. J’ai lu alors les textes qu’il écrivait, les
Écrits logiques et politiques, les Études, et il me sembla que ce formidable traducteur qui avait passé
beaucoup de temps dans la pensée des autres acceptait enfin de formuler la sienne à d’autres qu’aux
membres de la tribu. Il n’avait pas entièrement renoncé à cet abrupt de langage qui laisse des blancs
dans la formulation, élégance suprême et conviction que le lecteur saura combler tout seul ce que sa
culture doit supposer de connaissance pour permettre l’entendement. À moins que ce soit encore
un reste de coquetterie de normalien qui évoque sans les formuler, les références sans lesquelles
l’énoncé reste obscur. Je vis alors se publier cette « pensée-Granel » questionnant sans relâche « l’êtremonde » du monde qui a d’abord affaire au langage comme lieu d’être de la pensée. Je reconnus bien
des choses que j’avais entendues dans son enseignement. On voit par là comment Granel qui était un
lecteur, un traducteur et un parleur, mit du temps à être un « écriveur », un écrivain. Cela me laisse,
à la lecture, une impression d’inachevé, comme si une pensée qui était en voie de formulation s’était
arrêtée. Pourtant, je vois bien qu’ici ou là, on s’active à redonner un « corpus » à cette pensée, et sans
doute y a-t-il suffisamment de travaux et d’inédits pour en consulter le socle, mais la voix qui portait
ce questionnement s’est tue. C’est dire si à son endroit, la notion de regret reste toujours aussi forte.
Interprétation granélienne
de l’impératif catégorique
Alain Desblancs
Professeur de philosophie au Lycée des Arènes de Toulouse
« “Le ciel étoilé au-dessus de ma tête”, pendant exact […] de “la loi morale
en moi”. Comme si l’universalité du cosmos et celle de la maxime, sous
l’apparente naïveté d’une référence à l’homme, venaient rappeler que
l’humanité même de cet homme est déférée au Monde. Là nous habitons,
là nous sommes, et c’est pourquoi nous avons le regard universel, ouvert
sur l’irréel “comment” de tout réel » (G. Granel, Apolis, Mauvezin, TER,
2009, p. 10)
À l’occasion d’un entretien avec Dominique Janicaud qui lui demandait en 1999 s’il était vraiment
heideggerien, et plus précisément si Heidegger représentait, pour lui, « Dieu le Père », Gérard Granel
répondit qu’il n’y avait sûrement pas de Dieu le père pour lui, et qu’en tout état de cause, s’il y en avait
eu un, ce ne serait ni Heidegger, ni Marx, ni Wittgenstein, comme le suggérait Janicaud, mais bien Kant
(Dominique Janicaud, Heidegger en France II, Entretiens, éd. Albin Michel, 2001, p. 178).
Gérard Granel a publié en 1972 un livre sur Kant, L’équivoque ontologique de la pensée kantienne,
puis, en 1990, deux longues études sur Kant, dans la section intitulée « Le chinois de Könisberg » de
PARCOURS 2011-2012
109
ses Écrits logiques et politiques. Ces différents textes proposent une interprétation de la Critique de
la raison pure et ils ne comportent que de très rares allusions à la Critique de la raison pratique, à
laquelle Granel a cependant consacré un certain nombre de cours.
Il se trouve que j’ai eu la chance d’être son étudiant, notamment en 1985-1986, où toute une partie de
son cours sur Kant portait sur la Critique de la raison pratique. Afin de lui rendre hommage, je me
propose donc de présenter ce que je crois être les traits les plus marquants de la lecture qu’il a faite,
cette année-là, de la “morale” kantienne.
Cette lecture a pour fil conducteur la logicité, dont Granel explique qu’elle se dissimule dans la métaphysique de Kant. Selon lui, la révolution copernicienne est en effet d’abord « une révolution dans
la logicité » qui s’accomplit non seulement dans la Critique de la raison pure, mais encore dans la
Critique de la raison pratique. Et elle est ce que Kant a pensé le plus proprement, et donc aussi son
impensé. C’est précisément pour cela que le fil logique des questions kantiennes apparaît mieux dans
certains textes que dans d’autres, et plus particulièrement dans la préface et dans l’analytique de la
Raison pratique. Ce sont donc elles qui sont privilégiées par Granel, dans son cours.
De quoi s’agit exactement ? Tout d’abord de « sauver » la “morale” de Kant des critiques adressées à
son formalisme par Hegel, critiques dont Granel reconnaît par ailleurs, dans le même cours, qu’elles
ne sont pas sans pertinence, même si elles ratent leur cible. Mais je laisserai de côté l’aspect du cours
concernant les rapports de Hegel et Kant, et je m’attacherai à faire apparaître dans sa spécificité la
lecture logico-herméneutique de la Critique de la raison pratique proposée par Granel.
Il ne s’agit pas pour lui, on s’en doute, de simplement exposer les thèses de Kant, mais de comprendre
le formalisme kantien existentialement, à partir de Heidegger, et d’en présenter le tour logique, en
montrant la façon dont la question de la moralité et celle de la liberté (qui pour Kant n’en font, selon
lui, qu’une) s’articulent autour des concepts de la volonté, du désir, de l’agir, et du plaisir.
110
En l’écoutant, nous découvrions dans Kant un autre Kant que nous n’aurions pas soupçonné. Nous
apprenions que la volonté kantienne n’est pas, contrairement à que ce porterait à croire le piétisme
de Kant, introvertie, tournée vers « l’abîme insondable de l’intention », et qu’en réalité, elle a pour
horizon le monde même - monde qui n’est pas une totalité d’objets, mais un existential du Dasein, et
qui, en tant que tel, ne renvoie à aucune détermination dans l’objet, mais au comment de ses déterminations. Granel nous expliquait en effet que la volonté est-ce à quoi aucune matière, aucun objet,
ne peut suffire, qu’elle n’a d’autre objet que sa propre « forme », et qu’il faut donc dire que ce n’est
pas l’homme qui veut mais la volonté, de même que ce n’est pas l’homme qui parle, mais le langage.
Et ce qui veut dans la volonté, c’est toujours le pouvoir-exister dans l’ouverture du monde, c’est-àdire l’exigence de la forme-monde, et le refus de l’im-monde. La volonté est donc ce qui me contraint,
en ce sens très particulier qu’elle m’oblige à devenir une ipséité. Elle est une dépense à fond perdu,
exorbitante par rapport à tout objet. Vouloir est inhumain, disait Granel… Ce qu’il nous proposait de
comprendre ainsi : la logicité même du vouloir excède ce qu’il y a d’humain dans ma volonté, « elle est
l’inhumain de la volonté comme constitutif de la volonté humaine ».
Certes, reconnaissait Granel, la structure de la Critique de la raison pratique est « platonicienne dans
son contenu et spinoziste dans sa forme ». Platonicienne, parce que Kant distingue une faculté supérieure et une faculté inférieure de désirer ; spinoziste, non seulement parce que la Critique de la raison pratique est écrite, comme l’Éthique, more geometrico (sous forme de définitions, théorèmes,
corollaires, scolies), mis aussi parce qu’elle définit la liberté comme la nécessité bien comprise. Mais
si l’on interprète Kant existentialement, il faut reconnaître, premièrement, que le désir et la volonté
ne sont que deux régimes d’une seule et même faculté, car, en réalité, la structure logique du désir
n’est pas une structure de manque et ne peut donc en aucune façon être rabattue sur une logique du
besoin. Et il faut reconnaître, deuxièmement, que la dite nécessité, si elle est bien comprise, n’est pas
« celle d’une configuration de choses, c’est-à-dire d’une nature », comme chez Spinoza.
Granel nous expliquait ce qu’est le désir en reprenant la formule suivante de Deleuze : « le désir a
peu de besoins ». Cela veut dire, soulignait-il, que le désir n’a pas d’objet qui lui soit propre, qu’il ne
connaît que des phantasmes, et que si Kant en fait la cause de l’objet, c’est seulement au sens où le
désir se projette sur des objets prétendument réels et s’accroche à eux. Mais il les excède cependant.
HOMMAGE à GÉRARD GRANEL
Car le plaisir n’est pas le but du désir ; le désir se désire lui-même, il ne désire que l’imaginaire. « Il n’y
a donc », soulignait Granel, « de plaisir que dans le phantasme du désir ».
Qu’est-ce que cela veut dire exactement ? À cette question, il répondait, en faisant implicitement référence au conatus de Spinoza qu’il comprenait tout autrement que lui, qu’« il n’y a de désir qu’à
se sentir exister en quelque chose qui accroît mon désir d’existence ». Et il soulignait aussi que le
désir consiste à prendre « un fragment de monde comme caisse de résonnance de l’être-monde-dumonde ». D’où il concluait que ce qui se joue en réalité dans le désir, c’est un « monde » qui est mien,
c’est-à-dire pour chacun, l’existence même.
Or tenir bon sur le statut du désir, c’est cesser de comprendre l’agir sous le concept d’acte. Mais,
hélas, Kant n’y arrive pas ; il conserve, dans la Critique de la raison pratique, l’idée d’acte comme production d’effets et définit l’acte libre par la liberté comprise comme cause nouménale. Il méconnaît
ainsi que l’agir n’est pas de nature interventionniste dans le tissu des phénomènes. Agir, disait Granel,
c’est « se glisser comme rien dans le tissu des phénomènes » ; ce qui ne veut pas dire « ne rien faire »,
et encore moins tomber substantiellement dans « le rien ». Le rien dont il s’agit ici est en effet le rien
« privatif » et non le rien « négatif », comme il l’expliquait dans son cours, en référence à la « table du
rien » de la Critique de la raison pure. (Cette explication est d’ailleurs la seule séquence du cours qu’il
a publiée dans les Écrits logiques et politiques sous le titre « Remarques sur le nihil privativum en
son sens kantien ».)
Or, lire la Critique de la raison pratique à la lumière du rien privatif, cela revient à comprendre qu’il
n’y a « rien d’autre dans la loi morale que : “sois libre”, c’est-à-dire “sois logique”, ne soit pas un morceau de nature ».
Que veut dire, dans ces conditions, agir librement, c’est-à-dire « agir par pur respect pour la loi morale » ? Qu’est-ce qui se joue exactement dans le formalisme de la « morale du devoir » de Kant ? Granel
nous montrait que le véritable enjeu du souci kantien pour la forme vise à affirmer que la moralité n’a
rien à voir avec les mœurs, qu’agir moralement, c’est agir « pour rien », car si on agit pour telle ou telle
raison repérable dans le contenu de l’expérience et objectivement déterminée par lui, alors on n’agit
pas librement, mais on est déterminé par la nature.
La liberté se refuse donc à toute objectivation. D’une certaine façon, elle « n’est pas ». Elle nous définit, mais elle n’est caractérisée par aucune nature humaine, car le Dasein est sans nature, il est,
comme dit Heidegger dans Être et temps, un “qui” et non un “quoi”. Ce qui veut dire que ce n’est pas
nous qui décidons de la moralité de notre action, mais à l’inverse, la moralité de l’agir qui décide de
notre ipséité. C’est là ce que Granel nomme la « minceur » logique de l’impératif catégorique, pour
montrer qu’il est indifférent à toute détermination de nos actions par le contenu (c’est-à-dire, aussi
bien, par le bien que par le mal), puisque c’est lui, et lui seul, qui est le tranchant moral de notre
agir. L’impératif catégorique, expliquait-il, « tombe comme un couperet dans le contenu, et décide du
devoir et du non-devoir, et en ce sens, mais en ce sens seulement, du bien et du mal ». Et il ajoutait
que cela lie la logicité de l’agir à l’athéisme ; que cela montre que l’impératif catégorique est en réalité
par-delà le bien et le mal, et que la seule vraie question éthique est : Agissons-nous ou non selon le
tranchant du couperet de l’impératif catégorique ?
L’impératif catégorique est donc indifférent à tous mes déterminants psychologiques, sociaux, professionnels, etc. Il arrache la moralité à la normalité et par conséquent aussi à l’absence de normalité.
En ce sens-là, il est « sans foi ni loi », disait Granel, qui nous dévoilait ainsi un côté anarchiste de Kant
auquel nous n’aurions évidemment jamais pensé ! Mais il nous prévenait aussi que cette “anarchie”
qu’il faut comprendre existentialement n’a rien à voir avec la spontanéité de l’agir, car celle-ci peut très
bien être l’expression de déterminations objectives que l’on ignore et qui sont des déterminations
inconscientes. Ce sont ces déterminations que Kant appelle pathologiques (c’est-à-dire relevant de
la faculté inférieure de désirer). Elles montrent que la détermination du vouloir par les mœurs relève
du pathos, de l’affection du vouloir par la nature, et que l’observance des mœurs peut être source
d’idolâtrie et de fanatisme.
En réalité, ce que Kant nous apprend, concluait Granel, c’est que la « plante humaine » doit reconnaître dans la nature humaine une sorte de « maladie de la liberté » et ne pas se laisser conduire aveuPARCOURS 2011-2012
111
glément par tout ce qui la détermine. Ce qui ne veut pas dire qu’il lui faut tout simplement prendre
conscience de ce qui la détermine, mais aussi avoir le courage de s’en libérer. Ce que Kant cherche,
c’est à définir l’être-homme de l’homme comme n’étant rien d’humain au sens de l’humanisme, et
à montrer qu’être libre, c’est être logique. À quoi Granel ajoutait que le logique, c’est « le divin en
l’homme ».
19 novembre 2011
112
HOMMAGE à GÉRARD GRANEL
L’Inde, future première
puissance mondiale ?
Christophe Lèguevaques
Avocat au barreau de Paris et docteur en droit,
Président de l’Association ToulousINDE-Midi-Pyrénées
Co-auteur de « Vade Mecum INDIA : L’avenir de Toulouse-Midi-Pyrénées passe-t-il par
l’Inde du Sud ? » (ACTEditeur)
Parler de l’Inde en un peu plus d’une heure, c’est un peu vouloir raconter la Recherche du temps
perdu de Marcel Proust en texto ! Avant de commencer, je dois donc vous présenter un triple avertissement.
Mon exposé sera nécessairement partiel et incomplet tant mes connaissances de cet immense pays
sont faibles devant l’ampleur de la civilisation qui nous fait face. Car c’est là, l’un des attraits de ce
pays-continent, son histoire s’étale sur plus de 5 000 ans et est d’une richesse et d’une complexité exceptionnelle. Et si je m’aventurais dans l’immense fonds culturel indien, nous aurions besoin de plus
de 1 001 nuits pour commencer à en faire le tour.
Mon exposé sera nécessairement partial car je ne vous présenterai que mon point de vue. Et je partirai
d’ailleurs de ce point de départ très personnel et particulier pour en tirer un enseignement général.
J’ai envie de vous dire, illustrant une première fois l’Inde par un paradoxe : Je me suis perdu en Inde
pour mieux me trouver.
C’est grâce à l’Inde que j’ai pu faire face à certains de mes démons et prendre une décision essentielle
pour ma vie. Pour le dire simplement, quand je suis parti en Inde en 2009, j’étais dans le même état
d’esprit que la France, c’est-à-dire déprimé, craignant l’avenir, submergé par une crise financière que
tout annoncait depuis plusieurs années et pour laquelle les réponses apportées étaient inadaptées
voire dangereuses. Je manquais d’allant et je cherchais à donner un sens à ma vie de quarantenaire
fatigué.
Ce sentiment confus fait écho au moral des Français si l’on en croit Jacques Julliard1 : « moralement
parlant, la France est devenue l’homme malade du monde occidental parce qu’elle ne croit plus à
son avenir. Elle n’aime plus ni la science, ni le progrès, ni la nouveauté. Le pays de Claude Bernard,
de Pasteur et de Marie Curie est devenu celui de José Bové et de ses faucheurs volontaires. Le pays
des Lumières est devenu celui des lumignons de la défense passive. Le pays que Danton faisait jadis
vibrer au mot « d’audace », ne connaît plus que celui de « précaution ». La France est devenue un
univers de « petits vieux ».
Eh bien, le plongeon dans l’Inde, son effervescence, ses contradictions, son énergie exubérante, sa
1 Marianne 19/25 novembre 2011, p. 13
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liberté d’action, a constitué un bain de jouvence. J’y ai puisé une énergie nouvelle, des idées d’actions
et une sérénité face à l’incertitude que nous réserve l’avenir. C’est aussi cette paire de claque que je
souhaiterais partager avec vous pour sortir la France de sa léthargie, de son déclinisme rampant et de
sa peur dans l’avenir. Il est temps de faire cesser le chœur des lamentations et des pleureuses.
Troisième et dernière précaution oratoire avant d’entrer dans le vif du sujet. Vous l’avez compris, cet
exposé partial contient une thèse, voire deux et même trois.
La première thèse, paradoxale en apparence va consister à vous démontrer que ce pays si lointain est
en fait si proche de la France. Nous partageons, sans nous en rendre compte, un fonds commun de
références et d’idéaux. Et c’est en puisant dans cet inconscient collectif que nous pourrions trouver
les termes d’une nouvelle alliance.
La deuxième thèse est que, contre toute attente, l’Inde devrait remporter le match qui l’oppose à la
Chine. Ce sera le cœur de ma démonstration à coups de chiffres, d’indices économiques et d’analyses macro-économiques : l’Inde devrait devenir, à l’horizon 2050, la première puissance économique
mondiale.
La troisième thèse est le corollaire des deux précédentes : la France fatiguée, l’Europe absente et l’Occident moribond doivent trouver de nouveaux alliés pour résister à la tentative d’hégémonie chinoise.
C’est la raison pour laquelle, il faut aider l’Inde à devenir la première puissance économique mondiale
du XXI° siècle. Mais soyons clairs, ce n’est pas une néo-colonisation que je propose mais la création
d’un partenariat dans l’intérêt de tous.
Si vous me permettez une comparaison, la France de 2011 ressemble comme deux gouttes d’eau à
celle de 1788 avec ses Bastille à prendre, ses finances exsangues, ses inégalités toujours plus galopantes, son aristocratie financière aussi obscène que coupée du monde, sa Marie-Antoinette à la voix
fluette et son roi impuissant face aux financiers. Si la France de 2011 ressemble tellement à celle de
l’Ancien régime agonisant, alors les États-Unis de 1776, aujourd’hui s’appellent l’Inde.
Voici donc présenté le contexte général de mon exposé. Avant d’en faire le développement, je souhaiterais vous brosser un rapide tableau de l’Inde. Pour cela, je vais parcourir avec vous la route de l’Inde,
véritable métaphore de la société indienne. Puis, nous survolerons, en cinq minutes chrono, 50 siècles
d’histoire pour en faire ressortir quelques éléments saillants.
Sur la route des Indes
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« L’Inde n’est pas un pays comme les autres. Elle marie les contraires, mêle réalité et faux-semblants. L’Inde est croissance et sous-développement, opulence et pauvreté, démocratie politique et
archaïsme social. Elle est tout à la fois laïque en esprit et religieuse dans les faits, idéaliste et pragmatique, alliée du Nord autant que du Sud ». C’est en ces termes pour le moins contrastés que
l’historienne Aurélie Leroy2 concluait sa présentation de ce pays extraordinaire.
Pays contrasté, extraordinaire, paradoxal. Les qualificatifs ne manquent pas et ils sont tous également
justes. Mais faut-il parler de l’Inde ou des Indes ? Le pluriel sied mieux à ce pays où l’on parle 24
langues officielles, où le fait religieux est vivant mais adapté à chaque culture ; pays aux images aussi
colorées que les plats saturés d’épices, aux sculptures tout à la fois religieuses et érotiques (ah les
temples Hoysola), où le divin est partout, en soi dans le renoncement, ou dans l’échange tantrique
des plaisirs, pays étrange où 600 millions de personnes vivent en dessous du seuil de pauvreté de 2 $
par jour et où, dans le même temps, une classe moyenne forte de 350 millions d’individus émerge
dans les grandes villes et consomme sur des standards occidentaux, pour ne pas dire américains.
2 Aurélie Leroy, Les paradoxes de la modernité indienne, Alternatives Sud, vol. 18-2011, p. 33 : « Derrière les
images consensuelles de l’Inde ‘plus grande démocratie du monde’, du ‘miracle économique’ indien et de la ‘superpuissance émergée’ apparaît une société structurellement inégalitaire et conflictuelle, dont les performances
actuelles, géopolitiques et économiques (en interne et sur le marché mondial), s’accompagnent d’externalités problématiques ».
CHRISTOPHE LèGUEvAQUES - L’INDE, FUTURE PREMIèRE PUISSANCE MONDIALE ?
Quel contraste de traverser un slum, ces bidonvilles gigantesques et permanents, pour gagner un
centre commercial tout aussi démesuré, où la frénésie de consommation est bien loin du renoncement au monde.
Mais, pour comprendre l’Inde, rien de tel que de prendre la route. Surtout, surtout, ne conduisez pas !
Vous y risquerez votre vie.
La route indienne est d’abord bosselée, cabossée, ravinée par la dernière mousson. La vitesse moyenne
ne dépasse que rarement les 40 km/h. Entre Chennai (ex Madras) et Pondichéry, il n’y a que 150 km à
parcourir mais il faut compter près de trois heures pour y arriver, non sans quelques frayeurs ! Dans les
grandes villes, il faut supporter la pollution, le bruit, l’étouffante atmosphère des gaz d’échappements
et d’interminables embouteillages.
Car la route indienne est surtout occupée. Vous y trouverez des vaches qui, fort de la nature divine,
traversent quand elles le veulent, où elles le veulent. Parfois, elles sont attelées et tirent des chariots
portant les fruits de la terre ou, dans certains villages, de l’eau.
Ensuite, il y a les piétons qu’ils soient enfants se rendant à l’école, sâdhus traversant le pays de temple
en temple, à moitié nu et vivant de l’aumône ; femmes travaillant au champ, à la ville ou à la maison ;
homme de peine ou réparant sur le bord de la route un moteur encrassé.
Puis viennent les deux roues, de vieux vélos rouillés, conduits par des enfants efflanqués ne touchant
pas pied à terre ou des vieux portant leur âge et leurs rides avec élégance ; ils sont doublés à droite,
à gauche par des scooters, des motos portant toute la famille : le grand sur le plancher-avant, le père
aux commandes, la mère en amazone tenant le petit dernier dans ses bras et une petite fille aux nattes
biens tressées à coté d’elle.
Et oui, il y a aussi les rickshaw, ces triporteurs, sortes de petits taxis. Il faut voir les rickshaws à la sortie
des écoles, leur couleur jaune disparaît sous les couleurs chatoyantes des saris, des costumes aux
armes de l’école. Combien sont-ils dans ce rickshaw ? En théorie pas plus de quatre mais il n’est pas
rare qu’il dépasse la dizaine de passagers souriants et tranquilles.
Les plus riches affichent leur réussite économique par la possession d’une voiture. Depuis l’antique
Diplomat, construction locale de l’époque Nehru, on assiste à un déferlement de véhicules de tous
genres : de la petite Nano de TATA, à moins de 100 000 roupies (1 500 e), à toute la gamme de voitures
asiatiques, japonaises ou coréennes, et même françaises. En effet, Renault a construit une usine à
Chennai pour un investissement d’1 milliard d’ e et devrait fabriquer plus de 400 000 véhicules par
an. PSA n’est pas en reste en venant d’annoncer une délocalisation qui ne dit pas son nom et qui se
traduira par la suppression de plusieurs milliers d’emplois en France.
Évidemment pour les nouveaux riches, on s’affiche en 4x4 rutilant, rehaussés de pare-buffles et autres
gadgets clinquants. Le Bling-Bling existe aussi en Inde. Mais, pour les riches, les vrais, le véritable attribut de la réussite sociale c’est la voiture avec chauffeur.
La route indienne est dense et dangereuse. Pas simplement la voiture qui roule à toute vitesse en
sens inverse et feu éteint ; passe encore vélo, rickshaw, et autres vélomoteurs qui zigzaguent dans la
circulation.
Mais le véritable danger, le terrible danger, ce sont les camions et les bus. Écartez-vous, laissez passer
sa majesté des routes, qui a la force d’un éléphant. Ils ne s’arrêteront pas, ne s’écarteront pas, traceront leur route. Ils sont énormes, klaxonnent, tout le monde cherche à les éviter.
Voilà la route indienne qui dessine l’inégalité féroce des conditions et la hiérarchie de la société indienne. Car c’est un fait, une constante, la société indienne est une société inégalitaire, basée sur un
système de castes qui s’infiltre dans toutes les religions, même les plus égalitaires comme le catholicisme et l’islam.
Mais pour comprendre les racines de cette société, il convient de faire un rapide détour par l‘histoire
de l’Inde
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Histoire de l’Inde : assimilation et complexité.
Des premières civilisations de l’Indus à Ashoka
C’est un lieu commun qui a la vie dure : les Indiens sont des Indo-européens. C’est aussi vrai que de
dire que les Français sont seulement des Celtes !
Pour faire simple, on considère qu’il existe quatre sources principales de peuplement en Inde :
Les premiers habitants sont qualifiés de « proto-australoïdes », ou adivasi, ils représentent une population « résiduelle » de… 68 millions d’habitants. Ils vivent toujours plutôt dans le Nord Est. Ils sont
proches des esprits de la forêt
Les dravidiens sont les habitants du Sud, parmi lesquels les Tamouls. C’est le premier lien sérieux avec
l’Europe car ils appartiennent à cette famille méditerranéenne3 dans laquelle on retrouve les Ibères,
les Étrusques, les Minoens, les Égyptiens et les Sumériens. Cette énumération ne manque pas de
surprendre mais elle explique pourquoi de nombreux mythes indiens nous paraissent si communs :
l’histoire de Gilgamesh, cet ancêtre d’Hercule et de ses 12 travaux, en est un exemple particulièrement intéressant. De même, la pierre noire de la Mecque, ville déjà connue par les Indiens, est l’un
des emblèmes du dieu Shiva.
Plus au nord, une civilisation aujourd’hui disparue, où il existait des villes riches et prospères sur
l’Indus, qui connaissaient l’irrigation et commerçaient par la terre et par la mer avec la Méditerranée.
Cette civilisation a su résister aux « invasions » des indo-européens et a donné au panthéon indien
l’un de ses dieux les plus fabuleux, Shiva, dont l’un des animaux associés est le taureau. On connaît
l’importance dans les civilisations du bassin méditerranéen du culte lié au taureau (du Minotaure
à la tauromachie). Pour des raisons liées au changement climatique, cette civilisation a disparu en
quelques siècles.
Ce sont également des changements climatiques qui expliquent les grandes migrations indo-européennes (vers -1 500 av. J-C.). Mais plus que d’invasion, il faut parler « déplacement graduel et progressif de tribus entières ». Pour Alain Daniélou, « la colonisation aryenne fut, à ses débuts, sous bien des
aspects analogues à celle de l’empire Inca par des aventuriers espagnols illettrés et fanatiques ».
C’est avec l’arrivée des Indo-européens qu’est inventé un mécanisme hiérarchisé de société : les brahmanes inventèrent des justifications religieuses pour établir leur pouvoir et ceux des « kshatrya » (les
princes guerriers). On retrouve ici la tripartition de la société indo-européenne à laquelle s’ajoute un
quatrième groupe, les esclaves, constitué essentiellement par les peuples asservis.
116
Les auteurs s’accordent pour considérer le Mahabarata comme un récit légendaire qui raconte le
combat entre Dravidiens et Indo-européens. A partir des religions déjà présentes en Inde et de leur
conception, les brahmanes élaborent la vaste cosmogonie indienne que l’on retrouve dans les Vedas
(la connaissance révélée), au début textes sacrés transmis oralement par des générations de brahmanes (certaines veulent voir dans l’aptitude de l’Inde moderne à l’informatique une résultante des
méthodes d’apprentissage et de mémorisation des Védas !)
Puis, la religion se sclérose autour de pratiques et de rituels toujours plus complexes qui assurent la
mainmise du pouvoir entre les mains de ceux qui savent, les brahmanes.
Au VI° siècle avant J-C., une double réaction se fait jour dans la caste des « kshatrya », les princes guerriers. D’une part, le jaïnisme, une forme d’ascétisme basée sur la non-violence et qui invente la théorie
du karma et des réincarnations ; d’autre part, le bouddhisme, qui connaît un véritable essor hors de
l’Inde. Mais une contre-réaction des brahmanes passera par une assimilation de certains principes de
ces mouvements philosophiques pour mieux les évincer, donnant ainsi forme à l’hindouisme.
Les spécialistes s’accordent pour reconnaître que les idées véhiculées et les structures religieuses
adoptées par ces mouvements ont eu une influence importante sur les Esséniens et les premiers
chrétiens. De même, on ne peut pas ignorer que les philosophes grecs fréquentaient les mathé-
3 Alain Danielou, Histoire de l’Inde, Fayard, 1971, p. 30
CHRISTOPHE LèGUEvAQUES - L’INDE, FUTURE PREMIèRE PUISSANCE MONDIALE ?
maticiens indiens et vice versa. On a ainsi mis en évidence des corrélations troublantes entre la
philosophie sceptique et la doctrine jaïn. De même, il existe des analogies entre la samkhya et
la philosophie pythagoricienne. Là encore, les liens entre l’Europe et l’Inde sont anciens et…
oubliés.
Ces liens se traduisent par des échanges commerciaux et des frictions militaires. Ainsi, Alexandre
étend-il son empire jusqu’aux portes de l’Inde. Après sa disparition, les Indes sont pour la première fois presque entièrement unifiées par un grand roi, Ashoka. C’est la formation de l’empire
Maurya.
Ashoka est un visionnaire qui invente un État presque moderne où il contrôle tout : de l’économie à la
religion. Cet interventionnisme de l’État, que nous connaissons bien en France, est aussi une marque
de fabrique indienne. Ce point de ressemblance est particulièrement révélateur.
Quand on lit l’Édit XIII d’Ashoka, on est frappé par les échos de certains textes grecs : le bon roi
« pratique la modération et l’impartialité même envers ceux qui se conduisent mal. Pour lui la
meilleure conquête est la conquête par la vertu ». C’est Ashoka qui invente la pratique du concile
religieux pour réfuter les hérésies, la technique du concile qui sera reprise par l ‘Eglise catholique et
qui contient en germe les principes démocratiques.
Pour Alain Daniélou, « l’établissement du pouvoir absolu par le puritanisme reste probablement
la plus grande invention politique du règne d’Ashoka4 ». Mais comme le dit Amartya Sen, on peut
lire dans les édits d’Ashoka (pratiquer la tolérance et le respect envers les autres religions, s’efforcer
de réaliser de bonnes œuvres, d’alléger la souffrance des gens âgés, des pauvres et des malades, la
modération dans la dépense et dans le gain, éviter la cruauté, la méchanceté et la colère, l’orgueil
et l’envie) comme dans sa pratique politique, les prémices de la démocratie. C’est ce qui explique
pourquoi l’Inde est l’un des rares pays colonisé où la démocratie a pu s’enraciner sur la base d’une
laïcité dont il faut bien comprendre les contours : « cette laïcité à l’indienne ne conduit pas à la
recherche d’une société areligieuse, elle ne signifie pas une mise à l’écart de la religion car la sensibilité religieuse est présente à fleur de peau chez la quasi-totalité des Indiens, quelle que soit leur
confession. Elle préconise au contraire une coexistence voulue et acceptée de toutes les religions »
(Général Lamballe). Cette sensibilité religieuse n’est pas sans rappeler la place de la religion dans la
société américaine.
Du morcellement indien à la colonisation britannique en passant par le contrôle
musulman
A mon grand regret, je suis obligé d’enjamber plusieurs siècles sans pouvoir détailler la succession
d’empires, l’invention d’une forme locale de féodalité qui sert les intérêts de nouveaux conquérants
que sont les musulmans.
Entre le XIIe et le XVIIe siècles, l’Inde, notamment au Nord, est dominée par les Moghols. Cette domination est source de plus d’une guerre, car dans le sud des empires puissants se sont développés et
ont couverts le territoire de magnifiques temples. La puissance des Moghols s’est illustrée par la magnifique Taj Mahal qui est encore aujourd’hui l’un des symboles de l’Inde. L’Islam réussit à s’enraciner
en Inde car il constitue un moyen de libération pour les basses castes.
Mais très vite, l’emprise des Moghols est contrecarrée par des tensions internes liées à des successions
hasardeuses et des révolutions de palais ; mais surtout par l’arrivée des Européens qui cherchent la
route des Indes par la mer.
Les puissances de l’époque : portugaise, néerlandaise, anglaise et française, se livrent, au travers de
leurs comptoirs, d’abord une guerre commerciale puis très vite une guerre sur la terre et sur la mer.
Pour avoir sous estimé l’importance stratégique de l’Inde et n’avoir pas su écouter Dupleix, qui a
failli créer un empire français des Indes, le roi Louis XV abandonne l’Inde aux Anglais. Ces derniers
4 ibidem, p. 146
PARCOURS 2011-2012
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ne commettront pas la même erreur : confrontés à un choix difficile entre le maintien par la force du
contrôle sur les 13 colonies insurgées d’Amérique ou le contrôle d’un vaste pays comme l’Inde, les
Anglais choisissent, un peu contre leur gré il est vrai, de concentrer leur effort dans un pillage systématique de l’Inde. Un chiffre permet à lui seul de comprendre l’importance du phénomène : en 1800,
l’Inde contribuait à hauteur de 25 % du PIB mondial, en 1947, seulement 2 %. Ce transfert de richesse
explique la puissance britannique. Ce sont les Britanniques qui « inventent » les famines en Inde, et
la violence de l’exploitation a été particulièrement prégnante. Pour autant, les Indiens reconnaissent
que la colonisation a apporté deux bienfaits :
- d’une part, une langue commune qui permettra l’unification de l’Union indienne après 2 millénaires de divisions, (divisions savamment entretenues par les Anglais, heureux qu’il existe plus de
500 princes, les Maharajahs)
- d’autre part, les chemins de fer qui contribuèrent au développement économique de ce payscontinent.
En revanche, par l’opposition qu’ils ont entretenue entre les communautés religieuses, les Britanniques sont à l’origine de la blessure profonde qu’a été la « partition » entre l’Inde et le Pakistan, en
1947. Cette séparation constitue encore aujourd’hui une source de tensions géopolitiques majeures
qui se focalisent, pour le moment, sur la question du Cachemire et qui expliquent la course à l’arme
atomique qui a caractérisé la politique indienne des années 60/70. L’Inde a refusé de signer le traité de
non prolifération nucléaire pour rester maîtresse de son destin.
De l’indépendance à 1991
Sous l’impulsion de Nehru, un brahmane, et de ses idées socialisantes, l’Inde se dote d’une constitution fédérale rédigée par un « intouchable » et qui prend la forme d’un « État fort, centralisé mais
ancré dans une tradition démocratique ». La base du système démocratique a été pendant longtemps
le Parti du congrès, parti tout à la fois progressiste et conservateur.
L’Inde offre tous les attributs de la démocratie : élections libres, stabilité du régime, multipartisme,
jeu respecté des alternances, liberté de la presse, existence de contre-pouvoir effectifs. Démocratie
sociale et laïque, l’Union des États indiens prône la justice sociale, économique et politique et l’égalité
des citoyens. Pour cela, elle utilise la politique de l’action positive qui aura petit à petit des conséquences sur la sociologie des élus. D’après Christophe Jaffrelot, les castes ont joué un rôle de levier qui
a contribué paradoxalement à démocratiser la société.
Lors de l’Indépendance, l’Inde possède déjà un véritable tissu industriel et de richissimes familles qui
vont jouer la carte de l’économie indienne. Ces familles, dont la plus illustre est la famille Tata, appartiennent souvent à des minorités religieuses (les parsis pour les Tata) mais elles n’en sont pas moins
attachées à l’indépendance économique de leur pays.
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A cela s’ajoutent deux techniques imposées par Nehru : la création d’une commission de la planification, toute puissante et le système des « licences raj », système complexe de licences et d’autorisations. Ces deux outils vont permettre, dans un premier temps, de « bâtir les structures d’une économie indépendante et veiller à répartir les ressources de façon cohérente en conformité avec le Plan ».
Dans un deuxième temps, cela conduit à une bureaucratisation de l’économie et à l’instauration de
pratiques de corruption.
Le secteur public est alors le premier employeur du pays. Durant les années 1950-1980, cela se traduit
par une certaine langueur dans la croissance économique qui est de l’ordre de 3,5 % par an « seulement », ce qui est peu compte tenu de la croissance de la population dans le même temps (d’où une
croissance réelle recalculée à 1 %) et par comparaison avec d’autres pays. C’est pourquoi les économistes indiens parlent avec ironie d’un Hindu rate of growth.
Pour autant, la gestion centralisée et concertée de l’économie permet à l’Inde de mettre en place une
politique de substitution des importations, qui se traduit « par une aversion aux grandes multinationales ». L’explosion de l’usine Bhopal constitue l’acmé de ce ressentiment.
CHRISTOPHE LèGUEvAQUES - L’INDE, FUTURE PREMIèRE PUISSANCE MONDIALE ?
Cette politique permet des avancées majeures :
- d’une part, en dotant le pays de grandes infrastructures et d’une base économique à l’abri de la
concurrence internationale ;
- d’autre part, en limitant les inégalités sociales et les disparités régionales.
Mais le coût financier devient d’autant plus difficile à soutenir que le prix des matières premières,
notamment l’énergie, explose dans les années 70. Dès les années 80, le modèle commence à évoluer
mais il connaît une inflexion décisive avec l’application des méthodes du consensus de Washington
lorsque le FMI est appelé au chevet de l’Inde au début des années 90.
Depuis 1991 : le début de la « grande transformation »
Pour faire face à une grave crise des paiements, le FMI et la Banque mondiale imposent une dérégulation complète de l’économie et l’ouverture graduelle au monde, le plan est supprimé et les licences
Raj disparaissent les unes après les autres.
Avec retard par rapport à la Chine, mais avec la constance et la force d’un éléphant, l’Inde entre
dans la mondialisation, poussée par les services et notamment l’informatique. Elle amorce ce que
l’économiste Jean-Joseph Boillot appelle sa « grande transformation » qui passe par la mise en œuvre
d’une croissance inclusive pour vaincre la pauvreté, protéger l’environnement et garantir les libertés
individuelles.
L’Inde d’aujourd’hui et de demain
J’en viens maintenant aux thèses que j’annonçais dans mon introduction : malgré des handicaps certains et un retard dans son développement, l’Inde détient un certain nombre d’atouts maîtres qui
peuvent lui permettre de remporter le match contre le Chine. C’est la raison pour laquelle, la France,
l’Europe et l’Occident doivent faire de l’Inde leur allié stratégique pour défendre des valeurs communes qui sont la démocratie et la laïcité.
Les trois principaux handicaps de l’Inde.
Ce sont la pauvreté et la corruption, la dépendance énergétique, et des infrastructures obsolètes,
inadéquates ou inadaptées. Les surmonter est indispensable si elle souhaite réussir sa « grande transition ».
La pauvreté et la corruption
Si on veut limiter l’une, il faut éliminer l’autre. En 2008, selon les Nations Unies (PNUD), 41,6 % de la
population vivait en dessous du seuil de grande pauvreté (soit 1,25 US$ par jour en parité de pouvoir
d’achat) et 75,6 % sous le seuil de pauvreté (soit 2 US$ par jour en PPA). Cela représente 480 millions
de personnes pour les très pauvres et 872 millions pour les pauvres5. On peut comprendre ces chiffres
de deux façons : soit, il s’agit d’un constat d’échec ; soit, il constitue un réservoir de croissance et de
main-d’œuvre.
A cela s’ajoutent les mauvais indices de développement : avec moins de 2 $/j, on n’a pas accès aux médicaments et à la médecine, et difficilement à l’éducation. Avec de très grandes disparités régionales :
je rappelle qu’il y a en Inde 26 États, dont certains ont été, historiquement, dirigés par des communistes, comme le Kerala : dans cet État, le taux de scolarisation est de plus de 90 %, avec une espérance
de vie supérieure à la moyenne de l’Inde. Au contraire, dans l’Andar Pradesh, le taux de scolarisation
est inférieur à 50 %, avec une espérance de vie plus faible que la moyenne de l’Union Indienne.
5 Jean-Joseph Boillot, L’économie de l’Inde, La découverte, Repères n° 443, p. 60 et s.
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Le problème pour les gouvernements indiens est donc de réduire la pauvreté tout en maintenant la
croissance : car on constate souvent que croissance forte est une source d’inégalités, elle tend à les
accroître. Un atout ici est l’optimisme des Indiens : ils ne se plaignent pas, ce que nous trouverions
odieux ou insupportable, comme de devoir dormir dans la rue (il ne fait pas froid, c’est vrai), se laver
aux sources d’eau publique, ça ne les choque pas. On a entendu parler, avec le film Slumdog milliardaire, des slums, ces gigantesques bidonvilles qui sont devenus de véritables villes, de façon totalement anarchiques, mais où se développent des formes de solidarités. A Mumbay (ex-Bombay), autour
de l’aéroport, les gens du slum vivent de la collecte des emballages et des bouteilles en plastique. Et
on prétend que, compte-tenu des énormes quantités que cela représente, les gens du slum (de basses
castes, puisqu’ils font un travail impur), accumulent des sommes considérables qui leur permettent
d’envoyer leurs enfants à l’école, ce qui a remis en marche l’ascenseur social. On peut vivre dans un
slum et avoir l’espoir que ses enfants, ayant été scolarisés, pourront peut-être devenir, grâce en particulier aux quotas, médecin, ingénieur, voire politicien !
Pourtant, la croissance affichée par l’économie ne semble pas avoir d’effet sur la réduction de la pauvreté : d’une part, parce qu’elle touche les services et que la pauvreté se concentre dans l’agriculture ;
et d’autre part parce qu’il s’agit d’une croissance à faible création d’emplois. Par ailleurs, la croissance
économique se concentre principalement dans les villes littorales, ce qui entraîne un fort exode rural.
L’un des défis de l’Inde sera de conserver sa croissance et de réduire la pauvreté. Elle ne pourra le faire
que si elle arrive à faire face à un autre mal endémique de la société indienne : la corruption. Est-ce lié
à la pauvreté, à la bureaucratisation, à une culture propre au pays ? L’Inde est un des pays au monde
où on rencontre le plus de truands notoires, pas de petits trafiquants, mais des chefs maffieux, qui
n’hésitent pas à tuer, mais qui aussi savent redistribuer de l’argent, ce qui leur permet de se faire élire
(ou de faire élire des hommes de paille). Et on a un Parlement indien très gangrené, ce qui ne facilite
pas la lutte anti-corruption !
La corruption est partout : du pandore qui prend un bakchich pour ne pas vous verbaliser pour
conduite de scooter sans casque (ce qui est très fréquent) au petit fonctionnaire qui délivre le tampon
salvateur moyennant « participation », au ministre qui reçoit sur un compte off-shore des dizaines de
millions d’euros pour attribuer une licence de téléphone (ça vient de se produire, c’est un scandale
national !).
La lutte contre la corruption est sur le devant de la scène publique, et la société civile réagit : on a un
« nouveau Gandhi », tout de blanc vêtu, qui, par une grève de la faim, a obtenu que le Parlement étudie une législation destinée à criminaliser la corruption. Mais il s’agirait là d’un gigantesque système
bureaucratique qui, en voulant lutter contre la corruption, pourrait engendrer de nouvelles formes de
corruption. Des ONG distribuent aujourd’hui en Inde des billets de zéro roupie, que l’on peut donner
à ceux qui vous réclament un bakchich ! En espérant qu’il y aura un effet pédagogique.
120
Un lieu étonnant de circulation d’argent, ce sont les temples hindous, où l’on est surpris de trouver
du monde en permanence, à toute heure du jour et de la nuit. Et tous les milieux sociaux s’y retrouvent, de l’intouchable au riche homme d’affaires qui vient en voiture avec chauffeur, et n’hésite
pas à exhiber sa Rolex ! Et tous font leurs aumônes en argent liquide : si l’on considère qu’il y a plus
d’1 milliard d’Indiens qui vont chaque jour au temple et y laissent au moins une roupie, on a là des
sommes considérables qui circulent (et dans les ashrams, les fidèles sont priés d’abandonner toutes
leurs possessions : le 1er propriétaire terrien de Pondichéry, c’est l’ashram).
De la même façon, il y a un énorme problème de collecte de l’impôt en Inde. Pour autant, la France
des Frégates, des mallettes africaines, des marchés truqués, des copinages et autres pratiques douteuses, n’a pas de leçons à donner à l’Inde.
La dépendance énergétique
Le développement économique suppose une consommation d’énergie de plus en plus grande. A
l’heure actuelle, la production d’électricité, surtout d’origine thermique (charbon et pétrole), est
insuffisante. Les délestages fréquents dans la distribution du courant électrique pénalisent les indusCHRISTOPHE LèGUEvAQUES - L’INDE, FUTURE PREMIèRE PUISSANCE MONDIALE ?
tries. L’énergie nucléaire (qui existe déjà de façon modeste) constituera un appoint indispensable.
L’énergie d’origine hydroélectrique devra de même être développée. L’Inde importe 70 % de son
pétrole et sa dépendance en hydrocarbures grandira.
Mais on ne peut pas demander à l’Inde des engagements de réduction d’émissions de CO2 sans
mettre sur la table des engagements de transferts de technologies propres au profit des 550 millions
d’Indiens qui n’ont toujours pas accès à l’électricité. Cependant, l’Inde est riche en soleil et devrait
développer de nouvelles techniques de production électrique photovoltaïque ou éolienne (et transformer un handicap en un nouveau ressort de croissance) : et je pense que nous pouvons les aider,
avec notre technologie, à passer ce cap.
N’oublions pas qu’à côté des 870 millions de pauvres dont on a parlé, il existe en Inde une nouvelle
classe moyenne d’environ 300 millions de personnes ayant un revenu de l’ordre de 3 000 euros/mois :
ce sont de « vrais consommateurs » à l’occidentale, et cela peut poser des problèmes de cohabitation
entre d’immenses centres commerciaux qui jouxtent les slums.
Des infrastructures obsolètes, inadéquates ou inadaptées
C’est le véritable point noir de l’Inde. On a déjà évoqué l’état des routes, les périphériques inachevées
(on voit des tronçons de périphérique qui s’arrêtent brusquement et ne sont pas connectés, d’où embouteillages), la lenteur des trains qui sont plus des omnibus que des TGV (il faut compter 36 heures
entre New Delhi et Chennai pour 2 100 km).
Les aéroports sont nombreux (350), et l’Inde vient de passer d’énormes commandes d’Airbus et
d’ATR. Mais il est parfois difficile de développer ces aéroports : à Pondichéry, par exemple, (ancien
comptoir français, ville très agréable à 150 km au sud de Chennai), l’aérodrome pourrait accueillir des
ATR pour faciliter les liaisons ave Mumbai, Madras, Bengalore, Goa. Mais en bout de la piste d’atterrissage, il y a une immense décharge qui « héberge » de grandes quantités d’oiseaux qui rendent l’aéroport impraticable. Il suffirait de pouvoir déplacer la décharge pour pouvoir développer le tourisme et
donc le potentiel de cette ville, mais rien ne bouge !
Les mégapoles (les villes courantes font 1 million d’habitants), comme Chennai (7 à 10 millions),
Bengalore (7 à 10 millions), Mumbay (15 à 20 millions), et Delhi (plus de 20 millions) - ces chiffres
sont approximatifs parce que les recensements sont rares et difficiles - présentent des problèmes
considérables d’infrastructures, car elles se sont développées de façon anarchique, et les réseaux collectifs sont assez rudimentaires. Le réseau électrique est souvent défaillant et ne couvre pas toutes les
populations (notamment rurales). Mais le plus grave danger réside dans les équipements en matière
d’eau. Les pollutions sont nombreuses, l’hygiène douteuse dans les grandes villes.
L’eau en Inde est un problème difficile parce qu’on est en zone de moussons, avec des saisons très
déséquilibrées sur le plan des chutes d’eau, mais aussi, une année sur trois, de graves sécheresses.
Une autre difficulté tient à la mentalité indienne dans ses rapports avec la nature (encore pire que
celui des Américains) : les Indiens jettent n’importe où leurs déchets (emballages et autres), et leurs
cours d’eau sont très pollués. Surtout ne vous y baignez pas, on y trouve de tout. Et le traitement de
l’eau est coûteux (et tous n’en bénéficient pas) : dans Slumdog millionnaire, les gens ne boivent pas
d’eau, mais du coca-cola !
Ici encore, la remise à niveau de ces infrastructures peut être l’occasion d’un rebondissement économique (et une opportunité pour notre savoir-faire). Ils développent en particulier les investissements
en PPP (partenariat public privé), pour les autoroutes comme pour les hôpitaux.
Le système de santé présente ici le meilleur comme le pire (suivant votre fortune). On a encore un
taux de mortalité infantile très élevé (de l’ordre de 50 pour mille, contre 4 à 5 pour mille chez nous)
Les trois principaux atouts de l’Inde
Les économistes s’accordent en général pour prévoir encore plusieurs dizaines d’années de croissance forte en Inde, alors qu’ils s’attendent, en Chine, à des problèmes de croissance à l’horizon 2015.
PARCOURS 2011-2012
121
Et cette croissance indienne s’appuie sur 3 facteurs principaux, qui permettent cette confiance dans
l’avenir.
La démocratie.
Cette démocratie n’est sans doute pas parfaite, elle souffre de clientélisme en particulier, mais elle
permet l’alternance, la liberté de la presse est réelle, la justice plutôt indépendante. Amartya Sen
explique qu’il n’y a pas eu de famine en Inde depuis le départ des Anglais, et pour lui c’est grâce
à la démocratie : d’abord, la famine ne provient pas du manque de nourriture, mais de difficultés
pour amener la nourriture là où elle est nécessaire. Et l’aiguillon démocratique permet de mettre les
responsables locaux devant leurs responsabilités et de les pousser à trouver des solutions, sinon le
peuple saura s’en souvenir lors des prochaines élections. Et l’on ne meurt pas de faim en Inde aujourd’hui, même si les temps sont parfois durs pour certains.
Par ailleurs, les lois d'« affirmative action » ont permis de réinsérer les « basses castes » dans la société
(en leur réservant des places dans la haute administration ou les universités). Et les grandes familles
indiennes, par effet de vases communicants, se sont intéressées au domaine économique. La famille
Tata est emblématique à cet égard du capitalisme indien, familial et nationaliste. Le fondateur de cette
famille est le constructeur du fameux hôtel Taj, le plus luxueux de Bombay (et le théâtre d’attentats
en 2004). Il a décidé de le construire, en 1904, car il s’était vu interdire l’accès à un hôtel anglais pour
des raisons racistes (c’est un Parsi), alors qu’il était déjà richissime dans l’agroalimentaire. Froissé dans
son honneur, il a décidé de construire l’hôtel le plus luxueux de l’Inde (et il a accepté d’y recevoir
aussi des Anglais !), et cet hôtel est devenu un symbole de l’Inde (comme le Taj Mahal), tout proche
de la Porte de l’Inde, sorte d’arc de triomphe construit par les Anglais. Cela montre l’attachement de
ces grandes familles à leur pays.
Et je vais vous lire une citation qui montre les convergences entre le « modèle rhénan » et le système
indien. L’Arthashastra disait déjà, au II° siècle avant J-C., pour définir l’enchaînement vertueux qui
conduit au succès dans les affaires : « Le dirigeant d’une société doit avoir une attitude modeste
d’humilité pour apprendre, et ensuite maîtriser son environnement. De cette capacité de direction
découlera une prospérité, qui doit absolument servir à renforcer l’éthique. Le but ultime n’est pas
de s’enrichir pour s’enrichir, mais de se réaliser pour atteindre le bonheur ». C’est très différent de
l’approche chinoise ou anglo-saxonne, où l’objectif est d’accumuler le plus possible.
122
Et on retrouve dans la pratique des managers modernes de l’Inde, l’idée des « contreparties » : la
théorie économique moderne montre que, dans le capitalisme anglo-saxon, la plus-value est la propriété des actionnaires. Et on y oppose le capitalisme rhénan, qui envisage de répartir la plus-value
entre actionnaires, travailleurs, État et consommateurs. Et le capitalisme indien est plutôt dans cette
tradition, du moins sur le sol indien (car en Europe, Monsieur Mittal, en rachetant Arcelor, est un bon
capitaliste anglo-saxon) !
La Population.
C’est pour moi la principale force de l’Inde. Il existe, on l’a vu, un très grand marché intérieur de
classes moyennes qui a les moyens de consommer (et ça devrait intéresser les producteurs français).
Et il y a aussi des réservoirs immenses de développement dans cette population pauvre, qui veut s’élever, et dont le niveau de vie devrait augmenter significativement dans les années à venir.
On a l’exemple du téléphone portable : il y a aujourd’hui 500 millions d’abonnés, et 2 millions de
nouveaux abonnés chaque mois !
Et l’on table sur une diminution de la pauvreté de 1 % chaque année.
Une présence dans l’économie de la connaissance
L’Inde a investi de manière considérable dans l’enseignement, à tel point que l’on prévoit qu’en 2050
le nombre d’heures consacrées à l’éducation sera le double de celui de l’Europe, et 30 % supérieurs
CHRISTOPHE LèGUEvAQUES - L’INDE, FUTURE PREMIèRE PUISSANCE MONDIALE ?
à celui de la Chine. L’Inde a donc pris le tournant du capitalisme cognitif basé sur l’accumulation
des connaissances et leur partage. L’informatique en est l’illustration, mais il ne faut pas en rester
là : le capitalisme indien se tourne vers les biotechnologies (grandes consommatrices de puissance
de calcul informatique) avec des campus et des clusters déjà bien structurés, et l’avantage d’une population énorme : toutes les maladies orphelines, (qui en Europe n’intéressent pas les laboratoires
pharmaceutiques car elles ne concernent que quelques milliers de patients donc ça ne permet pas de
rentabiliser la recherche), ont un potentiel d’application suffisant pour la recherche appliquée et la
mise au point de médicaments. Cela peut paraître cynique, mais ce sont des calculs faits par l’industrie
pharmaceutique (et la rentabilité s’accroîtra encore quand ils viendront vendre ces médicaments au
prix fort en Europe).
Par ailleurs, de nombreux groupes ethniques ont des représentants bien identifiés sur le sol indien :
cela permet à ces compagnies de tester leurs médicaments avant de les mettre sur le marché mondial
(il y a parfois des contre-indications médicamenteuses pour certaines ethnies).
Bengalore (que l’on appelle souvent la Silicon valley de l’Inde) a déjà passé le tournant de l’informatique, et a créé un cluster permettant de faire des tests ADN très vite et pas très cher : ils proposent
déjà leurs services aux Occidentaux.
Pour la seconde fois, la présidence du Conseil international des sciences est assumée par un Indien.
400 000 ingénieurs sortent chaque année des universités et autres établissements d’enseignement
supérieur, c’est-à-dire autant qu’aux États-Unis et plus que dans l’ensemble de l’Europe. Toutefois, les
employeurs se plaignent parfois de leur niveau insuffisant.
L’Inde possède des pôles d’excellence bien connus, comme les biotechnologies, l’industrie pharmaceutique, la production de logiciels, l’industrie spatiale.
Inde - Chine : vers un rééquilibrage voire un retournement de tendance ?
Deux pays complémentaires ?
L’économie indienne suit le décollage de la Chine avec 10 ans d’écart, comme le montrent les chiffres
ci-après :
CHINE
INDE
FRANCE
USA
PIB 2005
2 300 Md $
608 Md $
1 400 Md $
11 100 Md $
PIB 2025
8 287 Md $
1 890 Md $
1 833 Md $
19 297Md $
PIB / habitant 2005
1 748 $
608 $
22 951 $
37 220 $
PIB / habitant 2025
du PIB mondial
5 749 $
1 354 $
29 097 $
55 091 $
2005
6,3 %
1,8 %
3,9 %
30,6 %
2025
13,6 %
3,1 %
3,0 %
31,7 %
% de la population mondiale
2005
20 %
17 %
1%
5%
2025
18 %
18 %
1%
4%
Mais l’Inde a des atouts :
En Inde, il n’y a pas eu de campagne de l’enfant unique. Les campagnes de vasectomie lancées par Indira Gandhi dans les années 80 ont été mal accueillies (d’autant que Madame Gandhi a voulu les faire
passer de force, pas vraiment démocratiquement). En Chine, leur politique va avoir de graves conséquences, ils auront les problèmes de vieillissement de la population en même temps que l’Occident.
PARCOURS 2011-2012
123
Et le réservoir de croissance qu’est une forte population qui pousse pour accroître son niveau de vie
(ce qui créera une tension sur les prix chinois, tant mieux pour nous !) n’agira plus : ce problème ne
se posera pas en Inde dans les 50 prochaines années.
Autre problème, la Chine sort de 20 ans de croissance forte et ne pourra pas continuer sur cette lancée (ne serait-ce que pour des raisons environnementales). Le modèle indien est différent, de tout
temps on y a encouragé la frugalité et la sobriété. Il faut certes nourrir (mais pas chauffer car la météo
est favorable, sauf dans le nord) une immense population, mais, comme je l’ai déjà dit, ce n’est plus
un problème aujourd’hui.
La démocratie est pour moi un avantage pour l’Inde.
La langue anglaise est un vecteur d’unité nationale, et permet une ouverture au monde. On peut y
envisager une stabilité à long terme, grâce à une croissance stable, structurée, prudente et conservatrice, basée sur le moteur de la croissance intérieure. Il y a des réformes structurelles en cours avec
une approche graduelle et consensuelle, un système d’éducation (inégalitaire certes) fournissant un
énorme pool de capital humain, particulièrement mobile permettant une bonne, et parfois excellente
qualité de ressources dans les services. Et, on l’a vu, des classes moyennes au pouvoir d’achat en forte
expansion.
124
La Chine de son côté est une cocotte minute, combinant le pire du communisme et le pire du capitalisme, un État totalitaire qui maintient sa population en esclavage, et je pense que ce n’est pas
tenable. Les tensions sociales y sont réprimées durement, mais le problème social risque de prendre
une dimension incontrôlable, sans corps intermédiaires pour gérer des situations explosives. Et c’est
dangereux pour le reste du monde, car les Chinois sont devenus « les marchés financiers » du monde.
On dit « Les marchés financiers ne sont pas contents, les marchés financiers pensent que… ». Quand
on gratte un peu, on se rend compte que ces marchés financiers sont contrôlés par les Chinois, qui
ont amassé un pactole énorme en Bons du Trésor américain (plus de 3 500 milliards de dollars) qu’il
faut bien qu’ils utilisent. L’endettement de l’État Fédéral américain est de 15 000 milliards de dollars.
Et l’endettement total américain (incluant l’endettement des États et collectivités locales et celui des
entreprises et des particuliers) on atteint le chiffre hallucinant de 90 000 milliards de dollars, soit près
de 7 ans de PIB américain ! C’est donc impossible à rembourser. Et comme on ne peut pas envisager
le défaut de paiement des USA, la seule solution est de laisser filer l’inflation, qui devrait donc se manifester très vite selon beaucoup d’économistes sérieux, avec des conséquences qui pourraient être
graves pour le reste du monde. Les Chinois, qui ne sont pas stupides, savent bien qu’alors leur tas
de dollars ne vaudra plus grand-chose : il faut qu’ils troquent leurs dollars, soit contre des actifs (ils
achètent pour cela des terres et des entreprises dans le monde entier, des brevets, ils paient bien sûr
leurs importations de pétrole en dollars), soit pour détruire la zone euro en se servant sur la bête (ils
ont acheté une partie du Pirée, ils commencent à faire trembler l’Allemagne !)
Notre recours serait d’aider l’Inde à réussir son développement (c’est mon pari) : cela nous permettrait
de retrouver tout de suite de la croissance. Il faudrait renouer en même temps des liens culturels et
économiques avec ce grand pays pour lequel, aujourd’hui, la France n’est pas un grand partenaire.
Et l’Europe, dont ils ne comprennent pas le fonctionnement (on voit aujourd’hui que ça ne fonctionne pas !), ne les intéresse pas vraiment. L’Amérique les concerne surtout pour constituer un front
anti-islamique, depuis les attentats de 2004. L’Inde, à cause des Anglais (et c’est une faute grave des
Anglais) a fait l’objet d’une partition : l’Inde ancienne allait de la frontière afghane jusqu’au Bengladesh inclus et jusqu’à la frontière chinoise. Les Anglais, pour y régner, ont entretenu la division (il y
avait jusqu’à 500 maharajahs, et des luttes incessantes entre mini-Etats) : à l’indépendance, cela s’est
traduit par une partition sur une base religieuse : tous les musulmans se sont retrouvés au Pakistan et
au Bangladesh (il en reste quand même 150 millions en Inde), et tous les hindous du Pakistan sont
rentrés en Inde. Cette partition a des conséquences géopolitiques graves, exacerbées par le problème
du Cachemire, qui est rattaché à l’Inde alors que sa population est majoritairement musulmane (on
a une situation comparable à ce qui se passe en Israël avec les territoires occupés). C’est impossible
de dire qui a raison et qui a tort, mais il y a eu un développement de mouvements de guérillas, qui
CHRISTOPHE LèGUEvAQUES - L’INDE, FUTURE PREMIèRE PUISSANCE MONDIALE ?
oblige à maintenir une puissance militaire importante (avec possession de l’arme nucléaire, d’où une
course aux armements dans cette région du globe). Et les guérillas provoquent des attentats (souvent
islamistes, mais les hindous ne sont pas en reste !) dans le reste de l’Inde, qui continue de vivre sous
tension. Et cela a créé des liens avec les Américains
L’Inde réunit les attributs de la puissance mais n’a pas encore déterminé comment
elle souhaite les utiliser
Si l’on en croit un spécialiste de l’Inde comme Christophe Jaffrelot6, l’Inde possède tous les attributs
de la puissance (de la force militaire au rayonnement culturel) mais peine à l’orienter, à l’utiliser et se
trouve même paralysée devant ses nouvelles responsabilités.
Les attributs de la puissance
Comme le remarque Gérard Alain Lamballe7, depuis son indépendance, « d’État-objet, l’Inde est progressivement devenue un État-sujet », renouant en cela avec sa riche histoire. Puissance nucléaire détenant une centaine de tête nucléaire et de vecteurs lui permettant d’atteindre des objectifs à courte
portée 150 km ou 2,500 km, l’Inde consacre 2 à 3 % de son PIB à la défense.
Elle se pose en gendarme de l’Océan indien qu’elle regarde comme sa mare nostrum et se pose en
arbitre le long d’un arc de crise courant de l’Iran à l’Asie orientale et passant par l’Asie centrale.
En 2005, les entreprises indiennes ont déboursé 13 milliards d’euros pour s’implanter dans le monde
entier, et la force de la diaspora indienne est considérable : il y a 2,5 millions d’Indiens dans le monde,
dont 2 millions aux USA appartenant à la catégorie ayant le revenu par tête le plus élevé de toutes
les communautés asiatiques avec 68 000 US$ par an et 55 milliards de US$ ont été injectés par les
NRI (Non-resident Indian) dans l’économie indienne (contre 50 milliards pour les investissements
étrangers)
Que faire de cette puissance ?
La diplomatie indienne hésite entre la « moral politik » et la realpolitik.
On assiste à un rapprochement avec la Birmanie, on constate le refus de voter en faveur de l’intervention en Libye (résolution 1973). L’Inde cherche à jouer son rôle propre avec les pays du « BRICS » et
notamment le Brésil. Il y a cette nouvelle amitié avec les USA malgré Bhopal, grâce (ou à cause du)
terrorisme islamique. L’Inde a des positions ambiguës sur le réchauffement climatique.
La relation avec la Chine reste ambiguë :
De sérieux différends opposent toujours l’Inde et la Chine, dont la délimitation de la frontière, le litige portant sur quelque 130,000 km² dans l’Himalaya. Il y a aussi la construction, envisagée mais non
encore décidée, d’un énorme barrage sur le Brahmapoutre. Et Pékin s’oppose à l’entrée de l’Inde au
Conseil de Sécurité de l’ONU comme membre permanent.
Les deux pays se livrent à une certaine compétition en Asie. L’Inde et la Chine entrent parfois en
concurrence sur les marchés mondiaux avec un très net avantage pour la seconde (par exemple les
échanges commerciaux de la Chine avec l’Amérique latine sont dix fois supérieurs à ceux de l’Inde).
Mais elles constituent l’une pour l’autre de grands marchés potentiels, bien que les productions puissent être semblables. Elles sont prêtes à développer leurs échanges commerciaux par voie maritime
surtout mais aussi par voie terrestre.
6 Christophe Jaffrelot, L’Inde entre puissance et paralysie, Alternatives Sud, vol. 18-2011, p. 83 et s.
7 Général Alain Lamballe, L’Inde puissance mondiale ? www.diploweb.com
PARCOURS 2011-2012
125
L’Inde pratique une ouverture pragmatique sur le monde.
Au Moyen Orient et en Asie centrale, la technologie indienne s’allierait à la finance arabe. En Afrique,
un fonds d’investissement indien de 5 milliards d’euros pour l’Afrique est prêt à voir le jour.
La grande oubliée est l’Europe (et l’Occident) avec le poids de l’héritage colonial.
Pourtant il existe des intérêts réciproques entre l’Inde et les pays occidentaux mais aussi des rivalités.
L’Inde constitue un élément essentiel dans la politique américaine d’encerclement ou tout au moins
de neutralisation de la Chine sur son flanc sud. Et l’Inde a besoin des technologies américaines et européennes, jugées supérieures à celles de la Russie, en priorité dans les domaines nucléaire et spatial,
considérés comme d’importance stratégique. La communauté internationale reconnaît l’intérêt d’une
participation indienne au projet de réacteur expérimental thermonucléaire international (International Thermonuclear Experimental Reactor - ITER). De leur côté, les pays industrialisés et les sociétés
multinationales prennent conscience de l’importance du marché indien dans les domaines civil et
militaire qu’ils ne peuvent plus négliger (comme Airbus).
Enfin, l’Inde peut exercer un « soft power » à travers son cinéma, sa littérature, et la diffusions des
spiritualités indiennes partout dans le monde.
Proposition d’un partenariat entre la France, l’Europe et l’Inde sous forme
d’un discours imaginaire
Pour terminer mon propos, je vous propose une conclusion en forme de discours imaginaire. Nous
sommes le 15 août 201X et le nouveau président de la République française a répondu à l’invitation
du Premier Ministre indien d’assister aux cérémonies de la fête d’Indépendance.
C’est la première fois qu’un président de la République est invité à un tel défilé. Dans la moiteur de
New Delhi, il se prépare à prononcer un discours historique devant le Lok Sabha, le Parlement indien.
En voici quelques extraits
« Monsieur le Premier ministre,
Paraphrasant François Mitterrand lors de son discours de Cancun d’octobre 1981, je veux rappeler cette évidence :
La vraie richesse de l’Inde, ce n'est pas ses matières premières, c'est sa dignité.
Je veux dire : sa culture. La richesse de votre pays, ce sont ses hommes et ses femmes, ses architectes, ses peintres, ses écrivains, ses techniciens, ses chercheurs, ses étudiants, ses travailleurs
manuels et intellectuels.
126
Que valent les ressources naturelles sans les ressources humaines ? L’Inde créatrice compte autant, sinon plus à nos yeux, que l’Inde productrice. C'est la première qui met en valeur la
seconde.
Oui, Monsieur le Premier ministre, l’Inde créatrice nous a apporté le zéro sans lequel les mathématiques et partant l’informatique n’aurait pu voir le jour. La médecine occidentale redécouvre aujourd’hui les bienfaits et les apports de l’Ayurveda, cette médecine remontant au
temps védique. Vos épices ont régalé de tout temps nos palais, et suscité des rivalités que vous
avez durement payées, mais malgré l’offense du temps, vous avez su garder votre intégrité tout
en assimilant les apports exogènes.
L’Inde est un pays continent métissé qui a toujours refusé d’être aligné sur tel ou tel système
hégémonique né en Occident. Entre le capitalisme débridé et le communisme verrouillé, vous
avez rejeté l’un et l’autre afin de promouvoir votre propre voie de développement maîtrisé.
Les penseurs de l’Inde nous apprennent la sobriété et le partage : autant de règles de conduite
que nous devons adopter si nous voulons respecter notre mère, la terre. Par votre contribution
à l’histoire de l’humanité et des sciences, vous portez une responsabilité qui dépasse l’Océan
Indien. Par vos enseignements et vos traditions, vous insufflez une morale et une conscience
de soi qui donne sens à la vie.
CHRISTOPHE LèGUEvAQUES - L’INDE, FUTURE PREMIèRE PUISSANCE MONDIALE ?
La vie, ce n’est pas la possession de biens matériels, de gadgets superflus, de l’or du monde,
d’une fastidieuse et obsessionnelle accumulation de marchandise. La vie c’est l’échange, le
partage des idées, des « petits bonheurs », le respect de l’autre, la lente transmission des savoirs
et des connaissances, qu’il faut également dépasser, remettre en cause, réinterpréter pour les
adapter à un monde en perpétuel mouvement.
Là encore, vous portez une responsabilité aux yeux du monde. Alors je suis venu vous dire : le
monde à besoin de vous. Le monde est divisé. Les germes de la guerre sont partout, la violence
se tapit dans l’ombre ou au grand jour.
D’un coté, par le consensus de Washington, les anciennes grandes puissances occidentales
tentent encore d’imposer leur vision du monde selon le triptyque dérégulation, privatisation,
libre-échange.
D’un autre coté, par le consensus de Pékin, certains combinent le libéralisme économique
et l’autoritarisme politique en donnant la priorité à la puissance matérielle (y compris militaire) au prix d’une réduction des libertés et des droits tant individuels que collectifs.
Eh bien, aujourd’hui, je viens vous proposer d’écrire le consensus de New Delhi.
Pour cela, je m’inspire du père spirituel de l’Inde moderne, le Mahatma Gandhi. Voilà ce
qu’en disait en 1946 le Pandit Nehru : « Gandhi était un nationaliste passionné ; c’était aussi
en même temps, un homme qui se sentait porteur d’un message non seulement pour l’Inde,
mais pour le monde, et il désirait ardemment la paix mondiale. Son nationalisme avait donc
une portée universelle et restait libre de toute intention agressive. A souhaiter l’Indépendance
de l’Inde, il en était venu à penser qu’une fédération mondiale des États interdépendants était
le seul objectif juste, si lointain qu’il puisse être ».
Renouant avec cet idéal, le compromis de New Delhi sera un compromis entre les consensus
de Pékin et de Washington : nous voulons la démocratie, le respect des droits humains, la
maîtrise de la croissance et le partage des fruits du travail, la fin de la pauvreté, le respect de
la nature, l’accès aux soins et à l’éducation, la protection de l’humanité contre ses propres
errements.
Car, soyons clairs, si nous continuons à polluer, exploiter, détruire notre écosystème, c’est l’humanité dans son existence même qui est en danger. Ainsi, à l’initiative des humanistes de tous
les pays, nous allons replacer l’homme au cœur de l’économie. Toutes nos actions devront être
coordonnées pour mettre la dignité humaine au cœur de nos priorités.
Nous devons nous inspirer de vos concepts de croissance inclusive, de sobriété. Nous devons
partager la même volonté d’émancipation par l’éducation. Ensemble construisons un monde
plus fraternel et cette fois, collectons le meilleur de nos civilisations respectives, conjuguons
nos talents et fixons comme objectif que l’humanité passe le cap du millénaire sans abîmer
la terre.
Je vous propose que l’Inde et l’Europe écrivent à deux mains, pour demain, le consensus de
New Delhi et le proposent aux autres nations pour que le siècle que nous connaissons soit celui
de l’espoir et d’un nouvel humanisme.
Pour marquer mon engagement à vos cotés, je demanderai prochainement à l’Assemblée générale des Nations Unies une modification de la composition des membres permanents du
Conseil de Sécurité. Aujourd’hui, devant vous, je prends l’engagement solennel de demander
la reconnaissance pour l’Inde et le Brésil du statut de membre permanent du conseil de sécurité de l’ONU.
(vifs applaudissements dans l’assistance)
De la même façon, il est impensable qu’un pays représentant 18 % de la population mondiale
et plus de 25 % de la création du PIB mondial ne dispose aujourd’hui que de moins de 2 % du
capital du FMI. Là encore, un ajustement structurel des statuts du FMI sera nécessaire pour
mettre en adéquation la réalité économique avec la réalité juridique ?
PARCOURS 2011-2012
127
(très vifs applaudissements dans l’assistance)
Pour conclure, Monsieur le Premier Ministre, permettez-moi de citer M. Sarvepalli Radhakrishnan, qui fut le premier vice-président Indien. M. Sarvepalli Radhakrishnan expliquait
la signification du drapeau indien comme suit :
« Bhagwa, la couleur safran, exprime la renonciation et le désintéressement. Nos leaders doivent être indifférents aux gains matériels et se dédier entièrement à leur travail.
Le blanc au centre est la lumière, le chemin de la vérité qui guide notre conduite.
Le vert montre notre relation avec le sol, notre relation avec la flore de laquelle dépend toute
autre vie.
Le chakra d’Ashoka au centre est la roue de la loi de dharma. Vérité ou satya, dharma ou
vertu doivent être les principes de ceux qui travaillent sous ce drapeau.
De plus la roue exprime le mouvement.
La mort est dans la stagnation.
La vie est dans le mouvement. L’Inde ne devrait plus résister au changement, elle doit bouger
et aller de l’avant. La roue représente la dynamique d’un changement paisible ».
Oui, Monsieur le Premier ministre, votre pays est synonyme de dynamisme et de changement
paisible et vous pouvez compter sur la France, la France pleine d’audace et de volonté, pour
vous accompagner dans votre renouveau ».
Après ce discours fictif, je souhaiterais conclure mon propos en vous disant : nous ne devons pas craindre le monde qui change à toute vitesse.
Je vous demande d’avoir l’audace de regarder la vérité en face : la France n’est plus une
grande puissance, une parenthèse se referme, celle qui s’est ouverte avec les Grandes découvertes de
Christophe Colomb et de Magellan. L’Occident n’est plus le maître du monde.
Nous devons nouer une nouvelle alliance, un nouveau partenariat, pour faire face ensemble aux tempêtes financières ou climatiques qui viennent, afin d’éviter de connaître à nouveau les carnages et les
abominations que notre civilisation a engendrés au XX° siècle.
128
Débat
Un participant - Merci pour toutes ces informations. Je voudrais proposer un mode concret de réalisation de ce partenariat : serait-il possible que des étudiants toulousains (qui ont souvent beaucoup de
mal à trouver des stages) puissent faire des stages dans des entreprises indiennes ?
Christophe Lèguevaques - Je vais faire ma publicité : je viens de créer une association, ToulousINDEMidi-Pyrénées, et d’écrire un petit livre (que l’on peut télécharger en ligne sur le site internet, voir en
fin de conférence) « Vade Me cum INDIA : l’avenir de Toulouse-Midi-Pyrénées passe-t-il par l’Inde du
Sud ? », destiné à convaincre les institutionnels et les milieux économiques de s’intéresser à l’Inde, et
qui renferme un certain nombre de propositions d’actions précises et pratiques. Parmi celles-ci, l’une
est en train de prendre corps : le professeur Guy Laurent, du cancéropole de Toulouse, doit se rendre
à Bengalore et au CHU de Pondichéry, pour mettre en place des mises en commun de techniques
de lutte et des formations croisées en matière de recherches sur le cancer du sein et du sang, avec
échanges de médecins et post-doc.
CHRISTOPHE LèGUEvAQUES - L’INDE, FUTURE PREMIèRE PUISSANCE MONDIALE ?
(Une petite remarque au passage : la tradition médicale indienne est très ancienne, et on voit se développer un « tourisme médical » en Inde, à Chennai en particulier, où on trouve des établissements
équipés en matériel de pointe servis par des spécialistes de haut niveau, et à des prix défiant toute
concurrence !).
On cherche aussi à créer des passerelles pour les juristes ente Bengalore et Toulouse. Et je sais que
l’École des Mines d’Albi est en train de monter un partenariat. Et Sciences-Po Toulouse ? y travaille
aussi. Il faudrait faire en sorte que tout cela soit concerté, pour ne pas être en sens unique : il faut
que des Indiens viennent chez nous. Et il faut apprendre d’eux, ils ont des choses à nous apporter,
comme leur conception de la laïcité, ou leur Constitution qui permet à des États très différents
de vivre en bonne harmonie (avec un pouvoir central assez fort quand même), et dont l’Europe
pourrait s’inspirer.
Pour info, il y a des vols Toulouse-Chennai AR à moins de 550 e avec British Airways (c’est moins cher
que certains Paris-Toulouse !).
Une participante - (inaudible)
Christophe Lèguevaques - L’Inde a une grande tradition de copiage en matière pharmaceutique (même
s’ils n’apprécient pas que l’on vienne copier leurs médicaments traditionnels). Et les Indiens ont obtenu de l’industrie pharmaceutique de pouvoir fabriquer eux-mêmes des antirétroviraux comme ceux
vendus en Afrique pour lutter contre le sida.
D’ailleurs l’Inde est un acteur de plus en plus important de l’aide aux pays africains : l’Inde vient de
créer un fonds d’investissement de 5 milliards d’euros (alors que la France n’y consacre que 2,5 milliards malgré notre responsabilité historique). Ils n’y vont pas avec désintéressement, les matières
premières africaines les intéressent. Mais il existe aussi des liens très anciens avec l’Afrique du Sud, ou
Mayotte, où de nombreux Tamouls ont été exilés. Ces relations économiques sont très importantes.
Avant pour aller de Bombay à Johannesburg en avion, il fallait presque toujours passer par Londres.
Aujourd’hui il y a plusieurs vols directs par semaine. Il y a aussi des vols directs vers l’Amérique du Sud.
Il se crée donc des liens de plus en plus serrés entre pays du sud, qui n’ont plus besoin du concours
des pays du nord pour assurer leurs contacts, et sont en position de faire entendre leur voix au sein
des instances internationales (que nous leur avons imposées). Par exemple, l’Inde et le Brésil ont
pris sur l’Iran une position qui a fortement déplu aux USA. L’Inde n’a pas voté pour une intervention
militaire en Lybie (quelle que soit la raison qui l’y a poussée).
Mais, comme je l’ai déjà dit, on ne sait pas vraiment quelle est la stratégie de l’Inde et son retour à la
puissance.
Un participant - Dans la comparaison Inde-Chine, est-ce que le mode de développement géographique n’est pas en faveur de l’Inde ? Le développement de la Chine se fait essentiellement sur une
étroite zone côtière, avec un arrière-pays immense et sous-développé (avec des risques d’explosion).
Et on a l’impression qu’il y a de nombreux centres de développement en Inde, répartis sur tout le
territoire. Et que la classe moyenne indienne se retrouve un peu partout.
Christophe Lèguevaques - Le problème en Inde est dans l’opposition villes/campagne : la pauvreté
se concentre dans les campagnes, avec des gros problèmes d’accès net d’infrastructures. Et il y a un
croissant fertile qui traverse toute l’Inde et recouvre une grande part du pays. Mais il reste des zones
très attardées, en général assez peu démocratisées d’ailleurs, et où on trouve même des guérillas
locales (au nord, une guérilla maoïste sévit !). Mais la grande différence entre Inde et Chine reste la
démocratie et la liberté d’initiative : ici chacun peut essayer de réaliser son projet sans entraves (même
s’il y a de la corruption).
Une participante - J’ai entendu parler des progrès des nationalistes d’extrême droite : qu’en est-il ?
Christophe Lèguevaques - Il y a effectivement un parti nationaliste qui considère que pour être Indien,
il faut être hindou, c’est-à-dire appartenir à la religion hindoue. Mais il y a en Inde 150 millions de musulmans, 120 millions de chrétiens, des millions de sikhs, d’autres minorités religieuses… On réalise
bien que ces partis extrémistes peuvent créer de redoutables problèmes en interne, et aussi avec les
voisins. En revanche, il existe un patriotisme économique en Inde, qui est plutôt constructif.
PARCOURS 2011-2012
129
Le problème aujourd’hui est qu’il y a une certaine paralysie du gouvernement, d’autant que Sonia
Gandhi, qui incarne l’autorité morale du Parti du Congrès, est malade et qu’il y a une crise de succession qui se profile. En outre, on passe d’un bipartisme à l’anglo-saxonne à un système de grands partis
régionaux, et on assiste à des coalitions moins idéologiques que fonction des intérêts économiques à
court terme. Et on voit se créer des blocages du type IVe République française.
Un participant - Un blocage par excès de démocratie, ça ne risque pas d’arriver encore en Chine !
Christophe Lèguevaques - Il risque d’arriver autre chose en Chine, l’histoire des civilisations montre
que ce type de situation ne peut jamais se maintenir indéfiniment. Ce fut le cas de la colonisation,
ça arrivera en Chine ! Ce qui me fait peur, c’est que la prophétie de Lénine sur les capitalistes est en
train de se réaliser : « Ils nous vendront la corde pour les pendre ». Et on a joué avec le feu avec le
PC chinois, et les capitalistes occidentaux se sont fait arnaquer ! Alors, y a-t-il un agenda secret des
Chinois, qui sont des gens très calculateurs (ce sont de redoutables joueurs de Go, qui consiste à
encercler son adversaire pour l’étouffer) ?
Autre partenaire géopolitique inquiétant, la Russie se meurt, parce que sa population diminue. Mais
c’est l’un des plus grands pays du monde en superficie, et ses ressources naturelles sont immenses.
Et on pourrait bien assister à un rapprochement sino-russe, qui pourrait venir menacer l’approvisionnement en gaz russe de l’Europe, par exemple. Et les USA ne pourront pas continuer à tenir le haut
du pavé bien longtemps encore. J’étais en Californie cet été, et j’ai vécu le psychodrame du vote au
Sénat de la décision de relever le taux d’endettement du pays : les Républicains jouaient le jeu du
pourrissement de la situation pour affaiblir Obama en vue des prochaines élections, sans se rendre
compte (mais peut-être qu’ils s’en rendaient compte et qu’ils s’en moquaient !) qu’ils faisaient le jeu
des créanciers internationaux, au premier rang desquels les Chinois. On se rend compte que la démocratie peut conduire à des comportements catastrophiques.
Un participant - Est-ce que l’existence des anciens « comptoirs de l’Inde » peut être un atout pour la
France dans le développement des relations avec l’Inde. A Pondichéry, il subsiste un quartier français
bien conservé, on rencontre des Indiens qui parlent français et qui semblent heureux de vous parler
quand vous les croisez.
Christophe Lèguevaques - C’est vrai, mais ça représente tellement peu pour les Indiens. Le Territoire
des anciens comptoirs (regroupés depuis leur indépendance signée par Mendès-France en 1954 en
un territoire, pas vraiment un État) bénéficie d’un régime de faveur pour l’importation des alcools
sur lesquels ils ne payent pas la surtaxe à l’importation de 150 %. C’est une survivance de leur désir
d’indépendance : pour moins importer d’alcool, ils ont mis une taxe, et ils ont inventé du whisky local
(qu’ils appellent whiskey), ils fabriquent du gin local, de la bière locale, même du vin.
130
Pour revenir à votre question, c’est sûr que nous n’apparaissons pas sur les « radars » économiques de
l’Inde (ni la France ni même l’Europe). Et je condamne vigoureusement la politique culturelle de la
France, qui en matière de francophonie et de maintien de la présence française (même à Pondichéry)
est lamentable et absurde. Il y aurait beaucoup à faire, on pourrait proposer au Lycée de Pondichéry des
classes préparatoires pour des étudiants indiens qui souhaitent venir faire leurs études en France. On
pourrait aussi, dans cet environnement anglophone, faire venir des étudiants français pour faire des passerelles du genre Erasmus sur les spécialités locales (en médecine par exemple). Pondichéry est restée
très française (il reste des « binationaux » franco-pondichériens, on trouve des monuments aux morts
pour les Pondichériens « morts pour la France »), et le lycée français est d’un niveau remarquable (mes
enfants l’ont fréquenté un an, et je vous le recommande : ça a changé leur vision du monde). Mais même
ce lycée a aujourd’hui des problèmes de restrictions budgétaires : c’est stupide en termes d’image !
Une participante - Vous avez parlé des problèmes de pollution et d’accès à l’eau potable : est-ce que ce
n’est pas leur principal handicap pour leur développement ?
Christophe Lèguevaques - De nombreuses ONG sont sur place pour faire évoluer les choses, car il est
probable que les solutions viendront autant d’initiatives locales que des organismes d’État : les ressources seront probablement mieux utilisées.
Et récemment, la Haute cour de justice a déclaré que la qualité de l’air et de l’eau était un droit à
CHRISTOPHE LèGUEvAQUES - L’INDE, FUTURE PREMIèRE PUISSANCE MONDIALE ?
valeur constitutionnelle, et que donc, pour qu’une usine s’installe en zone urbaine, il fallait que ses
propriétaires puissent garantir qu’elle n’aurait aucun impact sur la santé des riverains. Cela a permis
d’interdire la construction de quelques usines chimiques récemment.
Mais l’approche des Indiens des problèmes de pollution est curieuse : la notion de pur et impur est au
cœur de leur religion, pourtant ils n’hésitent pas à faire leurs ablutions dans des eaux sales (comme
l’est le Gange !), si elles ont été « purifiées » ! Et la prolifération des plastiques est impressionnante,
même dans les campagnes.
Mais les gens sont très propres, même ceux qui vivent dans la rue trouvent le moyen de se laver régulièrement.
Un participant - Il y a eu dans le passé des affrontements et même des guerres entre la Chine et l’Inde.
Qu’en est-il aujourd’hui ?
Christophe Lèguevaques - Je pense qu’ils ont compris qu’ils étaient assez complémentaires en termes
économiques, et ils essaient de mettre leurs conflits sous le boisseau. On est dans une situation
comme celle de la France et l’Allemagne (avec la Chine dans le rôle de l’Allemagne), ils ont plusieurs
milliers de kilomètres de frontières communes. Pendant longtemps, sur le Cachemire, les Chinois ont
soutenu les Pakistanais, de même que lors de la guerre avec le Bangladesh les Chinois étaient derrière.
Et Chinois et Indiens sont toujours en rivalité sur leurs pays frontaliers (voir la situation au Tibet), en
concurrence avec les Américains. Aujourd’hui, la Chine est un vaisseau amiral suivi d’une flottille de
petits pays de la zone. Mais l’Inde devient aussi un navire amiral, et certains petits bateaux peuvent la
rallier ! Et il reste de nombreuses flottilles indépendantes (Corée du sud, Taïwan, Japon, Malaisie…).
Et les Américains essaient de défendre leurs derniers intérêts dans cette zone par tous les moyens.
La Chine et l’Inde se sont retrouvées dans la lutte contre les mouvements musulmans : il y a des minorités musulmanes sauvagement réprimées en Chine dans la plus grande « discrétion » (c’est pire qu’au
Tibet, car les Ouïgours musulmans n’ont pas un porte-parole comme le Dalaï Lama pour les défendre
au niveau international). Et les Indiens voient cela d’un bon œil compte tenu des problèmes qu’ils ont
avec leurs propres musulmans, surtout après les attentats de 2004 et le foisonnement du terrorisme.
Durant la guerre froide, la paix était basée sur l’équilibre nucléaire, avec le risque de rétorsions
conduisant à des dégâts insupportables pour l’agresseur. Et il semblerait qu’aujourd’hui les Chinois
aient mis au point une nouvelle doctrine : si je t’attaque et que tu ripostes nucléairement, je réagirai en
une deuxième vague de frappes qui détruiront totalement ton pays à tout jamais ! Ils auraient mis en
place une sorte de nouvelle grande muraille nucléaire, avec des installations enterrées invulnérables
sur 5 000 kilomètres ! C’est effrayant !
Un participant - Est-ce que, dans ce contexte démocratique mais sur le pied de guerre, l’armée ne joue
que son rôle, ou intervient-elle dans la vie politique, comme cela est le cas au Pakistan ?
Christophe Lèguevaques - On est vraiment en démocratie ici, et l’armée se cantonne bien dans son
rôle. En cela, elle est aidée par le fait que la plupart des gradés sont issus des minorités, (les Sikhs en
particulier, qui ont une vieille tradition de service militaire).
Dans le cadre des tensions indo-pakistanaises (qui ressemblent aux tensions israélo-palestiniennes),
on peut rêver à une réconciliation, mais c’est bien improbable. Ils peuvent eux aussi se retrouver dans
la lutte contre le terrorisme (mais les extrémistes musulmans gangrènent le pouvoir pakistanais). Et
la disproportion des populations a amené le Pakistan à se doter d’armes nucléaires, et les deux pays
n’ont pas signé le traité de non-prolifération et continuent leur course aux armements (au détriment
de leurs économies)
Une participante - Vous avez évoqué rapidement les politiques natalistes et le problème de l’équilibre
filles-garçons : pouvez-vous en dire plus ?
Christophe Lèguevaques - C’est un problème commun à la Chine et à l’Inde : il y a à la naissance (sans
doute pour des raisons culturelles plus que biologiques !) plus de garçons que de filles (945 filles pour
1 000 garçons), mais il semblerait qu’une mortalité plus importante des garçons, et une espérance de
vie moindre pour les hommes, rétablit la parité dans la pyramide des populations adultes. Il n’y a donc
pas de problème de fond pour que les hommes trouvent une compagne.
PARCOURS 2011-2012
131
Je vous renvoie à ce titre au nouveau livre d’Emmanuel Todd qui explique, par les relations entre les
systèmes socioculturels (la forme des familles) et l’éducation, le développement démographique8
des populations. On retrouve des traditions communes entre les pays méditerranéens et les zones
de peuplement les plus anciennes de l’Inde : les mariages jeunes pour les filles, une certaine endogamie…
Une participante - Vous dites qu’il n’y a pas de problème alimentaire en Inde, que la famine n’existe
pas. Pourtant on entend souvent parler de suicides de paysans, et l’on connaît l’existence de ces mouroirs dans les grandes villes, où l’on voit des gens squelettiques et manifestement sous-alimentés ! On
assiste aussi à des mouvements de révolte des paysans (les paysans sans terre), et même le microcrédit développé par Amartya Sen se retourne contre les pauvres qui en ont « bénéficié » : là aussi, les
suicides se développent, car les taux de ces prêts sont trop élevés pour qu’ils puissent les rembourser !
Christophe Lèguevaques - Attention, il y a une forte inflation en Inde, et les taux d’intérêt élevés (de
20 %) ne sont pas fatalement usuraires si l’inflation est à 18 %.
Il est intéressant de signaler une utilisation « citoyenne » du téléphone portable (il y a des téléphones
partout) : de plus en plus les paysans vendent leurs récoltes à travers un système de ventes par téléphone qui permet de réduire les intermédiaires (et le recours aux usuriers) et d’être crédités directement sur leur compte bancaire du montant de la vente. C’est vrai qu’il y a des suicides liés à ces
problèmes d’endettement usuraire, mais cela n’est pas lié à des problèmes alimentaires, il n’y a pas de
famines et on n’a pas le spectacle de gamins affamés. L’espérance de vie à la naissance est de l’ordre
de 65 ans (à comparer à l’Afrique : 42 ans !). Je ne dis pas que l’Inde soit le paradis sur terre, il reste
encore plus de 700 millions de personnes vivant sous le seuil de pauvreté, mais en Inde la pauvreté
n’est pas vécue comme une catastrophe, ça ne les gêne pas.
Un participant - Est-ce que le talon d’Achille de ces pays comme l’Inde et la Chine n’est pas le problème de l’eau, d’autant que les méthodes d’agriculture « modernes » sont grosses consommatrices
d’eau ?
Christophe Lèguevaques - C’est vrai, et le réchauffement climatique ne va certainement pas améliorer
les choses. C’est aussi un problème posé par l’hypertrophie galopante des villes sans que les réseaux
suivent. Mais on aura ces problèmes aussi en Europe du sud : l’Espagne y sera confrontée, et sa structure « fédérale » risque de générer des querelles importantes entre les provinces ! L’eau est source de
vie mais sera aussi source de conflits potentiels.
Un projet de barrage hydro-électrique sur le Brahmapoutre, par les Chinois, a été à l’origine d’une
crise grave avec l’Inde pour qui cette ressource en eau est vitale. Et il y a les mêmes problèmes au
Proche-Orient avec le Jourdain. C’est un risque majeur du proche avenir, mais rien ne semble fait
pour le prévenir.
132
Le changement climatique qui menace en Inde est la perturbation du cycle des moussons : traditionnellement on avait deux grosses moussons suivies d’une année plutôt sèche, et il semble qu’on aurait
désormais deux années sèches suivies d’une bonne mousson, d’où des déficits hydriques graves. Mais
il y a de nombreuses expériences décentralisées pour prendre en main localement le problème de
la gestion de l’eau (souvent gérés par les femmes), grâce au microcrédit qui permet la mise en place
d’équipements de petite taille mais d’un contrôle plus facile que les projets pharaoniques de la « Révolution verte » dont on est bien revenu. Et ce dynamisme des populations est un spectacle réjouissant
et qui donne de l’espoir, et dont on pourrait peut-être s’inspirer chez nous.
Saint-Gaudens, le 26 novembre 2011
8 Ce fut le sujet de la 1ère conférence du GREP reçue en visioconférence à St-Gaudens en octobre 1996 : Emmanuel
Todd est donc ainsi le co-fondateur du GREP-Comminges ! (note du transcripteur). Et son nouveau livre est le développement et la généralisation au monde entier de ses thèses.
CHRISTOPHE LèGUEvAQUES - L’INDE, FUTURE PREMIèRE PUISSANCE MONDIALE ?
Christophe Lèguevaques est avocat au barreau de Paris et docteur en droit. Il est en parti-
culier l’avocat de parties civiles dans l’« affaire des irradiés de Toulouse », et l’avocat de la Mairie
de Toulouse dans le Procès AZF.
Christophe Lèguevaques est le fondateur de cLé réseau d’avocats (Paris, Toulouse, Marseille,
Bordeaux), qui regroupe des professionnels indépendants associés par une même éthique, une
même exigence et une même volonté de défendre et protéger les intérêts de leurs clients. L’un
des plus grands atouts de cLé réseau d’avocats réside dans la transversalité et la complémentarité des équipes et des partenariats avec d’autres professionnels en France ou à l’étranger, ainsi
qu’avec d’éminents représentants du monde universitaire. En 2010, un partenariat a été signé
avec un cabinet indien de Chennai (Madras), membre de « Law Asia Alliance »
Christophe Lèguevaques a fondé et préside l’Association ToulousINDE-Midi-Pyrénées, qui
cherche à développer des liens entre les acteurs intellectuels et économiques de l’Inde du Sud
et de la Région Midi-Pyrénées.
Bibliographie
Christophe Lèguevaques
Vademecum INDIA : L’avenir de Toulouse Midi-Pyrénées passe-t-il par l’Inde du Sud ?
(ACTEditeur, 2010). (nb : ce livre est téléchargeable gratuitement sur le site www.toulousindemipy.ning.com)
Toulouse a-t-elle un avenir ? (ACTEditeur, 2007).
Et aussi
Jean-Joseph Boillot : Kal, un abécédaire de l’Inde moderne (Buchet Chastel 2011)
Catherine Clémentin-Odja & al. : Dictionnaire de l’Inde (Larousse 2009)
Frédéric Landy & al. : Dictionnaire de l’Inde contemporaine (Armand Colin 2010)
Odon Vallet : Les spiritualités indiennes (Découvertes Gallimard)
Amartyia Sen : L’Inde : histoire, culture et identité (Odile Jacob, 2007)
Pascale Haag : Idées reçues : l’Inde (Le Cavalier bleu, 2009)
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PARCOURS 2011-2012
Les démocraties
face à l’omnipotence
des marchés financiers
François Morin
Économiste,
ancien membre du Conseil général de la Banque de France
et du Conseil d’Analyse Économique,
auteur de « Un monde sans Wall Street ? »
(Seuil - Économie humaine, 2011)
Cet ouvrage sur Wall Street, qui décrit dans un premier temps l’impasse vers laquelle notre monde se
dirige aujourd’hui, essaie aussi d’éclairer les chemins pour en sortir, si nos responsables politiques
acceptent de prendre la mesure de ce qui se passe.
Cependant, le thème que je vais développer devant vous pendant près d’une heure va, non pas chercher à vous décrire le monde de demain et essayer de l’imaginer peut-être de manière un peu utopique, mais plutôt décrire la situation et décrire sa gravité, celle que nos responsables politiques ont
cherché à escamoter, puisque nous allons d’accord historique en accord historique depuis le 21 juillet
2011 : à peu près toutes les 3 semaines, on nous promet un autre accord historique (le dernier en date
pour le 8 décembre prochain !). Ceci montre que, d’une certaine façon, même si le diagnostic sur la
crise dans laquelle nous vivons a déjà été posé mille fois, en réalité nos responsables politiques n’en
ont pas encore fait le véritable diagnostic sinon nous en serions déjà sortis.
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Pouvoir politique et pouvoir financier
Il y a tout de même au départ un problème et je dois revenir un peu en arrière pour nous aider à comprendre ce qui se passe. Je vais pour cela faire un exposé un peu particulier. Je vais donner un certain
nombre de chiffres, que je vais essayer d’articuler de manière cohérente et qui nous permettront,
j’espère, de prendre la mesure et l’ampleur de la gravité de la situation dans laquelle nous sommes.
Puis nous parlerons de possibles solutions.
Nous sommes dans une confrontation que l’on pourrait résumer comme étant celle d’un pouvoir
politique et d’un pouvoir financier, ou encore le pouvoir des citoyens et celui des marchés. De tels
conflits ont toujours émaillé l’histoire du capitalisme, en France et dans le monde entier. Par exemple,
dans les années 1920, deux gouvernements ont démissionné sous la pression d’une finance très puissante, telle qu’elle était alors organisée au sein de la Banque de France (laquelle était alors une banque
privée) : le gouvernement Herriot et celui de Caillaux ont été obligés de démissionner, la Banque de
France ne voulant plus faire d’avances.
PARCOURS 2011-2012
Voilà des fautes qui ont été commises dans notre histoire, et c’est à cette époque qu’a été dénoncé
ce que l’on a appelé le « mur de l’argent ». Le « mur de l’argent », concrètement, ce sont les 200
premiers actionnaires de la Banque de France. Et en 1936, après bien des débats aussi bien au sein
de la droite que de la gauche, il a été décidé d’abattre ce mur en changeant les statuts de la Banque
de France. Cette histoire, même déjà ancienne, peut nous être utile pour comprendre la situation
actuelle où un autre mur s’est reconstruit, cette fois à l’échelle mondiale. Il est en effet assez impressionnant de voir la concentration de richesse qui existe dans les mains de ce que l’on nomme
les oligarchies financières. Je fournirai dans la deuxième partie de mon exposé des données sur
cette question.
Dès à présent, notons cette expression que je prends à Patrick Viveret, telle qu’il l’a livrée à Médiapart : « Ce sont les marchés qui élisent les représentants politiques, et les bulletins de vote de ces
marchés, ce sont les taux d’intérêt ». Cela est un peu technique mais j’y reviendrai. Je vous parlerai de
ces taux d’intérêt et je vous montrerai quelques tableaux pour vous indiquer de quoi il s’agit.
Il nous faudra mettre ensuite derrière ces données une interprétation, y compris en tant que citoyens, une interprétation politique. Toujours dans cette introduction, je voudrais dire aussi qu’il y a
une urgence démocratique à combattre cette idée selon laquelle les marchés financiers seraient en
quelque sorte nos nouveaux dieux devant lesquels nous aurions à nous prosterner. Des dieux qu’il
nous faudrait rassurer.
Ces marchés financiers sont en effet bien courroucés et ils ne savent pas où donner de la tête par rapport aux débats politiques en cours, en particulier européens. Il va donc falloir leur faire des sacrifices
comme on en faisait autrefois à d’autres types de dieux. Et cela a déjà commencé dans certains pays :
les sacrifices humains (chômage massif) sont déjà là et cela va se poursuivre.
Les démocraties face à l’omnipotence des marchés financiers
Ce qui change aujourd’hui dans la confrontation du pouvoir financier avec le pouvoir politique, c’est
la façon dont le temps est géré. Vous savez que, de nos jours, le temps des marchés financiers est de
l’ordre de la milliseconde : dans cet intervalle de temps, des quantités d’opérations sont réalisées. Et
évidemment cela n’est pas du tout l’échelle de temps de la délibération démocratique. Comme vous
le savez aussi, on parle actuellement d‘un nouveau traité entre Angela Merkel et Nicolas Sarkozy ; et
comme le second en a parlé tout l’heure lors de l’un de ses discours, nous savons que ce traité ne sera
pas discuté avant la prochaine élection présidentielle en France. Vu le délai que cela représente, on
peut se demander quel sera le résultat de leurs discussions sur un tel traité. On ne sait même pas s’il
sera voté par le Parlement car il s’agit d’un pacte de solidarité, dit pacte de solidarité renforcée, et il
n’est pas sûr que le parlement le vote d’une seule voix.
136
Lorsqu’on regarde sur le fond ce qui se passe dans cette crise, on s’aperçoit finalement que le surendettement des États est largement relié à la crise financière
Je donnerai des chiffres là-dessus. Comment peut-on croire que le citoyen, ou même nos représentants au Parlement, pourraient accepter de renforcer cette discipline budgétaire alors que les principaux responsables qui sont à l’origine de la crise financière ont clairement été identifiés ! Ce sont les
grandes banques qui, à travers leur activité de marché, pour ne pas dire de casino, ont été à l’origine
de ces produits toxiques qui ont été vendus partout dans le monde.
Donc on est d’une part dans un temps, celui des marchés, qui n’est pas du tout celui du débat démocratique où c’est la pluralité des opinions qui doit pouvoir s’exprimer ; et d’autre part, dans cet objectif
de gagner toujours plus, de s’enrichir par des activités situées hors de l’économie réelle, dirigées par
quelques groupes de personnes.
Et cela ne date pas d’aujourd’hui : je rappelais plus haut comment plusieurs dirigeants, en France
dans les années 20, ont dû démissionner non pas du fait du système démocratique, à la suite d’une
échéance électorale, mais du fait du rôle joué par les marchés financiers. Ce type de dirigeant a été
remplacé par ceux que l’on trouve à la tête des grandes institutions européennes. Il y a actuellement
des vidéos qui circulent sur Internet montrant l’emprise de ces grandes banques américaines, en
FRANçOIS MORIN - LES DÉMOCRATIES FACE à L’OMNIPOTENCE DES MARCHÉS FINANCIERS
particulier Goldman Sachs, y compris le rôle joué par des personnalités éminentes françaises, européennes, au sein de cet établissement. Et on sait maintenant de manière claire que Goldman Sachs a
joué un rôle capital dans cette crise financière, par exemple auprès de la Grèce dans ses discussions
au sein de la zone euro faisant même payer 300 millions de dollars annuels à ce pays pour ses conseils
sur la « meilleure façon » de gérer sa dette !
Et nous sommes actuellement dans un système qui essaie de perpétuer ces logiques de fonctionnement et de pouvoir alors que notre monde est en train de s’écrouler.
Je souhaite donc, en premier lieu montrer quelle est la force de ces pouvoirs et comment ils s’exercent. Ensuite, je présenterai les chemins qui nous attendent et certains d’entre eux ne sont pas forcément très réjouissants. Mais peut-être aussi d’autres voies sont-elles possibles, en particulier si la
conscience politique se réveille.
A l’origine, les années 70 : les abandons successifs de souveraineté des États
occidentaux
Un premier point est extrêmement important pour comprendre ce qui se passe sur le fond de cette
crise, pour en connaître l’explication réelle : à partir des années 1970 ont été opérés un certain nombre
d’abandons de souveraineté qui ont précisément permis aux marchés financiers de se développer de
façon absolument gigantesque et même incroyable. Je vais bien entendu insister sur ce point.
Il s’est ainsi développé des marchés hypertrophiés, avec au cœur de ces marchés quelques grandes
banques, que l’on nomme monopoles bancaires, sortes de banques à caractère systémique en ce sens
que la défaillance de l’une peut entraîner, par une réaction en chaîne, un cataclysme mondial. C’est
en cela que l’on parle de caractère systémique.
Et l’une des conséquences de cette crise, de ces abandons de souveraineté, c’est que les États ont été
amenés au surendettement du fait d’une certaine forme de néo-libéralisme que l’on peut qualifier
d’ultralibéralisme et dont je parlerai par la suite.
Mais d’abord, essayons de comprendre l’origine de cette crise et je ne suis pas le seul à proposer l’analyse qui va suivre, à défendre des idées que d’autres défendent, aussi bien en France qu’à l’étranger,
entre autres Joseph Stiglitz. Je défends l’idée que ce qui s’est passé au début des années 1970 est tout
à fait fondamental pour expliquer la situation actuelle.
La crise des « subprimes », les inégalités telles qu’elles se sont creusées dans les années 80, sont autant
d’explications intéressantes mais partielles et insuffisantes.
Le cœur du problème est en effet la double libéralisation de deux éléments fondamentaux que sont
les taux d’intérêt d’une part, les taux de change d’autre part. Précédemment, autant l’un que l’autre
étaient fixés par la puissance publique et donc par les banques centrales. Il n’y avait pas par exemple
de fluctuations entre le franc français et le deutsch-mark allemand. On était dans le système des parités fixes telles qu’elles avaient été établies par les accords de Bretton-Woods, après la seconde guerre
mondiale. Les États avaient la mainmise sur ces deux grandeurs. Il n’y avait pas de marché pouvant
inciter les taux de change à fluctuer. Et il en était de même pour les taux d’intérêt. De sorte qu’entre
1945 et 1970, il n’y a eu aucune crise financière dans le monde. Aucune.
Et que se passe-t-il ensuite ? Sans trop rentrer dans les détails, dès 1971, on coupe le lien entre l’or et
le dollar, puis avec les autres devises, et donc on crée un nouveau marché, celui des devises. (A titre
d’exemple, comme vous le savez, aujourd’hui la parité de l’euro par rapport au dollar varie en continu ; il suffit d’écouter la radio pour s’en convaincre). Puis, quelque temps plus tard, dans les années
80, on libéralise les taux d’intérêt sous l’effet d’une pensée libérale alors en plein essor.
Comment a-t-on fait ? On a incité les États à aller sur le marché obligataire, là où ils se financent pour
faire face à leurs dépenses, et d’un seul coup se sont créés d’immenses marchés obligataires, avec une
offre et une demande qui se sont exprimées sur ces marchés. Des capitaux ont ainsi été offerts par
des investisseurs pour répondre aux demandes des États. Et à partir de là, les taux d’intérêt se sont
mis à fluctuer.
PARCOURS 2011-2012
137
Cette double libéralisation a créé un choc énorme, en particulier pour les entreprises qui ne pouvaient
plus connaître les taux de change à l’avance, à une semaine, un mois, deux ans. Prenons l’exemple
d’un avionneur qui vend en dollars alors que ses coûts sont en euros. S’il n’est plus en mesure se
connaître les cours à deux ans, c’est-à-dire ceux en vigueur lorsque la vente s’opérera, il sera susceptible d’avoir des pertes gigantesques.
Il en est de même pour les variations sur les taux d’intérêt. Quand les taux d’intérêt sont variables,
s’ils passent par exemple de 2 à 6 %, vos mensualités de remboursement d’emprunt vont tripler en
quelques semaines ou quelques mois. C’est ce qui s’est passé entre autres avec la crise des « subprimes » où les taux d’intérêt ont triplé entre 2001 et 2006. Et ceux qui avaient pris des crédits, les
avaient pris à taux variables et ils se sont donc trouvés fragilisés, ne pouvant plus faire face aux mensualités de leurs crédits. A ce moment-là, c’est la banque qui récupère la mise. Mais la banque ne peut
pas tout récupérer car les prix de l’immobilier se sont effondrés en 2006. Et c’est là l’origine de la crise
des subprimes. Car que se passe-t-il pour les banques ? Elles se trouvent en difficulté pour des montants qui avoisinent aux États-Unis les 400 milliards de dollars.
Mais ce n’est pas si énorme. Car ces banques ont des départements spécialisés où l’on vend du risque,
on l’on achète du risque, bref, où l’on spécule. Et s’agissant du risque, depuis 1990, on a pris l’habitude de transformer ces crédits fournis aux particuliers et aux entreprises en titres financiers, ce que
l’on appelle la titrisation des créances. Puis partant de ces titres, on cherche ensuite à s’en débarrasser
pour récupérer du cash. Et c’est ainsi que les subprimes ont été titrisés par les banques sous forme
de titres financiers pour un montant de 40 milliards de dollars. Or ces titres financiers, que l’on appelle CDO (pour Collateralised Debt Obligation), sont en fait de véritables poupées russes car des
titres financiers donnent lieu à d’autres titres financiers et ceci en cascade. De sorte que, lorsque le
FMI cherche à évaluer l’ampleur de la crise en juillet 2009, ce n’est plus 40 milliards de dollars mais
4 000 milliards de produits toxiques qui ont été émis pour les seuls États-Unis. Et lorsqu’on a un titre
financier qui intègre quelque part dans la chaîne de sa fabrication un tant soit peu de « subprime », il
est bon à être mis à la poubelle.
Le problème, c’est que toutes les grandes banques du monde, non seulement américaines, mais aussi
chinoises, européennes, etc., ont acheté des CDS sur leurs fonds propres. Si elles avaient 100 de fonds
propres et si elles avaient acheté pour 50 de produits titrisés à des taux intéressants, (et toutes les
banques dans le monde ont fait cela), le jour où ces titres n’ont plus rien valu, les fonds propres de
ces banques ont fondu. Et donc, il y a eu resserrement du crédit puisque les fonds propres s’étaient
fortement réduits. Voilà ce qu’a été la vraie crise.
138
Les banques se sont alors tournées vers les États pour être recapitalisées et donc réalimenter leurs
fonds propres afin de retrouver des capacités de crédits. Car, comme on sait, le crédit est essentiel
pour une société, pour une économie ; sinon, cette société meurt puisqu’elle n’a plus la capacité de
financer de nouveaux projets. La crise s’est donc poursuivie par le fait que les États ont dû refinancer
les banques et aussi établir des plans de soutien à l’activité économique, d’autant que le chômage
augmentait. Et ces plans de soutien à l’économie ont représenté des milliers de milliards de dollars
aux États-Unis et des milliers de milliards d’euros en Europe.
Si bien que, et retenons ce chiffre très important par rapport au discours que l’on entend de manière
permanente aujourd’hui : entre 2007 et 2010, l’endettement public mondial a crû de 45 % sous l’effet
de ce que je viens de décrire, à savoir la recapitalisation des banques et le soutien à l’économie, alors
qu’en 2007, la plupart des pays de la zone euro se conformaient aux critères de Maastricht. Par contre,
après la crise, seuls 2 pays sur 17 sont restés dans les clous.
Et donc, lorsqu’on entend des discours du genre « oui, les Français s’endettent trop et ils en sont responsables, il faut d’avantage de rigueur », il y a de quoi s’interroger ! Ce surendettement très récent,
est très directement lié à cette crise et si vous êtes d’accord avec ce que j’ai dit précédemment, vous
voyez que l’on n’a pas à aller chercher très loin des explications sur ce qui se passe en ce moment.
Voilà des choses très importantes.
FRANçOIS MORIN - LES DÉMOCRATIES FACE à L’OMNIPOTENCE DES MARCHÉS FINANCIERS
L’hypertrophie des marchés financiers
Ici, je fais appel à un tableau déjà publié dans la presse à la veille de la crise et réactualisé depuis ; il a
son importance, et je suis l’un des rares économistes en France à avoir travaillé en distinguant bien
l’économie financière de l’économie réelle. Retenez ce chiffre de l’année 2007 : 54,3. Cela, c’est l’économie réelle, c’est-à-dire la production mondiale, son PIB. Comparons maintenant ce chiffre à celui
du volume des transactions sur le marché des changes et le marché des devises, (chiffres tout à fait
comparables puisque relevant des mêmes circuits de paiements) et pour la même année 2007 : 940.
940 à rapprocher du précédent 54,3 ! Peu importent les unités (en fait le trillion de dollars), puisque
c’est le rapport entre les deux valeurs qui nous intéresse. Voilà l’importance du décalage entre d’une
part les échanges de biens et de services et le commerce extérieur (qui correspondent à 54,3) et 940.
Et à quoi correspond ce chiffre de 940, 15 fois supérieur au précédent ? A la spéculation et en même
temps à la couverture des risques liés à ces échanges.
Et je dois expliquer ce qu’est la couverture : quand tout à l’heure je vous parlais des entreprises mises
en difficulté parce qu’elles n’ont plus le moyen de connaître leur taux de change à deux ans, risquant
même d’être ruinées, alors que précédemment la fixation des taux relevait de la responsabilité des
États, j’ai amorcé cette question.
La suite en a en effet été que les États ayant abandonné cette responsabilité, les marchés ont incité non
à l’épargne mais à l’acquisition de produits dits de couverture. On vous annonce qu’ainsi, vous allez
connaître vos taux à 6 mois ou un an, bien entendu moyennant finances pour avoir cette assurance.
Et il s’est ainsi créé une immense industrie de couverture, chacun cherchant à se mettre à l’abri des
variations de cours. Et les produits de couverture développés par les banques sont devenus eux aussi
des produits spéculatifs puisqu’ils se vendent à leur tour sur les marchés à des cours qui varient
eux-mêmes en fonction du risque sous-jacent, le risque étant lié aux variations des taux de change et
d’intérêts. Et si le risque s’accroît, alors la valeur de l’assurance va s’accroître. Voilà pourquoi, dans
cette valeur de 940 citée plus haut, il y a à la fois de la spéculation et de la couverture. Ce sont là les
deux faces d’un même problème.
Sur ce tableau, vous avez donc à la première ligne les taux de change. La seconde et la troisième ligne
correspondent aux volumes des produits dérivés, ces fameuses couvertures des taux de change et
des taux d’intérêt. Pour l’année 2007 : 147 et 2 208. Il s’agit pour l’essentiel de transactions dont 80 %
correspondent à des produits dérivés, liés aux risques sur les taux d’intérêt. Les 20 % restants correspondent à la couverture sur les produits alimentaires, les matières premières, les échanges intercontinentaux, etc., en fait peu de choses en termes de volumes de transactions. L’essentiel correspond
bien aux produits dérivés des taux de change et des taux d’intérêt.
Les marchés à terme aujourd’hui se rapportent aux marchandises comme le pétrole, le blé, etc., en
PARCOURS 2011-2012
139
fait relativement peu de chose par rapport à ce que sont devenus depuis 1970 les produits dérivés qui
ont connu une expansion absolument effrayante. Et il faudra rajouter à cela un autre produit dérivé
(le CDS) dont je parlerai ultérieurement, également lié aux taux d’intérêt et qui se trouve au cœur du
risque de contagion de la crise mondiale, en lien avec les dettes souveraines.
Les grands acteurs financiers
Alors, puissance des marchés financiers, puissance de très grands acteurs. J’ai mis sous vos yeux ce
que l’on trouve sur internet à propos des 29 banques qui sont sorties du chapeau au G20 de Cannes
et qu’on appelle les banques systémiques. Systémiques, en ce sens que, comme je l’ai déjà indiqué,
la chute de l’une d’entre elles, à l’instar de Lehmann Brothers, peut entraîner un cataclysme mondial,
la faillite de tout un système bancaire. Car si l’une d’entre elles n’arrive pas à payer ses intérêts, ses
obligations, à rembourser ses emprunts, c’est une première faillite suivie d’un cataclysme mondial. J’ai
mis en évidence dans ce tableau un certain nombre d’entre elles : pour la France, la Société Générale,
Paribas, le Crédit Agricole, la Banque Populaire. On peut y voir 8 banques américaines, 3 japonaises,
une chinoise et au total, 17 banques européennes.
140
Et la grande crainte des marchés financiers, c’est de voir l’une de ces banques faire faillite. Cela fait
partie du traumatisme actuel. Comment donner une idée de l’importance de ces banques ? J’ai regardé le bilan d’une banque que vous connaissez, BNP-Paribas : au 30 juin 2011, le total de ce bilan est
de 2 000 milliards d’euros. Ce chiffre représente un stock et non pas un flux. Il exprime la capacité de
FRANçOIS MORIN - LES DÉMOCRATIES FACE à L’OMNIPOTENCE DES MARCHÉS FINANCIERS
la banque à mobiliser à un instant donné des ressources à affecter à des usages déterminés. C’est un
critère classique de mesure de la puissance d’une banque. (On peut mettre en regard de cette valeur
le total de l’endettement public français : 1 591 milliards, disons 1 600 milliards d’euros : ce sont des
ordres de grandeur tout à fait comparables). Si on rajoute d’autres banques, Crédit Lyonnais, Société
Générale, etc., on atteint des montants tout à fait considérables. Exemple qui illustre bien la puissance
des grandes banques et, en regard, la faiblesse des États, lesquels sont surendettés.
C’est même pire que cela. Car BNP-Paribas a aussi une partie hors-bilan. C’est là que figurent tous
les contrats des produits dérivés et de couverture. Si l’on prend donc le total de ce hors-bilan, c’est
577 milliards supplémentaires (dont on sait qu’ils contiennent pour une bonne part des produits
très toxiques, les fameux CDS). Et lorsqu’on interroge BNP-Paribas pour savoir combien de contrats
CDS dans ces 577 milliards, la réponse est : c’est secret ! La question a pourtant été posée par une
personne, que je connais très bien, qui gère des fonds de retraites complémentaires de plusieurs
milliards d’euros. Pourtant tous ces produits dérivés peuvent être très dangereux et mettre tous les
fonds déposés en danger. Une fois encore, il est quelque peu dérisoire d’en revenir toujours au surendettement des États.
Le surendettement des États, et la victoire de l’ultralibéralisme
Donnons quelques chiffres pour différents États.
Quand un État va sur les marchés financiers, il émet des obligations pour avoir du cash. Et sur ce marché, il y a une offre et une demande ainsi que des taux d’intérêt fixés par le marché secondaire, celui
des dettes qui ont déjà été émises. Car si j’achète de la dette française, par exemple des obligations
nouvelles à 10 ans, dès demain je peux les revendre, si je le souhaite. Je ne vais pas attendre 10 ans si
mon intérêt me montre qu’il faut que je les vende demain ou après-demain. Et donc, il y a un marché
d’occasion qui est ce marché secondaire.
141
Sur tous les titres de dettes européennes, américaines ou autres, il y a des taux d’intérêt secondaires
qui se forment. Ce sont les taux que j’indique ici dans le tableau (fin novembre 2011). Et lorsqu’un
État émet de nouvelles obligations, là on n’est plus dans le marché secondaire mais primaire puisqu’il
s’agit de nouvelles émissions. Cet État peut-il émettre à un taux différent de celui qui est en vigueur
sur le marché secondaire ? Bien sûr que non. Si le marché secondaire a un taux aujourd’hui de 3,21
et si l’État émet à 3,10, personne ne va en acheter. Si au contraire, il émet à 3,50, tout le monde va
en vouloir. Mais ça va lui coûter très cher. Et donc sur le marché primaire, il sera également obligé
d’émettre à 3,21.
Et ces chiffres-là, relevés sur dix jours, vont fluctuer en fonction des informations qui vont paraître
durant cette période : informations politiques, financières ou autres. Citons l’exemple de l’Italie dont
PARCOURS 2011-2012
le taux est de 4,28 ; sur 12 mois, elle doit émettre pour financer ses déficits et rembourser ses dettes
arrivant à échéance, 330 milliards d’euros. Si on considère que le taux d’intérêt est à 6,90, c’est absolument insoutenable. L’Italie a même vu ses taux monter à 7,30 % alors que l’on estime que 7 %, c’est
la limite absolue. En France, ces dernières semaines, les taux n’ont pas arrêté de monter. Depuis hier
cependant, il y a un accord entre banques centrales de se prêter entre elles des ressources qui leur
permettraient d’avoir des liquidités.
On a vu là, dans cet accord entre banques centrales un excellent signal et donc les taux sur le marché
secondaire des dettes européennes se sont légèrement détendus. Mais on sait qu’il y a des écarts importants entre les taux en Europe : par exemple 2,23 pour l’Allemagne, contre 28,17 pour la Grèce. Et
donc la dette grecque ne peut plus aller sur le marché financier. Ce marché lui est fermé. Et ce qui est
inquiétant aujourd’hui, c’est que cette perspective pourrait concerner demain d’autres pays comme la
Belgique, mais également l’Italie et ou l’Espagne. Le problème, et cela on le sait depuis une semaine,
c’est que les taux d’intérêt n’arrêtent pas de monter. Et on sait que ce sont ces taux-là qui font et défont les gouvernements actuels. Dès qu’on franchit le seuil de 7 %, cela devient critique.
La reconquête démocratique face à une finance devenue folle
Ce que je veux faire apparaître maintenant, c’est le résultat de tout cela. Une incroyable répartition
des revenus depuis maintenant plusieurs années, le vrai tendon d’Achille. Je parlerai ensuite des CDS
puis enfin de possibles scénarios.
Une inégalité des revenus et des patrimoines devenus insupportables
En premier lieu, on se demande qui paye dans tout cela et qui en profite. Dans cette crise financière
et de surendettement, qui se trouve en première ligne ? C’est le monde anglo-saxon et ses retraites
par capitalisation. En Europe, il y a l’assurance-vie qui est pour l’essentiel faite d’obligations de dettes
européennes ; et on voit bien qu’il peut y avoir des problèmes de ce côté-là aussi.
Mais l’essentiel des dégâts, c’est la variation très importante des chiffres de la bourse depuis le début
de la crise financière et cela a touché de plein fouet les retraités et les futurs retraités du monde anglosaxon, (retraites par capitalisation). Certains d’entre eux ont perdu l’intégralité de leur retraite.
142
FRANçOIS MORIN - LES DÉMOCRATIES FACE à L’OMNIPOTENCE DES MARCHÉS FINANCIERS
En parallèle, on observe que, depuis 1970, la part salariale dans la valeur ajoutée des plus grands pays
du monde a reculé d’au moins 10 %, ceci au profit des dividendes et des profits des plus hauts revenus. C’est en ce sens que l’on parle de l’oligarchie financière qui s’est constituée durant cette période.
C’est un élément qu’il faut intégrer pour comprendre ce qui s’est passé durant cette période-là.
Ensuite, il y a l’impact de la crise sur les fonds de retraite par capitalisation dans le monde anglo-saxon.
Dans les pays de l’OCDE, la crise financière a durement touché les fonds de pension (23 500 milliards
de dollars) dont les investissements se sont dépréciés de 23 % en moyenne en 2008, ce qui représente
environ 5 400 milliards qui sont partis en fumée.
À l’échelon national, les retombées de la crise dépendent de l’importance des pensions privées dans
l’ensemble des revenus des retraités. Leur part est particulièrement importante en Australie, au Danemark, aux États-Unis, aux Pays-Bas et au Royaume-Uni.
Quelques chiffres maintenant pour illustrer l’inégalité des revenus. Si on considère que la population
mondiale est de 7 milliards de personnes, ceux qui ont plus de 1 million de dollars de patrimoine
représentent 0,15 % de la population mondiale, soit 11 millions de personnes. Et ceux qui disposant
de 30 millions de dollars sont 980 000 (0,014 %). Il y a des statistiques qui sont faites sur ces questions
tous les ans par de grandes sociétés de conseil telles que Cap-Gémini ou Merrill Lynch.
Cela n’est certes pas nouveau : si on considère l’évolution de la population dont le patrimoine est
supérieur à 1 million de dollars, ils étaient 10,1 millions en 2007 et 10,9 million en 2010. Il s’agit donc
d’une population assez stable, peu affectée par la crise. Et par ailleurs, elle a continué de s’enrichir.
Elle détenait 40 000 milliards de dollars en 2007, 42 700 en 2010.
Au-delà des riches, il y a la catégorie des ultra-riches. Ils étaient 980 000 en 2010, comme dit plus haut,
et ils détiennent un patrimoine de 15,4 trillions (ou 15 400 milliards) de dollars. Cela représente une
fortune considérable car ils pourraient s’offrir le quart de la production des biens et des services de
la planète, (année 2010) ; cela donne une idée de la puissance financière de cette catégorie et de leur
place dans l’économie mondiale.
PARCOURS 2011-2012
143
Le talon d’Achille des la finance globalisée
Je voudrais préciser maintenant quel est le danger qui nous guette avant d’imaginer des scénarios
possibles. Cela concerne surtout les produits dérivés, dont je rappelle l’évolution récente (en trillions
de dollars) :
Produits dérivés de gré à gré
1990
3,4 t$
1997
28,7 t$
2007
516,4 t$ (dont CDS : 42,3)
Quand j’ai parlé de BNP-Paribas plus haut, j’ai dit qu’il y avait dans son hors-bilan des CDS mais je n’ai
pas dit combien, car on l’ignore en fait…
Qu’est-ce un CDS ? (littéralement un « Credit Default Swap »). C’est une assurance, une couverture
(comme tous les produits dérivés) contre le risque de défaut de celui qui va émettre des obligations.
Vous achetez des obligations, mais vous vous dites : « Peut-être que l’État grec va faire faillite. Et donc
l’État grec ne va pas rembourser ». A ce moment-là, vous prenez une assurance et en effet, s’il y a un
défaut de paiement, vous serez indemnisé, exactement comme avec une assurance. Ces CDS ont joué
un rôle important dans la faillite de Lehmann Brothers, car beaucoup de gens détenaient des CDS
et donc on a fait jouer les assurances. Il y en avait pour 175 milliards de dollars vendus par le groupe
américain AIG. Du jour au lendemain il a fallu que ce groupe rembourse. Dans l’impossibilité de le
faire, l’État a dû le renflouer d’un montant équivalent.
Mais parmi ces CDS il y a des produits encore plus dangereux, que l’on appelle « CDS nus ». Cela
correspond à des CDS qui ont été achetés par des gens qui ne sont pas détenteurs d’obligations. Des
gens qui achètent de l’assurance par pure spéculation. Un CDS nu, c’est comme prendre une assurance-incendie sur la maison du voisin. Et qu’attendez-vous dans ce cas-là : que sa maison brûle ! C’est
cela un CDS nu. Vous prenez une assurance sur la Grèce sans avoir un seul titre grec ; et qu’attendezvous ? Que la valeur de ces obligations chute du fait d’une faillite pour vous faire rembourser sur un
risque que vous n’avez pas pris !
Et quand les assurances rentrent-elles en jeu ? Lorsque se produit ce que l’on appelle un « événement
crédit ». Par exemple quand celui qui a émis la dette ne peut plus payer les intérêts, ou ne peut pas
rembourser le titre lui-même quand celui-ci arrive à échéance. C’est cela un « événement crédit ».
144
Et qui émet de tels produits financiers ? Ce sont les plus grandes banques. Elles en ont émis pour 42,3
mille milliards de dollars en 2007. De nombreuses banques sont spécialisées dans certains domaines
mais toutes font cela. Et donc s’il se produit un évènement-crédit sur un État ou sur une grande
banque, il y a aussitôt déclenchement des CDS. Et tous ceux qui ont vendu ces produits sont tenus de
payer du jour au lendemain des milliards de dollars ou d’euros d’assurance. Et que se passe-t-il depuis
le début de la crise grecque ? Alors que le PIB de ce pays représente seulement 2 % du PIB européen,
comment une tension supplémentaire dans ce pays pourrait-elle générer un cataclysme mondial ? En
raison du déclenchement des CDS, où les banques qui auraient à payer des sommes énormes pourraient être mises en faillite. Et si une banque fait faillite, il y a déclenchement des CDS émis sur cette
banque. D’où une réaction en chaîne.
Voilà pourquoi on préfère payer pour la Grèce ou le Portugal plutôt que d’annuler des dettes et créer
ainsi un événement crédit… Si la Grèce disait : « Je ne rembourse plus la dette » on aurait un événement crédit. Le système bancaire peut s’effondrer du jour au lendemain par lancements successifs de
CDS de banque en banque. Effet immédiat assuré. Et donc on essaie de trouver, en particulier dans
l’ensemble européen, d’autres mécanismes afin d’éviter des évènements-crédits, soit sur un État souverain soit une grande banque.
J’en profite à ce stade pour donner une citation de Jean-Claude Trichet avant qu’il ne quitte la direction de la BCE, le 11 octobre : « La crise de la dette dans la zone euro a atteint une dimension
systémique, les risques de répercussions sur l'économie augmentent rapidement et les banques sont
entrées dans une zone de danger »… « notre système est à la merci du moindre événement, en
FRANçOIS MORIN - LES DÉMOCRATIES FACE à L’OMNIPOTENCE DES MARCHÉS FINANCIERS
particulier dans la zone euro ». Et le Dr Shapiro, conseiller du FMI, a annoncé une débâcle bancaire
dans deux ou trois semaines, le 7 octobre sur la BBC : « Ce que nous ne savons pas, c’est l’importance des « credit default swaps » détenus par les banques en couverture de dettes souveraines et
contre les banques européennes, nous ne connaissons pas plus le nombre de CDS détenus par les
banques britanniques, comme nous ne savons pas avec précision quelle est l’exposition des banques
anglaises aux risques de la dette souveraine irlandaise », ce qui explique bien qu’avec les CDS, l’on
est au cœur de la crise, dans la mesure où ils peuvent déclencher une contagion. Je peux encore citer l’économiste Stiglitz qui, dans le journal « Le Monde » du 24 octobre 2010, parlant des dérivés du
crédit, (il s’agit bien de ces mêmes CDS), disait : « On n’a toujours pas aux États-Unis de transparence
sur un pan énorme de la finance, les dérivés de crédit, notamment ceux qui sont échangés de gré à
gré. On ne sait toujours pas ce que recouvre exactement ce marché. Cette absence de transparence
a fait beaucoup pour accroître la volatilité des marchés, car on ne connaît toujours pas l’exposition
réelle des banques dans ce domaine ». Je disais plus haut la même chose à propos de la banque sur
laquelle j’avais cherché à me renseigner, BNP-Paribas : on ne connaît pas en effet la somme de CDS
que cette banque a pu émettre.
Je rajoute que si l’on a un événement crédit, un défaut de crédit sur une dette bancaire, il y a contagion de la crise, car, aussitôt, ce que l’on appelle le marché interbancaire se contracte, puisqu’un
certain nombre d’autres banques font défaut. La crise du crédit est immédiate avec ses conséquences :
réduction de l’activité économique, récession puis chômage dans des proportions gigantesques. Avec
toutes les conséquences politiques que l’on peut imaginer : réflexes identitaires, replis nationalistes,
avec tous les risques que cela peut comporter. D ‘autant que, très vite, joue ce réflexe selon lequel la
crise, c’est toujours la faute des autres et donc avec en germe des risques d’affrontement.
Ce sont là des vérités que les hommes politiques ne peuvent énoncer parce qu’ils en sont pour une
part responsables. Là on touche au débat Sarkozy-Merkel, où le premier a bien conscience de ces
risques et essaie de promouvoir des mesures d’urgence, en incitant la Banque Européenne à jouer
un rôle de rachat des dettes souveraines, comme c’est le cas aux USA et en Grande-Bretagne, ce qui
permettrait de faire baisser sensiblement les taux d’intérêt. Quand une banque centrale rachète des
dettes souveraines, cela fait baisser la pression. Mais Angela Merkel est totalement opposée à cela
pour plusieurs raisons. D’abord, il faut préserver à ses yeux l’indépendance de la Banque Centrale ;
et par ailleurs, si celle-ci achète massivement des dettes souveraines, il y a le risque que l’inflation
revienne au niveau de celle des USA, de l’ordre de 5 %, ou près 4 % pour la Grande-Bretagne, alors
qu’elle est seulement de 2 % dans la zone euro.
Or, pour les Allemands, l’inflation est une chose dont on ne veut pas entendre parler car ce pays
a le souvenir historique de l’hyperinflation des années 20 avec la République de Weimar, puisque
cette inflation a rendu possible l’avènement d’Hitler. Et donc l’Allemagne ne veut pas rentrer dans
ce scénario et c’est pour cela même, si j’ai bien compris le discours de Nicolas Sarkozy de ce soir,
qu’il n’y a pas pour l’instant d’accord sur ce qu’il faut faire. Cela doit être discuté prochainement, le
8 décembre prochain (2011). Ils vont essayer de mettre au point ce fameux traité dont je parlais dans
l’introduction. Mais un traité, c’est une vision à long terme et cela ne correspond pas à la situation
d’urgence dans laquelle nous sommes, où les taux d’intérêt ne cessent de grimper. Nous sommes
face à un très grand risque, celui de la faillite des banques et de fermeture du crédit dont j’ai parlé
tout à l’heure.
J’ajoute que nous sommes face à un risque de confrontation ; car ce que l’on entend beaucoup aujourd’hui, c’est la nécessité de plans de rigueur, d’austérité, de discipline budgétaire et de règle d’or.
Et on sait bien que ce n’est pas cela qui peut relancer la croissance. En contrepartie, on n’a toujours
pas établi de pratiques solides pour lutter contre les évènements-crédits et leurs conséquences. Et il
y en aura.
Il y a déjà eu beaucoup de dégâts sociaux. De sorte que l’on est sur un terrain tel que la confrontation sera sans doute inévitable. Depuis plusieurs mois, depuis le début de la crise grecque, il y a
une opposition frontale entre la perception de la crise par les Allemands et la perception française
de ce qui doit être fait. Alors, on peut imaginer des scénarios plus rassurants, mais cela supposePARCOURS 2011-2012
145
rait que nos responsables politiques élèvent le débat au niveau de celui d’un nouveau Churchill,
un nouveau Roosevelt ou un nouveau de Gaulle. Un autre 18 juin, avec un responsable qui serait
capable de dire la vérité en face et qui avancerait des propositions. Alors qu’actuellement on nous
dit toutes les trois semaines que, maintenant, on a un nouvel accord historique et que désormais
tout va aller mieux.
Les sorties de crise possibles : un scénario de reconquête démocratique ?
Que faudrait-il faire ?
Sur le fond, il est nécessaire d’œuvrer à une nouvelle stabilité financière dans un cadre démocratique
légitimé.
Il y a des propositions dont celle-ci : la taxation de toutes les opérations financières. Déjà, celle-ci suscite une opposition frontale des Américains et des Anglais à cause de Wall Street et de la City ; ils n’en
veulent pas. Par ailleurs, en raison de l’échelle de temps à laquelle fonctionnent les marchés financiers, la chose semble délicate. On sait que dans l’espace d’une milliseconde, ce sont des centaines
d’opérations qui se font sur ces marchés financiers. Et si à chaque fois, on taxait même à 0,1 % là où
se font le plus grand nombre d’opérations, cela freinerait considérablement les échanges et bouleverserait le fonctionnement actuel des places financières. Ce que les Américains et les Anglais ne veulent
évidemment pas.
Autre solution à moyen terme : la séparation des activités de marché des activités de crédit, à imposer à
toutes les banques. Je vous rappelle que les activités de marché sont les activités de couverture et de
spéculation, là où sont fabriqués les fameux produits dérivés. C’est là que toutes les grandes banques
font leurs profits aujourd’hui.
L’activité de crédit, elle, est la composante indispensable pour qu’une économie puisse vivre et se
développer. Il faut donc opérer cette séparation.
Mais le plus important, c’est de redonner aux États leur souveraineté sur le marché des changes et sur
celui des dépôts obligataires ; il faut revoir l’ensemble des règles de formation des taux de change et
des taux d’intérêt qu’on a abandonnées aux marchés. Et quand on parle de taux de change et de taux
d’intérêt, on parle monnaie. Pour reconquérir une nouvelle stabilité monétaire, il faut revenir sur la
libéralisation financière qui a été une folie, qui a créé ces fameux produits dérivés qui sont à la fois au
cœur de la crise financière et de la crise des dettes souveraines.
146
Et ce ne sont pas les seules choses à faire : il y a d’autres idées que l’on avance. Mais l’idée générale,
c’est de dire qu’il faudrait probablement, comme en matière écologique, raisonner à 30 ou 40 ans,
pour aller vers une monnaie internationale commune, non pas unique mais commune, avec laquelle les
autres monnaies seraient dans des rapports fixes. Bien sûr, on pourrait modifier ces rapports, les faire
évoluer, mais sous la responsabilité des États et non plus des marchés. Cela redonnerait une stabilité
à l’ensemble du système, permettant aux États de retrouver une maîtrise sur les principales variables
de la finance globale.
Conclusion
Je termine en disant que nous sommes confrontés à un choix politique. Face à une logique où les
inégalités s’accroissent de plus en plus, une logique oligarchique qui ne supporte pas le débat démocratique, il y a urgence à prendre en compte le caractère global de cette crise. Quand on voit comment
fonctionne aujourd’hui l’Europe à travers le Directoire qui s’est mis en place, on voit que l’on est à
l’opposé de l’autre option, celle qui supposerait un réel courage politique, courage qui n’a pas encore
émergé.
Oui, il y a urgence à considérer que cette crise est globale et que tous ses aspects se trouvent en interaction les uns avec les autres, appelant des solutions également globales. Et pourquoi ne pas faire
confiance à la jeunesse, qui peut-être perçoit mieux que nous seniors ce que sont les nouvelles priorités ? En tout cas, nous avons à rechercher comment permettre à cette jeunesse d’avoir un nouveau
rapport à l’argent et au travail. J’ai l’espoir que l’on peut y parvenir.
FRANçOIS MORIN - LES DÉMOCRATIES FACE à L’OMNIPOTENCE DES MARCHÉS FINANCIERS
Débat
Un participant - Bonsoir et merci beaucoup pour la fluidité de votre discours et de vos démonstrations. Vous avez évoqué tout à l’heure la position de l’Allemagne qui peut conduire à une situation de
clash avec les banques. Pensez-vous que ce rapport de force pourrait être suffisant pour aller vers une
action pouvant amener, au niveau mondial, à légiférer et déclarer comme nuls et non avenus les CDS
qui sont aujourd’hui une potentielle boule de neige négative ?
François Morin - Le parlement européen a déjà décidé de légiférer contre les CDS nus et normalement,
à partir de l’année prochaine, il ne devrait plus y en avoir. Le problème, c’est que les CDS nus existent
parce qu’il y a les autres. Donc, oui, il y a déjà une législation mais supprimer une catégorie en particulier sans supprimer celle plus large dont ils dépendent, ce n’est pas supprimer les produits dérivés.
Pour ma part, ma proposition est la suivante : ça suffit ! Il faut que les États arrêtent de consentir des
abandons de souveraineté aux marchés. Si chaque État avait la maîtrise des taux de change et des
taux d’intérêt, par le biais d’une réforme du système monétaire international, les États pourraient
reprendre en main cette grande variable qui est au cœur de la crise actuelle.
Une participante - Que pensez-vous des agences de notation ? A en a-t-on besoin ou pas ?
François Morin - Il faut savoir que les agences ont été créées pour une part d’entre elles à la fin du XIX°
siècle, pour les autres au début du XX°. Ce sont de vieilles institutions. Mais leur rôle était précédemment limité et on a commencé à leur donner du pouvoir à partir du moment où les titres financiers
étaient mis sur le marché, toujours plus nombreux, toujours plus sophistiqués. Tout à l’heure, on a
parlé des CDS ; ce sont des titres sophistiqués à analyser et donc les grands investisseurs institutionnels, ceux qui gèrent les fonds de pension, ont eu progressivement besoin de disposer d’informations
précises pour savoir s’ils achetaient ces produits ou pas. Avec le développement des produits financiers, comme je l’ai montré avec cette hyperpuissance qui a littéralement explosé dans les années
90 et 2000, assez naturellement, les agences ont trouvé leur place. Cela fait partie du système, c’est
complètement intégré à son fonctionnement ;
Je rajoute en complément deux ou trois idées. Qui paye ces agences ? Ce sont ceux qui émettent des
titres, et ce sont eux qui sont notés par les agences. Il faut avoir cela en tête. Seuls les États ne payent
pas. Ces agences s’auto-saisissent de la notation des États. On a vu le rôle de ces agences pendant
la crise financière et on voit leur rôle aujourd’hui. Tout le monde sait qu’à la veille de la faillite de
Lehmann Brothers, la banque était notée AAA. Et donc, on a acheté les produits de cette banque en
toute confiance.
Et puis lorsque ces agences se sont aperçu qu’elles avaient été trop loin dans leurs appréciations
d’avant la crise, elles ont sur-réagi en sens inverse, contribuant par effet auto-réalisateur à aggraver la
situation. Elles ont abaissé des notes alors que ce n’était pas forcément nécessaire, ce qui a contribué à
accentuer la crise. Il faut bien voir les effets pratiques de la note d’une agence lorsque celle-ci change,
par exemple à la baisse, car les investisseurs ont des règles, des quotas ; par exemple tel pourcentage
pour les institutions à triple A, tel autre pour celle en A+, etc. Et lorsqu’un titre est déclassé, immédiatement, il faut changer la composition du portefeuille. Cela introduit des changements, des variations
sur les marchés financiers et boursiers. Cela a des effets contractuels, non pas liés aux agences ellesmêmes mais liés aux pratiques des plus grands investisseurs. Voilà ce que l’on peut dire.
Ensuite, on entend qu’il faudrait des agences publiques. Mais comment faire pour noter un État qui
émet et dont cet État détient lui-même le capital de l’agence ? Il faudrait imaginer des agences supranationales, agissant auprès du FMI. Il y a d’autres idées qui circulent, mais pour l’instant, rien n’a été
fait pour changer vraiment le système. Ces agences sont en quelque sorte nécessaires au fonctionnement de cette finance globale et devenue folle. Elles sont nécessaires et en même temps, participent
à la folie du système.
PARCOURS 2011-2012
147
Une participante - Est-ce que les hommes politiques ont véritablement les moyens de revenir en arrière et de lutter contre ces produits dérivés ? Vous avez dit tout à l’heure que vous-même n’êtes pas
arrivés à savoir combien il y en avait dans une grande banque française, combien cela représentait
exactement dans une banque donnée.
Ma seconde question est celle-ci : quels sont les moyens concrets d’avancer, d’opérer un demi-tour
par rapport à cette crise ? Et cette autre question : quel est le rôle, dans le dérèglement de la finance,
de la création monétaire ? J’ai vu passer des textes sur le fait que la création monétaire devrait plutôt
se faire par les banques centrales alors qu’actuellement, elle se fait uniquement par les banques commerciales. J’aimerais bien avoir également votre avis sur cette question.
François Morin - Merci pour ces deux questions. Quels sont les moyens des hommes politiques ? Et
bien, pour l’instant, j’ai le sentiment qu’ils réagissent toujours après coup, en fonction de ce qui
se passe sur les marchés financiers, rarement par anticipation. Peut-être Angela Merkel a-t-elle une
vision à long terme différente de celle que l’on a en France ou même dans d’autres pays ? En France,
on a plutôt le nez collé à l’événement. Évidemment, cela ne favorise pas une réflexion de fond sur
la nature de la crise et sur les remèdes qu’il faudrait y apporter. Et donc, on a des réactions aprèscoup, a posteriori. Et malheureusement, on n’avance que lorsque la situation se tend, lorsqu’il y
a crise et il faudra peut-être attendre la prochaine catastrophe pour que l’on change de logiciel
intellectuel.
Il ne faut pas souhaiter la prochaine catastrophe. Seulement voilà, elle va arriver. Et donc on peut
penser qu’à la faveur de cet événement considérable, on aura peut-être des réflexions qui seront enfin
à la hauteur de l’événement. Voilà mon sentiment profond. On m’a accusé souvent de souhaiter la
prochaine crise. Non, je ne suis pas dans cet état d’esprit-là. Je souhaite surtout qu’avant la prochaine
crise, avant qu’ait lieu cette catastrophe, on pose enfin les jalons d’une nouvelle réflexion, d’une
nouvelle réglementation.
Sur la deuxième question, vous avez raison, l’essentiel de la création monétaire, et cela aussi est assez difficile à comprendre, est fait comme vous l’avez dit par les banques commerciales. Les grandes
banques, notamment celles qui provoquent des crises, réalisent 90 % de la création monétaire, les
10 % restants étant assurés par les banques centrales. Et ceci est la proportion actuelle dans tous les
pays développés. Il faut voir que la création monétaire est un acte essentiel de la banque dans son
activité de crédit. Il y a en effet création de monnaie lorsqu’une banque accorde un crédit. C’est ce
que l’on appelle la monnaie scripturale. Elle inscrit à son actif le montant du prêt qu’elle vous fait. Elle
inscrit par exemple 50 000 euros à son actif si elle vous les prête et les met donc sur votre compte. Et
comme évidemment l’argent que vous recevez sur votre compte représente une nouvelle ressource
pour la banque, c’est inscrit à son passif.
148
C’est 50 000 euros sur votre compte. 50 000 € à gauche, 50 000 € à droite, ça ne change pas l’équilibre
du bilan et on a créé 50 000 € de dettes. Comme vous pouvez voir, ça n’est pas un métier très compliqué. En plus, on touche des intérêts entre-temps.
Un participant - Quand un professeur de médecine a un malade qu’il ne sait pas trop comment
traiter, comme ça été le cas pour la médecine du SIDA, le professeur essaie, d’un point de vue clinique, de voir quels ont été les malades qui s’en sont sortis, et si effectivement on peut envisager
une issue.
Ce faisant, je voulais vous poser, sur ces malades qui ont existé et qui s’en sont sortis, la question
de problèmes structurels, avec l’exemple de l’Argentine qui a fait l’objet d’un plan du FMI, avant
2008. Après 2008, par contre, il y a eu des déficits conjoncturels qui n’ont jamais été assumés, me
semble-t-il, comme c’est le cas de l’Islande. Donc, à travers ce bornage et ce calendrier, et à travers
aussi votre analyse, comment pourrait-on essayer de dessiner une issue, puisque, à ce que je sais,
l’Argentine va bien mieux. Quant à l’Islande, de manière démocratique, à travers le suffrage universel,
elle a organisé un grand référendum pour refuser de payer ses dettes et sans aucune équivoque, cela
a été un succès.
François Morin - Oui, l’Islande, pays d’environ 250 000 habitants a refusé de payer sa dette et ce sont
FRANçOIS MORIN - LES DÉMOCRATIES FACE à L’OMNIPOTENCE DES MARCHÉS FINANCIERS
les banques britanniques et hollandaises qui ont accusé le coup, mais elles ont été ensuite renflouées
par les États respectifs. Et donc, quand il s’agit d’un petit pays comme celui-là, c’est absorbable. La
dette islandaise n’était pas du même ordre que la dette italienne, pour prendre un exemple. Et donc,
ça été absorbé.
Voilà ; on connaît très bien les résultats de ce que donnerait un tel référendum en Europe, en Grèce en
particulier. On peut imaginer facilement les résultats de tels référendums, surtout après les analyses
du type de celle que je viens de faire.
Je reviens sur le cas de l’Argentine : là, ça a duré 10 ans. Et même aujourd’hui, les problèmes de la
dette argentine ne sont pas complètement réglés et il y a toujours des discussions difficiles avec le
FMI. Que s’est-il passé avec l’Argentine ? On ne va pas raconter toute l’histoire, mais au début des
années 2000, l’Argentine, suite à une crise économique et à une récession, a décidé de rompre le lien
entre le peso et le dollar. Il y a eu une incompatibilité absolue entre les deux monnaies et le peso a été
dévalué d’environ 40 %, en déclarant en même temps que la dette serait remboursée en pesos et non
en dollars et ceci, après la dévaluation. Évidemment, cela a créé des discussions impossibles avec les
créanciers. Il faut aussi considérer que ces décisions ont créé un gros problème à l’Argentine, en ce
sens que pour importer, il faut disposer de devises.
Et donc, comment se procurer des devises si l’économie se porte mal, si l’économie s’effondre. Le
pouvoir d’exportation n’est plus celui qui existait auparavant et il faut continuer à discuter avec le FMI,
car c’est lui qui détient les devises en question. Et la discussion avec cette institution a été très serrée
et continue encore. Mais il est vrai que, depuis maintenant 3 ans, l’Argentine s’est sortie de ce mauvais
pas. Ce sont des scénarios que l’on pourrait imaginer pour certains pays européens si on décidait de
sortir de la zone euro. Il y aurait probablement une dévaluation forte de la monnaie, mais aussi des
dettes toujours libellées en euros. Ce qui évidemment complique la chose ; il faut aussi exporter et
je crois que la Grèce n’est pas un pays très exportateur. Donc, ce serait aussi se mettre sous la coupe
directe du FMI que de réaliser une telle opération.
Un participant - Je vais vous poser une question très simple : vous avez beaucoup parlé ce soir des
marchés. On en entend aussi beaucoup parler à la radio, à la télé, etc. Mais que sont exactement les
marchés ? Je vais poser la question autrement : les millions de petits porteurs qui boursicotent, qui
mettent un peu d’argent dans des actions, font-ils eux aussi partie de ces marchés ?
François Morin - Merci pour cette question. Quand j’ai le temps, quand je fais un cycle de conférences,
il m’arrive d’aller dans des Universités Populaires dont je fais partie, je crois être membre de quatre en
ce moment. Je fais trois séquences d’une heure et demie chacune et je commence toujours par votre
question : « La finance globale ; acteurs et marchés ». Et donc je suis susceptible de vous expliquer la
chose pendant une heure trente ! Évidemment, je ferai plus court. sur les marchés, et après, je vous
dirai ce qu’il y a derrière ces marchés.
Il y a essentiellement 3 catégories de marchés financiers :
- Il y a d’abord les marchés-actions dont vous entendez parler tous les jours avec le CAC 40. Comme
vous savez, l’action c’est un titre financier que les entreprises ou les banques émettent pour se fournir
en fonds propres. Et c’est ce qui est le plus coûteux pour les entreprises car il faut rémunérer ces apports à hauteur de 15 % sous forme de dividendes. Et donc pour ces actions, il y a un marché primaire
et un marché secondaire.
- Il y a ensuite le marché obligataire, celui de la dette dont il a été beaucoup question aujourd’hui ; il est
aussi distingué en marchés primaire et secondaire, le plus important étant le second puisqu’il fixe le niveau des émissions primaires des entreprises et des banques, comme cela a été expliqué précédemment.
Il faut savoir que les taux sont très différents pour une entreprise ou pour un État, surtout si l’entreprise
est considérée comme particulièrement risquée ; il peut y avoir des primes d’intérêts qui se rajoutent aux
taux d’intérêt d’un État, puisque ces derniers sont considérés comme étant les moins risqués.
- Il y enfin les marchés des produits dérivés dont j’ai parlé et qui occupent l’essentiel des transactions
sur les marchés financiers.
Ayant dit cela, il faut ensuite parler des acteurs. Vous avez parlé des petits porteurs ; mais il faut savoir
PARCOURS 2011-2012
149
que pour l’essentiel il s’agit d’investisseurs professionnels. Lorsque j’étais étudiant, je ne comprenais
pas le concept d’investisseur financier. Pour moi, l’investisseur, c’est celui qui a des projets et les réalise dans une entreprise.
Qui sont les investisseurs financiers ? Ce sont de très grandes institutions qui récoltent de l’épargne et
la placent sur les marchés financiers. Ces grands investisseurs financiers qu’on appelle investisseurs
institutionnels, sont pour l’essentiel les grands fonds de pension qui gèrent de l’épargne-retraite et de
la future épargne retraite des particuliers venant du monde anglo-saxon : États-Unis, Canada, Australie, Grande-Bretagne, Pays-Bas. Il y a ensuite les produits de l’assurance-vie qui s’investissent dans les
titres financiers soit sous forme d’actions, soit sous forme d’obligations. Plus il y a d’actions dans un
portefeuille, plus l’investissement est considéré comme risqué. Les assurances-vie sont donc généralement placées en obligations publiques, en particulier dans les dettes souveraines.
Un participant - Je voudrais savoir quelle est la position de la Chine dans la crise actuelle, l’évolution
de sa situation, et quel est son poids potentiel sur l'évolution de la crise.
François Morin - La Chine représente aujourd’hui une économie considérable et souvent on me demande : « Est-ce que l’avenir n’est pas dans ce pôle Asie-Pacifique ? » Alors oui, probablement, mais
le système n’a pas encore basculé. Nous avons parlé de ces 29 banques systémiques et l’une d’elle
seulement est chinoise, comme je l’ai mentionné.
En second lieu, on sait qu’en ce moment il y a un ralentissement dans la zone OCDE, dans la zone
économique occidentale. Et ce ralentissement pèse aussi sur la Chine dont on sait que le taux de croissance a commencé à s’infléchir progressivement, provoquant des troubles sérieux dans ce pays. Mais
même s’il s’agit d’une puissance montante, toujours émergente, le mouvement de bascule de l’Ouest
vers l’Asie n’a pas encore eu lieu. Je pense que nous évoluons vers un monde multilatéral dans lequel
la zone Asie-Pacifique aura probablement une place égale à celle des autres grands pôles économiques
du monde. Mais on n’y est pas encore. Je ne le pense pas.
Un participant - Je voudrais revenir sur des problèmes qui ont accompagné puis suivi l’élection de
François Mitterrand en mai 1981 au cas où elles pourraient nous aider par rapport à la situation actuelle. Tout d’abord, entre l’élection du 8 mai et la prise de fonctions officielle vers le 20 mai 81, un
certain nombre de centaines de milliards de francs à l’époque se sont évaporées sous l’œil bienveillant
du gouvernement de l’époque, celui de Raymond Barre (le « dernier cadeau » de la droite !). Ensuite,
pendant les années 1981-1983, la France a été soumise à une guerre économique dont on a peu parlé
mais qui a été féroce, menée par l’Américain Ronald Reagan et la Britannique Madame Thatcher ; et
cette guerre a amené François Mitterrand à céder à la pression des marchés et a conduit le gouvernement Fabius à une politique d’austérité, à l’opposé des promesses électorales de 1981.
Ce même risque peut se présenter en 2012 si la gauche prend le pouvoir et à cet égard auriez-vous en
tant qu’expert des conseils à donner à François Hollande ?
150
Et question subsidiaire, est-ce que l’on pourrait recommander que vous fassiez partie du brain-trust
de ce dernier ?
François Morin - Vaste question : mai 1981/mai 2012. La première différence entre les deux époques,
c’est que l’on est aujourd’hui dans une zone euro, alors qu’en 1981, on était dans un système monétaire où l’on n’avait même pas le SME, tout juste l’ECU (European Currency Unit). Et donc la situation
était un peu différente. La vraie question est la suivante : avant l’élection, va-t-il se passer quelque
chose, et quoi ?
Au pire, quand on observe ce qui se joue sur les marchés, cela ne peut pas durer très longtemps. Ou
bien vers le 8 décembre, peut-être début janvier, il va y avoir une sorte de choc politique, peut-être
même une amorce de réponse pourra être perçue comme crédible, à la fois sur un plan politique et
sur le plan des marchés financiers. Ce que je ne crois pas personnellement. Je peux me tromper, on
verra bien mais au rythme où ça va, un dérèglement majeur d’ici l’élection parait possible. Les écoles
d’économistes, je cite Shapiro et bien d’autres, pensent que l’on est vraiment à la veille d’une catastrophe majeure. Donc, il y a urgence.
Le problème, c’est que par rapport à cela, François Hollande ne s’est pas encore prononcé ; il est
FRANçOIS MORIN - LES DÉMOCRATIES FACE à L’OMNIPOTENCE DES MARCHÉS FINANCIERS
encore dans une approche assez traditionnelle des questions économiques. Et donc, il faut voir qui
sera le vainqueur. Nous sommes à l’issue des primaires et je ne l’ai pas encore entendu changer de
discours. Je ne l’ai pas encore entendu établir une perspective plus large. En effet, il prendrait des
risques par rapport à la situation actuelle à poser un diagnostic et peut-être à proposer des solutions.
Donc, voilà mon sentiment et je regrette beaucoup cet état de fait.
Alors le contexte est tout de même différent, parce qu’au début des années 1980 on était dans une
situation où le néo-libéralisme, à la fois sur le plan économique et politique, prenait son envol et que
la France, avec ses nationalisations, donnait l’impression d’aller dans la direction opposée. Imaginons
qu’au contraire, ce soit Jean-Luc Mélenchon qui soit élu en 2012 ; on aurait alors une politique de
choc puisque les choses qu’il propose sont radicalement différentes de celles du PS ou de l’UMP. Voilà,
j’attends des hommes politiques qu’ils soient aujourd’hui responsables, qu’ils se disent responsables,
avec un discours vraiment nouveau, qui tienne compte de l’inévitable confrontation avec les marchés
financiers.
Pour ce qui me concerne, je ne connais pas mon avenir politique et économique. Je fais beaucoup de
conférences, des cafés citoyens, des cafés philosophiques, je participe à plusieurs universités populaires, j’interviens sur les ondes, hier soir sur France-Info, avant-hier sur France-Inter, sur des radios
locales etc. Je fais mon travail de citoyen et puis je n’ai pas d’ambition particulière.
Un participant - Vous n’êtes pas sans savoir que nous sommes ici à Toulouse sur le territoire d’une
monnaie complémentaire. Et je serais très heureux d’avoir votre sentiment sur cette alternative qui
a vu le jour dans de nombreux pays du monde, par exemple en Allemagne où elles sont très nombreuses.
Peut-on espérer redonner à l’économie une autre morale qui pourrait faire que les citoyens redeviennent en fait les acteurs en se reliant à ce qu’est le sens profond de l’argent, puissent guérir ou tout
au moins trouver une alternative à cet argent qui est devenu malade ; une maladie qui a une allure de
cellule cancéreuse (quand on a de l’argent placé, qui génère d’autres atteintes et qui finit par détruire
l’organisme qui lui a donné naissance). Peut-on envisager de mettre en place une méthodologie de
type médical qui sauverait l’organisme ?
Quel est votre avis sur l’alternative proposée à l’aide de moyens complémentaires du type pédagogie
sociale qu’il faudrait bien entendu accompagner ?
François Morin - Sur ces monnaies complémentaires et les monnaies locales, le sol, la violette et
d’autres, il faut rappeler que de telles monnaies ont pu déjà exister dans l’histoire de plusieurs pays,
où il était possible par conséquent d’avoir plusieurs monnaies coexistant sur un même territoire. Je
crois que ce qui caractérise les monnaies locales, c’est qu’elles relèvent de « l’économie de la proximité ». Fondamentalement, tous ceux qui pensent que les réseaux courts de distribution et de production sont à privilégier considèrent en général que le niveau politique est « out », en dehors des
réalités. Et que les choses ne bougeront que s’il y a de telles initiatives. Et ce genre d’expérimentation
monétaire rentre tout à fait dans le cadre de ce type de perspective politique. Dans tous les cas, il est
vrai que ce sont des monnaies que l’on dit « fondantes », car elles ne permettent pas d’accumuler de la
valeur ; elles ont l’intérêt de promouvoir dans un délai assez rapide cette économie de proximité. Et je
rappelle que les monnaies complémentaires prennent une réelle extension dans certains territoires.
Elles développent une autre logique de développement économique, et donc politique.
Finalement, je crois qu’il faut raisonner sur les questions monétaires avec un principe de subsidiarité. C’est cela ma position de fond. On peut avoir des quantités de monnaies locales favorisant des
circuits courts et cela est très dynamisant, car ces monnaies étant fondantes, elles accélèrent les flux
d’échange. Parallèlement, ces monnaies peuvent coexister avec des monnaies nationales ou des monnaies de type euro qui regroupent des nations conservant une partie de leur souveraineté. Et, enfin,
il faut aussi imaginer une monnaie commune à l’échelle internationale. Car on vit dans un monde où
les problèmes sont clairement globaux. On le voit en matière d’écologie : il y a une série de problèmes,
pas tous bien sûr, dont l’analyse et la solution doivent être menées impérativement à l’échelle globale.
En matière écologique, on va vers des transitions considérables, où certaines mesures ne peuvent être
prises qu’avec des décisions internationales.
PARCOURS 2011-2012
151
En matière économique et monétaire, il en va de même. Et il y a des décisions qui doivent relever de
ce niveau global. C’est pour cela qu’il faudrait arriver à concevoir, dans les 30 ou 40 ans qui viennent,
la monnaie comme étant aussi un bien commun de l’humanité.
1er décembre 2011, Salle du Sénéchal,
en partenariat avec la Mairie de Toulouse
François Morin
est une personnalité importante parmi les spécialistes en économie et en
finance, il a été membre du Conseil général de la Banque de France et du Conseil d’Analyse Économique. Il est très actif, intervenant fréquemment dans les média nationaux et internationaux
et dans les lieux ouverts à l’éducation populaire.
Il a écrit de nombreux articles et livres :
« La structure financière du capitalisme français » (Calmann Lévy, 1974)
« Le capitalisme en France » (au Cerf, 1976)
« Le cœur financier européen » (en collaboration, chez Economica 1993)
« Le modèle français de détention et de gestion du capital », analyse prospective et comparaison
internationale (Édition du Bercy 1998)
« Le nouveau mur de l’argent » (Seuil 2006) : c’est un essai sur la finance globalisée.
« Autopsie d’une crise annoncée : une enquête de Désiré Tofix » (le Pérégrinateur, éditeur toulousain, 2010), avec Patrick Mignard, économiste et dessinateur humoriste.
« Un monde sans Wall Street ? » (Seuil - Économie humaine, 2011)
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FRANçOIS MORIN - LES DÉMOCRATIES FACE à L’OMNIPOTENCE DES MARCHÉS FINANCIERS
La Grèce : laboratoire
d’expérimentation
pour l’Europe ?
L’avenir de la Grèce
s’écrira en grec !
Gabriel Colletis
Professeur agrégé d’économie politique à l’Université de Toulouse 1/LEREPS,
Président du Conseil de laboratoire du LEREPS
Introduction de la soirée : un peu d’histoire grecque
par Georges Zachariou, animateur GREP
Cher Gabriel, nos origines sont liées par la même culture au sens anthropologique et aussi peut-être
par les mêmes vicissitudes historiques. Merci de m’avoir demandé d’introduire par une approche
historique la thématique de la conférence de ce soir « La Grèce laboratoire d’expérimentation pour
l’Europe. »
Voici donc une approche, non exhaustive et extrêmement condensée.
Si l’on veut comprendre ce qui a prévalu en Grèce et l’a menée à la situation actuelle encore faut-il
connaître la Grèce ou plutôt le Grec, l’individu. En effet, aucune malédiction « cathara » ne frappe tel
ou tel peuple, les agences de notation ne se trouvent pas au sommet du mont Olympe mais à WallStreet, (peut-être au sommet de la tour Goldmann-Sachs ou dans ses sous-sol). Elles frappent en
premier les pays aux institutions faibles et sans réel espace public, fondement de toute démocratie.
La Grèce, le Portugal, l’Espagne il y a encore peu de temps, étaient sous administration de dictatures
corrompues, très dures.
Pour saisir la spécificité du Grec, souvenons-nous que, jusqu’à un passé assez proche, il n’avait jamais
connu la notion d’État unitaire et n’avait pas vécu sous une administration spécifiquement grecque.
Alors que, dès la fin des années mycéniennes (-1 500 ans avant J.-C.) la nation grecque était pleinement
constituée par sa langue, son écriture, sa religion, ses fêtes panhelléniques etc., en tant que réalité
culturelle et en tant que conscience, indépendamment de la notion d’État unitaire. Nous connaissons
tous l’histoire des Cités grecques.
PARCOURS 2011-2012
153
J’ai parlé de vicissitudes historiques : effectivement, depuis la chute d’Athènes en 86, les Grecs ont
été soumis sans discontinuer aux contraintes administratives et militaires de trois empires : l’Empire
romain, l’Empire Romain d’Orient (plus connu sous le nom d’Empire byzantin) et enfin l’Empire
Ottoman. Durant 19 siècles malgré invasions, administrations étrangères successives, destructions,
pillages, déportations… les Grecs maintiennent l’unité et la conscience de leurs identités, aidés en
cela par la nature de leur culture et l’unité de leur religion, d’abord olympienne puis chrétienne
orthodoxe. Cette dernière a été très efficace pour la sauvegarde de la conscience hellénique, ce qui
ne devrait pas autoriser le haut clergé actuel à abuser de privilèges fiscaux exorbitants et scandaleux !
Il est aisé de comprendre que, durant tout ce temps, les Grecs ont développé comme une seconde
nature, pour leur survie, une capacité à résister, finasser, combattre toute administration ou autorité,
puisqu’elles étaient répressives et étrangères à leur culture.
Vers 1830 l’Europe, imprégnée du désir d’émancipation et de liberté, s’émeut du sort des Grecs et,
avec la Russie, aide les Hellènes à se libérer, tout en essayant de s’octroyer les restes de l’Empire Ottoman en déroute. La Grèce en position géostratégique de premier plan est alors très convoitée. C’est
Othon 1° de Bavière qui devient, à 16 ans, le premier roi d’un petit bout de territoire libéré. Il arrivera
avec son armée et son administration sur des croiseurs au Pirée. Depuis, et pratiquement sans discontinuer jusqu’à une époque assez récente, c’est la xénocratie dévouée aux puissances « protectrices »
qui domine et gère la Grèce. Comment dans ces conditions le pays pourrait-il mettre en place des
institutions (au sens large du terme) fiables et solides, capables de résister, de tenir, si des problèmes
graves, tels que ceux actuels, se déclarent ?
Il y aura cependant de nombreuses tentatives, menées par des patriotes démocrates (Vénizélos…)
pour libérer l’État grec de toute tutelle et ouvrir l’Espace Public à la démocratie. Elles seront constamment contrecarrées par des coups d’État militaires, des guerres civiles, des complots anarchistes et
des interventions extérieures.
1940-1945 : Les Italiens (battus), puis les Allemands, mettront sept mois pour envahir le pays. La résistance héroïque fixera d’importantes forces ennemies (hommage de W. Churchill). Ce qui n’empêchera pas l’Angleterre d’envoyer 7 000 hommes lourdement armés pour maintenir la Grèce dans la
sphère occidentale définie par Yalta. Ils interviendront jusqu’en 1949 dans l’atroce guerre civile entre
les Grecs. La Grèce est alors dans une situation économique, sociale et humaine désespérée.
Et je passe, mais signale, les années de Dictature des Colonels grecs de 1969 à 1974 qui verra l’installation d’une administration pléthorique, corrompue et violente. Après une longue lutte des démocrates, la République est enfin proclamée. Et le conservateur Constantin Caramanlis, sous influence
américaine, négociera, alors que le pays est extrêmement affaibli, l’entrée de la Grèce dans la CEE en
1981.
154
La Grèce est alors un pays pauvre, plutôt agricole et touristique, elle a favorisé le secteur tertiaire au
détriment de son industrie. Les fonctionnaires, très nombreux, (le nombre le plus élevé d’Europe par
tête d’habitant, tout comme son budget militaire pléthorique…) sont désignés par les élus suivant les
services politiques rendus. La population réagit toujours négativement à toute administration, surtout
fiscale, traumatisée par son passé historique.
Clientélisme, affairisme, népotisme (deux, trois familles gouvernent depuis des décennies Caramanlis,
Papandréou)
Voila le tableau sombre d’un pays projeté dans la CEE, (bien entendu ce pays, ce peuple est bien autre
aussi, culturellement, humainement : ce tableau figure dans le cadre de ce qui nous préoccupe…). Il
n’est pas préparé à la société de consommation et au néo-libéralisme des institutions européennes.
Les aides financières structurelles (les « paquets Delors ») alimentent en partie la corruption et les
réalisations somptuaires, le dernier avatar étant les Jeux Olympiques d’Athènes. Le pays s’endette très
lourdement, sa balance commerciale est déficitaire faute d’une industrie locale, alors que la consommation décolle… Les reports comptables de certaines dettes s’accumulent (achats d’armes à l’Allemagne !)… elles finiront par éclater.
2008, les banques en très grande difficulté seront renflouées par l’État. Georges Papandréou, du
GAbRIEL COLLETIS - LA GRèCE : LAbORATOIRE D’ExPÉRIMENTATION POUR L’EUROPE ?
P.A.S.O.K., sera élu très largement, mais, à la tête d’un État faible, il se révélera incapable, ne disposant
pas de structures nationales solides, d’apporter une solution viable face aux exigences des créanciers
et des institutions financières internationales.
La montée en puissance de la crise financière qui atteint plusieurs États surendettés, et l’échec du
dernier G20, engendrent une crise politique de nos démocraties tout à fait inédite et d’ampleur considérable.
En 2011 en effet, Georges Papandréou et Silvio Berlusconi ont démissionné, non par suite d’un vote
hostile de leur parlement ou des peuples grecs, italiens, non ! Ils sont tombés, renversés par les marchés financiers et la pression de certains de leurs partenaires européens.
Ils ont été remplacés par des technocrates financiers plus ou moins liés (et à des niveaux élevés) à la
banque d’investissement de Wall-Street (la Goldman Sachs…) : Lucas Papadémos pour la Grèce et Mario Monti pour l’Italie. Sans consultation démocratique, ils forment des gouvernements d’Union Nationale avec des frontières idéologiques inquiétantes, chargés d’appliquer les plans d’austérités drastiques imposés par la « troïka » (FMI, B.C.E., Commission européenne). Luis Zapatero en Espagne,
Brian Cowen en Irlande en 2010 tombent également sous la pression des marchés financiers. Le déni
démocratique et la régression sociale sont ainsi planifiés.
Mario Draghi (l’actuel président de la B. C. E.) était le vice-président de Goldman-Sachs-Europe et à
l’époque, avec la complicité de certains chefs d’États européens, il avait « arrangé » au prix fort (il s’en
défend) la comptabilité nationale grecque pour faciliter son adhésion aux différentes instances européennes et tout particulièrement à la zone euro. Tout ce beau monde était au courant, de nombreux
articles parus à l’époque dans « Courier International » en témoignent.
Loin de moi l’idée de désigner ces chefs d’État renversés comme des modèles politiques courageux et
compétents, mais ils avaient été élus démocratiquement. Ceux qui les remplacent sont probablement
responsables d’actions et de décisions dont les effets désastreux ont rendu impopulaire les déchus :
« Les fous ont pris le contrôle de l’asile » écrit l’économiste Pierre Larrouturou.
En suivant la courbe de ces responsables politiques destitués et remplacés comme on le constate, que
pourrions-nous attendre chez nous si les taux de la dette souveraine française dépassaient les 7 ou 8 %
sur 10 ans ? Les prévisions sont alarmantes. J’espère que nos institutions tiendront et que la proximité
des élections présidentielle et législative nous évitera la nomination d’un quelconque gouvernement
d’Union Nationale ou de Majorité Centrale Nouvelle comme il est question ici ou là. Ils seront nombreux, n’en doutons pas, à courir la rejoindre sans état d’âme.
Cependant quelques points d’importance nous différencient de la situation grecque. Notre démocratie représentative est mieux implantée, avec son espace de médiation c’est-à-dire l’Espace Public : cela
devrait nous prémunir d’une telle situation de déni démocratique (même si, depuis quelque temps,
son champ pluriel est restreint par la poussée du « Cercle de la Raison » cher à Alain Minc).
Notre démocratie représentative voudrait que les gouvernés gouvernent, désignent et sanctionnent
les gouvernants1. Il nous appartient donc d’occuper activement cet Espace Public qui devrait être alimenté par des médias indépendants et pluriels, et de raisonner publiquement entre nous. C’est l’une
des missions du GREP Midi-Pyrénées.
Je passe la parole à Gabriel Colletis.
Gabriel Colletis
Merci cher Georges pour cette perspective historique, indispensable pour la compréhension de la
crise actuelle. Cette crise n’est évidemment pas une crise grecque ou qui serait née en Grèce et qui
se serait propagée ensuite à la zone Euro que la Grèce aurait en quelque sorte contaminée (on parle
souvent de contagion). C’est une crise mondiale, européenne, et grecque.
1
Jean Leca, dans La question démocratique, L’Harmattan 2004
PARCOURS 2011-2012
155
La crise comporte des traits communs à l’ensemble des pays. C’est aussi une crise transversale : la crise
d’un système : celui du capitalisme financiarisé. Chaque pays, bien sûr, subit ses crises en fonction de
son histoire, ses institutions.
Mon exposé de ce soir comportera cinq parties :
1. Les spécificités de la crise grecque
2. Une crise importée et instrumentalisée (crise d’un système)
3. Un risque de « contagion » ? (thèse souvent développée)
4. Que faire ?
5. Enseignements pour la France (conclusion)
1. Les spécificités de la crise grecque
La crise grecque est une crise en partie « importée » et instrumentalisée, en partie une crise intérieure.
Le lien entre les deux crises, la crise intérieure, liée aux spécificités de la Grèce (spécificités économiques et institutionnelles), et la crise importée (et instrumentalisée) s’effectue par des « vecteurs de
transmission ».
Des spécificités économiques :
La faiblesse de l’industrie : les effectifs employés par l’industrie grecque représentent environ 10 % de
l’emploi total dans ce pays (un peu moins de 20 % au début des années 90). En Allemagne, ce pourcentage est de l’ordre de 30 %, en France aux environ de 16-17 %.
La Grèce ne dispose donc que d’une faible base industrielle, laquelle s’est sévèrement contractée
depuis 10 ans (une désindustrialisation). Le résultat de cette faiblesse aggravée est un très important
déficit extérieur qui représente environ 10 % du Pib. À titre de comparaison, le déficit extérieur de la
France représente environ 2 % du Pib français.
Dit autrement, les Grecs consomment beaucoup de produits qu’ils doivent importer (des biens de
consommation aux achats d’armes… ces derniers représentant 4 % du Pib) sans parvenir à exporter
de façon significative.
L’excédent constaté dans les services (principalement le tourisme) ne suffit pas ou plus pour équilibrer
le solde de la « balance courante ».
Ce solde intègre, en effet, les intérêts nets sur la dette extérieure (160 % du Pib) qui n’ont cessé de
croître représentant aujourd’hui environ 7,5 % du PIB. En d’autres termes, d’un côté un excédent
des services (tourisme), de l’autre un déficit important de la balance commerciale et des intérêts nets
croissants sur la dette.
156
Sur le plan financier, la Grèce a longtemps bénéficié d’aides européennes (différents Fonds, dont le
Fonds FEDER) conséquentes. Mais celles-ci ont décru dans la dernière période. La part de l’aide européenne dans le budget de l’État grec est passée de 1,3 % en 1981 (1979, signature du traité d’adhésion
de la Grèce à la CEE) à 8,5 % en 1985 (multipliée par plus de 6 en une demi-décennie). Depuis la fin
des années 1990, avec l’élargissement de l’Union économique, les montants reçus au titre des Fonds
européens ont cependant considérablement diminué. Ceux-ci représentaient 4.2 % du Pib en 1999 et
ne représentent plus que 2.5 % en 2010.
La diminution de l’aide européenne attribuée sur le budget des Fonds structurels explique en partie
l’appel croissant de l’État grec aux marchés financiers. La dette publique grecque, déjà assez élevée au
début des années 2000 (environ 100 % du PIB contre 60 % « autorisés » par le traité de Maastricht),
a fortement progressé depuis (160 % du PIB aujourd’hui) du fait du coût des Jeux Olympiques mais
aussi comme conséquence de déficits publics croissants couverts par l’emprunt.
Ces déficits sont aggravés par une récession qui dure depuis 4 ans.
GAbRIEL COLLETIS - LA GRèCE : LAbORATOIRE D’ExPÉRIMENTATION POUR L’EUROPE ?
Au final, le tableau économique et social est plutôt sombre :
Un taux de chômage très élevé, surtout parmi les jeunes : près de 20 %, et plus de 40 % des 15-29 ans
Une population angoissée devant l’avenir, un taux de suicide inquiétant
Une croissance économique en berne
Un important déficit extérieur doublé d’un déficit des finances publiques (déficits jumeaux)
Une dette importante, aggravée par la récession et le coût élevé des emprunts.
Des spécificités institutionnelles :
Les économistes ou les sociologues ont coutume de considérer des institutions formelles – les organisations - et des institutions informelles, qui relèvent de la culture et des usages. Les institutions
constituent ce qui permet à une société d’exister et de fonctionner. Elles produisent des normes, des
valeurs et assurent le lien social.
La faiblesse ou la dégradation des institutions en temps de crise est synonyme de tensions sociales
exacerbées, de perte de repère anxiogène (l’état de santé des Grecs, le taux de suicide en forte progression en témoignent), de difficultés à maintenir ou renouveler les compromis constitutifs du fonctionnement d’une société.
Parmi les institutions grecques, deux institutions jouent un rôle déterminant : la famille et l’Église. Ce
rôle est ambivalent, suivant le contexte.
La famille joue, en Grèce, un rôle essentiel, à la fois protecteur (on le voit aujourd’hui avec le retour
ou le maintien de nombreux jeunes dans leur famille du fait de la crise) et relai d’un certain contrôle
de la norme sociale. Cette norme promeut davantage l’individu que le groupe et nombre d’observateurs se sont accordés pour dire que la Grèce était composée de dix millions d’individualités. Je
reviendrai sur ce point.
L’Église joue également un rôle important avec une coupure sans doute plus forte qu’ailleurs entre
le clergé (les popes) qui vit avec le peuple, et le haut-clergé, très institutionnalisé. Comme cela est à
présent connu, l’Église grecque ne participe que très modérément à l’effort fiscal alors qu’il s’agit du
premier propriétaire immobilier de Grèce.
Mais ici, je voudrais insister davantage sur deux autres spécificités institutionnelles de la société
grecque : la faiblesse de l’État et la difficulté à faire prévaloir le bien commun et le bien public.
La faiblesse de l’État est sans doute le legs le plus lourd de l’époque ottomane et de la période qui a
suivi l’accès à l’indépendance (à partir de 1821). Cette période a vu le jeune État grec être totalement
manipulé par les grandes puissances (Angleterre, France, Bavière, Russie) qui ont contribué à l’aider
à secouer le joug ottoman, mais qui l’ont traité en État mineur.
L’État grec, avec un effectif pléthorique dû au clientélisme, n’aura jamais réussi à mettre en place une
administration fiscale digne de ce nom. De nombreux repères d’un État de droit n’existent pas en
Grèce ou existent dans un état de forte désorganisation. On pense ici au cadastre, inexistant dans certaines régions, ou existant dans d’autres mais de façon très approximative, ce qui explique sans doute
les très nombreux litiges concernant la propriété immobilière.
Les services publics sont connus pour leurs graves disfonctionnements et insuffisances, voire la corruption qui y règne.
Le système politique grec est marqué non seulement par le clientélisme mais aussi le poids des
grandes familles. Plus grave cependant, la classe politique grecque semble incapable de faire émerger
des solutions répondant à la gravité de la crise et semble s’être coupée du peuple (comme dans de
nombreux autres pays, y compris les pays considérés comme démocratiques).
Le rapport des Grecs à la chose publique et aux biens communs est, comme nous l’avons dit, un rapport souvent dégradé. La collecte de l’impôt est difficile, non seulement en raison de l’état de faible
PARCOURS 2011-2012
157
organisation de l’administration fiscale, mais aussi parce que les Grecs, prenant prétexte de la corruption et de la déficience des services publics, sont réticents à payer l’impôt. Or sans impôt, comment
envisager des services publics de qualité et comment assurer la nécessaire redistribution synonyme
de plus grande équité ?
De ce point de vue, la protection des armateurs grecs par la Constitution du pays s’exprime par le
fait que ceux-ci sont exemptés du paiement de l’impôt sur les bénéfices. Les armateurs peuvent alors
jouer le rôle « d’évergètes2 ». Les évergètes sont des bienfaiteurs qui décident librement de leurs dons.
Plutôt que d’avoir à payer l’impôt de la république (ou de la démocratie), les armateurs grecs préfèrent décider par eux-mêmes d’acheter des ambulances, financer un hôpital ou une école.
L’Église ne paie donc pas d’impôt, les armateurs non plus alors qu’il s’agit de deux des principaux
détenteurs du patrimoine grec.
Dans une conférence antérieure, nous avons pu dire que si certains Grecs étaient riches, voire très
riches, la Grèce, elle, était pauvre.
Mais le rapport le plus dégradé au bien commun concerne le rapport à la nature. La pollution en Grèce
est une des plus importantes d’Europe pour ce qui est des déchets ménagers. Il est fréquent de voir
des plages sales, des bords de route souillés, des lacs en train de mourir, des décharges sauvages dans
des lieux où la nature est à la fois belle et fragile. Voyez les terribles incendies qui se sont produits il
y a deux ans et qui condensent la plupart des problèmes : terres abandonnées et laissées en friche,
contestations sur la propriété, manque de moyens de lutte contre les incendies, désorganisation,
recul de l’esprit civique.
Dans l’inventaire des institutions fragiles que nous venons de faire, nous aurions pu ajouter des institutions comme les banques, la sécurité sociale, le droit du travail…
Ce qui frappe, le dénominateur commun des observations que nous venons de faire, est l’état d’extrême faiblesse des institutions grecques.
Nul doute que la faiblesse extrême des institutions grecques ainsi que l’anémie des capacités productives sont deux traits constitutifs de la profonde crise que traverse la société grecque en même temps
qu’ils sont des vecteurs de transmission de la crise cette fois externe que la Grèce aura importée.
2. Une crise importée et instrumentalisée
La Grèce fait partie du monde capitaliste et, sur le plan institutionnel comme économique, elle est
membre de la zone Euro. Il ne fait pas de doute que combinée aux spécificités singulières de ce pays,
la crise du monde capitaliste en général et celle de la zone Euro en particulier ont produit en Grèce
un mélange particulièrement délétère (poison, en grec).
De quelle crise voulons-nous parler ?
158
Le thème est large et je serai ici succinct par nécessité.
Plus large ou plus profonde qu’une crise des finances publiques, la crise actuelle du capitalisme est
celle d’une rupture du pacte social.
Le passage de l’internationalisation à la mondialisation marque une rupture signifiant une mise en
concurrence généralisée des travailleurs ainsi qu’une rémunération privilégiée des détenteurs du capital au détriment à la fois de l’investissement productif et des salaires.
Le compromis capital/travail noué après-guerre est rompu partout même si cela se fait dans des conditions particulières à chaque formation sociale nationale (en France, la désindexation des salaires sur
les prix et les gains de productivité, mars 1983).
2 L’évergétisme (ou, plus rare, évergésie) est un terme introduit au XXe siècle dans le lexique francophone par
l’historien André Boulanger. Il dérive directement du verbe grec
signifiant « je fais du bien ». Dans sa définition originale, l’évergétisme consiste, pour les notables, à faire profiter la collectivité de leurs richesses. Il complète
le clientélisme, lien individuel et personnel entre le patron et ses clients. L’historien Paul Veyne y a consacré son
important ouvrage Le Pain et le Cirque.
GAbRIEL COLLETIS - LA GRèCE : LAbORATOIRE D’ExPÉRIMENTATION POUR L’EUROPE ?
Les États restent du côté des intérêts dominants (capital financier, capital industriel) mais le destin
de ceux-ci ne coïncide plus avec celui des Nations. La conséquence politique considérable de ce basculement est que les États, désormais, ne sont plus en capacité de promouvoir un projet national de
développement.
Partout se multiplient les niches fiscales dont bénéficient principalement les grands groupes alors que
la contribution de ceux-ci à la croissance et à la cohérence du tissu économique et industriel national
devient de plus en plus ténue, voire devient négative (les groupes français comme américains sont en
large partie responsables de la dégradation du commerce extérieur).
Partout le droit du travail est déconstruit, partout les salaires sont contenus ou baissent au nom de la
compétitivité, objectif dissimulant (mal) celui de rentabilité.
Partout, les banques centrales et les États socialisent les pertes et privatisent les bénéfices, prenant
le risque de dégrader considérablement la crédibilité de la monnaie et d’affecter durablement les
comptes publics.
Non satisfaits d’avoir provoqué une crise d’une exceptionnelle gravité, les forces politiques et financières à la manœuvre en profitent pour opérer une grave régression sociale et démocratique.
Pour ce faire, ils prennent appui sur la nécessité de « rassurer les marchés financiers » (sic), faute de
quoi le coût de la dette publique deviendrait exorbitant, rendant impossible tout rétablissement des
comptes de l’État considéré comme un préalable au retour de la croissance.
La séquence semble à présent bien rôdée, répété à satiété par moult experts, journalistes et politiques : rassurer les marchés (ces éternels inquiets) en réduisant les déficits par une action sur les
impôts (à la hausse) et sur les dépenses publiques (à la baisse).
L’État est appelé partout (par les marchés financiers, les agences de notation, de nombreux « experts », des journalistes avisés… tout un monde) à mettre en œuvre sans tarder davantage de plans
d’austérité, synonymes de baisse des salaires et des retraites (sans lien évident avec les déficits publics), et à privatiser ce qui peut l’être.
Enfin, en Europe, le pouvoir politique est cédé à des technocrates « apolitiques » en même temps que
le mot de « gouvernance » revient sans cesse davantage pour signifier la mort progressive programmée des gouvernements nationaux.
On nous annonce une réforme des traités (qui semble devoir être décidée sans que les peuples aient
leur mot à dire) dans le sens d’un plus grand fédéralisme qui passerait, notamment, par une mise sous
contrôle des budgets nationaux qui seraient d’abord examinés par les instances européennes avant
d’être débattus par les représentations nationales. On nous annonce aussi des sanctions contre les
États qui ne respecteraient pas les règles de discipline budgétaire…
La crise du capitalisme importée en Grèce
Le premier plan d’austérité adopté en Grèce l’est au lendemain des élections remportées par le Pasok
(Parti socialiste grec). En l’espace de quelques jours, le peuple grec doit constater, médusé, la mue
conduisant à abandonner toute référence à un programme appelant au progrès social, pour une politique considérant que la baisse des salaires et celle des retraites est un impératif.
Les Grecs apprennent que la situation de leur pays serait nettement plus grave que celle décrite
jusque-là. Les déséquilibres des comptes publics sont réévalués, la croissance dévaluée.
Les Grecs ont donc triché avec leurs comptes… mais ils ne l’ont pas fait seuls. Il est inexact de dire que
les institutions européennes et internationales ignoraient les manipulations des comptes publics et
des comptes nationaux. Mieux ou pire, elles ont été des acteurs majeurs de ces manipulations.
Sans chercher à stigmatiser des personnes, il est difficile de ce point de vue d’oublier que Mario Draghi, (le nouveau patron du « Saint-Siège européen de la finance », la BCE), supposé surprendre par
sa rigueur et sa rapidité d’esprit, entre 2002 et 2005, a été au service de Goldman Sachs. Plus précisément, il était « vice-président pour l’Europe-Goldman Sachs International, entreprises et dette souvePARCOURS 2011-2012
159
raines ». Il a donc assuré le suivi du contrat grec de cette banque vendu au gouvernement socialiste
Simitis, consistant en un swap en devises permettant à la Grèce de se protéger des risques de change
en transformant en Euros la dette initiale émise en dollars. « L’astuce » a permis à la Grèce d’inscrire
cette nouvelle dette en Euros dans son hors-bilan et de la faire, momentanément, disparaître…
Non content d’avoir contribué à ce maquillage des comptes, Mario Draghi l’a, à l’époque, conceptualisé en signant un article avec un « prix Nobel d’économie », un certain Robert Merton que d’aucuns
ont peut-être en mémoire. Dans cet article, le recours à ces pratiques légales de dissimulation de
créances est décrit comme ayant pour but de « stabiliser les revenus de l’impôt et éviter la soudaine
accumulation de dettes ».
On peut se demander - en marge de cette conférence - comment des personnes ayant commis de tels
actes peuvent aujourd’hui accéder à des fonctions aussi importantes que celle de gouverneur de la
Banque centrale. Mais il est vrai que la BCE n’est pas la seule institution dans ce cas. Il suffit de penser
aux responsables au plus haut niveau du FMI, les Français DSK et Christine Lagarde (cette dernière
ayant quelques ennuis liés à l’homme d’affaires, lui aussi particulièrement « astucieux », Bernard Tapie).
Les Grecs ont donc triché avec leurs comptes publics mais cela était parfaitement connu et ils ne l’ont
pas fait seuls. Du reste, en Europe, qui ne triche pas avec ses comptes publics ?
Certainement pas l’Allemagne. Ce que les Allemands appellent le « Sondervermögen », un Fonds spécial, leur a permis depuis 2008 de comptabiliser des dizaines de milliards d’Euros déboursés ou offerts en garantie afin de relancer l’économie et sauver le secteur financier allemand… sans que ces
sommes ne soient prises en compte dans le calcul du déficit public. Si ces sommes avaient été prises
en compte, le déficit public allemand en 2009 aurait été non de 3,2 % du Pib mais de 5,1 %, soit un
pourcentage proche de celui observé pour l’État français.
Autre erreur ou manipulation des comptes publics, début novembre, la dette allemande s’est allégée
de plus de… 55 milliards d’Euros suite à un « impair comptable ». Une « bad bank » allemande (structure dite en France de « défaisance »), propriété de l’État, a cumulé 55 milliards d’erreurs de trésorerie, les comptables mandaté par l’État ayant, apparemment, confondu… addition et soustraction.
Accusés de s’être comportés en cigales ayant trop chanté, les Grecs sont donc sonnés… ou sommés
de mettre en œuvre des mesures d’austérité drastiques.
Nous n’entrerons pas dans le détail des mesures adoptées dont il est apparu de plus en plus nettement, d’un plan d’austérité à l’autre, qu’elles étaient conçues et désormais contrôlées dans leur mise
en œuvre par le FMI, la BCE et la Commission européenne (la « Troïka »).
Ceci vaut aussi pour le projet de budget 2012 du nouveau gouvernement dont il a été dit par le ministre grec des finances que « les chiffres n’ont pas été élaborés par nous-mêmes mais par les partenaires institutionnels de la Grèce, avec une grande rigueur » (on peut leur faire confiance, surtout
s’il s’agit du nouveau patron de la BCE, orfèvre en la matière)
160
Souvenons-nous de la réaction des dirigeants européens lorsque l’ex-premier ministre grec a envisagé
un moment (avant de démissionner) un référendum dont la question aurait pu ou dû être, non pas
« souhaitez-vous ou non rester dans la zone Euro ? » mais « acceptez-vous ou non les mesures prévues
par l’accord du 27 octobre ? » (mesures dont on rappellera qu’elles prévoient un effacement partiel
de la dette privée grecque en l’échange de la mise en œuvre de mesures d’austérité, de privatisations
et de dérégulation du marché du travail). Qu’il s’agisse du rôle de la Troïka dans la conception et le
contrôle des mesures prévues dans les plans d’austérité, ou de la réaction des dirigeants européens
suite à l’annonce du referendum vite avorté, ce qui est frappant est le peu de cas fait de la souveraineté
de la Grèce. Ceci s’explique par l’extrême faiblesse des protections institutionnelles que nous avons
évoquées précédemment.
Au final, la crise du capitalisme importée en Grèce a deux composantes essentielles :
- La mise en œuvre d’une doxa économique qui prétend sortir de la crise en la faisant payer à ceux
qui la subissent, sans issue possible sur le plan social comme économique, puisque l’austérité aggravée enfonce le pays dans la dépression, rendant impossible l’objectif énoncé de rétablissement des
finances publiques.
GAbRIEL COLLETIS - LA GRèCE : LAbORATOIRE D’ExPÉRIMENTATION POUR L’EUROPE ?
- L’asservissement du pays par le service d’une dette sans cesse plus lourde. Si les besoins de financement de la Grèce, en principe, ne passent plus par les marchés financiers, étant assurés par les aides
européennes et le FMI, on remarque néanmoins que le taux des emprunts à 10 ans de l’État grec a
atteint plus de 16 %, contre moins de 2 % pour les emprunts de l’État allemand.
Puisque le levier idéologique, grâce auquel le cours régressif de la politique économique et sociale a
été justifié, s’est appuyé sur l’objet que constituent la dette et les déficits, nous les évoquons à présent
dans les termes qui sont ceux fréquemment employés du « risque de contagion ».
3. Un risque de contagion ?
Avec 2 % du Pib européen, la Grèce serait en mesure de faire vaciller l’édifice européen… La thèse
d’une Grèce « laboratoire » exploratoire me semblerait plus convaincante.
L’image de la contagion est celle d’un virus qui naît quelque part puis se propage. Mais quel virus est
né en Grèce, autre, bien sûr, que celui de la démocratie ? Certainement ni celui des déficits ni celui
de la dette.
Plutôt que de contagion, j’utiliserai une autre image : celle de la « boule de neige » : les États qui sont
en récession (cas de la Grèce depuis 4 ans) ou en faible croissance (cas des autres pays européens,
dont la France et l’Allemagne bientôt) et qui sont confrontés à une remontée de leurs taux d’intérêt
(la Grèce… la France aussi, désormais) doivent se refinancer de plus en plus cher… si bien que le
service de leur dette grève de plus en plus leur budget. Ils semblent alors contraints de baisser leurs
dépenses et/ou de relever leurs impôts (TVA, par exemple)…ce qui pèse sur l’activité économique
d’où une spirale régressive :
Faible croissance + remontée des taux = > service de la dette plus coûteux = > déficit croissant
= > hausse des impôts et/ou baisse de la dépense publique = > récession…
Ce qui est arrivé à la Grèce – cette spirale récessive - était parfaitement prévisible (je l’ai indiqué dès
le premier plan proposé par Papandreou, vérification aisée sur mon blog).
Les mêmes causes produisant les mêmes effets, cela se produira en France… sauf si le peuple de ce
pays dénonce cette impasse perverse qu’on cherche à lui imposer. La question est alors la suivante :
puisqu’il s’agit d’une impasse, pourquoi les gouvernements persévérèrent-ils donc dans cette voie ?
Je réponds que c’est parce que cette machinerie est une machinerie contre les peuples et contre la démocratie. Sous prétexte de diminuer les déficits, on enclenche ou on aggrave en le sachant une récession
et on accentue l’endettement, ce qui permet de légitimer :
- La baisse des salaires (des fonctionnaires d’abord puis ceux du privé, au nom de la compétitivité) et
celle des retraites
- La décodification du droit du travail
- Les privatisations
- Le saut vers une Europe fédérale, tournant le dos à la démocratie (une gouvernance par les chiffres
plutôt que des gouvernements responsables devant les peuples).
4. Alors, que faire ?
Sortir ou non de la zone Euro ? Faire ou non défaut ?
Ce sont des questions immédiates que l’on ne peut éluder. Répondre à ces questions est une nécessité mais la pertinence de la réponse apportée dépend de la façon dont elle s’insère dans une
perspective d’ensemble.
En d’autres termes, la réponse n’a de sens que si elle est une composante d’un projet global, inscrit
ou phasé dans le temps.
Il est sûr que l’appartenance à la zone Euro, après avoir produit bien des facilités, produit aujourd’hui
des contraintes qui ne sont que trop évidentes. La tentation est grande de répondre par la positive aux
deux questions : sortir de la zone Euro donc, et faire défaut.
PARCOURS 2011-2012
161
L’exemple argentin est ici souvent mobilisé. Comme la Grèce, l’Argentine a connu les éléments suivants : dévaluation impossible (arrimage au dollar), explosion des déficits publics, spirale récessive,
intervention du FMI… Et, en effet, l’Argentine a massivement dévalué sa monnaie (le peso est détaché
du dollar) et le pays se déclare en défaut…
Alors ? Faut-il suivre l’exemple argentin ? Il faut aussi examiner les différences entre l’Argentine et la
Grèce :
L’Argentine, avant cette double rupture, a connu une croissance exceptionnellement forte pendant
près de 10 ans ; elle disposait d’un secteur exportateur agricole très puissant et souffrait d’une situation d’hyperinflation (5 000 % à la fin des années 80 !). Et elle ne faisait pas partie d’une Union
économique et monétaire (elle disposait donc encore de sa monnaie nationale, même si celle-ci était
très dévalorisée).
Le principal obstacle à une sortie de la zone Euro pour la Grèce ne me semble pas être financier, dès
lors que serait déclaré un défaut de paiement. Certes, l’État grec ne recevrait plus les aides qu’il reçoit
ou que ses banques reçoivent. Mais je rappelle que l’État grec, non seulement doit les rembourser,
mais qu’il doit s’acquitter d’une charge écrasante de la dette (7.5 % du PIB). Je précise aussi que les
plans d’aide successifs (chèrement payés en termes de « contreparties ») ont surtout permis à Athènes
d’honorer ses paiements pour préserver le système financier.
Est-ce le seul objectif d’un gouvernement ?
Le vrai problème me semble être ailleurs.
La sortie de la zone Euro signifie le retour de la drachme. La nouvelle drachme serait sans doute immédiatement fortement dépréciée par rapport à l’Euro et au dollar… ce qui entraînera ou entraînerait
une très forte augmentation du prix de tous les produits que la Grèce importe. Or une part de ces produits est difficilement compressible car les Grecs en ont besoin et ils ne les produisent pas ou plus. La
désindustrialisation de la Grèce va alors révéler sa principale conséquence, sa principale expression :
l’appauvrissement du pays.
Alors que faire ?
La réponse doit être inscrite dans le temps, doit comporter des étapes. Les mesures d’urgence et de
moyen terme ne doivent pas être mises sur le même plan que les mesures de long terme.
1. Mesures d’urgence et mesures de moyen-terme
À court terme, le défaut de paiement semble souhaitable ainsi que la sortie de la zone Euro.
Dans le même temps, le gouvernement doit stopper net la politique d’austérité et, au contraire,
prendre des mesures de soutien de l’économie.
Un audit de la dette doit être entrepris et pendant ce temps la dette doit être gelée.
162
Comme l’a écrit récemment un économiste français, François Chesnais3, un audit citoyen de la dette
est avant tout un acte politique : faire pénétrer le peuple là où il n’est surtout pas convié : dans le
monde de la finance.
Les banques devront être nationalisées et la Banque de Grèce devra financer l’État mais aussi garantir
les avoirs des déposants afin d’éviter les paniques bancaires et les fuites massives de capitaux
À terme, s’agissant de la dette :
La dette étrangère « incontestable » devra être renégociée avec les créanciers.
La dette grecque (détenue par des résidents grecs) devra progressivement se substituer à la dette
étrangère. Les nouveaux emprunts grecs devront faire appel prioritairement à l’épargne nationale, y
compris à l’épargne populaire. La perspective est bien celle d’une nationalisation progressive de la
dette (comme au Japon).
3 François Chesnais, Les dettes illégitimes. Quand les banques font main basse sur les politiques publiques, Raisons
d’Agir, 2011
GAbRIEL COLLETIS - LA GRèCE : LAbORATOIRE D’ExPÉRIMENTATION POUR L’EUROPE ?
L’introduction de la drachme nouvelle aboutira à un renchérissement du coût des importations et
donc à un choc négatif inévitable sur la demande intérieure. Probablement, la demande intérieure
pour les produits manufacturés importés reculera sensiblement. Mais dans le même temps, lorsque
ces produits existent, les produits grecs regagneront en compétitivité.
Mais ce choc sur la demande semble préférable à ceux qui résultent des plans d’austérité successifs
qui ne conduisent nulle part ailleurs que vers un asservissement et un déclin du pays.
À terme, l’objectif sera de reconstituer une offre grecque en faisant un effort d’intégration des filières.
Par exemple, entre l’agriculture et l’industrie agro-alimentaire, entre l’industrie textile grecque et l’industrie de l’habillement, dans l’industrie du bois.
Les avantages constitutionnels concédés aux armateurs devront être renégociés et les outils de solidarité entre la construction navale, la réparation navale et l’armement naval repensés.
Toute la filière du bâtiment devra être repensée pour l’orienter vers la construction de bâtiments
économes.
2. Sur le long terme : le travail de (re) construction des institutions
La Grèce comme de nombreux autres pays européens devra construire ou reconstruire ses institutions nationales et locales.
En commençant par ses services publics : écoles, hôpitaux et système de santé.
En reconstruisant le droit : droit du travail et droit social d’abord mais aussi droit de l’entreprise, droit
de la propriété.
Mais c’est l’État dans son ensemble que les Grecs devront se réapproprier. Pour cela, un seul moyen :
la démocratie directe, l’intervention directe du peuple citoyen, le demos. Pour cela, nul doute que la
Constitution devra être changée pour permettre au peuple citoyen de s’exprimer directement, sans
médiation. Ceci ne signifie pas que les partis politiques n’auraient plus de rôle. Leur rôle serait celui
de transformer la volonté du peuple en projet puis en programme de gouvernement. Les décisions
politiques majeures (sur la dette, l’impôt, les grands investissements de la Nation) seraient toujours
prises par le peuple citoyen et validées par lui.
L’économie serait, enfin, mise au service des hommes, dans le respect de la nature. Cette économie
devra répondre prioritairement non à des objectifs de compétitivité externe (une dangereuse obsession) mais aux besoins intérieurs, ce qui ne signifie nullement un repli du pays sur lui-même, au
contraire.
La synthèse est bien celle d’un projet de développement inséparable d’une démocratie refondée.
L’avenir de la Grèce s’écrira en grec.
5. Quels enseignements pour la France (conclusion)
163
L’avenir de la Grèce s’écrira en grec, de même que celui de la France sera écrit par le peuple de ce
pays. Je vais donc conclure en essayant de tirer quelques enseignements pour la France… à quelques
mois des élections présidentielles.
Le principal piège rhétorique ou politique est celui du discours sur la dette, le triple A, « le risque de
récession si l’État français perd son triple A ». Tout ceci conduirait à deux propositions très proches
(alternance sans alternative) :
- Il n’y a d’autre issue que l’austérité
- Tout ne sera pas possible… A la trappe donc les emplois jeunes, les postes d’enseignant.
Et donc, « Aux larmes citoyens pour défendre le triple A ! »
On se rappellera qu’un piège de même nature a été posé à la fin des années 70 avec la création du
SME. En 1981, lorsque le gouvernement français fraîchement élu a voulu mettre en œuvre son programme de relance, les déficits extérieurs (balance commerciale) et intérieurs (déficit public) se sont
aggravés faute d’une volonté politique de prendre le chemin de la sortie du SME.
PARCOURS 2011-2012
Ce fut alors ce que l’on a appelé le « débat interdit » : « La parole de la France a été donnée. La France
doit respecter ses engagements internationaux », nous a-t-on dit. On connaît la suite : un plan de rigueur en 82, la désindexation en 83 puis l’austérité salariale sans fin depuis.
Mutatis mutandis, la dette et les déficits, l’appartenance de la France à la zone Euro, ces nouvelles
formulations de la « contrainte extérieure », ont comme objectif de poser un verrou sur les aspirations
à une vie meilleure. Mutatis mutandis… sauf qu’entre-temps, nous avons basculé dans un capitalisme
financiarisé, c’est-à-dire un capitalisme à la fois dérégulé et autoritaire.
Le combat pour la démocratie est partout l’impératif premier.
Le fondamentalisme religieux, le retour ou le maintien de l’armée au pouvoir ne sont de bonnes solutions pour aucun pays du monde.
En Europe (en Italie, en Grèce), la désignation de gouvernements dirigés ou composés de « technocrates » n’ayant reçu aucun mandat électif est un manquement grave à la démocratie. Idem d’une gouvernance européenne renforcée par une modification des traités, fût-elle légitimée par la mascarade
que constituerait l’élection du Président de la Commission européenne au suffrage universel.
Il paraît que les marchés (qui sont-ils ? quels individus les manipulent pour leur propre avantage ?
comment ne pas faire le lien avec la croissance très forte des inégalités ?) s’inquiètent des perspectives
de croissance de la France. Eh bien rassurons-les, non en recherchant les moyens artificiels de la croissance (endettement), mais en proposant un nouveau projet de développement.
Pour cela, en France comme en Grèce, nous devons dénoncer le système actuel, les politiques qui le
sous-tendent et l’idéologie qu’elles véhiculent (l’idéologie libérale et son modèle de base : le « consensus de Washington »)
Mais les dénonciations ne suffisent plus. Il convient de reconstruire nos institutions, notre démocratie
et notre appareil productif.
Le pouvoir appartient au peuple, s’il le décide ainsi.
Débat
164
Un participant - Ce que vous avancez en tant que posture politique me semble extrêmement légitime
et me fait songer à des histoires passées, qui ont généré le coup d’État entraînant des appropriations
par des militaires sous influence extérieure. La question que je me pose est que si le peuple grec
entrait dans cette posture-là, y aurait-il pour lui un risque de faire face à cet armement, cet arsenal,
énorme pour ce petit pays, et est-ce que le peuple grec est conscient de la possibilité d’un affrontement avec les militaires, et est-ce que ce peuple se sent posséder cette capacité militante nécessaire,
et par contrecoup, ce qui pourrait nous concerner également ici même dans cette salle ? Il y aura bien
à un moment une réappropriation citoyenne qui générera un refus de la situation.
Gabriel Colletis - Avant de répondre à cette question particulière, je vous rappelle qu’avant de donner sa démission, le premier ministre grec a limogé tout l’État-major, certains commentateurs ont
expliqué que c’était l’usage à chaque changement de gouvernement, je considère cette explication
un peu courte et cela m’a surpris comme d’autres l’ont été. Mais, plusieurs choses doivent être dites.
D’abord, contrairement à la France, le service militaire que je préfère nommer service national existe
encore, le contingent constitué d’une majorité d’appelés aux côtés de professionnels offre ainsi une
bonne garantie de démocratie (et pour ma part, dans notre pays, je regrette la suppression du service
national même si je peux comprendre qu’ayant été jeune je n’ai pas eu d’appétence particulière « pour
aller faire le mariole pendant un an »). Je pense que le risque le plus important n’est pas le risque
militaire mais et c’est beaucoup plus grave et beaucoup plus palpable, il s’agit du risque de guerre
GAbRIEL COLLETIS - LA GRèCE : LAbORATOIRE D’ExPÉRIMENTATION POUR L’EUROPE ?
civile : à force de déconstruire le droit du travail, à force de mettre les salariés en concurrence, à force
de produire une situation économique caractérisée par un taux de chômage d’au moins 20 %, qui
double chez les jeunes, avec une population immigrée importante dans les grandes villes grecques.
Non responsable de cet état de fait, la population est néanmoins la cible de tensions urbaines, dans les
gares par exemple, préludant peut-être à une explosion généralisée des contestations sociales. ? Alors,
que faire, devant ce face à face des Grecs les uns contre les autres ? La seule réponse est de défendre
la démocratie et les institutions, partout, et en premier lieu de défendre le droit en s’opposant à ceux
qui déconstruisent les conventions collectives au profit d’accords d’entreprises qui balayent le code
du travail et poussent aux conflits en introduisant des ferments de division entre les salariés. En Grèce
comme en France, comme partout, il s’agit de défendre le Droit : « La liberté opprime, le droit (la loi)
protège », il faut se souvenir de ce qu’a affirmé un de nos grands philosophes (Lacordaire)
Une participante - Vous décrivez un peuple grec en plein dérapage, et je me pose la question : comment se fait-il que la Grèce, qui avec ses penseurs a servi de modèle et de fondement à tout l’occident,
n’ait pas aujourd’hui de grandes voix, de leaders intellectuels capables de proposer, d’entraîner une
dynamique de sursaut, en somme pour changer les choses ?
Gabriel Colletis - En Grèce, comme en France, aux États-Unis et ailleurs, il y a des gens qui réfléchissent et qui pensent, mais le problème est que l’on ne les entend pas parce que tout simplement on
leur donne presque jamais la parole. Et si parfois ils l’obtiennent, c’est pour répondre en une minute.
Interviewé à France-info comme spécialiste de l’industrie française, on m’a octroyé une minute pour
proposer des solutions et en débattre, comment voulez-vous répondre sérieusement en 45 secondes
à des slogans du type « x millions de chômeurs = x millions d’immigrés ». Donc on ne donne pas la
parole à ceux qui pensent autrement parce que tout simplement nous avons affaire à un système qui
fonctionne avec un certain nombre de chiens de garde. Parmi eux (mais je ne jette pas l’opprobre sur
toute la profession), figurent des journalistes, pas la majorité d’entre eux. Il est nécessaire de donner,
comme le GREP le fait pour moi, la possibilité à divers économistes et chercheurs en sciences sociales
de s’exprimer, et je dois vous déclarer mon bonheur d’être parmi vous pour pouvoir le faire, comme
je le fais également sur mon Blog dans Médiapart ou dans d’autres publications comme Marianne.
Par contre les grands médias nous restent inaccessibles. Cette exclusion constitue un grave problème,
c’est celui de la démocratie. Mais, attention, ceux qui réfléchissent existent !
Un participant - La dette doit être analysée dans une optique permettant de faire émerger par une éducation populaire adéquate les moyens de lutter contre le système. Une nouvelle explication de texte
affirmant la nécessité d’avoir une bonne dette pour satisfaire les besoins qui sont énormes comme le
travail, l’éducation, la santé, doit être entreprise pour convaincre chacun de nous à partir de nos problèmes, en France comme en Europe que c’est nous qui détenons la solution si nous pensons qu’il est
possible par une remise en cause personnelle de changer les choses. Je m’y consacre dans l’entreprise
où je travaille. Comme le rappelle le responsable de la soirée, le GREP participe à ce mouvement en
organisant conférences et débats.
Gabriel Colletis - Vous avez eu raison de mentionner l’éducation populaire car la démocratie, c’est partout et elle ne se joue pas uniquement au moment des élections. C’est un moment important, certes,
mais beaucoup de gens assimilent démocratie et démocratie électorale, alors que la démocratie c’est
la prise en main, comme vous l’avez souligné justement, de leur destin par les gens eux-mêmes, et
cela s’exerce partout, dans l’entreprise, à l’école, à l’université, dans les quartiers et ce n’est que par
une démocratie directe forte que l’on peut parvenir à une démocratie représentative de qualité. Une
démocratie parlementaire de qualité vivant sur les décombres de la démocratie directe est une illusion voire une perversité.
Un participant - La croissance et la croissance économique dans les pays développés ne posent-elles
pas le problème d’un changement de schéma, d’un changement de « logiciel » pour affronter des
bouleversements qui ne seront pas comparables à ceux qui sont intervenus pendant les Trente Glorieuses ? Et comment-allons nous faire, notamment comment analyser l’interaction de la dette et du
PIB ?
PARCOURS 2011-2012
165
Gabriel Colletis - Je ne confonds pas croissance et développement, je n’ai pas parlé de projet national
de croissance mais de projet national de développement ; et il ne s’agit pas de faire du PIB pour du
PIB. Pour cela, avant de s’engouffrer dans le mythe de la décroissance, admettons ensemble que les
besoins sont gigantesques et bien sûr, au risque d’enfoncer des portes ouvertes, je pourrais vous
parler de ceux du tiers-monde mais je parle des besoins de notre pays. Ces besoins que j’ai à peine
esquissés dans mon exposé, concernent tous les secteurs d’activité en rapport avec les services publics : en Grèce comme en France, émanant de millions de mal-logés, éclate une énorme demande
de logements de haute qualité environnementale et économes en énergie, besoins en transports,
en éducation, de santé. Dire que ces besoins sont satisfaits, je n’y adhérerai jamais tout en déplorant
notre société d’hyperconsommation qui favorise, dans les hypermarchés, l’achat à tort et à travers de
produits de mauvaise qualité, fabriqués selon des conditions sociales inacceptables dans des pays de
délocalisation. On ne peut pas dire que la société française vit dans un luxe inouï et qu’elle n’a plus
besoin de rien. Ces besoins qui relèvent de l’ordre du fondamental justifient pleinement la nécessité
de ce projet national de développement. La satisfaction de ces besoins sociaux doit s’exécuter en
allégeant l’empreinte sur la nature, car le butin prélevé sur elle reste injustifiable et de toute façon
impossible dans la durée. Il va falloir réinventer la relation de l’homme à la nature mais cela ne se fera
pas dans un capitalisme qui financiarise après avoir dégradé puis marchandisé tous les biens communs naturels, Ceci fait référence au marché des droits à polluer. Le ratio dette/PIB sans précision de
l’origine État ou nation de la dette, avec un numérateur qui est un stock et un dénominateur qui est
un flux n’a évidemment aucun sens. Je suis d’accord avec vous.
Un participant - J’apprécie la qualité des échanges qui se déroulent ici, et je me demande, dans le
cadre de la démocratie participative, pourquoi ne pas porter ce type de débat sur la place publique
(qui lui serait gratuit).
Gabriel Colletis - Un débat sur la place publique : tout de suite, sortons si vous le voulez. Quant au
débat gratuit, j’espère que vous n’imaginez pas que je suis payé, parce que je ne le suis pas, (principe
intangible du GREP depuis toujours quelque soit l’intervenant. NDT). Alors, démultiplions les débats, partout, comme le faisaient les Grecs dans les Agoras, (mais déjà souvent présent, je ne voudrais
pas souffrir le reproche de l’être trop !)
Un participant - Et l’Europe ? Que devient-elle ? Autre question : la Grèce peut-elle déclarer le défaut de
paiement sans pour autant sortir ipso facto de l’Euro ?
166
Gabriel Colletis - Défaut de paiement et sortie de l’Euro sont, pour ma part, deux décisions inséparables, indissociables, mais l’important est de savoir qui prend l’initiative de la décision. On peut
évidemment, si vous n’êtes pas convaincu de la non-dissociation, en discuter. Il est beaucoup plus
sage pour les Grecs de prendre eux-mêmes l’initiative que de la laisser prendre à leur place. Pour
l‘Europe, je suis comme la grande majorité d’entre vous un Européen convaincu, simplement, depuis
maintenant deux décennies au moins, l’Europe qui s’est construite possède plusieurs caractéristiques
d’une Europe des banquiers. J’ai voté contre le traité de Maastricht car aucun des cinq critères de
convergence n’était de nature sociale et économique mais monétaire et financière. S’il est utile de les
rappeler : 1) on calcule la moyenne des 3 taux d’intérêt les plus faibles, un pays est déclaré convergent
selon ce critère si ses propres taux ne dépassent pas cette moyenne de plus d’un point et demi. Voilà
un critère exclusivement financier - 2) Le rythme de hausse des prix est régi par le même principe que
le précédant. - 3) le déficit public ne doit pas excéder 3 % du PIB-4) L’endettement public est limité
à 60 % du PIB-5) Enfin le taux de change devait avoir été stable pendant au moins les trois ans précédant l’adhésion au système Euro. Du rythme de la croissance économique, du PIB, de l’équilibre ou
du déséquilibre de la balance commerciale, du taux de chômage, RIEN n’est dit, RIEN, sur le social.
L’affaire du traité était donc mal engagée car il aurait fallu au moins panacher critères économiques
et critères financiers.
Du point de vue constitutionnel, depuis plus de vingt ans, nous vivons l’éloignement progressif des
principes de la démocratie pour nous diriger vers une formule « Surveiller et Punir » : je surveille donc,
et je punis, pour aboutir à une gouvernance (je ne dis pas gouvernement) par les nombres et c’est là le
GAbRIEL COLLETIS - LA GRèCE : LAbORATOIRE D’ExPÉRIMENTATION POUR L’EUROPE ?
paroxysme kafkaïen. En effet je préfère de loin un gouvernement arbitraire avec des zones d’appréciation politiques des situations, à la terrible automaticité de cette gouvernance par les nombres si éloignée des peuples (je ne citerai pas ici de remarquables analyses d’économistes et de philosophes plus
qualifiés). Et ce n’est pas en proposant d’élire le Président de la commission européenne au suffrage
universel, comme vient de le faire le ministre allemand des finances, qu’on changera quoi que ce soit,
cette élection serait une mascarade. Il nous faut retrouver les sources même de notre démocratie,
faire renaître l’expression des peuples. La seule Europe possible, c’est l’Europe des nations, l’Europe
des peuples, et j’affirme totalement mon opposition à une Europe fédérale, intégrée, dirigée par la
Commission et l’Euro-groupe que les grands groupes financiers ont mis en œuvre. Dans le livre qui
sera publié mi février 2012, intitulé « L’Urgence Industrielle », je plaide pour un protectionnisme européen, tout en précisant que je ne fais pas du protectionnisme le projet politique de l’Europe. D’abord
penser sa finalité et constituer politiquement le projet et ensuite le protéger en mettant en place des
normes sociales et environnementales dépassant le niveau d’un pays comme la France, par exemple.
Car, si nous tentons de le faire isolément, il se produira un processus très simple, que ferons-nous de
l’arrivée des importations arrivant chez nous via l’Allemagne, via l’Italie, via l’Espagne ? Alors arrêter
ces importations signifierait déconstruire tout l’Europe en remontant jusqu’au Marché Commun de
1957, cette option politique serait irresponsable et je la refuse.
Un participant - Glané sur un site d’information un article faisait état de la capacité pour la France de
décider unilatéralement l’équivalence 1 Franc = 1 euro : pourquoi la Grèce ne pourrait-elle faire la
même chose ? Et de quelles solutions pouvons-nous disposer, nous simples citoyens, pour faire face
aux financiers ?
Gabriel Colletis - Il est tout à fait clair que la Grèce peut sortir, doit sortir et devrait sortir de la zone
Euro. Elle devra alors réintroduire une monnaie, la Drachme nouvelle, de la même manière, que si
la France devait sortir de la zone Euro, naîtrait un Franc nouveau. Techniquement cela, pour un pays
comme pour l’autre, ne pose aucun problème, à une seule condition près, l’abrogation simultanée
de la loi de 1973 interdisant à la banque nationale de financer l’État. Sinon, c’est impossible. Il faut
donc réquisitionner les banques centrales pour le financement des États et en même temps solliciter l’épargne populaire. La démonstration vient d’en être faite en Belgique par le lancement d’un
emprunt parfaitement souscrit par la population qui, le même jour, manifestait massivement contre
l’austérité et nous donnait ainsi une extraordinaire leçon de démocratie et de sagesse du peuple. Ce
peuple n’a pas eu besoin d’experts pour comprendre cette double nécessité, souscrire et défiler.
Ce qui nous manque, c’est un projet national de développement sachant articuler démocratie directe,
renouveau des activités productives, sens du produire ensemble et travail. Il ne s’agit surtout pas de
travailler plus pour gagner plus, mais d’exercer ce travail selon la reconnaissance des compétences
des salariés, compétences niées depuis plus de trente ans. Il ne faut pas considérer le travail comme
une charge ayant un coût prohibitif, qui le rend non compétitif, comme une servitude même, mais
au contraire comme un potentiel de création, un potentiel subjectif qui a besoin d’être mis en valeur. Imaginer que les entreprises vont pouvoir continuer d’innover, de fabriquer de bons produits,
d’investir dans de nouvelles technologies sans jamais reconnaître les compétences de ceux qui y travaillent est un non-sens. Dans les années 60, le compromis concédé entre les exigences de taylorisme
et de parcellisation des tâches pour favoriser les gains de productivité et leur répartition sous forme
d’augmentation des salaires fut fondamental mais il ne s’agit pas aujourd’hui de le répéter dans une
société autre : La compétitivité ne doit pas se jouer, ne peut plus se jouer sur les prix et la maîtrise
des coûts car la France n’a aucune chance de pouvoir résister à la pression des pays dits émergents
sur le terrain du différentiel de productivité et du différentiel de charges salariales. Ce combat est
perdu d’avance, et le bon compromis actuel serait de reconnaître en entreprise les compétences individuelles et collectives pour se placer sur la recherche de la qualité et de l’adéquation des produits
fabriqués aux besoins immenses. C’est seulement quand ce bon compromis aura été trouvé que la
finance reviendra à sa place dans l’économie.
L’idée que la recherche de nouvelles régulations financières doit précéder la ré-articulation de l’économique et du social est un contresens. D’abord reconnaître les compétences des salarié(e)s pour
PARCOURS 2011-2012
167
permettre des stratégies positives d’innovation avant d’envisager avec succès les régulations qui remettront la financiarisation à sa place, comme cela se fit dans d’autres pays (le New Deal, des années
30 de Roosevelt).
Pour la Drachme, la Grèce, hélas, sera nue, et le jour de sa réintroduction, cette monnaie serait dépréciée de 50 à 60 % entrainant un appauvrissement car son niveau de consommation est lié à son niveau
de production et sans les adjuvants des aides et des prêts, la production chute mécaniquement : il lui
faudra 30 ans, une génération entière pour se reconstruire. La perspective d’un projet de développement démocratique pensé par les Grecs eux-mêmes pour déployer les forces productives, avec la
reconquête des institutions, et de l’investissement dans l’éducation, la santé, les services publics en
général, me paraît plus enthousiasmante que celle de l’acceptation du déclin et de la spirale sans fin
de la récession.
Un participant - tout en étant d’accord sur le projet de développement, j’ai le sentiment qu’il existe un
obstacle insurmontable, celui de la tension des temporalités, entre le temps immédiat du libéralisme et
le temps long de la réflexion démocratique. Qui aujourd’hui a le pouvoir opère dans l’immédiateté. Or
vous dites qu’il faudra faire face à un degré d’urgence non négligeable, alors est-ce que l’on a le temps
de reconstruire ? Est-ce possible dans la mesure où les détenteurs du pouvoir nient cette démarche de
l’observation et du temps long ? Je pense à la rencontre de Durban qui n’a pas été capable de faire un
pas vers une nouvelle pensée du monde en particulier la réconciliation de l’homme et de la nature.
Gabriel Colletis - La question des temporalités est, de mon point de vue, absolument centrale et dans
un de nos livres que Georges Zachariou dans sa présentation a bien voulu signaler « Les nouveaux
horizons du capitalisme », je mets l’accent sur le choc de temporalité entre le très court terme de la
finance et le temps long indispensable aux humains pour l’exercice de la démocratie et le développement de leurs capacités productives, pour leur éducation et leur culture et en même temps pour leur
relation à la nature qui elle-même ne supporte pas le court terme et relève du temps long. De ce point
de vue le marché des droits à polluer est d’une extraordinaire perversité.
168
Pour assumer ce choc de temporalités, il n’y a, de mon point de vue, aucune autre solution, que
d’agir à la fois sur le volatil, c’est-à-dire le capital financier, et sur ce qui doit être mobile, c’est-à-dire
le travail ; En effet le capital prélève sa rente parce qu’il est volatil et sa volatilité sans frein le pousse à
se déplacer sans arrêt, d’un pays à l’autre, obligeant leurs gouvernements à baisser leur fiscalité, pour
augmenter la part des actionnaires. Impérativement, il faut introduire des retardateurs temporels,
grains de sable ou gros cailloux, dans les engrenages trop bien huilés de la finance actuelle. Réaliser
cette belle idée de la taxe sur la spéculation financière exige de prendre des décisions qui ne sont pas
techniques mais de caractère politique. Réintroduire une fiscalité différenciée forte comme autrefois
avait existé une différence de taux entre les bénéfices réinvestis et ceux distribués sous forme de
dividendes ; Aujourd’hui, la part des dividendes distribués, sans citer mes nombreux chiffres, a considérablement augmenté au détriment de l’investissement.
De même, le fait que le vendeur d’une action, qu’il l’ait gardée une seconde ou dix ans, paye la même
taxe sur la plus-value réalisée, (et je passe, faute de temps, sur les ventes à découvert d’actions),
montre la nécessité d’une fiscalité extrêmement progressive qui irait jusqu’à massacrer de taxes ces
spéculateurs des temps très courts (pratique du trading haute fréquence). Est-il juste ou normal que
le droit de vote dans une AG d’actionnaires ne soit pas calculé au prorata de la durée de détention
des titres ? Ce début d inventaire d’exemples possibles de retardateurs temporels pourrait être complété par une quinzaine d’autres. Le but est que la finance, du fait de sa volatilité, ne se comporte pas
comme un gaz mais comme un liquide : la marche de l’économie a besoin de liquidités financières
D’autre part, la mobilité du travail doit être accrue, mais aujourd’hui il s’agit d’une mobilité par défaut,
une mobilité spatiale (pas de travail ici, mais à 500 ou 5 000 kilomètres, oui). La bonne mobilité est la
mobilité professionnelle de personnes disposant de compétences qui leur permettent de passer d’un
projet à un autre, d’une situation de travail à une autre, privilégiant, au lieu de l’attachement routinier
à des tâches répétitives, l’utilisation de la subjectivité et de l’expérience des travailleurs pour résoudre
des problèmes inédits. « Réfléchir plutôt que laisser sa cervelle au vestiaire » aurait dit Adam Smith.
GAbRIEL COLLETIS - LA GRèCE : LAbORATOIRE D’ExPÉRIMENTATION POUR L’EUROPE ?
Ces tâches gigantesques nous incombent, à nous, car si la société civile parvient à construire ses
propres compromis et à rendre majoritaires des idées alors faisons confiance aux institutions d’intermédiation, c’est-à-dire les corps intermédiaires, syndicats et partis politiques, (c’est leur rôle), pour
les transformer en programmes qui seront le moment venu soumis au processus de démocratie élective. Ainsi se restaurera le lien entre démocratie directe et démocratie
Une participante - Dans une période de crise, le développement culturel de l’Europe est une question
oubliée, ce qui m’inquiète un peu. Comment se fait-il, par exemple qu’on ne puisse pas imaginer un
jumelage interuniversitaire européen permettant de porter et d’amplifier des débats comme celuici avec l’appoint collectif d’experts, chercheurs, enseignants confrontant leurs divers points de vue
dans des colloques, des symposiums et qui pourraient servir l’émulation citoyenne dont nous avons
besoin. Cela nous ferait du bien.
Gabriel Colletis - Heureusement, nous faisons ce type de rencontres, peut-être pas assez, mais on ne
nous pousse pas à le faire car à l’université, nous sommes en compétition les uns avec les autres, et les
universités sont classées internationalement (Shanghai). Cette compétition s’appuie sur le nombre
de publications dans des revues homologuées : ainsi, la conférence-débat citoyenne que j’anime aujourd’hui ne figurera certainement pas dans mon curriculum de chercheurs car elle ne sera pas reconnue scientifiquement, (car ce qui compte est de publier dans des revues à comité de lecture).
Une participante - L’école n’est-elle pas responsable du fait que les citoyens en général ne réfléchissent
pas ?
Gabriel Colletis - Comme professeur d’économie, je suis censé enseigner à mes étudiants des lois,
mais le problème c’est qu’il n’y a pas de lois en économie comme sans doute il en existe en physique
ou en chimie, parce que l’économie est une science sociale dont les savoirs doivent être en permanence interrogés. Et quant vous entendez un économiste, du haut de sa superbe, dire « La théorie
économique nous enseigne que… », éteignez la radio, car en fait c’est un idéologue sans autorité
scientifique qui propage des savoirs imposés sous forme scientifique. Ce que je suis venu faire ici,
c’est vous proposer une certaine vision de l’économie, de mettre en débat un certain nombre d’éléments, je ne détiens pas un savoir universel. Mais alors, qui le détient ? Nous tous.
Le 10 décembre 2011
169
Gabriel Colletis
est Professeur agrégé d’économie à l’Université Toulouse 1 et Président du
Conseil de laboratoire du LEREPS (dont il a été 2 ans le directeur, responsabilité tournante au
sein du LEREPS).
Il a codirigé (avec Bernard Paulré) un ouvrage collectif « Les nouveaux horizons du capitalisme.
Valeurs, pouvoirs et institution » s (Economica, 2008).
Il vient de publier « L’urgence industrielle » (éditions Le Bord de l’eau, coll. « Retour à l’économie politique », février 2012)
PARCOURS 2011-2012
Religions et Civilisation :
dimension
philosophique
et sociologique
du religieux aujourd’hui
Isy Morgensztern
Historien des religions, réalisateur de télévision,
Auteur du film « La Bible dévoilée » et de « L’aventure monothéiste :
judaïsme, christianisme, islam, ce qui les rapproche, ce qui les distingue »
(livre et film)
Le sujet est vaste mais la problématique, qui est complexe, nécessite, d’une certaine façon,
de plus, de déplacer par ailleurs le regard. Je vais donc pendant cette petite heure dire de quoi il est
question, d’après moi, et j’espère qu’ensuite notre dialogue sera centré et pertinent. Évidemment, les
questions sont libres et vous pourrez demander exactement ce que vous voudrez. Mais je dois dire
en exergue qu’il y a des choses sur lesquelles je n’ai pas d’avis à exprimer et qui sont les questions
suivantes : est-ce que je suis croyant ? Est-ce que je pense que Dieu existe ?
Ce sont des questions que je n’ai jamais traitées. Je ne veux pas le prendre d’une manière
trop sarcastique, mais je dis assez régulièrement qu’on n’a pas d’informations fiables sur Dieu. Or,
dans la mesure où je traite de l’histoire des rapports entre les gens et des collectivités possibles, de
ce qu’ils peuvent faire, vivre ensemble, la question de l’intervention d’une révélation divine n’est pas
hors sujet, c’est une question possible, mais elle ne change pas beaucoup la donne.
En gros, je m’intéresse depuis très longtemps aux matériaux monothéistes, à partir du moment où on peut constater qu’ils sont là. J’en dirai davantage plus loin mais en gros ils sont là parce
que ce qui les rend possibles et nécessaires est déjà là. Comment cela s’est-il produit avant qu’on ne
les voie apparaître ? Est-ce que c’est le résultat, comme on le voudrait, d’une révélation ? Est-ce qu’il a
fallu qu’il y ait, comme le pense par exemple Jean Bottéro, un créateur pour chacune des religions ? Il
estime qu’une religion est impossible s’il n’y a pas une figure centrale qui en serait le compositeur-interprète, la personne qui fait qu’avant lui cela n’existait pas, et qu’après lui, les choses se sont mises en
place (on pensera à Moïse pour le judaïsme, à Jésus pour le christianisme et à Mahomet pour l’islam).
Je ne fais pas partie de ces gens-là, bien que je pense qu’elles sont des figures possibles.
PARCOURS 2011-2012
171
Ont-elles existé, n’ont-elles pas existé ? Je crois que c’est un débat difficile mais vain parce qu’il est clair
qu’on n’aura jamais la moindre preuve. Je ne parle même pas de l’existence de Dieu, mais des gens
qui ont été à l’origine de ces mouvements religieux. Par contre, on sait de façon sûre qu’à un moment
dans l’histoire, il y a eu des juifs, des adeptes du judaïsme, qu’à un moment dans l’histoire, il y a eu
des adeptes du christianisme et pas un petit nombre, et qu’à un moment dans l’histoire, il y a eu des
adeptes de l’islam. Après on peut rembobiner en arrière pour savoir d’où ils sortent et pourquoi.
Pourquoi présenter cela comme ça ? Je présente les choses ainsi parce que des personnes qui ont
l’idée qu’un message religieux est nécessaire, ou leur est parvenu, il y en a moins qu’avant, mais il y
en a toujours eu. Est-ce que quelqu’un a reçu une révélation ? Et pourquoi avons-nous des collectivités particulières importantes, qui ont des vocations universelles et qui, pour certaines, par des biais
particuliers, ont accédé à l’universel ? On pense au christianisme et à l’islam et c’est de cela dont
je vais parler. Ce qui importe, ce n’est donc pas que la parole première ait été mise en place par
quelqu’un qui a reçu les instructions directement de Dieu : ce qui importe, c’est qu’une collectivité
se soit posé la question de savoir comment elle doit exister pour être une collectivité avec un projet
universel. Évidemment je suis dans ce deuxième « tourment ».
Démocratie et Religion
Après cette première introduction, j’en rajouterai une seconde. En fait, je vais surtout faire
des introductions, des mises en place et des regards. Nous sommes dans une société qui pense qu’elle
doit tout à la Grèce, à la démocratie et à la raison. La démocratie : c’est-à-dire le débat, l’autonomie
et la responsabilité du sujet, le fait que nous soyons des sujets avec une âme individuelle et des personnes responsables que la raison organise. La raison cela signifie qu’il vaut mieux dire des choses
vérifiables plutôt que dire des choses non vérifiables, d’où les problèmes que nous avons avec la religion, les miracles, la résurrection du Christ, donc avec la tradition dans laquelle nous nous trouvons.
Je dis nous, c’est-à-dire, moi avec vous, même si je pense que pas mal de choses me séparent de vous,
nous partageons la même civilisation qui est une civilisation agnostique. Nous venons d’Athènes,
du libre débat sur l’agora avec Platon et Socrate et d’autres philosophes, et nous venons aussi de la
science avec Aristote : le monde peut être déchiffré et s’il est déchiffré et que nous disions des choses
sensées dessus, l’humanité progresse ainsi.
172
Or, il y a là une mystification ! La Révolution française, et le monde des Lumières se sont battus sur
cette option et ils ont gagné. C’est normal qu’ils aient fait passer à la trappe ceux qui ont perdu.
Mais les dégâts sont énormes et cela n’a pas été sans conséquences. Car c’est un tour de passe-passe
d’avoir fait passer à la trappe, après la Révolution française, la question religieuse, en particulier dans
notre environnement. C’est-à-dire essentiellement le christianisme et pour une part le judaïsme et
évidemment maintenant (le pire cauchemar pour tout le monde parce qu’on pensait que c’était fini),
l’arrivée de l’islam.
La famille monothéiste a en effet constitué un autre volet, une autre conception de la société : face à
Athènes, Jérusalem. Mais au mieux, les gens ne sachant rien là-dessus, - ce n’est pas enseigné dans les
écoles -, c’est considéré comme une mauvaise nouvelle, pas raisonnable c’est-à-dire non accessible à
la raison. Car le fait d’assimiler la démocratie au libre débat a fait se perdre l’idée que la démocratie,
c’est aussi un ensemble d’individus qui ont le même statut, d’une humanité avec des gens identiques
et animés d’un tourment identique. Or cette idée n’est pas grecque, elle vient du monothéisme, elle
est l’idée que l’homme étant créé à l’image de Dieu, la totalité du genre humain est un. On n’a pas ça
chez les Grecs, ni dans les systèmes de gouvernement qui peuvent se réclamer du libre débat, parce
que le périmètre de ceux qui ont le droit de débattre entre eux n’est pas obligatoirement la totalité
de l’humanité. Alors qu’il l’est dans le monothéisme. L’apparition du peuple comme ayant les mêmes
droits et les mêmes devoirs et étant soumis aux mêmes obligations que les rois, vient du judaïsme,
puis cela a été transféré dans le christianisme et enfin dans l’islam. C’est le genre humain comme humanité. L’humanité et pas une oligarchie, elle n’englobe pas non plus l’ensemble de ce qui est vivant.
Je prendrai une image : celle de Jésus chevauchant un âne entrant à Jérusalem au moment de la
ISy MORGENSzTERN - RELIGIONS ET CIvILISATION
Pâques. Ce n’est pas un reportage sur les moyens de transport de l’époque, c’est une image qui
montre que l’esprit maîtrise la matière, la matière étant allégorisée par l’âne (en hébreu le même
mot désigne l’âne et la matière), et l’esprit est ce qui est le meilleur en l’homme. Le christianisme va
privilégier l’esprit sur la matière. C’est une manière de répondre au judaïsme qui privilégie la matière,
mais c’est aussi une façon de dire que c’est la Défaite, (pour reprendre le titre d’un livre d’Elisabeth
de Fontenay), la défaite du genre animal qui est fondatrice de la responsabilité humaine. Dans les religions monothéistes, il y a une césure extrêmement claire entre le monde humain et le monde animal.
On n’est pas dans un système où, par exemple, tout ce qui est vivant a des droits identiques. Pourtant
aujourd’hui nous sommes embrouillés par cette histoire, on nous dit que les animaux (on commence
par les plus proches de nous : les chiens, les chats, mais bientôt ça va finir par les insectes) ont les
mêmes droits que les hommes parce qu’ils sont vivants.
L’invention des monothéismes, c’est qu’il y a une mission qui est donnée à l’humanité, au
genre humain, pas au genre animal ou au genre vivant, ni aux dieux. Là aussi le monothéisme va se distinguer d’une certaine façon de ce qui n’est pas monothéiste. Révélation ou pas, à un certain moment,
il y a une mission qui est donnée au genre humain. Dans la Bible elle est révélée sous la forme des
Dix Commandements aux Hébreux dans le désert. Elle va être reprise avec des méthodes différentes
par le christianisme et par l’islam. Elle dit : l’humanité est sur terre pour faire quelque chose, elle doit
mettre en œuvre un monde de justice et de paix pour tous. On ne retrouve pas cet objectif (un monde
de justice et de paix pour tous) dans la démocratie grecque. La démocratie y est un dispositif qui doit
permettre à chacun de participer à la gestion de la cité, mais elle n’est pas un projet pour l’humanité,
un projet par lequel on peut juger si on avance ou si au contraire, on régresse.
Qu’est-ce qu’un projet pour l’humanité qui a pour horizon un monde de justice et de paix ? Une forme
d’espoir, de génération en génération. Qu’est-ce qui permet ça ? C’est la morale, (ou l’éthique, c’est
ici la même chose) et donc l’invention des monothéismes. C’est dire que, pour créer une collectivité
digne de ce nom, une collectivité efficace, une collectivité qui peut porter un projet qui rassemble, il
faut que les personnes aient en commun la morale et non pas la raison. Le fait que nous partagions
ensemble la raison est une chose intéressante pour envoyer des fusées dans l’espace, pour construire
des tables, pour gérer le monde mais pas pour nous gérer nous, et en débattre.
La morale ne se débat pas, on y est soumis. Si je résume un peu ce côté difficile à entendre mais
qu’il faut entendre, les monothéismes ne sont pas « débattables ». L’éthique, lorsqu’on est religieux
et qu’on fait partie d’un des trois monothéismes, on y est soumis, et les musulmans, qui sont les derniers arrivés, ont repris cette idée dans leur nom même : « musulman, islam » veulent dire soumission.
Il n’est pas question de discuter les commandements (tu ne tueras point, tu aimeras ton prochain
comme toi-même, tu te battras pour qu’il y ait une humanité de justice et de paix dans le monde…) :
c’est un devoir-faire, c’est de la morale.
A contrario, dans le système qui commence à battre de l’aile et qui est le nôtre, celui des Lumières, on
a cru que la victoire de la raison permettrait de construire une collectivité. On a associé, par un tour
de passe-passe, le fait que si deux et deux font quatre, alors je dois être un être moral. Résumé ainsi,
cela n’a aucun sens. Or, c’est exactement le problème dans lequel la philosophie nous a embarqués.
Elle a dit : plus nous comprendrons notre destin, plus nous aurons un savoir sur la dignité de chacun
et plus nous aurons la compréhension de ce que nous pouvons avoir. Nous pourrons avoir aussi la
compréhension du monde, pour parler comme Aristote, ou la compréhension des hommes pour
parler comme Platon et alors nous aurons des chances d’avoir un monde de justice et de paix. Mais on
est un peu déprimé (et c’est un euphémisme) quand on s’aperçoit qu’avec tout ce que l’on sait, on a
encore des guerres, on a encore le mal. Les peuples savants, comme ceux qui ont largué les bombes
sur Hiroshima ou qui ont massacré les juifs et les Tziganes pendant la guerre, étaient des gens cultivés.
En tout cas, (à part leurs chefs) pour la plupart ce n’étaient pas les peuples les plus barbares qu’il y
avait dans le secteur.
Et donc, on est déstabilisé par le fait qu’il n’y a peut-être pas de lien entre le socle rationnel
du débat et l’obligation morale. En période électorale (et on est toujours en période électorale !), le
premier avatar du premier volet, c’est-à-dire de la descendance grecque, ce fut par exemple Ségolène
PARCOURS 2011-2012
173
Royal, avec son slogan : « Tous Présidents ». C’est-à-dire que si chacun a une dignité qui est portée
par l’esprit critique, par la lucidité, l’éducation et le savoir, il peut constituer avec les autres une
collectivité. Et c’est là qu’il y a une chausse-trappe. Tout le début de la phrase est tout simplement
tautologique : si nous sommes instruits, dignes, raisonnables, si nous pensons et si nous pouvons
réfléchir sur nous-mêmes, et bien nous sommes raisonnables, dignes et nous pouvons réfléchir sur
nous-mêmes. Cela ne dit rien d’autre.
Par contre est-ce que pour autant nous pouvons porter un projet ? Non ! La réponse des monothéismes
est de dire que, pour porter un projet, il faut d’abord avoir un projet stratégique (l’éthique comme
seul moyen pour bâtir un monde meilleur), ce que n’ont pas les philosophies (ni les idéologies). Et ce
projet est d’avoir un monde de justice et de paix pour tous, y compris pour le dernier d’entre nous,
pour les va-nu-pieds qui ont créé le judaïsme, (des esclaves en Égypte d’après les récits), pour les vanu-pieds qui ont créé le christianisme, (de pauvres hères donnés à manger aux lions), pour d’autres
va-nu-pieds qui ont créé l’islam (des Bédouins égarés dans le désert). Ce que je suis en train de vous
dire, en avançant en zigzag mais pas à pas, c’est qu’à partir de circonstances (et sans doute pas d’une
obligation qui serait tombée du ciel), des populations ont dit : nous ne nous en sortirons que si nous
mettons en place une morale qui soit une morale pour tous, pour le dernier d’entre nous, et pour
le roi. Cette morale pour tous, nous permettra de faire exister une collectivité porteuse d’un projet
pour l’humanité. Le christianisme s’est un peu embourbé par la suite dans la science. Il a prétendu
que la terre était plate et il a fait perdre du temps à pas mal de monde, à commencer par lui-même.
Les trois monothéismes n’ont pas besoin de se mêler de la science et d’ailleurs, le judaïsme et l’islam
ne s’en mêlent pas du tout. Il n’y a pas de dogme dans ces religions, sur la terre plate ou pas, vous
pouvez dire sur ces sujets ce que vous voulez. Ca a été un problème de pouvoir. A partir du moment
où vous avez le pouvoir, vous pouvez tenter d’imposer des choses pour lesquelles vous n’avez aucune
connaissance ni aucune légitimité. On ne voit pas très bien pourquoi - pour quel profit ? - la papauté a
commencé à se mêler du fait que la terre tourne autour du soleil ou pas. Elle l’a fait, maintenant elle
ne le fait plus du tout, mais il faut savoir que dans les trois monothéismes il y en a deux qui ne le font
pas du tout.
174
La vraie question reste : comment fait-on une collectivité qui puisse porter un projet ? Avant de passer
à l’histoire, remarquons qu’on ne fait pas toujours une collectivité à la manière des monothéismes, à
partir de l’éthique, de la morale. Il y a d’autres systèmes, on en a connu d’autres, par exemple Alain
Finkielkraut est persuadé qu’une collectivité, peut être c’est l’ensemble des gens qui ont la même
culture. Il croit qu’un bagage culturel commun, par exemple l’ensemble des gens qui ont lu « Le
Rouge et le Noir », une collectivité croit-il féconde. C’est pour cela qu’il se bat pour l’école et c’est
pour cela aussi qu’il est malheureux, parce que cela ne marche pas. Cela sous-entend que, si demain il
faut, pour défendre nos vies, partir en guerre contre le Luxembourg (prenons-en un de pas trop fort
quand même), les gens qui ont aimé le même film, qui ont lu le même livre, qui ont la même culture,
diront oui. On sait bien que c’est une blague. Il y en a qui diront : « moi je ne peux pas, je ne suis pas
libre le matin ».
Parce que bien entendu vient se greffer là-dessus l’autonomie du sujet. Les gens vont discuter : ah bon
et pourquoi le Luxembourg ? Comme dans une cage d’escalier, pour régler les problèmes de copropriété. Et avant même d’avoir pu changer la robinetterie, vous allez passer deux ans en débat de libre
arbitre. C’est la case imposée évidemment par Descartes et par Sartre, le dernier de ceux qui pensent
qu’avec le cogito vous pouvez tout régler, y compris les problèmes de mise en collectif (sur le tard
sur cette question il s’est mis à douter). Or, le problème que précisément on ne peut pas régler avec
le cogito, (puisque c’est un esprit critique), c’est la mise en collectif c’est l’existence - nécessaire pour
tout projet - d’une collectivité préalable.
On a connu, pour les plus âgés d’entre nous, le fait qu’une classe sociale puisse être cette collectivité.
On a pu croire par exemple que le prolétariat était une collectivité qui, si elle portait un projet, le porterait pour tous, que la victoire du prolétariat délivrerait l’humanité. En tout cas, ceux qui ont été communistes l’ont cru, les autres ça leur est passé au-dessus de la tête. Donc, des gens ont opté pour dire :
il nous faut des collectivités parce qu’il faut pouvoir agir collectivement, mais un des moyens d’opérer,
ISy MORGENSzTERN - RELIGIONS ET CIvILISATION
c’est qu’on soit tous dans le processus économique, au même endroit, c’est-à-dire prolétaires. J’ai fait
partie d’un groupe qui disait au contraire : il faut être tous du même peuple, servir le peuple, la Cause
du Peuple, c’était les maoïstes prochinois. On pensait que si l’on faisait partie du même peuple, on
avait un projet qui peut délivrer l’humanité et qui peut lui apporter un monde de justice et de paix…
Les Allemands aussi, les nazis, ont pensé qu’ils pouvaient être ce peuple. Mais ils ne voulaient servir de
modèle à personne. Le mépris qu’ils avaient pour tout ce qui n’était pas eux était abyssal.
La chose difficile à admettre, c’est qu’il n’y a pas d’autres méthodes pour créer une collectivité humaine efficace que la morale : c’est cela le lien ! Ce n’est ni la littérature, ni la culture, ni le fait de
faire partie d’une même classe, d’un même peuple isolé, d’un même appareil, comme l’ont cru les
socialistes et avant eux, tous ceux qui ont mis en avant les appareils, y compris l’Église : je fais partie
du même appareil, donc je me bats pour les objectifs de cet appareil. Pour l’Église, cela a marché tant
qu’elle était catholique, c’est-à-dire universelle. A partir du moment où elle n’a plus été seule, elle est
devenue un groupe comme un autre qui tenait comme un appareil. Mais avoir une visée humaine,
humaniste et collective, ne peut pas non plus passer par un appareil.
A l’origine de la Bible et du monothéisme.
Que s’est-il passé pour que les monothéismes et seulement eux se soient trouvés dans cette situation d’avoir choisi le bon (le seul) moyen de construire une collectivité universelle potentiellement
féconde ? Il faut revenir, pour ceux que cela intéresse, à la Bible dévoilée (et pour cela, je les renvoie
soit au livre, soit plutôt au film. Non pas parce que c’est moi qui ai fait le film, mais parce que les films
obligent à simplifier les livres et donc sont plus compréhensibles. Les livres sont absolument géniaux,
mais ils sont écrits par des archéologues qui trouvent nécessaire de dialoguer avec des personnages
qu’on ne connaît pas pour leur dire qu’ils se sont trompés sur la datation de telle pierre ou telle pierre,
ce qui est un peu hors sujet.
Pour résumer, au VIIe siècle avant notre ère, dans les petites collines autour de Jérusalem, (où il y a aujourd’hui à la fois l’État d’Israël et le futur - ou pas - État Palestinien), dans ce coin-là, entre Bethléem,
Hébron, Ramallah (qui n’existe pas à cette époque), il y un petit royaume juif (dont David aurait été
un des premiers rois au Xe siècle avant J-C. Cela paraît hautement probable, même si on n’a pas beaucoup de traces du roi David, mais une stèle a été retrouvée où l’on parle de sa descendance). Au VIIe
siècle avant J-C. donc, son roi s’appelle Josias, (le texte biblique là, semble rapporter des événements
corroborés par d’autres textes) et ce roi Josias, qui est descendant du roi David, se trouve à la tête
d’un tout petit royaume, vraiment très petit, pas plus grand que le Tarn. Il y a un autre royaume juif au
Nord, à peu près la Galilée, un petit peu plus grand, mais pas beaucoup plus et l’ensemble des deux
royaumes, le royaume du Nord et celui de Jérusalem du Sud, sont coincés entre deux grands empires,
l’empire babylonien au nord et l’empire égyptien au sud, qui les ignorent totalement. Lorsque les
Égyptiens vont attaquer les Babyloniens, les Perses ou les Mèdes, quand ils vont vers le nord, ils ne
savent pas qu’il y a des gens sur le parcours dans les collines de Judée, ils passent le long de la mer.
Quand au contraire ce sont les Mésopotamiens qui redescendent le long de la côte (il est arrivé que
l’empire mésopotamien aille jusqu’au Nil) la situation est un peu différente mais pas de manière significative. Au fil des siècles, les Égyptiens gagnent parfois sur le nord, ou les Mésopotamiens gagnent sur
le sud, mais pas un seul texte égyptien ne signale l’existence des royaumes juifs sur leur passage, alors
que les empires de l’époque possèdent une documentation très poussée. Ils ne parlent jamais des
Hébreux. Un seul texte (daté du XIIIe siècle avant J-C.) dit, dans une liste extrêmement longue figurant
sur une stèle du musée du Caire : « J’ai gagné contre les Fils d’Israël ». Les Mésopotamiens n’offrent
pratiquement aucune information sur ces Fils d’Israël ou - Hébreux -, jusqu’au jour où ils finissent par
conquérir le royaume du Nord et qu’ils amènent en exil toute sa population (50 000 habitants à peu
près), à Babylone. Du point de vue du petit royaume du Sud, dit de Jérusalem, que faire ? Pas grandchose, mais c’est comme si la Belgique voyait disparaître la France, c’est-à-dire voyait disparaître un
royaume plus vaste qu’elle, où les gens parlent la même langue qu’eux, ont les mêmes principes et la
même culture. Donc Josias se promet de reconquérir et de « récupérer » le Royaume du Nord.
Ainsi un jour, Josias, qui est à Jérusalem, descend dans la plaine à Megiddo (Armageddon,
PARCOURS 2011-2012
175
d’où la célébrité de cet endroit : aujourd’hui, c’est une colline archéologique aux fouilles célèbres mais
à l’époque, c’était juste une colline dont la population ignorait qu’elle était artificielle), à la rencontre
du Pharaon qui est en train de monter vers le nord pour aller combattre les mésopotamiens, et lui
dit : « Vous ne pouvez pas passer, vous êtes ici chez moi ». Dans la Bible, ce passage est extrêmement
court : Josias dit ça et il tue par le pharaon Necho II. On imagine que le Pharaon a dû demander à ses
conseillers : « mais qui est ce gars-là ? - Ce sont des gens qui sont dans les collines avec des chèvres »
et le Pharaon dit : « Débarrassez-moi d’eux ». Donc, le roi de Judée, descendant de David, disparaît
de manière terrible : après avoir dit qu’ils allaient reconquérir le royaume du Nord, non seulement
les derniers Fils d’Israël ne récupèrent rien du tout, mais en plus ils vont partir en exil à leur tour,
un siècle et demi plus tard. C’est à partir de là qu’apparaissent deux choses : la promesse faite aux
Fils d’Israël du sud, à la population autour de Jérusalem, aux judéens, qu’on appellera plus tard les
juifs, de pouvoir récupérer un jour les territoires perdus et qu’un roi descendant de David le ferait.
Un espoir messianique. Et cette promesse ayant mobilisé la population et pas des mercenaires, (on
est presque comme pendant la Révolution française, c’est le peuple en armes qui est mobilisé, un
petit peuple, certes, mais c’est le peuple), et au lieu que cette idée disparaisse (comme les empires
qui vont et viennent), l’ensemble des fils d’Israël se met à rêver que cela va être possible, qu’un jour
viendra où un roi de la lignée de David réapparaîtra et que ce roi permettra aux juifs de reconquérir
leur territoire, de récupérer la terre qui leur a été promise et que l’on n’a plus, puisque maintenant ils
sont tous en exil.
Apparaissent à cette occasion deux choses donc : l’idée d’un horizon progressiste, (un jour, cela sera
mieux qu’aujourd’hui, chose qui n’existe nulle part à l’époque, ni en Grèce, ni dans la philosophie),
et la notion d’espoir. Dans toute la pensée avant l’arrivée des monothéismes, l’idée d’espoir ne figure
nulle part. C’est l’idée que demain sera meilleur qu’hier. C’est une idée stupide, enfin qu’on n’avait
pas encore eue, et la personne qui va porter cette bataille militaire est un roi descendant de David.
Ils n’y arriveront pas, du moins à cette époque : Cyrus va les ramener en Israël pour en faire un miniÉtat, une zone tampon contre l’Égypte et ils vont croire que leur retour en Terre Sainte est le début
du miracle de la reconstruction. Mais pas du tout : ils vont être occupés par les Grecs, puis par les
Romains, puis Jérusalem va être détruite. Et c’est l’époque où il commence à y avoir des Fils d’Israël
qu’on appelle désormais les juifs qui ont des doutes sur les moyens qu’ils se sont donnés pour réussir
un monde de justice et de paix. Les juifs avaient estimé que, pour pouvoir réussir la mission d’une
bonne installation sur cette terre ici-bas, il fallait faire faire le travail par un peuple, et que ce peuple
servirait de modèle aux autres. L’Ancien Testament est rempli de versets disant que les peuples monteront à Sion (Jérusalem) et iront voir le travail mis en œuvre par le peuple prototype, celui qui a pris
sur lui (comme la classe ouvrière, le prolétariat, plus tard) de faire le boulot pour tous les autres. Après
on le copiera, c’est la méthode.
176
Naissance du christianisme
Cette méthode-là est mauvaise, disent les premiers chrétiens, la preuve c’est que vous avez échoué.
Le projet est bon - c’est très important de ce souvenir de ça - il faut un monde de justice et de paix
pour tous parce que nous avons une quantité pas raisonnable de va-nu-pieds. Nietzsche parlait du
christianisme et du judaïsme aussi, comme de la révolte des esclaves dans la morale. Il dit ainsi en
quelques mots ce que je suis en train de vous dire longuement : les gens qui ne sont rien ont droit à
la dignité que leur permet une révolte grâce à la morale. Les chrétiens vont conserver cet horizon cela
parce qu’ils en ont besoin.
Mais les premiers chrétiens disent : la méthode employée par les juifs n’est pas la bonne. Ils constatent
que Jérusalem est un champ de ruines et que la Terre Sainte est occupée par les Romains. Ils disent
donc : nous allons garder le projet, mais nous allons nous y prendre totalement autrement. Et c’est
la phrase de Paul : « Désormais il n’y aura ni juifs, ni grecs, ni femmes, ni hommes, ni enfants, mais
c’est à tout le monde de porter le projet ». C’est ce qu’on appelle l’universel chrétien qui va devenir
l’universel de tous, l’universel occidental.
ISy MORGENSzTERN - RELIGIONS ET CIvILISATION
C’est donc cela qui change : le projet est confié à tous, on change de méthode, et ces méthodes différentes s’affrontent encore (quand on parle du prolétariat ou au contraire du peuple, cela veut dire
que ces méthodes se discutent encore). Ce changement de méthode se fait en plusieurs étapes, on va
d’abord confier à des non-juifs le soin de porter la méthode au loin, c’est le travail des apôtres. Paul
va évangéliser les Grecs hors de la Terre Sainte et puis cette évangélisation va s’étendre parce qu’il y
a un nombre d’esclaves et de laissés-pour-compte de l’humanité dans l’empire romain qui dépasse et
de très loin le nombre de romains qui sont en droit de diriger l’empire. En fait, l’empire romain est
débordé par les esclaves et par les non-citoyens et à ce moment-là, va se poser la question d’intégrer
tout ce monde-là à l’empire romain. L’Église va ainsi devenir, pour l’Empire romain, l’outil universel
d’une stratégie universelle cherchant à porter un monde de justice et de paix au moyen de l’éthique.
Les juifs vont conserver leur idée de « peuple-prototype » pour tenter de comprendre, par l’étude
essentiellement, pourquoi ils ont échoué alors.
Le Coran
Pourquoi l’islam est-il arrivé ? Cela mérite une explication, tant l’islam intrigue avec son caractère un
peu tonique, si ce n’est agressif. Les chrétiens étaient arrivés parce que les juifs avaient échoué. Dans
les sourates dites de la Mecque il est question de quelqu’un, (peut-être Mahomet ?), qui tente de
convaincre les juifs, et les chrétiens, proches, que leur projet est bon, mais qu’il a été historiquement
mal conduit par les juifs et les chrétiens. C’est absolument le même projet que reprend le Coran. La
révélation faite à Moïse a bien été faite, mais elle a été mal comprise par les juifs, la révélation qui a été
faite au Christ a été mal comprise également, les chrétiens ont eu tort de faire du Christ un demi-dieu.
Il n’y a de dieu que Dieu. Parce que les méthodes qui ont été utilisées, un peuple pour les juifs et un
demi-dieu Jésus, pour les chrétiens, n’ont pas donné les résultats escomptés.
Il y a eu de nombreux mouvements schismatiques entre l’an zéro et le VIIe siècle. Il s’agissait chaque
fois de tentatives de toutes sortes pour modifier la stratégie : Jésus est Dieu, Jésus n’est pas Dieu,
l’Ancien Testament est nécessaire ou bien il est inutile, etc. Marcion va réclamer que le christianisme
se débarrasse de l’Ancien Testament. Il dit qu’avec l’Ancien Testament, on a deux histoires qui ne tiennent pas la route ensemble : le Premier Testament est l’histoire d’un peuple, le Deuxième Testament
est l’histoire d’un état d’esprit, les deux ne vont pas ensemble. Le Dieu de colère des Hébreux, qui se
combattent en permanence, et le Dieu d’amour que représente le Christ dans le Nouveau Testament,
ce n’est vraiment pas la même maison. Donc, les marcionites disent : nous avons eu tort de nous embarquer avec l’Ancien Testament.
Pour différentes raisons, leur argumentaire ne va pas être accepté, mais il a de la valeur. A partir
du moment où arrive l’hypothèse d’une nouvelle mission, portée cette fois par une population
qu’on appelle les Arabes, que constatent ces derniers ? Les juifs ont échoué parce qu’ils sont très
peu nombreux et qu’ils étudient toute la journée, autant dire qu’ils font des choses qui n’ont
aucun intérêt (à leurs yeux). Ils ont écrit le Talmud, ils sont dans des endroits où se trouvent les
Arabes, en Irak, en Iran, c’est là que se situent les centres intellectuels des petites unités (des
petits GREP locaux). Dans chaque village, il y a cinquante familles juives qui étudient le Talmud
et tout cela est l’image d’un échec pour l’islam qui a une vision et une ambition d’empire, pas de
laboratoire. Donc, les juifs sont sûrement des gens cultivés, ils ont été les premiers qui ont reçu
le projet et aujourd’hui, le signe patent de leur échec, c’est qu’ils ne sont rien, ils sont chosifiés
dans l’étude. Par contre, ils ont travaillé sur une législation très importante, qu’on trouve dans la
Bible hébraïque et dans le Talmud et l’islam va reprendre une grande partie de la législation juive
mais dans un esprit totalement différent.
On a besoin de la Loi pour constituer une collectivité, mais on ne peut pas la constituer à partir de
lois à débattre comme le propose le Talmud ou seulement à partir de l’intention, comme le font les
chrétiens. Il nous faut de la loi, mais cette loi n’est pas destinée à comprendre le fonctionnement du
réel ou à être « spiritualisée » jusqu’à ne plus être. Cette loi est destinée à être appliquée. Lorsqu’il est
écrit « œil pour œil, dent pour dent » ce n’est pas une métaphore comme dans le Talmud, qui glose
sur cette question sur des dizaines de pages, c’est un œil pour un œil, une dent pour une dent. Les
PARCOURS 2011-2012
177
juifs ont échoué parce qu’ils n’ont pas pris la loi au sérieux. Le Talmud, c’est 10 000 pages de lois, mais
ils ne la prennent pas au sérieux, ils rajoutent des pages, ils commentent. Donc, premiers regards
critiques sur l’échec du judaïsme.
Et sur l’échec du christianisme, (c’est plus intéressant, parce que cela nous concerne et que là nous
sommes dans l’actualité), les musulmans disent : les chrétiens avaient tout pour réussir parce qu’ils
étaient un empire, mais ils ne gèrent pas le monde sérieusement, avec leur stratégie de l’intention
et le concept de pouvoir spirituel porté par l’Église. Le monde chrétien est alors totalement atomisé
en sectes, en sous-sectes. Il est également scindé en deux : l’empire chrétien d’Orient et l’empire
chrétien d’Occident, Constantinople et Rome, ce qui est effrayant. Et donc, s’il a échoué à porter le
projet de manière universelle, c’est entre autre parce qu’il a rendu l’affaire trop compliquée et pas
suffisamment concrète.
La prêtrise servait d’intermédiaire ? L’islam supprime le statut d’intermédiaires des prêtres, qui sont
dans le christianisme dépositaires d’une part de divinité, il supprime aussi l’idée d’Église, et il ne
fait pas de Jésus un dieu, mais un prophète. Mahomet n’est pas un dieu, Mahomet est un quidam.
Les milliers de livres d’imitation de Mahomet que les musulmans pieux possèdent, comme il y a des
imitations de la vie de Jésus, sont des imitations de la vie privée de Mahomet : comment être un
homme pieu mais aussi comment je m’habille ? Quel parfum je mets ? Qu’est-ce que je fais comme
courses ? Mahomet devait s’occuper de ses femmes et il en avait beaucoup. Tout ça, c’est dans l’imitation de Mahomet, c’est-à-dire qu’ils réduisent l’exigence par rapport à la sainteté à quelque chose
de plus sain et de plus ordinaire. C’est la conclusion qu’ils tirent du fait que les chrétiens ont monté
une usine à gaz pour construire le projet et que cela n’a pas marché. Eux, rendent l’affaire plus linéaire, plus simple, et je terminerai peut-être là-dessus pour l’islam en disant qu’ils estiment qu’il
faut prendre au sérieux le volet politique, qu’il ne faut pas l’abandonner à César, parce que la politique c’est ce qui permet de faire en sorte qu’une collectivité humaine soit possible rapidement,
sans attendre une conversion universelle. Il ne faut donc pas laisser cela aux autres, il faut garder le
pouvoir séculier et ne pas faire ce que faisait la papauté, donner des conseils, se contenter du rôle de
surplomb éthique. Les musulmans retirent du projet la métaphysique qu’ils considèrent inefficace.
L’éthique étant une dimension d’obligation, elle n’a pas besoin de se justifier par la métaphysique en
usant du temps de la persuasion : on n’a pas besoin de savoir ce qui est bien ou ce qui est mal, on a
besoin seulement de savoir ce qui est permis. Dans la dimension d’obligation, ce qui compte, c’est ce
à quoi on est obligé. Savoir si c’est bien ou mal est risible. Et inutilement compliqué. Le premier des
commandements hébraïques, que tout le monde connaît par cœur c’est : « tu ne tueras point ». C’est
comique, l’Ancien Testament est plein de cas où non seulement on tue, mais on tue le plus souvent
avec l’aide de Dieu. C’est donc « tu ne tueras point, sauf si on t’empêche de mettre en œuvre ton
projet ». Ici l’islam rejoint le judaïsme.
178
Le christianisme va prendre une autre voie au début : comme il n’était pas prévu pour durer sur terre,
évidemment il tend la joue gauche quand on l’a souffleté parce qu’il est renonçant, il ne s’occupe
pas de gouverner. Mais quand il va devoir gouverner, évidemment qu’il va tuer. Saint Augustin a écrit
des centaines de pages sur les guerres licites, sur les guerres qu’on a le droit de mener au nom de la
religion. Il ne s’agit pas d’accidents, il voit bien qu’il faut élargir le monde de la mission. Et se donner
les moyens de réussir. Soit l’exemple, soit la persuasion, soit évidemment la violence. Mais cette dernière n’est pas obligatoire, intrinsèque aux trois monothéismes. Elle est affaire de circonstance. Pour
en revenir au Coran, il y est dit « Propose l’islam à celui qui est en face de toi. S’il l’accepte, pas de
problème, il est le bienvenu, (et la profession de foi se prononce en 2 minutes : c’est extrêmement
simple puisqu’il n’y a pas de voie de retour, on ne rend pas compliqué le fait d’y entrer). Par contre,
s’il le refuse, eh bien là tu le tues ! »
Donc, en ce qui concerne l’islam, le politique leur permet d’assurer dans un monde de violence le
pouvoir de mettre en œuvre le projet d’une humanité sur terre égale pour tous, un monde de justice
et de paix, et de poursuivre le projet qui a été lamentablement abîmé à leurs yeux par les juifs et les
chrétiens. Il y a un hadith, (c’est-à-dire un commentaire fait par les compagnons de Mahomet), qui dit
que Mahomet était ignorant. Alors, le Coran est d’autant plus splendide qu’évidemment, tout ce qu’il
ISy MORGENSzTERN - RELIGIONS ET CIvILISATION
recèle est le fait de quelqu’un qui n’a pas pu l’inventer lui-même puisqu’il était ignorant. Or le Coran
est le livre le plus documenté qui existe sur le judaïsme et le christianisme. Quand on parle, dans les
colloques avec des spécialistes, des sources du Coran, sources chrétiennes, juives, arabes, on s’aperçoit que le Coran met en discussion des passages du Talmud, des passages de la Mishna, des textes
bibliques, et discute avec des textes chrétiens, dont certains ne sont connus qu’en un seul exemplaire.
Le Coran est savant sur le judaïsme et le christianisme. Et il leur répond. Mais les 50 personnes, qui
pendant 50 ans ont rédigé cette encyclopédie qu’est le Coran, ont élagué toutes les questions : on n’a
que les réponses, ce qui rend le Coran à la limite incompréhensible.
Parfois il est écrit : oui il faut faire telle chose, répondant ainsi à ceux qui disent qu’il ne faut pas le faire,
mais cette partie on ne l’a pas. On voit bien qu’il n’est pas question de raisonner ni de se rallier à un
appareil critique, mais il est question d’accomplir. S’il est question de se soumettre (ce que signifie l’islam), ce n’est pas la peine de mettre tout le raisonnement intellectuel ou tout le parcours à l’intérieur
des sources juives et chrétiennes qui permettent d’arriver à cette conclusion. Donc, on a un texte qui
n’est pas facile à lire, parce qu’il n’y a pas une histoire, un peuple et son histoire, comme dans l’Ancien Testament, et les musulmans disent que cela n’est pas possible parce que ce n’est pas le peuple
qui va porter le projet. Il y a bien un peuple arabe, mais il n’a laissé que la langue. Le christianisme,
c’est l’aventure d’un petit groupe qui porte une intention, c’est-à-dire une forme de spiritualité, mais
qui n’est pas suffisante puisqu’ils renoncent au pouvoir. Donc, ce n’est ni l’Ancien Testament, où on
a de belles histoires, ni le Nouveau Testament, où il y a bien des bonnes intentions, mais où le chef
est mort.
Dans le film Golgotha Picnic, un spectacle récent qui a fait scandale, un comédien dit en parlant de Jésus : « c’est un gars qui avait des millions de gens qui l’intéressaient et tout ce qu’il a réussi à faire, c’est
en ramasser 12, c’est-à-dire rien du tout ! » Ceux qui ont manifesté contre cette œuvre ont fait une méprise absolue, parce que cette pièce dit seulement que le christianisme n’a pas tenu ses promesses :
12 personnes au maximum est un résultat proche de zéro. L’islam dit à-peu-près la même chose mais
il ne présente pas de dispositifs d’intention en renonçant aux mécanismes de pouvoir (comme dans le
Nouveau Testament), ni ne raconte la plus belle histoire de tous les temps avec le peuple élu (il est allé
en Égypte, il est revenu, il chante, il danse, il a fait des guerres) bref, le judaïsme et l’Ancien Testament.
Volontairement, l’islam se situe ni là, ni là et pour une part un peu, et là et là. Il apporte une réponse
éthique en affirmant : on n’arrivera à réaliser notre projet que par la morale, et voila ce que vous devez
faire sans discuter, car l’éthique ne se discute pas, c’est un devoir-faire. C’est aussi ce que dit Levinas :
la morale, c’est la dimension d’obligation que nous avons parce qu’il y a quelqu’un d’autre que nousmêmes. Et cette dimension d’obligation, ça oblige.
Dans les nations, les peuples, les sociétés, les civilisations où il n’y a que des droits et pas de devoirs,
la constitution de devoirs à partir des droits n’est pas possible. Il faudra bien que les gens finissent par
l’admettre. La conjonction de l’ensemble des droits ne créera jamais des devoirs collectifs. Elle créera
des contrats ou des systèmes d’organisation de la cité qui auront été, à la manière de Jean-Jacques
Rousseau ou des Grecs, débattus. Mais quand les gens en ont assez de débattre, ce qui est le cas actuellement, parce que les gens préfèrent leur quant-à-soi plutôt que la mise en œuvre collective d’un
projet, il n’y a que les endroits où il existe encore des collectivités de gré ou de force (c’est-à-dire en
Inde ou dans le monde arabe, en Chine et un peu aux États-Unis), pour avancer encore. Là où il n’y a
plus que des gens et où chacun est à lui tout seul une divinité, c’est l’immobilisme le plus total.
Conclusion
Il faut bien provoquer un peu pour que la discussion s’engage : j’ai fait ce soir un survol très large
et très abstrait, mais mon livre est beaucoup moins abstrait et j’y compare les monothéismes sur six
plans :
- A qui confier la mission ? A un peuple ? A l’universel ? Ou à la Oumma ? (la Oumma, c’est la manière
d’être ensemble de l’islam).
- L’idée de bonheur terrestre dans des trois monothéismes.
PARCOURS 2011-2012
179
- La conception du mal et le fait que l’islam a complètement abandonné la notion de mal métaphysique. Il n’y a plus que le licite et l’illicite.
- Le rapport à la terre
- Le vivant
- Le rapport à autrui
Les 3 monothéismes sont les seuls à avoir pensé le fait qu’il y a de l’Autre. Nos civilisations ne connaissent que le Même, d’où le problème quand le soi-disant Même ne peut - ne veut - pas être le Même.
Celui que ça énerve le plus (et je ne peux pas m’empêcher de le citer, je finirai avec lui parce que
c’est mon ennemi personnel), c’est Hegel. Hegel avait pensé un système où chaque nation, à chaque
époque, produirait son jus et disparaîtrait au profit de l’époque et de la nation suivante. La dernière
époque, qui était celle qu’apportait la Révolution française, c’était un État organisé de telle façon
qu’on accédait à un état universel qui faisait la synthèse, la négation de la négation, de manière dialectique, de toutes les étapes précédentes. Il fallait que tout soit impeccable. Or, il restait des peuples qui
auraient dû disparaître dès la première étape : évidemment les juifs qui auraient dû disparaître depuis
longtemps et d’autres aussi mais qui avaient moins d’importance pour Hegel, les Tziganes etc. Et cela
le mettait dans une rage folle. C’était comme quelqu’un qui ferme sa valise pour partir en vacances et
qui s’aperçoit qu’il y a quelque chose qui dépasse. Il le remet dans sa valise, ça dépasse de l’autre côté.
C’est un véritable dessin animé et Hegel a écrit des textes d’une violence incroyable pour dire qu’il
y avait de l’Autre et que l’Autre résistait comme une mule au fait qu’on voulait qu’il soit le Même. Or,
nous sommes dans des civilisations du Même, les droits de l’homme sont pour tout le monde. Dés
qu’il est question d’une nouvelle loi, elle est pour tout le monde, on est dans le Même.
Les monothéismes ont pensé le fait qu’il y a de l’Autre : l’autre qu’il faut détruire, qu’il faut assimiler,
où avec qui il faut cohabiter, le prochain qu’il faut aimer, la femme qui n’a pas les mêmes responsabilités que l’homme dans les trois monothéismes, les non-juifs pour les juifs, les prêtres pour les fidèles,
les dhimmis et/ou les infidèles pour les musulmans, pour tous les parents pour les enfants, etc.
Débat
180
Un participant - Merci tout d’abord, parce que je trouve absolument lumineuse cette présentation de
l’avènement successif des trois monothéismes en terme de projets. C’est la première fois que j’entends cela, et je trouve effectivement que l’avènement successif de ces monothéismes tel que vous
l’avez raconté prend une dimension tout à fait positive.
C’est donc un premier fondement du religieux en tant que créateur de lien social, dans le sens où
vous l’avez évoqué, c’est-à-dire justice et paix pour tous. Ma question est la suivante : n’y a-t-il pas une
autre fonction du religieux, toute aussi importante, qui naît dans la caverne des néanderthaliens et qui
se poursuit ensuite, selon laquelle la fonction du religieux serait d’aider l’homme à gérer au mieux ses
angoisses existentielles, de mort, de perte de sens, de solitude etc. ? Il me semble que dans la tradition
religieuse que j’ai connue le mieux, c’est-à-dire la tradition catholique, cette dimension a quand même
un poids très important. Vous ne l’évoquez pas. Qu’en pensez-vous ?
Isy Morgensztern - Je vais quand même commenter vos remarques avant de répondre à votre question. Durkheim a eu cette phrase : Dieu, c’est la société. Je trouve qu’il a résumé mieux que moi ce
que j’ai mis beaucoup de temps à construire sauf qu’il s’embarque dans des histoires un peu bizarres
mais bref Dieu c’est la société.
Maintenant est-ce que le religieux a d’autres fonctions que de faire une collectivité potentielle à partir
de la morale ? Évidemment. Mais lorsqu’on s’intéresse aux trois monothéismes, ce qui est mon cas, on
ISy MORGENSzTERN - RELIGIONS ET CIvILISATION
s’aperçoit que c’est vraiment un credo chrétien. C’est-à-dire que c’est une spécificité du christianisme
que de tenter de se dégager de l’angoisse de la mort. Dans le judaïsme, cela n’existe pas du tout et
dans l’islam très peu. Dans le judaïsme, par exemple, il n’y a rien sur le paradis : le monde à construire
est ici-bas. D’ailleurs, il y a quelques textes amusants, sur « qu’est-ce qu’on fait au paradis ? »
Cela m’a intéressé et j’en parle dans mon livre, en tant que sociologie du religieux : qu’est-ce qu’on
fait au paradis ? Dans le judaïsme, (pour aller vite), l’enfer n’existe pas mais le paradis est nommé et
qu’est-ce qu’on y fait ? Je vous le donne en mille, (on a quelques rares textes là-dessus) : on continue
à étudier ! Parce que le paradis est l’endroit où tout est accompli. Je me souviens avoir lu dans ma
jeunesse un livre de Plekhanov qui nous informait : qu’est-ce qu’on va faire quand tout le monde sera
communiste, quand il n’y aura plus de classes ? Il répondait : on va naître et on va mourir. Ce n’est pas
inintéressant parce que c’est à peu près ce que propose l’islam qui n’est pas progressiste. Les deux
premiers monothéismes sont progressistes, le judaïsme l’est par culte de la création : faire en sorte
qu’il y ait du plus et du neuf.
Toute la mystique juive repose sur l’étude des textes relatifs à la Création, c’est la Cabale, d’où les
chiffres et les lettres, d’où l’alchimie. Il faut donner des anecdotes, parce que les gens vivent dans
des mondes où tout est tellement masqué, que même l’évidence, on ne peut pas la voir. Évidemment
qu’Armand Jammot (celui qui a inventé le jeu télévisé des chiffres et des lettres) n’est pas seulement
juif, il est cabaliste, il a étudié la Cabale. Sinon comment peut-on penser à un jeu pareil ? Il est cabaliste
et son fils lui aussi est cabaliste en Galilée. (Armand Jammot est aujourd’hui décédé, il était résistant
et il avait gardé son nom de guerre). Donc, le judaïsme est porté sur la Création, il y a une idée de
progrès ou en tout cas d’engendrement qui pourrait être fécond et faire du neuf.
Pour le christianisme c’est plus compliqué, parce qu’il a pris au IVe siècle un virage assez brutal. Il
n’était pas là pour rester. En effet, les premiers chrétiens pensaient, compte tenu de l’état dans lequel
était le judaïsme, que le royaume n’était pas de ce monde, que le royaume du ciel était proche. Lors
des premiers siècles, ils n’ont pas pensé qu’en changeant de méthode, ils allaient y arriver ici sur terre
rapidement. Ils ont dit : préparons-nous pour que ça marche au ciel ; et c’est seulement l’alliance avec
l’empire romain qui, d’un seul coup, leur a donné des responsabilités terrestres. Et ce va-et-vient,
comme un essuie-glace, entre deux positions : « la vraie vie est ailleurs » et « on doit quand même être
heureux ici-bas » engendre une double responsabilité, la responsabilité de mener et de préparer les
hommes à une vie aussi bien terrestre que céleste.
Pour les chrétiens, le mal est dans l’homme alors que pour le judaïsme, le mal est dans le réel, c’est un
dysfonctionnement, il y a du mal parce que quelque chose a dysfonctionné, n’a pas été compris, c’est
une inintelligence du monde. Dans le christianisme le mal est dans celui qui le commet et donc cela,
ça se travaille : on va préparer sur terre les hommes à être d’excellents habitants du paradis. Mais ce
double jeu, qui va faire qu’à certains moments on se retrouve dans des monastères, c’est-à-dire coupé
du monde et à d’autres moments au contraire, on se retrouve dans le monde, avec les mouvements
sociaux (Solidarnosc par exemple), fait que la question de la description du paradis, de la raison de
mourir, est très présente. Et comme le fonds de commerce (pardon de parler comme ça, mais j’ai
employé la même expression lors d’une conférence au collège des Bernardins avec les catholiques,
qui s’en sont un peu offusqués), le fonds de commerce donc du christianisme, c’est l’amélioration de
l’individu pour faire qu’il ait des intentions (qui vont précéder ses actes) qui soient de qualité. Le fait
qu’il ait peur, qu’on l’aide à se tenir loin des tentations, fait partie de l’éthique du christianisme. En
particulier, puisque la matière induit plus de tentations que l’esprit, la vie sexuelle va être réprimée,
ou en tout cas considérée suspecte comme chez Saint-Paul qui dit : « Si vous ne pouvez pas faire autrement, mariez-vous. Sinon évitez ». On n’a pas du tout eu ça, ni dans le judaïsme, ni dans l’islam. Donc,
le christianisme a donné une grande puissance à l’intention et au travail fait sur soi-même, c’est-à-dire
à la capacité que nous avons de nous améliorer nous-mêmes pour une vie ailleurs et en même temps
pour une vie ici-bas, et les moyens spirituels qui sont donnés pour faire le travail de purification chez
chacun d’entre nous sont importants. Alors, effectivement, la religion peut être un soutien à chacun,
dans les moments terribles.
Évidemment, il y a la prière, mais les trois religions monothéistes ne prient pas de la même façon.
PARCOURS 2011-2012
181
Dans le judaïsme, les prières sont des prières juives : on demande à Dieu des choses concrètes (de
réussir aux examens, de gagner au loto), sinon on lui tombe dessus parce que cela n’a pas marché.
C’est-à-dire qu’on est dans une relation d’alliance où la prière est aussi une forme de dialogue : on
parle à quelqu’un, on regarde le résultat et si le résultat n’est pas bien, on se plaint. Ce n’est pas qu’il
vous réponde, il n’y a pas d’apparitions dans le judaïsme, mais si on n’obtient pas le résultat, on dit :
il se fout de moi ! Ce n’est pas la peine d’être allié à quelqu’un qui n’est pas capable d’obtenir des
résultats. Je le prends sur un ton badin mais évidemment, la Shoah est pour les juifs religieux quelque
chose de terrible de ce point de vue puisqu’il n’y a pas de mal sans cause et qu’il y a un dialogue : d’où
une terrible question : qu’est-ce que les juifs ont fait pour être massacrés ainsi ? Ceux qui disent que
c’est sans raison (le Mal comme absolu) sont déjà partis dans le christianisme, ceux qui disent qu’il y
a une raison disent que c’est à cause des Lumières : les juifs ont abandonné la tradition, ils sont partis
dans les Lumières et donc ils l’ont payé ! C’est un discours qu’on entend.
Dans le christianisme la prière est une demande d’amour puisque l’amour est le credo qui permet aux
chrétiens de faire du collectif. Dans le christianisme, l’ensemble des gens qui s’aiment forment une
communauté, alors que dans le judaïsme, la communauté c’est l’ensemble des gens qui sont « interfécondables ». Le Talmud dit : « une femme violée peut accoucher d’un très bel enfant » alors que le
christianisme aurait tendance à dire que l’enfant non désiré va être difforme et malheureux. Donc, la
logique de l’intention qui l’emporte crée une relation avec Dieu qui est relation avec celui qui est le
meilleur d’entre nous : parfois Jésus, parfois Dieu le Père, parfois Marie, il y a du monde !
Dans l’islam, la prière s’adresse à un Dieu muet. Dieu n’intervient pas du tout. Au point même que
ceux qui veulent réformer l’islam s’appuient sur une phrase du Coran, où Dieu dit : « J’ai mis l’homme
comme calife sur terre ». Comme vous le savez depuis une certaine bande dessinée, le calife c’est
celui qui vous remplace. Donc le tenant de Dieu sur terre c’est l’homme. Ceux qui, comme Abdennour Bidar, essaient de réformer l’islam aujourd’hui, disent que cela signifie que l’homme a toutes
les prérogatives puisqu’il est tenant lieu, et non pas lieutenant de Dieu : et donc on n’a plus besoin
de s’adresser à Dieu ni de se référer à Dieu, nous avons toute autorité nous les hommes, puisque
nous sommes califes pour gérer le monde. C’est une réponse un peu large mais c’est tellement peu
ce que l’on croit qu’il faut bien en dire quelque chose. Je vois bien votre état de stupéfaction mais j’ai
l’habitude, j’en suis à ma centième voire deux centième conférence. Les gens ne connaissent que le
christianisme et encore, pas très bien. Ce qu’ils en connaissent, la plupart du temps quand ils ne sont
pas chrétiens, ce sont les ennuis à cause de l’Église, la violence etc.
Il est question d’autre chose. La religion comme consolation (pour en revenir à la question), elle est
chrétienne, elle est peu usitée dans le judaïsme ou dans l’islam dont elle ne constitue pas le socle,
alors qu’elle constitue pour l’essentiel, le socle du christianisme et du catholicisme.
182
Un participant - Faut-il considérer que Dieu est un guide vers un idéal de paix et de justice ou bien que
Dieu est un idéal de paix et de justice ?
Isy Morgensztern - A propos de quelqu’un (Dieu) sur qui on n’a aucune information c’est difficile de
répondre. J’ai étudié malheureusement à l’université, et en sociologie, je voyais des gens qui étudiaient des contes comme « le Petit Chaperon Rouge » et qui se disaient : « où est-ce qu’il a acheté ses
chaussures ? » Quelqu’un qui n’a pas existé, qui est une fiction romanesque, on ne va tout de même
pas faire une enquête pour savoir où il acheté ses vêtements !
La question sur Dieu est intéressante et occupe une part importante du livre parce qu’on n’a pas des
hommes à l’image de Dieu, mais on a un Dieu à l’image de l’homme.
A la différence des dieux grecs, à la différence des dieux des peuples premiers qu’on appelle les
idoles, le dieu du christianisme, du judaïsme et de l’islam est à peu près le même. Il est une figure de
l’homme au mieux, et donc dans le judaïsme il est un juif assez agité qui parle comme la population
juive. Dans le christianisme, il est le bon Dieu, celui à qui les hommes voudraient ressembler. Pareil
pour le Christ ou Marie ou tel saint.
Pour l’islam, il y a une sorte d’idée de perfection puisque c’est un Dieu qui n’a aucune caractéristique
ISy MORGENSzTERN - RELIGIONS ET CIvILISATION
humaine. Il n’entend ni ne voit, il n’est pas représentable, il figure un idéal de perfection. C’est une
manière de dire que pour être tous ensemble obligés à la même chose, il nous faut des représentations qui nous obligent et qui soient uniques. La représentation qui nous oblige et qui est unique, c’est
Dieu. Elle est mise en avant pour dire qu’elle nous oblige. A partir du moment où on lui fait faire autre
chose, par exemple si on la fait intervenir dans l’Histoire, ça ne marche plus. On s’aperçoit qu’une
fois Dieu soutient nos ennemis, une autre fois il soutient des scissions. Dans le christianisme, on ne
compte plus le nombre d’apparitions de Dieu ou de Jésus allant dans des directions qui créent des
scissions à l’intérieur du christianisme, et où les gens créent des sectes évangéliques comme il y en
a tant aux États-Unis. On n’est pas dans un dispositif qui crée de l’être ensemble. Le principe est de
mettre un Dieu unique - il n’y a pas de panthéon - qui s’occupe à plein-temps des hommes. Les dieux
grecs passaient les trois quarts de leur temps à s’occuper d’eux, à s’occuper des déesses, à faire des
enfants à des femmes sur terre, à faire la guerre etc.
Il n’est pas du tout question de ça dans le monothéisme et l’autre question qui est absente, c’est celle
de l’idolâtrie. Il n’y a aucune œuvre de la nature ou de l’homme qui puisse dire à l’homme ce qu’il
doit faire. Il n’y a que la morale qui peut le lui dire, mais ni des pierres, des objets, ni des éléments (le
vent, la mer), bref tout ce qu’on appelle l’idolâtrie.
Il est important de comprendre que le monothéisme n’accepte pas d’autre autorité que celle de la
morale. Et « l’incarnation » de cette autorité morale c’est Dieu
Un participant - Je voudrais tout d’abord vous remercier pour votre présentation que j’ai trouvée à
la fois personnelle et très intéressante et en même temps, je me demandais si elle rendait justice à
certaines harmonies qui paraissent à mes yeux dominantes dans certaines religions.
Par exemple, pour le judaïsme, vous insistez sur le côté universel. Pourtant, si je feuillette la Bible
juive, il me semble que le thème dominant, ce n’est pas l’universalisme mais au contraire, celui du
particularisme, celui de l’élection, le peuple élu, etc. Certes, il y a des passages dans lesquels on dit
« le monde entier à la fin des temps va venir à Jérusalem » mais avant cela, il y a des pages et des pages
dans lesquelles on vous explique qu’il faut se protéger contre les peuples alentour. Il y a certes des
bonnes raisons, puisqu’ils se sont fait piétiner, comme vous l’avez dit, chaque fois que des puissants
d’à côté passaient par là. C’est normal que l’on soit aussi méfiant vis-à-vis de voisins aussi puissants et
agressifs. C’est plutôt une logique où on va essayer de définir des frontières, aussi bien en créant des
interdits de toute sorte pour les autres et des règles que soi-même l’on respecte, qui vont permettre
de se distinguer des autres. On va former une religion avec un temple autour duquel il y a des murs :
il y a les gentils, c’est-à-dire les méchants, les « autres », puis les femmes et enfin les hommes juifs etc.
C’est plutôt un monde de ségrégation, un monde dans lequel on crée des frontières plutôt qu’un
universalisme. Et d’ailleurs Jésus Christ lui-même, en bon juif, dit bien : « moi je suis venu m’occuper
des juifs », même pas des Cananéens, d’à côté.
Et c’est Paul qui va renverser ce discours particulariste pour aller vers un discours universaliste. Et
c’est là que je veux en venir, par rapport à l’autre harmonie que vous avez décrite : le moralisme. Le
discours de Saint-Paul, c’est le contraire d’un moralisme, c’est un amoralisme. Il dit : « Avec le christianisme, vous êtes libres, il n’y a plus de loi, c’est la liberté du chrétien ».
Donc la question que je pose c’est : est-ce que ce sont les mêmes dominants pour ces religions ?
Isy Morgensztern - Je vais devoir repréciser, parce que tout ce que vous dites est vrai, vous avez raison :
le judaïsme est la religion d’un peuple. Évidemment les traductions et la tradition disent « Un peuple
élu », mais la traduction ce n’est pas ça. La traduction, c’est : « Un peuple de prêtres ». Pour être clair, et
moi j’emploie toujours cette terminologie, c’est un peuple de techniciens. Le caractère prototypal de
ce qu’ils ont à mettre en œuvre, c’est à eux de le faire. Ils ont donc le langage des ingénieurs de prototype, ils doivent protéger leur méthode, leur langue : c’est un peuple d’ingénieurs. Je constate que la
métaphore que j’ai faite avec le prolétariat ou avec le peuple de la Révolution chinoise, n’a pas assez
fait de chemin. Lorsque que vous vous posez la question de savoir comment faire réussir votre projet,
vous pouvez décider que cela va passer par un peuple ou par une classe. Le judaïsme, c’est l’histoire
PARCOURS 2011-2012
183
du projet confié à un peuple qui doit pour cela conserver la technicité de ce savoir qui lui a été donné.
Donc, bien entendu, il se protège. Méthodologiquement, la méthode est cohérente mais visiblement
elle n’a pas réussi. Elle va se reproduire dans l’histoire, même dans le pire, comme avec les Allemands
qui ont considéré, avec la montée de nazisme et Hitler, que c’était à un peuple de donner le la pour
faire fonctionner le monde. Donc c’est bien une méthode.
Ce que vous avez dit sur le christianisme est un peu étonnant. Vous dites qu’il n’y a plus de loi morale,
mais le christianisme est l’inventeur de la morale sans loi !
Le Nouveau Testament dit : « Le Sabbat est fait pour l’homme et pas l’homme pour le Sabbat ». Il y a
un formalisme moral dans le judaïsme disent-ils qui consiste à faire les choses alors que l’intention est
perdue. On va exiger qu’il y ait l’intention, c’est le primat de l’amour sur le faire. Je vais vous raconter
une petite histoire qui éclaire bien ce que je veux dire. Il y a dans I.B. Singer que j’aime beaucoup, une
blague qui est la suivante : c’est un gamin qui va voir son père : « Papa, papa, l’instituteur a voulu me
donner une claque ». « Et comment sais-tu qu’il a voulu te donner une claque ? ». « Eh bien, parce qu’il
l’a fait ! ». (rires) C’est le judaïsme !
Le christianisme va dire : l’intention prime. Celui qui pèche en intention a déjà péché, donc le fait que
Saint-Paul récuse la loi ne signifie pas qu’il récuse la morale. Il dit : avec la loi, vous ne ferez pas de
morale, et c’est là-dessus que l’islam vient se greffer. Une lecture attentive du judaïsme et du christianisme démontre à leurs yeux que la loi n’est pas faite pour créer de la morale, elle est faite pour être
appliquée, la main qui a volé on la coupe, etc. La loi est faite pour faire fonctionner la société et l’intention fait partie de ce qu’il y a dans le cœur de chacun, cela ne se débat pas, il n’y a pas de confession, il
n’y a pas de négociation, ni avec Dieu, ni avec un prêtre, qui que ce soit. Mais le christianisme dit : on
va faire des collectivités avec l’amour et l’amour va être la voie d’accès à la morale.
Un participant - Votre exposé est superbe et je vais garder le même style pour dire : si les quatre ont
gâché leur projet les juifs, les chrétiens, les musulmans et puis également Descartes, quelle serait la
bonne méthode pour que le projet réussisse ?
Isy Morgensztern - On change de registre, parce que là vous me demandez de lire dans les boules de
cristal. Ce que je vous ai dit, j’en réponds. Je travaille avec des universitaires, des spécialistes, j’ai écrit
des livres à la fin desquels il y a énormément de références, de sources qui sont citées, on peut s’y
référer, mais là pardon, on est dans la discussion de bistrot. Quel est mon avis là-dessus ?
184
Je crois quand même, mais je ne sais pas si nous vivrons assez longtemps car il s’agit d’un processus
un peu long, qu’on pourrait conserver les acquis de la filière grecque, l’autonomie du sujet et le sens
critique, c’est-à-dire la capacité que nous avons à la fois de décrypter le monde de manière rationnelle
et, sans aucun rapport avec ça (c’est très important de le déconnecter et les gens ne le déconnectent
pas), le fait d’être un sujet susceptible de décisions. Il faudrait qu’on puisse conserver ça en le soumettant à l’éthique, c’est-à-dire que, dans le cadre d’un dispositif moral qui est obligatoire, il y a un
petit espace, une subsidiarité, pour parler comme en Europe, dans lequel je peux choisir, (allez je vais
être cynique), disons la couleur du rideau : je peux envoyer une fusée sur la lune et même sur Mars, je
peux faire un travail sur la matière comme au CERN, mais à condition de ne pas mélanger les genres.
La religion ne peut rien pour la science, c’est absurde d’essayer de comprendre la matière avec le
monothéisme, c’est une impasse totale. Par contre, on a besoin d’être une collectivité pour certains
problèmes que l’on a à résoudre, pas tous, mais faire des projets pour rendre le monde plus juste, un
enfant, se marier ou pas, il y a des limites mouvantes qui peuvent être du domaine de l’autonomie du
sujet et qui peuvent aussi ne pas avoir de lien avec la science.
A ce moment-là, je crois que si ces choses sont compartimentées et soumises à l’éthique, on perd
cette arrogance absolument incroyable qui est celle de la société dans laquelle nous sommes et qui
consiste à dire : « Puisque je sais de quoi il est question, je sais comment vivre avec l’autre ».
Je vais vous donner un exemple « luxueux » (à cause des noms que je vais citer). J’ai fait pour le
quarantième anniversaire de mai 1968, un film sur la gauche prolétarienne, sur Benny Lévy. A cette
occasion, Antoine de Gaudemar, rédacteur en chef de Libération, (un compagnon qui a été avec
moi à Libération depuis le début), m’a signalé une archive, qui est dans le film et qui est absolument
ISy MORGENSzTERN - RELIGIONS ET CIvILISATION
incroyable, filmée chez Maurice Clavel, dans sa maison. Clavel, donc un philosophe chrétien qui a
retrouvé le christianisme en mai 1968, considère que 68 fut une révolution de l’esprit (ce n’est pas
faux, mais bon, une fois qu’on a dit ça…). Clavel a décidé d’habiter à côté de Vézelay, sur les chemins
de Saint-Jacques, pour être en accord avec sa nouvelle spiritualité, et il y a une réunion chez lui, avec
Michel Foucault et des représentants de la gauche prolétarienne. Il y a également Michel le Bris, qui
a fondé Étonnants Voyageurs (un festival de littérature), un ami très cher et très proche que j’aime
beaucoup, André Glucksmann, avec sa mèche, qui ne dit pas grand-chose d’intéressant, (d’ailleurs je
ne l’ai pas gardé au montage !), et Christian Jambet, qui est un spécialiste du christianisme gallican,
militant de la gauche prolétarienne. C’était en 1973.
Michel Foucault dit : « J’ai cessé d’être communiste lors de l’invasion de la Tchécoslovaquie en 1956. Il
se tourne vers Clavel et lui dit : « J’ai décidé de ne plus croire en rien, mais d’être quelqu’un qui s’attaque aux faits. Les intellectuels aujourd’hui doivent être des journalistes ». Et Clavel dit : « Oui, c’est le
concept de journalistes transcendantaux ». C’est-à-dire qu’en dégageant la réalité des événements, on
peut provoquer une fusion collective, transcendantale, de l’ensemble des gens à qui ces événements
sont dévoilés, les unir autour de la vérité.
C’est l’époque où Libération est créé et on voit donc arriver des gens avec cette idée : ça suffit l’idéologie, maintenant on veut des faits et même des faits divers. Il y a eu une discussion à la création
de Libération, est-ce qu’on va mettre le Loto ? Le PMU ? Et Sartre était pour. Sartre voulait qu’il y ait
de la vie, des gens, des faits. Libération est parti dans cette double direction qu’il a encore un peu
aujourd’hui, à la fois des faits divers et des faits, et en même temps un peu recul, un peu de morale,
un peu de métaphysique. Mais que dit d’un seul coup Christian Jambet qui est un des trois dirigeants de la gauche prolétarienne, avec Benny Lévy et Guy Lardreau (petite parenthèse sur les trois
dirigeants de la gauche prolétarienne : Benny Lévy est devenu un juif orthodoxe, Christian Jambet
est devenu un spécialiste de l’islam chiite et Guy Lardreau, un spécialiste du catholicisme gallican.
Comme quoi !). Donc Christian Jambet dit à Foucault : « Mais, avec le point de vue que vous venez
d’énoncer, comment fait-on pour savoir ce pourquoi on a envie de vivre ou de mourir ? Quelle valeur
accorder à l’existence ? » Et Foucault lui répond : « Vous êtes jeune, moi je suis arrivé à un âge où j’en
ai vu assez dans ma vie pour ne plus être tenu de croire en rien. Donnez-moi des événements, cela
me suffit. Je ferai comme intellectuel le déchiffrage de ces événements ». Et c’est vrai que Foucault
est un des rares intellectuels qui se laisse encore lire aujourd’hui parce qu’il a fait des enquêtes sur
les prisons, sur le statut de la sexualité. On a un matériau qui se laisse encore lire, ce ne sont pas des
opinions. Contrairement à Sartre, qui ne travaillait qu’avec son cogito et qui ne lisait rien du tout. Un
jour, j’ai demandé à Benny Levy comment Sartre avait écrit son voyage livre à son retour d’URSS ? Il a
répondu : « mais avec rien du tout, sans documentation il a été en URSS et il a écrit, et c’est tout ». Il
ne menait aucune enquête, il se retirait en lui-même, et avec son esprit critique c’était bon. Foucault
n’était pas comme ça.
Mais nous sommes au moment où Christian Jambet demande : « Comment fait-on pour se mobiliser
pour un projet ? ». Foucault répond : « Contentons-nous de bien comprendre les faits. Et oublions
cette histoire de projet. Aujourd’hui nous sommes saoulés par les informations, exactes pour la plupart, c’est-à-dire le nombre exact de gens qui sont blessés, qui sont morts dans un attentat, qui est
précisément situé etc. Nous sommes gavés, il n’y a pas d’autres mots, d’infos vraies ».
Bon, voilà une réponse comme toujours en ce qui me concerne : un peu longue et circonstanciée.
Donc, si on maintient la priorité - pour qu’il y ait du collectif - à une dimension d’obligation, alors le
reste se décline, alors l’arrogance de celui qui sait, l’arrogance du journaliste, l’arrogance de la raison
à la Sartre, c’est-à-dire du cogito, deviennent simplement un cas de figure : d’accord, tu es rentré
d’URSS, voilà ce que tu nous racontes, mais tu es le prototype du gars qui n’y connaît rien sur l’essentiel : comment vivre ensemble ?
Je terminerai en racontant encore une histoire. C’est Einstein à la fin de sa vie, qui est malheureux
parce que ses travaux ont permis la bombe atomique et qui se dit « Il faudrait que j’arrive à parler à des
gens et pas seulement à des savants ». Il se promène sur la Butte Montmartre à Paris, il rentre dans un
café et il trouve un gars qui est en train de boire son cinquième Ricard. Il cherche comment lui parler,
PARCOURS 2011-2012
185
il se demande ce qu’il va bien pouvoir dire à cet homme et il ne trouve rien, évidemment : il n’est pas
fait comme ça. A un moment il lui dit donc : E = mc². Et l’autre lui répond : je ne le crois pas ! (rires).
On a là face à face quelqu’un qui a passé toute sa vie à démontrer que E = mc², et un autre qui a une
opinion sur le sujet : il faut pouvoir à la fois enlever le terrorisme de l’opinion, et éviter que les faits
nous pilotent. Les faits sont les faits. Et rien d’autre.
Encore une histoire ? C’est Singer à nouveau : j’ai fait une soirée thématique sur Arte sur Singer et j’ai
retrouvé une archive où il débat avec Antony Burgess, l’auteur d’Orange Mécanique. La personne en
Suède qui leur pose des questions, c’est la Pivot locale, elle est protestante et elle est devenue psychanalyste. Elle était contente d’avoir trouvé « la » question pour la fin du débat, elle se tourne vers
Burgess, et lui dit : « Les chrétiens croient-ils dans la résurrection ? ». Burgess répond, sérieusement :
« Oui, oui, les chrétiens croient en la résurrection ». Elle se tourne alors vers Singer : « Les juifs aussi
croient en la résurrection ? » Et Singer répond : « Oui, les juifs croient en la résurrection, mais c’est
jamais encore arrivé ».
Un participant - Mon voisin disait que, semble-t-il, tout a échoué, mais au cœur de votre exposé, il y a
quand même cette fameuse morale et cette éthique qui sont d’après ce que vous dites et qu’on peut
aussi constater, créatrices de lien, de collectivité et la question qui me vient à l’esprit, c’est : mais cette
morale d’où vient-elle ? Était-elle déposée dans l’homme comme une petite graine ? D’où sort-elle
cette petite graine morale qui semble presque miraculeuse d’après ce que vous dites ?
186
Isy Morgensztern - Non, elle n’est pas miraculeuse. Elle est le constat de ce qu’il faut pour qu’il y ait
une collectivité : ne pas tuer, respecter son père et sa mère, ne pas voler, etc. Mais ce constat, à la
différence de la tradition philosophique, n’est pas considéré comme un contrat social, il est considéré
comme une obligation. C’est une invention humaine qui constate que c’est de cela qu’il est question,
que c’est cela qu’il faut faire si on veut faire une collectivité, mais cela ne se négocie pas, c’est un horizon. Je l’ai dit un peu vite, « tu ne tueras point » a été lancé par des religions qui ont beaucoup tué,
autant que les idéologies. Mais c’est un horizon, et c’est vrai que cela se dégage un peu de ce que je
dis. Si nous sommes ce que nous sommes, c’est quand même en grande partie grâce à ces religions
monothéistes. C’est une obligation qui fait que, si on ne la respecte pas, il n’y a pas de collectivité humaine possible et s’il n’y a pas de collectivité humaine, il n’y a pas non plus d’individu possible. Et il n’y
a pas de projets à long terme possibles qui nécessitent de mobiliser beaucoup de monde sur la durée.
C’est le résultat d’une maturation au sein d’une collectivité. Aujourd’hui, il est très difficile de concevoir ce qu’est une collectivité. On peut l’imaginer, nous connaissons les familles, mais les familles sont
une collectivité d’engendrement, elles ne sont pas une collectivité éthique. C’est-à-dire le père pense :
« mon fils est un imbécile mais c’est mon fils, que faire ? En plus je suis responsable juridiquement ».
On n’est pas dans une collectivité éthique, on est dans une collectivité restreinte qui ne dégage pas
un modèle pour autrui. Dans les collectivités au-delà du petit noyau familial, on dégage des modèles
pour autrui et cette réflexion, c’est toute l’histoire de la philosophie politique. Mais dans l’histoire
de la philosophie politique, il est toujours question de sauver le sujet autonome, c’est-à-dire le sens
critique. Après vous être épuisé, comme le pauvre Einstein, à définir les règles qui rendent peut-être
une humanité possible, vous aurez quelqu’un qui va venir et qui va dire, non je pense qu’il faut une
autre règle. Évidemment, sur l’extrême minimum, on pourrait dire que les gens qui viennent de la
philosophie politique et les gens qui viennent du religieux peuvent s’entendre, par exemple sur le « tu
ne tueras point ». Mais prenons « tu respecteras ton père et ta mère » : la première chose réclamée par
les mouvements communistes et aussi par la Révolution française, dans les mouvements de jeunesse,
c’est le fait de rompre avec ses parents. Le « familles, je vous hais » de Gide date de cette époque. Si
on veut faire du neuf, il faut se séparer du vieux monde. Or le vieux monde, c’est les parents. Donc, la
dimension d’obligation de respecter son père et sa mère est déjà discutable. Et elle a été discutée et
considérée comme la plus mauvaise nouvelle qui soit, entre 1880 et 1940, lorsqu’il a été question, par
exemple pour les laïcs, d’arracher les enfants à leur famille parce que celle-ci était bigote.
Ce n’est donc ni magique, ni évident.
Un participant - En ce qui concerne l’héritage grec, vous avez fait l’impasse sur toute la mythologie, qui
a quand même traversé les siècles, puisque les psychanalystes, que vous avez l’air d’aimer beaucoup,
ISy MORGENSzTERN - RELIGIONS ET CIvILISATION
ont récupéré en grande partie toute la dimension de la pensée symbolique que porte cette mythologie et qui a imprégné de façon très importante la symbolique chrétienne. Beaucoup de héros grecs
sont des héros christiques. Je ne sais pas ce qu’il en est des autres monothéismes, mais si c’est le seul
cas, c’est quand même un cas spécifique de la chrétienté et qui, à mon avis grâce à cette dimension
symbolique, ne peut avoir que l’attitude que vous avez. C’est-à-dire que la perception du monde ne se
fait pas directement par la médiation d’un sens. J’aimerais avoir votre avis là-dessus.
Je voudrais aussi revenir sur la question qui a été posée tout à l’heure, sur ce qui fait que les hommes
ont cette espèce d’intuition morale. Je ne suis pas d’accord avec vous : ce n’est pas l’homme qui
l’a construite. Cela n’a pas été construit ex-nihilo, la théorie de l’évolution nous apprend que chez
l’homme cette capacité à l’empathie a été sélectionnée.
Isy Morgensztern - Vous êtes sûr de ça ?
Le participant - Oui, oui, toutes les pulsions humaines sont fondées biologiquement, aussi bien les
pulsions de défense que les pulsions d’empathie. L’homme a des pulsions profondes sur lesquelles on
a construit le social, pour le dire vite. Et je profite de cette incidence sur la théorie de l’évolution, pour
dire que c’est quand même le point dur qui subsiste entre les religions et la science. Cette théorie soulève des questions d’ordre ontologique, et entre le christianisme et le darwinisme, et entre l’islam et
le darwinisme, il y a des conflits très importants 150 ans après la parution de l’Origine des Espèces. Et
cela, vous ne l’avez pas mentionné, parce que, contrairement à ce que l’on pourrait penser, la religion
se mêle encore des vérités dites scientifiques.
Isy Morgensztern - Merci pour vos remarques. Évidemment, il s’agit de remarques militantes mais je
vais quand même y répondre. Vous avez pointé des choses que j’ai omises volontairement, d’autres
involontairement.
En ce qui concerne la médiation symbolique et la mythologie, bien entendu que les trois monothéismes sont une réaction, on peut dire très violente, contre la mythologie. Bien entendu. Parce
qu’elles tiennent la plasticité de l’homme, c’est-à-dire sa capacité à être autre chose que lui-même,
comme chosifiée par la mythologie. Pour prendre le mythe le plus connu : celui d’Œdipe, le retour
éternel du même type de comportement est une horreur pour le monothéisme. Il doit être possible
pour l’homme de ne pas être pris dans les rets du mythe. Ca, c’est une réponse courte, mais claire.
Elle est catégorique, ce qui fait d’ailleurs que même si beaucoup de gens qui s’intéressent à la religion
sont psychanalystes ou s’intéressent à la psychanalyse et à la religion, c’est un effet de mode : les deux
ne sont pas inter-fécondables c’est, ou bien, ou bien, en tout état de cause, en termes de raisonnement. Le christianisme est un peu particulier puisque le christianisme faisant place à l’intention et à
l’inconscient, laisse une ouverture là-dessus, mais ni le judaïsme ni l’islam ne le font. La blague que j’ai
racontée sur la claque de l’instituteur, montre le rapport entre l’intention et la mise en œuvre, parce
que la liberté de l’homme religieux est de ne pas faire ou de faire le mal et pas d’être manipulé par un
mythe ou par son inconscient ou ce qui lui échappe.
En ce qui concerne ce que vous avez dit, c’est-à-dire que l’empathie serait le résultat d’une forme
de sélection naturelle, (si j’ai bien compris ?) c’est une thèse que je ne partage pas du tout. Je pense
avoir clairement exprimé non seulement mon point de vue mais aussi celui des gens avec lesquels je
m’entends, je débats ou que je lis depuis très longtemps, dont certains sont morts : c’est que c’est un
système de hasard et de nécessité, d’élimination et de fécondité. Le terme de fécondité n’est pas assez
utilisé lorsqu’on réfléchit à des concepts, parce que dans la philosophie grecque, on ne pense pas à la
fécondité, au neuf, on pense toujours au même, à sa reproduction, à sa photocopie.
Les trois monothéismes pensent qu’une interconnexion à autre chose qu’eux-mêmes sera féconde.
Les chrétiens et les juifs connaissent çà : le Cantique des Cantiques dit qu’il faut être deux pour faire
du neuf, mais les trois connaissent ça, avec l’idée de l’alliance : je ne possède qu’une partie de la
réponse et Dieu, ou vous, ou ma femme, ou mes enfants, enfin quelqu’un d’autre possède l’autre
partie et c’est la mise en conjonction des deux qui fait que du neuf est possible et donc, nous ne
sommes pas avec les monothéismes dans la duplication mais dans la fécondité. Le fait dans le réel
de voir comment les choses créent du collectif, c’est un apprentissage. L’Ancien Testament (la Bible
hébraïque), montre assez bien cet apprentissage. Les Hébreux au début ne sont pas tout de suite
PARCOURS 2011-2012
187
au point, ni même à la fin d’ailleurs. Ils ne sont pas totalement au point mais il y a un progrès. On
pourrait dire la même chose pour nous aussi : nous ne sommes pas complètement au point, mais de
fécondité en fécondité…
En ce qui me concerne, lorsque je suis invité par des groupes musulmans, ce qui n’est pas très fréquent parce qu’ils ne sont pas trop théologiens, mais cela arrive, je leur parle de cette idée, qu’il y a de
la modification possible parce qu’il y a une forme de liberté due à la fécondité, c’est-à-dire la rencontre
avec quelque chose qui fait que ce n’est plus comme avant. Eux le pensent moins parce qu’ils ne sont
pas progressistes, et qu’il faut être progressiste pour penser cela. Évidemment si vous restez dans la
mythologie, où est le progrès ? La mythologie est le constat terrible de l’absence de progrès humain,
je dis bien humain, je ne parle pas là de technique.
Un participant - Vous avez montré le lien entre judaïsme, christianisme et islam. A l’heure actuelle, ces
trois religions sont implantées quantitativement et géographiquement de manière différente. Va-t-on
vers un conflit pour la suprématie de l’un par rapport aux autres pour aller vers un nouveau sacré ?
Isy Morgensztern - Il y a eu évidemment des tentatives, il n’y a pas que trois monothéismes, il y en a
eu même un quatrième qui s’est crée au XIXe siècle dans la sphère du dernier en date, c’est-à-dire en
Iran, le bahaïsme. Ils annoncent 15 millions à peu près d’adeptes, ils sont à peine plus nombreux que
les juifs. Leur temple est à Haïfa, en Israël, parce qu’ils sont persécutés par les Iraniens. Il y a quelque
chose d’intéressant dans le fait qu’un quatrième monothéisme se soit mis en œuvre sous l’égide
d’un médecin qui a écrit quelque chose de pacifique en prenant le meilleur des trois. On croyait
qu’une religion se crée parce qu’il y a un texte, or les religions monothéistes existent au préalable. Il
y a d’abord une collectivité et ensuite, cette collectivité se demande comment exister. La collectivité
bahaïe n’a pratiquement pas existé avant qu’il y ait un livre sur les Bahaïs. Donc, est-ce qu’il y aurait
un quatrième, un cinquième ou sixième monothéisme ? Moi je dis non, pas par devinette, mais pour
cette raison de la nécessité d’une existence préalable d’un corps « méthodique » (dans le cas des
monothéismes, soit un peuple, ou une foule universelle, soit des communautés) pour faire avance le
projet. Ce qu’il faut faire admettre aux musulmans, c’est que ce sont là des voies différentes et donc
qu’ils peuvent cohabiter avec des gens qui vont au même endroit qu’eux, même si c’est de manière
différente. C’est assez dur à admettre pour eux, parce qu’ils ont le sentiment qu’ils ont fait la synthèse
des erreurs des autres. Ayant fait la synthèse du meilleur ou du plus efficace ou du plus intéressant, ils
se trouvent dans une situation un peu terrible, d’avoir pensent-ils à porter toute l’affaire sur leur dos.
Le judaïsme, disons, a décidé d’opérer par le peuple et la loi, le christianisme par l’amour porté à tous
et l’intention. Les musulmans ont donc décidé de prendre un peu des deux en disant : vous avez mal
fait les deux. Mais quand vous avez mal fait quelque chose et que vous avez mal fait son contraire, il
ne vous reste plus qu’une solution pour trouver autre chose qui garde les deux options : les surjouer.
188
Par exemple le jeûne : le judaïsme a un jeûne en été (qui est plus intéressant que le jeûne du kippour
qui est le jeûne du mois de Av), les chrétiens connaissent le Carême, l’islam le mois de Ramadan. Les
musulmans exagèrent le jeûne, ils jeûnent beaucoup plus que les juifs et les chrétiens, ils ne boivent
même pas (et en même temps, ils mangent comme cela n’est pas permis, la nuit, en rupture de
jeûne). Au théâtre, on appelle ce qui consiste à reprendre une attitude en la densifiant, surjouer. Parce
qu’il n’y a pas de troisième voie à deux attitudes contraires, vous pouvez simplement dire : les deux
voies, vous ne les appliquez pas bien. En gros, l’islam occupe trois espaces : une manière d’opérer,
son contraire et le fait de surjouer les deux. Avec des conséquences prévisibles : occuper des espaces
contradictoires, c’est une source de désorientation, de ne pas savoir où on vit. Les juifs savent où ils
vivent, ils sont dans la loi et dans le peuple, les chrétiens catholiques savent où ils vivent, ils sont dans
l’intention et ils ont un appareil, l’Église. Les protestants ont un livre, la Bible. Les musulmans n’ont
pas la loi comme espace structurant ni un peuple, ils ont la langue sacralisée d’un peuple, l’arabe, mais
ne sont pas ce peuple. (J’ai filmé une mosquée en Pologne où est enterré un nommé Mustafa Bogdanovitch. Les Bogdanovitch que je connaissais étaient juifs, lui s’appelle Bogdanovitch, mais Mustafa
parce qu’il est musulman en Pologne). Les musulmans ont donc l’arabe comme langue de référence
mais ils ne sont pas tous arabes, les Arabes sont même minoritaires parmi les musulmans. Ils ne sont
pas comme les juifs qui ont l’hébreu, ils ne sont pas un peuple. L’arabe n’est pas le latin non plus. Le
ISy MORGENSzTERN - RELIGIONS ET CIvILISATION
Coran est écrit dans une langue sacrée, l’arabe donc. Le latin n’est pas une langue sainte, c’est une langue d’appareil, volontairement sans affects, une langue de travail pour que chacun puisse l’entendre
à égalité. Le principal n’est pas la langue, ni un peuple, mais l’aventure, Jésus et l’appareil de l’Église.
Donc, les musulmans ont pris, dans chacune des religions, des éléments qui sont contradictoires : pas
un peuple, mais une langue, pas de prêtrise mais des médiations quand même, la loi, mais sans en
faire une lecture du monde. Le modèle de la communauté, la Oumma, c’est le modèle qui est aussi
celui des Évangélistes, c’est-à-dire des gens regroupés autour de quelqu’un qui a autorité sur la lecture
d’un Livre.
Quand les gosses de banlieue ont un problème, s’ils n’ont pas Internet, ils interrogent leur grand
frère, le chef. Ils ont autant de sources d’autorité que de personnes qui ont autorité sur la lecture d’un
Livre. Les sources d’autorité sont atomisées, extrêmement atomisées, mais ils n’ont qu’un Livre. Si le
Livre est commenté, ils sont comme les juifs, ils ont autant de lectures du Livre qu’il y a de personnes.
Mais pour les juifs, ce n’est pas grave puisqu’ils ont un peuple. Pour les musulmans c’est inacceptable.
Le socle de référence est relativisé et il n’y a rien d’autre pour le remplacer.
Sur ces questions stratégiques voilà ce que je peux dire.
En ce qui concerne l’islam militant, « islamiste », celui-ci vit dans l’idée que son tour n’est pas arrivé.
Ce n’est pas tout à fait vrai, il a eu son heure de gloire aux IXe, Xe et XIe siècles avec Averroès, Kindi,
mais bon, il y a très longtemps. Comme ils sont aussi politiques parce qu’ils veulent le pouvoir et la religion, ils vivent dans l’idée que leur sort est totalement injuste. Cela durera tant qu’ils n’auront pas récupéré l’espace totalisant, totalitaire qui est le leur, incluant des juifs et des chrétiens soumis. Pour les
chrétiens, ça ira, ils les garderont comme soumis, ils sont trop nombreux (bien qu’ils aient un peu de
mal en ce moment à garder les coptes vivants), mais les juifs, c’est sûr, il faudra qu’ils s’en débarrassent
physiquement s’ils refusent de se soumettre. Au temps où l’État d’Israël n’existait pas, les juifs vivaient
soumis dans les pays arabes : ils existaient, mais ils étaient dans l’emprise de l’espace de l’islam. Avec
la création de l’État d’Israël, les mauvaises nouvelles s’accumulent pour les musulmans intégristes.
Ce pays coupe le monde arabo-musulman en deux, il occupe Jérusalem, le judaïsme se trouve être
encore actif (voir Hegel). C’est vraiment une série de mauvaises nouvelles pour cet islam-là.
Lorsque je discute avec des musulmans, le fait que la première religion monothéiste n’ait pas encore
dégagé l’espace qu’elle devait dégager pour laisser la place aux chrétiens qui après les Croisades, se
sont trouvés privés de cet espace qui a été donné aux musulmans, c’est invivable. C’est inassimilable
pour eux, le fait que ce n’est pas eux qui ont été là les premiers, que d’autres ont été là avant eux. Et
donc, le prix qu’il faut font payer au monde pour être enfin apaisés, est un prix très élevé. Alors est-ce
qu’ils vont se réduire petit à petit ? Il n’y a qu’une méthode, il faut leur dire : « vous pouvez tourner le
problème dans tous les sens, c’est comme dans une famille de trois enfants, le troisième pense qu’il
va récolter le meilleur des deux premiers, mais ça n’est pas sûr et ça va le rendre malade ». Il n’y a
qu’une chose qu’il ne faut pas qu’ils que les islamistes radicaux se mettent dans la tête, c’est que les
deux premiers vont disparaître.
Et donc, dans les débats avec les musulmans, je leur dis : « Écoutez, cela va vous gâcher la soirée, la
matinée du lendemain et tout ça, mais il y aura toujours des chrétiens et il y aura toujours des juifs.
Du moins tant qu’il y aura des musulmans ! Si vous acceptez ça, vous êtes sur une des voies d’accès
à un programme d’être ensemble, éthique, pour tous. Et peut-être d’un front commun des trois
monothéismes. Mais une voie d’accès, pas la seule, il y a celle des juifs et il y a celle des chrétiens et
à l’intérieur, il y a des « sous-catégories ». Tant qu’ils n’ont pas accepté le monde et qu’ils n’ont pas
accepté qu’il y ait autre chose qu’eux-mêmes dans le monde, y compris dans la sphère monothéiste,
ils ne seront pas bien et comme ils ne sont pas bien, ils nous le font payer.
Toulouse, le 16 décembre 2011
PARCOURS 2011-2012
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Débat commingeois
Isy Morgensztern a présenté aussi cette conférence au GREP-Comminges, à Saint-Gaudens, le
17 décembre 2011. On a transcrit ici l’intégralité du débat commingeois (même si certaines
parties font doublon avec le débat toulousain) pour garder la cohérence et la continuité du
débat.
Un participant - Vous n’avez pas répondu, me semble-t-il, à la question que vous posiez en début de
conférence : pourquoi, dans un monde où tout passe très vite, le monothéisme a-t-il survécu ? Et surtout pourquoi ses trois formes ont-elles survécu ensemble, sans s’éliminer mutuellement ?
Isy Morgensztern - Je n’ai pas dû être assez clair. Les trois ont survécu parce qu’ils utilisent des méthodes différentes : passer par un peuple (pour les juifs), ou par l’universel (pour les chrétiens), ou
par un regroupement (la Oumma) de gens ayant autorité sur l’utilisation d’un livre commun (pour
les musulmans), ce sont des méthodes qui dépendent des situations et qui n’ont aucune raison de
s’annuler. Il n’y a que les philosophes (ou les progressistes naïfs et invétérés) qui pensent que la méthode d’avant est nécessairement moins bonne que la nouvelle. Il y a plusieurs façons de mettre en
œuvre ces projets. Et dans les débats, je rappelle régulièrement à mes amis musulmans qu’il y a une
notion qu’ils doivent intégrer : il y aura toujours des chrétiens et des juifs ! Si on a choisi une méthode
en pensant que les autres ne sont pas efficaces et ont conduit à l’échec, on peut comprendre que l’on
soit persuadé que sa propre méthode est la seule bonne. Mais il ne faut pas croire pour autant que les
autres méthodes vont disparaître.
On peut même imaginer que se forme un « front monothéiste » : le projet est à peu près le même, et
il est attaqué de toutes parts. Par exemple, les trois monothéismes sont humanistes, ils font une séparation très forte entre l’homme et les autres animaux, (et le reste de la nature). La nature séparée de
l’homme est une invention du monothéisme ! Or aujourd’hui la société tend à reconnaître des droits
aux animaux, on pourra être condamné bientôt pas seulement pour cruauté envers les animaux, mais
pour les avoir réduits en esclavage, ou les avoir abattus : le vivant commence à combattre la priorité
accordée à l’homme sur le reste du monde vivant et de la terre. Et à empêcher l’homme de régler les
problèmes qu’il pose ou qui se posent à lui, pas aux insectes ou à l’eau douce.
190
Une image illustre bien cela dans l’Évangile : Jésus entrant à Jérusalem porté par un âne. Ce n’est pas
un reportage sur les moyens de transports de l’époque, c’est le symbole de l’esprit (Jésus), dominant
la matière, symbolisée par l’âne (c’est le même mot en hébreu). L’âne est considéré historiquement
comme un animal « prolétaire », qui n’a que sa capacité de travail à fournir : on ne le tond pas, on ne
le mange pas, il produit très peu de lait, ni de cuir… Il représente donc la matière, et Jésus le chevauchant symbolise l’humanité dans ce qu’elle a de meilleur, l’esprit, dominant ce qu’elle a de moins
bien, la matière.
Ce front est bien commun aux trois monothéismes, car la différence, dans notre monde, entre l’humain et le vivant s’estompe. Et on se trouve confronté à la définition d’une règle d’éthique s’appliquant aux animaux : qui peut définir les règles gouvernant le fonctionnement d’un chenil, par
exemple : ce ne sont pas les animaux, c’est bien nous les hommes ! Il y a donc un espace pour les trois
monothéismes, même avec trois méthodes différentes. Et il viendra un temps, quand l’islam se sera
calmé, (ce qui n’est pas de tout de suite, car il arrive et considère que son tour n’est pas encore venu,
ce qui n’est pas vrai historiquement : aux VIII° et IX° siècles, avec Averroès, ce fut un grand moment
pour l’Islam. Mais ensuite il fut mis sous le boisseau), où un front monothéiste se créera. Je le vois
bien quand on a des débats : on parle des mêmes choses. Mais les conflits les plus redoutables opposent toujours les plus proches, sur des questions de méthodes : voyez les luttes entre trotskystes et
communistes soviétiques…
Une participante - Je suis atterrée de votre vision caricaturale de l’islam, que vous assimilez à celle
qu’en ont les jeunes illettrés de banlieue. Vous dites que la notion de bien et de mal n’existe pas en
islam. Vous allez jusqu’à dire qu’il n’y a pas de spiritualité dans l’islam : mais que faites-vous des soufis,
ISy MORGENSzTERN - RELIGIONS ET CIvILISATION
par exemple ? Vous citez une sourate (on ne sait pas d’où vous la sortez) qui dirait que, si l’autre ne
veut pas se convertir, on peut le tuer : je connais, moi, un hadith qui dit « nulle contrainte en religion ».
Et souvenons-nous (ce n’était pas loin d’ici) qu’en Andalousie il y a eu une longue cohabitation des
trois religions sous la gouverne des musulmans. Et il me semble que la Bible est un livre des plus
sanguinaires, et que le plus grand massacre organisé sur des bases religieuses a été perpétré par des
chrétiens d’un pays très civilisé, l’Allemagne.
Alors je trouve que votre caricature de l’Islam est innommable ! C’est un véritable appel à la haine !
Isy Morgensztern - Je n’ai fait aucun appel à la haine ! Et je rappelle que les nazis, responsables de la
shoah, ne se réclamaient pas du christianisme, bien au contraire !
La première chose à faire quand on travaille sur ces matériaux, c’est de dire ce qui est, non pas ce
qu’on souhaite. Avant d’écrire mon livre, j’avais réalisé une série d’émissions (pour Le jour du Seigneur), où j’ai fait intervenir six représentants « lettrés », six spécialistes de chaque religion : six juifs,
six chrétiens, six musulmans. Il y avait en particulier Malek Chebel, Abdennour Bidar, Amel Grami,
Youssef Seddik, Hossine Ben Kheira, Amir A Moezzi… : ce que j’ai dit, c’est eux qui me l’ont dit, au
cours de quatre épisodes.
Mais je vais répondre sur le mal en particulier : dans un épisode de la série télé (et dans un chapitre de
mon livre) le traitement du mal est expliqué dans le cadre de chaque religion, et pour l’islam, c’était
expliqué par Youssef Seddik, et Hossine Ben Kheira… C’est une question de dispositif, ce n’est pas un
jugement moral comme vous semblez le dire. Vous dites que, des massacres, il y en a plein la Bible, et
c’est vrai, c’est bien connu (on voit même dans la Bible hébraïque Yahweh intervenir directement lors
de la conquête de Canaan, en jetant des pierres sur l’ennemi pour favoriser la victoire des Israélites).
Et Saint Augustin a écrit des textes pour justifier la guerre sainte.
Dans mon livre, vous trouverez toutes les références des sourates que j’ai citées (j’ai utilisé la traduction autorisée du Coran d’Hamidullah).
C’est vrai que l’Andalousie a été une période relativement paisible. Je vais vous raconter une anecdote : il y a quelques années, un professeur d’une classe de banlieue m’a dit qu’il emmenait en Andalousie sa classe (de 22 élèves, tous Français, dont 11 d’origine maghrébine), et m’a proposé de
l’accompagner et de les filmer (pour en faire un documentaire pour France5). On a visité Madrid et
l’Andalousie, et, lors de la visite des jardins de Grenade et Cordoue (d’une beauté saisissante), deux
élèves sont venus me trouver et m’ont dit : « C’est nous qui avons fait ça ? - Oui, ai-je répondu - Alors,
où étaient les juifs et les chrétiens - Ils n’étaient pas alors en situation dominante, et c’étaient les
Arabes qui dominaient. Et ils se comportaient différemment en tant que religion dominante et puissante, que ce que fait l’Islam en situation d’infériorité ». L’Andalousie a été une période relativement
paisible parce que l’Islam en position dominante a gouverné sagement. La question de la cohabitation
entre les trois religions a toujours été difficile (et rarement paisible), et pour chaque religion. Dans
mon livre, il y a un long chapitre sur « Le statut de l’autre ». Le judaïsme est entouré d’autres qui
lui créent des soucis (y compris les femmes). Les chrétiens, par un tour de passe-passe, ont appelé
l’autre « le prochain », mais le prochain est une image de l’autre dont on voudrait qu’il soit comme
soi. L’Islam connaît l’autre, il a un statut pour les Chrétiens, un statut pour les juifs, un statut pour les
autres, les infidèles. Alors la question est : qu’est-ce qu’on fait avec l’autre ? Et c’est une question que
se posent toutes les idéologies : voir le stalinisme, qui a massacré 20 millions de paysans, qui n’étaient
pas dans la classe ouvrière : c’étaient des autres absolus !
Un participant - Vous avez montré la difficulté qu’ont les trois monothéismes à vivre les uns avec les
autres, mais on pourrait parler aussi de leurs problèmes avec les gens en dehors du monothéisme,
en particulier les athées et les agnostiques. Quand on va aux USA, on remplit un formulaire où on
doit indiquer sa religion, et c’est très difficile (même dangereux) de dire qu’on n’a pas de religion !
Les monothéistes s’accordent mieux de n’importe quelle religion (bouddhisme, hindouisme…) que
de l’athéisme.
Isy Morgensztern - Les monothéismes représentent un projet, et l’athéisme, enfant des Lumières,
en est un autre. Et des projets différents cohabitent toujours assez mal. On peut cohabiter avec des
PARCOURS 2011-2012
191
autres, mais les projets ne seront jamais à égalité ou dans le respect absolu des autres projets ! Les monothéismes ne sont pas des religions d’amour absolu pour toutes les autres, et n’acceptent pas que les
autres puissent exister de façon complète ! Le judaïsme n’est pas prosélyte, et donc plutôt indifférent.
Le christianisme se veut universel, et donc a été une religion conquérante pendant longtemps. Et l’Islam (c’est dans le Coran) se doit de permettre que le monde entier se révèle à lui-même comme étant
musulman. Les musulmans le sont de naissance, le fait d’être musulman est donné dès le départ, et
est révélé par le fait qu’on pratique l’Islam : il n’y a pas de place pour autre chose.
Quand on est dans une société d’opinion, comme aujourd’hui, tous les avis se juxtaposent de manière
paisible, mais il n’y a pas de projet collectif. Mais dès qu’il faut prendre des décisions, parce qu’il y a
des difficultés, les monothéismes agissent « pour eux », ce ne sont pas des philosophies, ils sont destinés à mettre en œuvre leur projet (à la différence des philosophes, qui s’en remettent au pouvoir
pour appliquer leurs idées ou leurs recommandations). En ce sens, Marx n’est pas un philosophe, et
se rapproche d’un créateur de religion !
Un participant - Je voudrais revenir sur l’enseignement du fait religieux, dont je ne conteste pas la pertinence. Mais on voit peu à peu, dans les manuels scolaires, apparaître l’enseignement des certitudes
religieuses, au détriment de l’histoire et de la raison. Et cela favorise l’apparition de l’intégrisme de
communautés religieuses de plus en plus violentes. Est-ce que ça ne porte pas, en germe, la destruction de l’école laïque, et donc de la République, dont l’école laïque est le fondement ?
Deuxième question : est-ce que l’apôtre Paul, dont vous avez parlé, n’a pas été, à travers ses lettres et
ses positions, avant d’être le promoteur d’un pouvoir spirituel et d’une nouvelle religion, le promoteur du pouvoir temporel de l’Église, avec toutes les conséquences fâcheuses ou funestes (surtout
pour les non-chrétiens) que cela a eu.
Isy Morgensztern - La réponse est oui dans les deux cas !
Si on voulait que le projet chrétien se réalise, il a fallu que Paul et d’autres (comme Saint-Augustin)
s’en donnent les moyens, comme les systèmes de prédication puis l’appareil de l’Église.
Sur les intégrismes : les monothéismes sont des projets destinés à être mis en œuvre, ce ne sont pas
des pensées. Je n’ai pas parlé de la spiritualité individuelle, qui fait aussi partie de la laïcité, pour moi.
Mais je me suis toujours intéressé, dans mes livres et mes films, aux monothéismes comme des projets de société. Et là, c’est « projet contre projet » : la discussion n’a pas lieu quand tout va bien, mais
quand on traverse des crises.
192
J’ai participé à des débats avec Alain Finkielkraut, qui est un homme malheureux parce que l’enseignement ne fait plus le travail de mise en collectif des idées qui permettrait d’inclure dans la Nation
de nombreux éléments. Il défend l’idée (dont je pense qu’elle ne résiste pas aux faits) que l’ensemble
des gens qui partagent une culture commune forment une communauté. Pour caricaturer, l’ensemble
des gens qui ont lu « Le rouge et le noir » formeraient une communauté ! On avait fait, (avec Braudel,
à Toulouse, du temps où j’étais aussi « théâtreux »), un colloque sur l’imaginaire collectif commun du
monde de la Méditerranée. Et on avait émis l’idée (que j’avais soutenue mollement) que l’ensemble
des gens qui avaient vu les mêmes événements à la télévision et au théâtre, qui perçoivent les mêmes
paysages… ont un même « imaginaire commun » et forment donc une collectivité. Aujourd’hui,
même sous la torture, je ne dirais plus cela !
Les gens qui ont des souvenirs communs n’ont pas de communauté de projet ! Et Finkielkraut est malheureux parce qu’il voit bien que son idée ne marche pas : on ne peut pas sauver une collectivité avec
un projet collectif (qu’il s’appelle la France, la culture française, la francophonie, les Lumières…) par
l’éducation, en donnant à chacun le même matériau. Et ça ne marche pas aujourd’hui parce qu’on est
en crise, même si ça a déjà marché, quand il n’y n’avait pas de crise, que tout marchait tout seul, qu’il
y avait une autonomie du sujet, qui permettait d’avoir un esprit critique parce que ça ne portait pas à
conséquence. Aujourd’hui, il faut trouver des solutions, et j’ai le sentiment que, là où il existe encore
des peuples, on est mieux armé que lorsqu’il n’y a que des individus. Je fais partie de ce monde, j’ai
fait mes études à l’école laïque et à l’université française, c’est ma culture, mais je pense que la philosophie a fait beaucoup de dégâts car elle ne propose rien au niveau des actes, elle n’est que pensée.
ISy MORGENSzTERN - RELIGIONS ET CIvILISATION
(J’ai enseigné la philosophie pendant longtemps, et je peux vous assurer qu’il est impossible de critiquer les « grands maîtres » comme Platon. Et quand j’ai découvert qu’Aristote avait dit que Platon était
un imbécile, je suis allé fêter ça !)
Un participant - Un rapprochement entre monothéisme et démocratie est-il alors envisageable ? En
France, on a assisté au ralliement des catholiques à la République, mais vous semblez dire que ça
ne peut pas se produire avec l’Islam. Alors, comment pourraient évoluer les révolutions arabes du
Maghreb ?
Isy Morgensztern - Beaucoup de gens dans le monde arabe aimeraient bien profiter du modèle occidental. Mais ils ne sont que 15 à 20 % : des jeunes qui vont sur internet, qui twittent, des gens qui ne
veulent pas être dans la soumission à l’Islam, et qui réclament des droits qu’on connaît chez nous :
avoir la capacité à être des sujets autonomes. Mais cela impliquerait que le système économico-politique devienne le nôtre, qui a permis cette autonomie du sujet : pour faire court, le système capitaliste
et la société de consommation. C’est la condition pour que les sujets sortent de la décision collective.
La démocratie est une forme de pouvoir où il suffit de 50 % plus une voix pour exercer le pouvoir,
mais c’est surtout un état d’esprit : division des pouvoirs, régulation, soumission de tous aux lois
décidées démocratiquement, ces règles pouvant changer (on peut décider qu’il est interdit de tuer,
puis décider d’envoyer des soldats à la guerre pour tuer les ennemis !). Ce qui prime c’est le politique.
Alors est-ce que le politique est la bonne méthode pour sortir du bourbier où on se trouve : je n’ai
pas la compétence pour y répondre, mais chacun a un avis là-dessus (et pourra l’exprimer lors des
élections). Mais la question qui suit est : est-ce que le monothéisme est compatible avec le politique.
Et évidemment que non : voyez simplement sur la question du rapport aux animaux ! Le monothéisme
est une manière d’envisager un dispositif collectif efficace à travers l’éthique et la morale. A partir de
là, vous pouvez décliner des choses, mais le point fondamental est que ce qu’est défini par la morale
ne se discute pas, ne se débat pas, on y est soumis, c’est une obligation. C’est peut-être choquant (la
dame qui a posé la question tout à l’heure avant de partir fâchée était choquée !) mais c’est fondamental, et toutes les sources qui le justifient se trouvent dans mes livres et mes films. Et de ce point
de vue l’Islam est une religion monothéiste comme les autres. Et c’est la soumission qui permet l’efficacité du dispositif. En Andalousie, les musulmans étaient soumis à l’Islam, mais les chrétiens et les
juifs n’y étaient pas soumis car ils appartenaient à d’autres religions (et les autres n’étaient rien car ils
n’appartenaient à aucune des trois religions reconnues dans le Coran, quatre avec les zoroastriens).
En dehors des religions, comment va-t-on pouvoir reconstruire ce qui est en train de se déliter. Je
pose sérieusement cette question : comment rebâtir du vivre ensemble ? La culture commune peut
faire un peu d’être ensemble. L’appartenance à un territoire commun ? Beaucoup de gens disent que
l’ensemble des gens qui vivent sur un même territoire se doivent d’avoir un destin commun, ce destin
devant permettre de constituer une collectivité qui devrait adopter des règles communes de vivre
ensemble, comme une assemblée de colocataires. Mais on sait que les AG de colocataires (ou de toute
association) sont incapables de traiter de choses graves, et ne peuvent résoudre que des problèmes
de deuxième ou troisième catégorie (la couleur des moquettes…). Sous prétexte qu’on est dans le
même territoire, on ne peut pas s’attendre à un accord unanime facile, sauf si on est envahi : et encore, dans ce cas, on rencontre des problèmes de bi ou plurinationalité (qui sont nés de l’autonomie
du sujet : chacun porte en lui-même sa propre histoire), et on peut être juif, israélien et français, arabe
et musulman et français… Et cela est source de conflits (on se place en période de crise, car en temps
ordinaire ça ne pose pas de problème) avec « ceux d’en face ». Ceux d’ici qui ont des systèmes de
solidarité familiaux, religieux (et même nationaux) avec le territoire d’en face peuvent alors être en
conflit avec les autres d’ici. Pendant la guerre, tous les Allemands qui s’étaient réfugiés en France ont
été remis aux Nazis (pourtant il y avait parmi eux des juifs, des opposants à Hitler, des communistes) :
la nationalité a primé aux yeux des « Français d’alors ». Les systèmes de solidarité collective sont donc
assez limités, et l’Europe en est un bon exemple (il me faudrait des heures pour en parler). Qu’est-ce
qui permettrait à l’Europe d’être une communauté avec une obligation collective ? Pour le moment,
il n’existe que des traités, des accords entre des États-nations qui se maintiennent, il n’y a pas d’obligation. On n’a même pas voulu reconnaître l’Europe comme un territoire anciennement chrétien (et
PARCOURS 2011-2012
193
aussi anciennement laïque, anciennement uni par Napoléon, qui a massacré partout en Europe, ce
qui, crée des liens : il n’y a pas que l’Église qui a uni l’Europe ! A Arte, quand on cherchait des sujets qui
intéressaient toute l’Europe, on n’en a trouvé que deux, Napoléon et Hitler !). N’oublions pas Charlemagne, mais c’est tellement loin (et Arte lui a consacré une série, mais c’était après mon temps !)
Un participant - Alors, faute d’accord ou d’intégration, comment peut s’envisager la cohabitation entre
démocratie et religion ? Au niveau individuel, c’est la laïcité qui permet à chacun de concilier sa vie de
citoyen et ses croyances (qu’il soit croyant en une religion ou athée). Est-ce que ce principe de laïcité
pourrait être élevé au niveau collectif pour définir un cadre d’entente entre démocratie et religions ?
Isy Morgensztern - La réponse est bien sûr : non ! Mais ça ne veut pas dire pour ça que les gens vont
s’entretuer ! Voyez l’exemple de ces étudiants juifs orthodoxes qui avaient demandé à ne pas aller à
l’école le samedi, à ne pas passer de concours les jours de fêtes comme le Yom kippour… : comme ça
n’embêtait pas grand monde, la République bon enfant trouvait des arrangements avec le calendrier
pour satisfaire les souhaits d’une communauté, même si les demandes étaient individuelles. A partir
du moment où les Musulmans ont demandé à profiter des mêmes arrangements, par exemple pour le
port des signes ostentatoires de religion, on leur a interdit, et on s’est aperçu, que dans les écoles, des
Juifs (très peu nombreux il est vrai) portaient des étoiles signes de David, et la question s’est posée de
la compatibilité entre la laïcité et le fait pour une communauté de demander des exceptions au nom
de son projet collectif. Alors, individuellement les gens font des efforts, mais collectivement l’accord
est impossible sur le plan théorique. Les juifs sont en France depuis plus de huit siècles (depuis Philippe Auguste) ; ils sont braves, et ils se « tapent » toutes les fêtes du calendrier chrétien ! Mais ils ne
disent rien parce qu’ils ne se sentent pas complètement « chez eux », ils font profil bas. La laïcité est
ici une forme de politesse et de respect de l’autre, et on peut l’accepter comme telle.
Mais un musulman pieux doit prier 5 fois par jour (parce que l’Islam a voulu « surjouer » la pratique
juive qui veut que l’on prie 3 fois par jour) : beaucoup ne le font pas, pourtant, ils négocient avec euxmêmes et ne prient souvent qu’une fois, sauf peut-être le vendredi (avec des problèmes car en France,
l’après-midi du vendredi, on travaille encore). Alors il faut que tout le monde y mette du sien, mais les
dispositifs ne sont pas du tout les mêmes, les modalités sont différentes. Ne pensez-vous pas que les
musulmans sont mortifiés qu’on interdise la construction de minarets sur leurs mosquées alors qu’ils
ont partout des clochers d’église sous les yeux ! Les juifs ont accepté (parce qu’ils étaient très peu
nombreux) les dictats (il n’y a pas d’autre mot) de la République. La Très Grande Synagogue de Paris
(la synagogue du Grand Rabin) a son entrée dans une rue minuscule : on lui a refusé une entrée prévue dans la rue de Châteaudun (grande rue passante) car les cérémonies juives auraient amené plein
de monde dans la grande rue, ça se serait trop vu ! Et c’est le cas de presque toutes les synagogues en
France. Mais ça a été accepté sans trop de récriminations (et d’ailleurs les juifs ne pratiquent presque
plus, et ne s’y rendent donc guère). Donc on peut concevoir des accords de bonne volonté au niveau
des citoyens, mais pas au niveau des projets.
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Un participant - Vous nous avez raconté l’histoire des trois religions et de leurs projets : mais c’est
l’histoire de trois échecs, car aucune n’a réussi à faire advenir son projet (même si les musulmans
disent que leur tour n’est pas encore venu, mais ils ont eu 1 300 ans depuis Mahomet pour le faire !).
On le constate bien chez nous, puisque la proportion de gens qui se réclament d’une religion est très
faible (et ne cesse de décroître). Ca veut peut-être dire que les gens ont compris qu’il y avait d’autres
moyens que les religions pour faire advenir ce projet de société pacifiée et bonne pour tous qui reste
valable quant à lui. C’est bien ce qu’on cherche quand on s’engage (surtout à gauche) : le bonheur
pour le plus grand monde. Et les gens, dans le monde occidental, ont peut-être abandonné massivement la religion parce qu’ils se sont rendu compte que c’est depuis que l’on a substitué la démocratie
à la religion que les choses ont le plus progressé sur le chemin de la réalisation de ces objectifs. Et on
en a une preuve a contrario quand on voit que les pays où la religion (musulmane en l’occurrence) est
toujours dominante en politique sont toujours dans un état social et économique plutôt désastreux.
Donc le projet des religions n’a vu un début d’application que quand la religion s’est effacée. C’est
vrai qu’il reste beaucoup de problèmes dans le monde, mais il faut reconnaître objectivement que la
démocratie a été plus efficace au bout de deux siècles que les religions après deux millénaires, et au
ISy MORGENSzTERN - RELIGIONS ET CIvILISATION
vu de cette histoire, j’ai beaucoup plus d’espoir dans la démocratie que dans les religions pour aboutir
(dans le futur plus ou moins proche) à une société digne de l’humanité. Élargissons le propos : les
religions monothéistes sont minoritaires au niveau mondial, comparées aux religions ou pseudo-religions d’extrême Orient, par exemple. Pourtant, ces pays savent faire société aussi bien que nous. Ma
conclusion serait donc qu’il n’y a pas que les religions (monothéistes ou non) pour construire du vivre
ensemble, contrairement à ce que j’ai compris de ce que vous avez dit.
Isy Morgensztern - Tout dépend du recul qu’on prend : on s’intéresse à nos vies (et c’est en effet important) mais il faut penser aussi à nos enfants, et à leurs enfants… Incontestablement, le processus
de libération qui a permis de briser ou de dégager l’ensemble des chaînes de l’humanité, qui souffrait
de la faim, qui manquait de dignité, tout ce qui a dégagé l’homme de ces contraintes est à mettre au
crédit du dispositif de libération, dont nous sommes peut-être les derniers héritiers. Mais (et Jacques
Attali le dit bien dans un de ses livres : « Tous nomades »), bientôt le monde ne sera constitué que
d’individus, des unités isolées et indifférenciées, et cela suppose une société de consommation (sinon ça ne fonctionne pas) et la domination du capitalisme, car seul le marché peut gouverner un tel
monde, il n’y a plus de collectif. Tout dépend donc à quelle distance on se place. J’ai été militant, mais
je pense que « libérer » n’est plus un bon slogan. J’étais parmi les fondateurs du journal Libération,
et j’étais (un des rares) opposé au choix de ce titre, pensant qu’on était d’ores et déjà assez libérés :
les femmes avaient déjà obtenu l’essentiel de leurs conquêtes, on commençait à parler du droit des
enfants, le gros du travail avait été fait. On se trouve maintenant face à la nécessité de bâtir, trouver
des dispositifs collectifs.
Les religions monothéistes ne sont pas les seules, mais elles sont les seules à pouvoir se dégager du
groupe sociologique ou ethnologique qui les précède, parce qu’elles ont un projet pour l’humanité.
Les autres religions, comme l’hindouisme, sont riches d’une grande spiritualité. Mais elles n’ont pas
de projet pour l’humanité, elles n’ont de projet que pour leurs membres, elles représentent l’état du
monde pour leurs membres : n’oubliez pas que l’hindouisme n’avait aucun problème avec le système
des castes, avec une société immobile, il n’avait pas le projet de changer la société indienne, et encore
moins le reste du monde. Le problème que posent les monothéismes, c’est qu’ils continuent à croire
(peut-être un peu moins l’Islam, ce n’est pas inintéressant) au fait qu’ils ont une mission au-delà des
péripéties des États dans lesquels ils existent, un projet d’amélioration du monde entier.
Je voudrais dire pour compléter que, si nous vivons dans un monde libéré et de plutôt bonne qualité,
ce n’est pas d’abord ou uniquement aux Lumières que nous le devons, c’est surtout au christianisme,
qui a fait apparaître, avec l’existence de l’âme individuelle, un destin individuel pour chacun, qui
mérite d’être pris en considération. Et ce n’est pas le cas dans le judaïsme et dans l’Islam, où on ne retrouve pas tout le dispositif de tourment individuel instauré par les chrétiens : la confession, le péché,
le mal, l’enfer… Pour les juifs, la notion de mal et de péché n’existe pas, il n’y a que le constat d’une
erreur dont il faut réparer les conséquences (c’est le fondement du droit anglo-saxon, qui est bien issu
de la Bible). Il faut que le système continue de tourner, et quand quelqu’un n’a pas suivi la religion, et
a donc perturbé le dispositif, ce qui advient au « coupable » n’a pas grande importance, il faut réparer
pour que ça continue à fonctionner. Alors que pour le christianisme, il faut remonter à « la source »,
(à leurs yeux), c’est-à-dire l’homme, et faire en sorte que l’homme ne veuille plus faire le mal, et donc
s’améliore. Et c’est sûr que l’homme s’est amélioré sous cette contrainte (pour revenir à ce qui a été
dit tout à l’heure, l’idéologie nazie était païenne et rejetait le christianisme).
Mais je pense qu’on a touché tous les dividendes de cette évolution, qu’elle vienne du christianisme
ou des Lumières. Et comme militant, je ne souhaite plus passer seulement par les dispositifs politiques mis en place par la démocratie (en liaison avec la raison et la science), mais aussi par des
dimensions d’obligations morales qui s’imposeraient à l’ensemble de la population, et dont tout le
reste découlerait.
Je ne supporte pas que mes enfants disent : « Je ferai cela si je veux bien » ! Je pense qu’on a atteint
la limite de l’autonomie du sujet. Mais la discussion est ouverte, bien sûr ! Je peux me tromper, mais
je pense que Jacques Attali a raison, et que nous sommes dans un monde qui devient un monde de
nomades unitaires, qui règlent leurs problèmes au fur et à mesure qu’ils se présentent. Le danger
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extérieur peut bien sûr créer un sentiment de nécessité d’action et d’unité temporairement, comme
face au nucléaire, par exemple : « il faut arrêter le recours au nucléaire parce que c’est dangereux ».
Mais c’est la dangerosité du nucléaire qui peut créer une unité, pas un sentiment positif.
Un participant - Quel titre auriez-vous souhaité pour Libération ?
Isy Morgensztern - Je n’avais aucune proposition, et je n’aime pas ce genre de titre pour un journal.
Et Libération est finalement un bon titre, vendeur ! Je vais vous raconter une anecdote révélatrice. Je
préparais un film sur la Gauche Prolétarienne, à l’occasion des 40 ans de Mai 68. Et je suis tombé sur
un document qui avait été enregistré chez Maurice Clavel (un chrétien qui fut illuminé par Mai 68),
un débat auquel participaient, entre autres, Michel Foucault, et Michel Le Bris et d’autres dirigeants
de la Gauche Prolétarienne. Clavel pensait qu’il était important de commencer à traiter des faits, que
les intellectuels se devaient d’abord de rapporter ce qu’il en est, avant de faire des projets d’idées.
Et il trouva un allié en la personne de Foucault (qui fut communiste et quitta le parti après l’invasion
de la Tchécoslovaquie) qui dit que le rôle des intellectuels est de rapporter les faits. (On était en
1973, quelques mois avant la création de Libé qui est plus ou moins sorti de ces discussions) : il faut
rapporter les faits au plus précis, comme il l’a fait dans ses enquêtes sur les prisons… En face d’eux
on trouve les dirigeants de la Gauche Prolétarienne : Christian Jambet (qui est devenu aujourd’hui le
grand spécialiste français de l’Islam chiite), et Guy Lardreau (qui fut un grand spécialiste du catholicisme gallican) ; il ne manquait que Benny Lévy (qui est devenu un juif orthodoxe) : c’est une ironie de
l’histoire que les trois responsables de la Gauche Prolétarienne se soient « reconvertis » dans les trois
monothéismes ! Et Christian Jambet répondit alors à Clavel et Foucauld : les faits, c’est bien, mais ça ne
nous dit pas comment nous comporter, le sommet de ça, qu’est-ce qui va nous donner des raisons de
vivre et de mourir, ça ne peut pas sortir d’un simple constat. Et Foucauld réplique qu’à son âge, après
avoir vécu tout ce qu’il a vécu, il se refuse désormais à être obligé de croire en quoi que soit. Il dit
donc très clairement, à l’époque, qu’il faut faire du journalisme en rapportant scrupuleusement l’état
du monde, et l’aboutissement de cette méthode, c’est France Info. On y trouve des infos exhaustives,
mais déconnectées du monde : on sait ce qui s’est passé, mais on ne sait pas comment le juger, on ne
sait pas qu’en faire.
Être en harmonie avec l’état du monde, cela ne nous dit pas comment se comporter, quoi faire et avec
qui : aujourd’hui, les sociétés démocratiques se posent ces questions, mais ne peuvent apporter de
réponses, car elles n’ont pas les outils pour le faire. Elles sont comme cet homme qui cherche ses clés
sous un lampadaire parce que c’est le seul endroit éclairé !
Un participant - Dès qu’une religion sort du domaine privé pour entrer dans le domaine public, on voit
apparaître des formes de totalitarisme, d’agressivité vis-à-vis des autres. Considérée sous cet angle,
l’Europe est une nouvelle religion, qui s’impose aux pouvoirs laïcs des États qui la composent
196
Isy Morgensztern - Brève réponse, parce que ce n’est pas vraiment mon domaine : l’Europe, pour moi,
n’est pas assez religieuse, elle est démocratique et donc construite du bas vers le haut, alors que les religions sont bâties du haut vers le bas, pour donner des réponses et des règles. Quand on part du bas
vers le haut, il y a toujours de la contestation, de l’individualisme : vous verrez que l’on va constituer
un jour le Comminges en unité décisionnelle, car tout le monde se connaît à peu près et pourra donc
se mettre d’accord. Sinon, il faut qu’une voix vienne d’en-haut pour dire « voila ce qu’il faut faire » !
Saint-Gaudens le 17 décembre 2011
ISy MORGENSzTERN - RELIGIONS ET CIvILISATION
Isy Morgensztern est historien des religions. Il anime en particulier à Toulouse, dans les Ate-
liers Jean Jaurès (Association de culture populaire, dans le cadre de l’Université Toulouse Mirail),
des ateliers de philosophie et histoire des religions.
Isy Morgensztern a été directeur-adjoint du Grenier de Toulouse, dans les années 70, puis il a
participé à la création du journal Libération (en 1974). Il a ensuite été Directeur des programmes
à France 3 Midi-Pyrénées, avant de participer à la grande aventure de la création de la chaîne de
télévision Arte, où il a été responsable des soirées thématiques.
Écrivain et réalisateur de télévision, il a en particulier réalisé la série « La Bible dévoilée » pour
Arte, avec Thierry Ragobert, en 2005 (à partir du livre de d’Israël Finkelstein et de Neil Asher
Silberman).
Et il vient d’écrire « L’aventure monothéiste : judaïsme, christianisme, islam, ce qui les rapproche, ce qui les distingue » (éditions La Découverte), et il a réalisé une série télévisée (diffusée
sur FR2 en 2009) qui porte le même nom (disponible, comme la première, en DVD aux éditions
Montparnasse).
Isy Morgensztern a par ailleurs réalisé un documentaire qui retrace la vie et l’œuvre de Mark
Rothko (51 minutes, Éditions Montparnasse).
197
PARCOURS 2011-2012
Communauté des cultures
en Saint-Gaudinois
la culture pour tous en milieu rural
école de musique intercommunale
Guy Lafitte
médiathèque intercommunale
projet en cours
la diffusion de spectacle de qualité
partenariat avec pronomade(s) en Haute-Garonne
pour les spectacles sur le Saint-Gaudinois
soutien à Jazz en Comminges, festival OFF
les concerts classiques du Jardin de Musiques
Rendez-vous d’automne
une politique d’aide à différentes
formes artistiques
exposition diffusion
centre d’art contemporain
Chapelle Saint-Jacques
cinéma le Régent
art et essai
Communauté de Communes
du Saint-Gaudinois
BP 70205
4, rue de la République
31806 Saint-Gaudens cedex
05 61 89 21 42
[email protected]
www.ccsg.fr
Les Nanotechnologies :
intérêt, risques
et enjeux démocratiques
Rose Frayssinet
Ingénieure INSA retraitée
Co-présidente des Amis de la Terre Midi-Pyrénées
Membre du collectif « Plus jamais ça, ni ici ni ailleurs »
(victimes de l’explosion d’AZF)
Je veux signaler en préambule que, pour préparer cette conférence, j’ai utilisé les dossiers élaborés
par « Friends of Earth », organisation internationale avec de nombreuses ramifications locales (Les
amis de la Terre, Australie, Europe et EU…), qui dispose d’équipes d’investigateurs de haut niveau,
et qui rassemble des informations partout dans le monde : on n’est pas dans le franco-français, même
si beaucoup des exemples que je prendrai nous sont proches. Ces dossiers des Amis de la Terre font
souvent référence au niveau international.
Nanotechnologies, nanoproduits, nanoparticules, nanomatériaux :
Qu’est-ce que c’est, à quoi cela ressemble-t-il, comment les fabrique-t-on ?
Le nanomètre est le milliardième de mètre, c’est-à-dire le niveau des dimensions des constituants de
la matière vivante comme l’ADN. L’atome d’hydrogène mesure environ 0,1 nanomètre.
199
PARCOURS 2011-2012
Il y a le même rapport entre le diamètre d’une balle de tennis et celui de la terre, qu’entre une balle
de tennis et une nanoparticule !
Voyez ci-après comment on fabrique ces nanoparticules : il y a deux grandes familles de procédés
Toutes les méthodes top-down sont très complexes, très chères, et très dangereuses pour les gens
qui les mettent en œuvre (pour faire des fullerènes, il faut broyer du graphite à très haute température, et les ouvriers opèrent en scaphandre, dans des salles blanches en dépression !).
Les techniques bottom up utilisent les propriétés des microscopes à effet tunnel, pour déplacer les
atomes, comme on le voit ci-dessous.
200
ROSE FRAySSINET - LES NANOTECHNOLOGIES : ENJEUx
Les chercheurs qui les manipulent sont un peu comme des gamins avec un beau jouet, sans trop réfléchir aux conséquences de leurs découvertes ! Souvent, ils ne savent même pas à quoi ça pourra servir !
Mais ces techniques peuvent être utilisées pour manipuler l’ADN, on est à la frontière du vivant, avec
tous les risques que cela peut entraîner.
Ci-dessus quelques applications des nanoparticules.
Et ci-après des images des fameuses fullerènes (qui ont valu un prix Nobel à leur inventeur). Les
fullerènes pourraient (de par leur forme) être « remplies » de substances qui pourraient être alors
transportées dans l’organisme jusqu’à un endroit précis.
Les nanotubes de carbone (NTC) sont des matériaux 6 fois plus légers et 100 fois plus résistants que
l’acier. On les utilise déjà pour renforcer les raquettes de tennis ou les clubs de golf ! Mais ils sont certainement appelés à un grand avenir dans l’industrie, leur fabrication représente déjà plusieurs tonnes
par an en France ! (ARKEMA prévoit une production de 400 tonnes par an sur son site d’Aquitaine)
201
PARCOURS 2011-2012
Secteurs d’activité concernés.
Ils sont nombreux, et ont fait l’objet d’un recensement par l’INRS (Institut National de la Recherche
sur la Sécurité) car des risques professionnels dus aux nanoparticules ont été identifiés
202
Une voiture contient déjà 10 kg de nanomatériaux
ROSE FRAySSINET - LES NANOTECHNOLOGIES : ENJEUx
Plus de la moitié des applications de consommation courantes contiennent du nano-Argent !
203
Vous voyez que nous sommes cernés, on en trouve partout !
Et c’est vrai que, dans l’électronique et l’informatique, ces technologies ont permis de réaliser des miniaturisations spectaculaires : les premiers ordinateurs occupaient des salles plus grandes que celle où
nous sommes, avec une puissance de calcul bien moindre que celle contenue dans votre téléphone
portable !
Mais aujourd’hui on atteint un nouveau palier avec les fameuses « puces RFID », que l’on retrouve
partout (et que l’on peut même les injecter sous la peau tant elles sont minuscules), qui permettent
PARCOURS 2011-2012
de faire de l’identification à distance par radiofréquence. C’est ainsi qu’on sait tout de vous quand
vous faites des achats avec une carte, ou quand vous passez un appel depuis votre portable : on peut
suivre vos déplacements, on connaît vos goûts… Et beaucoup de ces fichiers peuvent être connectés
et fournir votre « profil complet » ! Je suis personnellement très heureuse de ne pas avoir de portable :
nul ne peut me localiser ! Vive la liberté ! Et on retrouve ces puces RFID partout.
La nanomédecine est aussi un secteur en plein développement, même si, comme j‘ai pu le constater
lors du Débat Public fin 2009 /2010, on présentait seulement 7 ou 8 médicaments, et une trentaine
d’applications en nano-médecines ! Alors, on parle de nous injecter des puces RFID parce qu’en cas
d’urgence, si vous tombez dans la rue, on pourra très vite connaître votre groupe sanguin, et si vous
souffrez d’une affection particulière. Mais il n’empêche que vous aurez dans votre organisme des
particules dont on ne connaît pas l’effet à long terme. De même on envisage des nanoparticules qui
pourraient s’attaquer de façon spécifique à des cellules cancéreuses : mais il en faudra des quantités
importantes, et on ne sait pas ce que cela deviendra après dans l’organisme, ni si le corps sera capable
de les biodégrader : le comble serait que cela induise à la longue d’autres cancers ! Lorsque l’on fait
part de nos réticences, on est qualifié de rétrograde je crains que les nanomédecines ne soient le cheval
de Troie des nanotechnologies !
Et pourtant cela suscite un engouement technologique intense :
tout le monde veut en être.
On est dans l’économie de la promesse. On nous annonce mille applications toutes plus nécessaires
et indispensables les unes que les autres, avec des retombées économiques fantastiques…
204
La France est bien placée pour les nano-composants pour les systèmes embarqués mais en retard
pour les nanotechnologies en biologie et santé
Et tout ce développement se fait sans aucune consultation des citoyens. J’anime des conférences sur ce
sujet depuis 2006, on sollicite les décideurs publics, mais sans aucune réponse : les choses avancent
toutes seules, sans aucune réflexion publique assumée. Même si on voit se développer des analyses de
risques dans quelques laboratoires publics, comme au CEA. Mais c’est l’exception. Par contre, on a financé des études en sciences sociales et humaines pour analyser comment les gens vont accepter ces
nouvelles technologies (et ce qu’il faudrait faire pour que le grand public les accepte !) : le CAS (cellule
d’analyse stratégique) du Premier Ministre commence à dire qu’il faudrait peut-être commencer à deROSE FRAySSINET - LES NANOTECHNOLOGIES : ENJEUx
mander leur avis aux gens, par exemple sur le fait de mettre du nano-argent dans les chaussettes pour
en améliorer l’odeur ! On sait bien qu’au bout de 3 lavages, toutes les particules seront parties, et se
retrouveront dans les stations d’épuration : le jeu en vaut-il la chandelle ? Mais sur d’autres produits la
problématique est moins simple à comprendre. Et cela se passe partout dans le monde, à une échelle
de plus en plus importante, et dans tous les domaines de la vie.
En 2011 on a inventorié 1 300 nano-produits aux EU
En 2010 seuls 2 % des budgets étaient affectés à la recherche sur les risques
Aujourd’hui encore les domaines qui drainent la majorité des budgets, sont les applications militaires
et ce que j’appelle le « flicage » (surveillance).
Propriétés et risques des nanomatériaux.
La matière change de propriétés au niveau nanométrique : l’or par exemple, qui est normalement
jaune, peut changer de couleur, le dioxyde de titane acquiert des propriétés tout à fait différentes :
205
PARCOURS 2011-2012
Il est sûr que pour un chercheur, il est passionnant d’étudier les comportements des nanomatériaux !
Mais on se rend compte que la dangerosité d’un même matériau change considérablement suivant
qu’on est à 2 nanomètres ou à 20 nanomètres : il faudrait donc, dans l’idéal, faire des études de risques
au cas par cas, c’est un travail gigantesque dont on peut craindre qu’il soit souvent négligé ! soit près
de 50 ans de recherche usage par usage.
Heureusement, depuis 2006, des groupes citoyens et des agences publiques commencent à lancer
des cris d’alarmes.
L’AFSET (qui est devenue ANSSET, Agence Nationale pour la Sécurité et l’Environnement des Travailleurs), qui fait des analyses de risques, a déclaré qu’il faut traiter les nanomatériaux comme des
produits chimiques nouveaux, et évaluer leurs risques pour la santé et leurs risques environnementaux.
L’OCDE liste 39 paramètres à prendre en compte pour chaque analyse toxicologique !
206
En 2008, j’ai assisté à un forum organisé par l’INSERM, qui montrait les premiers résultats, alarmants,
de l’étude des nanotubes de carbone, dont les effets étaient très similaires à ceux de l’amiante. On
nous avait promis que l’on ne referait pas les mêmes erreurs que pour l’amiante (ou le sang contaminé) et que des mesures de protection seraient prises en amont des commercialisations. Depuis, il
ne s’est rien passé. Et je suis furieuse parce que, pour les gaz de schiste par exemple, on a su réagir
beaucoup plus vite ! Se pose le problème de savoir comment le citoyen peut peser sur ces choses.
L’INRS, qui fait des préconisations d’utilisation des produits (les fiches-produits), lors d’un récent colloque, a expliqué toutes les précautions qu’il faudrait mettre en œuvre pour les nanoparticules : on est
proche du niveau de protection contre les produits radioactifs (aussi bien sur le port de protections
individuelles que sur les conditions de stockage et de dispersion des grosses quantités dans les sites
de production…).
Et en cas de contamination et de dégradation de la santé, fournir la preuve que les nanoparticules en
sont responsables sera d’une difficulté considérable (ne serait-ce que parce qu’on ne connaît pas les
nanoparticules auxquelles on a été exposé !). Les assureurs ne couvrent pas pour l’instant ce risque !
Les industriels sont tranquilles, ils ne risquent pas grand-chose ! Prouver que vous avez des problèmes
parce que vous avez utilisé une crème solaire contenant des nanoparticules, comment faire ? Alors
ROSE FRAySSINET - LES NANOTECHNOLOGIES : ENJEUx
que des études récentes montrent qu’avec ces crèmes, les nanoparticules s’infiltrent profondément
dans l’organisme, et ne restent pas en surface comme on le pensait. A un colloque de l’INRS, sur 35
communications, 34 concluaient qu’il y a un risque réel pour la santé et pour les écosystèmes (inflammation au minimum, et souvent bien plus grave).
Et l’élimination des nanomatériaux « usés » est problématique. Ceux qui sont à base de carbone,
passe encore, on peut en partie les brûler. Mais que faire des nanomatériaux à base de métaux lourds
(oxydes de titane, de cadmium, d’argent) : il n’y a guère de solutions. J’avais demandé en 2008 à l’observatoire régional des déchets industriels de Midi-Pyrénées (Ordimip) comment ils voyaient le problème, les chercheurs des laboratoires toulousains interrogés n’avaient pas semblés très préoccupés
par ce sujet ! Sur la pression des ONG, l’Ordimip a commencé à s’en occuper (on est à peu près les
seuls en Europe !) et a produit un cahier d’acteurs pour le Débat Public et commencé un inventaire
des acteurs du domaine.
Parmi les « promesses » des nanotechnologies, on parle souvent des économies
d’énergie attendues : mais en fait, ces technologies ont un coût énergétique colossal
PARCOURS 2011-2012
207
Et la réglementation dans tout ça ?
Depuis 2006, nous tirons la sonnette d’alarme auprès des élus et des chercheurs, sans guère de résultat.
Certains proposent un marquage des produits pour indiquer leur teneur en nano-éléments : nous
pensons que cela est insuffisant, car les gens ne connaissent pas la nature des risques associés. On
annonce un marquage sur les produits cosmétiques à partir de 2013 en Europe (on aurait pu le faire
avant !) En fait il y a actuellement très peu de chose, comme le montre le tableau récapitulatif ci-dessous, et les entreprises visées font un lobbying intense pour en réduire la portée et la date d’application.
208
Même à ce niveau très limité, cette réglementation peine à s’appliquer, et les industriels ne sont guère
motivés (c’est un euphémisme !).
On est cependant en train (c’est un encouragement) de développer une « nanotoxicologie » en pharmacologie, et on responsabilise les pouvoirs publics en leur rappelant qu’en cas de catastrophe ou de
scandale sanitaire, ils ne pourront pas se réfugier derrière l’explication : « On ne savait pas, personne
ne nous avait rien dit ». Il faut donc des nanotoxicologues, mais aussi des éconanotoxicologues car
les problèmes de toxicité au niveau environnemental sont très spécifiques. Mais les industriels s’impliquent très peu dans ce secteur de la recherche nanotechnologique, qu’ils laissent volontiers aux
investisseurs publics (on socialise les coûts et on privatise les bénéfices !) : la recherche sur les risques
ne représente que 2 % du total des recherches en nanotechnologies ! Et on n’est pas surpris quand
ROSE FRAySSINET - LES NANOTECHNOLOGIES : ENJEUx
on découvre qui sont les investisseurs dans ce domaine : les grands groupes chimiques et pharmaceutiques. On peut être méfiant quand ils promettent que les nanotechnologies sont une chance pour
l’humanité. Pour leurs profits, c’est sûr !
Risques éthiques des nanotechnologies.
Cela m’amène donc à parler des risques éthiques : quel est l’enjeu, quels sont les objectifs visés, et
pour qui ? C’est une technologie de riches, coûteuse, qui n’apporte rien aux pays les plus pauvres.
Si un bénéfice quelconque doit être attendu, on sait qui en profitera. Et c’est toute l’ambiguïté (et la
dangerosité) du courant post-humaniste.
Il serait pourtant possible de réorienter les recherches pour satisfaire des besoins réels du plus grand
nombre, plutôt que de se concentrer sur les domaines les plus « rentables » pour les grands groupes.
C’est vraiment un problème politique, au sens noble du terme : orienter (contrôler) l’émergence
d’une nouvelle technologie qui peut bouleverser nos modes de vie, plutôt que l’abandonner aux
« forces erratiques du marché » ou aux calculs déshumanisés des plus puissants.
209
Débat
Un participant - Le danger de ces nouvelles technologies incite à mettre en place des réglementations
contraignantes et des contrôles tous azimuts : et cela entraîne un autre danger pour la liberté de tous
les citoyens et un passage vers une société à la Huxley dans Le Meilleur des Mondes ?
Rose Frayssinet - Je suis d’accord, et il faut se méfier de la réglementation parce que çà ne résout pas
tout. J’ai entendu des industriels dire : « Moi je préfère être classé Seveso, car si je suis en conformité
avec la réglementation, c’est bon, on ne peut pas me mettre en défaut ». Ce n’est pas dans cet esprit-là
qu’il faut raisonner : en tant que consommateurs, qu’est-ce qu’on veut ?
PARCOURS 2011-2012
Un débat national vient d’être organisé, il a duré 4 mois, mais il a été escamoté : en avez-vous entendu
parler ? Est-ce qu’on a l’impression qu’il y a eu un débat sur les nanotechnologies ? C’était pourtant un
débat national porté par sept ministères. Ils n’ont rien fait en terme de communication grand public,
ils nous ont simplement donné à nous, associations, des affiches pour qu’on face l’affichage (ce que
l’on a refusé
Ce Débat Public a eu lieu du 15 octobre 2009 à février 2010 prévu en 17 lieux en France où l’on développe ces technologies.
On ne demandait pas : « Les nanotechnologies, est-ce que vous en voulez ? » On expliquait qu’on était
déjà en train de les développer, et leur intérêt ; donc, c’est quand même inadmissible, on ne parlait
pas des risques éthiques qui sont énormes. Et d’ailleurs, çà s’est très mal passé parce que les gens qui
venaient animer ces débats n’y connaissaient rien. Sur la nanomédecine, on demandait : qui fait quoi,
comment, dans quel domaine ? Et les réponses, c’était n’importe quoi. En fait, ils se sont trouvés face
à des gens comme nous qui travaillons sur les dossiers depuis un certain temps ; le public primaire, il
n’y en avait pas. Par contre, il y avait tous les gens qui travaillent sur les nanos à Toulouse. Lors d’une
réunion où la salle était pleine, je crois qu’on était seulement six à apporter la contradiction. Dans la
salle, ils avaient invité tous les chercheurs des nanos, mais ils n’avaient pas convié le public. J’ai protesté : « Ce n’est pas possible : Non seulement, vous n’avez pas invité le public mais vous avez des gens
sur place. Vous noyautez tout. ». Je n’ai eu droit qu’à quelques minutes pour présenter nos idées « car
il fallait que tout le monde puisse s’exprimer ! ». Et, à la fin, les chercheurs sont venus nous prendre à
partie de façon assez agressive, en nous reprochant d’être négatifs !
Une participante - Ce genre de procédé s’applique systématiquement dans les grands débats : On a
déjà constitué la salle, on a déjà prévu les intervenants, mais quand vous arrivez à vous faufiler et à
intervenir, on organise le débat de façon à ce que vous ne repreniez plus la parole. C’est systématique,
même sur des sujets moins graves que çà.
Rose Frayssinet - Ce n’est qu’en janvier, parce que nous avions crié assez fort et claqué la porte du
Débat Public, que les médias ont commencé à nous interviewer : nous avons dû répondre, pendant
six mois, à trente-huit interviews. La contestation était très forte et perturbait la tenue des débats,
c’est arrivé à un point où on était fouillé au corps pour entrer dans la salle ; il fallait signer un papier
signifiant qu’on n’allait pas bouger ; à tel point qu’à un moment donné, on a eu les experts d’un côté
et le public dans une autre salle : c’est une curieuse illustration du débat public, sans public !
Une participante - Sur la nanomédecine : on explique que, à terme, le résultat de ces recherches serait
qu’on ferait de grosses économies pour la sécu, car on ferait à la fois le diagnostic et le traitement.
210
Rose Frayssinet - C’est exactement ce que j’appelle « l’économie de la promesse », sachant que peutêtre il y a du vrai là-dedans. Mais le problème, est que ces nanomatériaux qui vont être des vecteurs
pour les médicaments, on ne sait pas du tout ce qu’ils vont donner dans l’organisme, on n’a pas du
tout la notion de l’effet dose, comme on dit en médecine, et on ne sait pas du tout comment ils sont
bio-accumulables dans l’organisme.
Pour ma part, j’avais relevé le jour du Débat Public qui est irrecevable et que j’avais lu dans un des
cahiers d’acteurs de l’Académie de médecine : « s’il y a des problèmes, on avisera, et on indemnisera ».
C’est le genre d’affirmations que l’on ne veut plus entendre, car on arrive à des situations irréversibles, dont la réparation éventuelle n’efface pas les traumatismes subis.
Une participante - La loi de 2004 permet d’attaquer l’entrepreneur quand il aura fait des dégâts, c’està-dire quand vous aurez trouvé les dégâts, (encore faut-il pouvoir le prouver), elle ne permet pas
d’imposer d’actions préventives !
Rose Frayssinet - Je reviens sur les chercheurs. Il y a beaucoup de gens qui parlent de déontologie des
chercheurs, des questions qu’ils se posent sur l’objet de leurs recherches ; en réalité, ce n’est pas du
tout comme çà que çà se passe. Les chercheurs pensent d’abord à financer leurs recherches. Il faut
qu’ils décrivent dans leurs documents les éléments susceptibles d’apporter un financement pour leur
permettre de travailler. C’est très délicat.
Pourtant notre société est composée de chercheurs qui ont la culture de la critique, du sens moral ;
ROSE FRAySSINET - LES NANOTECHNOLOGIES : ENJEUx
il y a de nombreuses personnes courageuses, (et ce sont souvent des femmes), qui affrontent et
contestent dans plusieurs domaines (tels que les prothèses mammaires aujourd’hui), au risque de
perdre leur travail. Et l’on voit aussi tellement de gens qui gagnent leur vie au niveau le plus modeste
et qui craignent de perdre leur emploi et qui vous répondent : « Il faut bien le faire parce qu’on doit
manger ».
Le débat s’est terminé en février. C’est le genre de débats publics qui donne lieu à un rapport, et
je vous l’ai apporté pour ceux que çà intéresse, vous le trouverez sur internet. Les 7 ministères qui
avaient commandité ce Débat Public, devaient rendre en juillet 2010 leurs recommandations, elles
mais cela vient juste de sortir (novembre 2011. Il n’y a donc encore rien eu de fait par rapport à tout
ce qui avait été formulé lors du débat public. Les soupçons sur la nocivité et les incertitudes et sur
les avantages ne pouvaient que pencher vers un moratoire ou un arrêt définitif, c’est exactement ce
qu’expriment les gens du début à la fin du débat. Pourtant, depuis, les nanotechnologies ont continué de croître et prospérer sans aucune entrave, sans aucune obligation nouvelle pour en limiter les
risques. (un communiqué interministériel a été adressé le 13 février 2012 qui n’apporte pas grandchose sinon la nécessité de faire une évaluation des risques… ce que nous disons depuis 2005 !).
Une participante - Y a-t-il des actions en cours pour sensibiliser le grand public ?
Rose Frayssinet - Rien en ce qui concerne l’État. Au contraire, nos élus, notre Conseil régional, affichent sur la Dépêche : « Nous sommes partisans des nanotechnologies ». On ne peut pas mobiliser sur
les nanotechnologies. Et les décideurs nous disent : « Vous êtes combien dans la rue ? ». Si vous êtes
500, ce n’est pas la peine de discuter ; si vous êtes 5000, çà commence à les faire réfléchir.
Vous avez l’exemple des gaz de schiste : depuis janvier, je me suis mobilisée dans toute la région parce
que les gens comprennent ce qui se passe sur leur territoire, et là, les gens savent ce que c’est, ils
comprennent les risques pour leurs territoires et ils se mobilisent.
Un participant - Depuis le XIXe siècle avec le productivisme, on nous a bien matraqués l’esprit depuis des générations pour nous imposer cette religion du progrès qui en soi est une catastrophe,
puisqu’on en voit les effets.
Un participant - Comparé aux nanotechnologies, pour les gaz de schiste on voit qu’il y a d’énormes
dérives, on voit des schémas où il y a des explosions, on voit des films où il sort du gaz par le robinet,
etc., donc il y a eu un effet de scénario catastrophe associé au gaz de schiste qui a choqué l’opinion ;
alors que les nanotechnologies, c’est insidieux, pris individuellement ce n’est pas grand-chose : « S’il y
a des produits dans la crème solaire, ce n’est pas dramatique, on ne va pas en mourir. ». Quand vous
dites que çà va se répandre partout dans la nature, çà ne semble pas très grave, mais quels seraient les
moyens de montrer toute la nocivité de ces choses-là ; est-ce qu’il n’y aurait pas lieu de développer
des supports pour réveiller l’opinion ? Est-ce qu’il n’y aurait pas lieu de faire un petit film d’animation
qui montre des stations d’épuration qui commencent à tomber en panne à cause du nano-argent, etc.
Mais plutôt que de rassembler les gens dans une salle de réunion, peut-être informer les gens par un
scénario catastrophe.
Rose Frayssinet - Il existe un film qui s’appelle « Le silence des Nanos », sorti en 2008, mais il n’est
plus pertinent, on n’avait pas encore assez d’éléments, mais maintenant on n’a pas de problème pour
présenter la réalité des risques. Mais comment matérialiser les petites souris qui crèvent ou, (on le sait
depuis le mois d’octobre), le fait que les nanoparticules traversent les membranes du cerveau ? Cette
information a fait pourtant du bruit, un peu partout dans les médias, mais n’a pas touché le grand
public. Le discours officiel, c’est de dire qu’on peut bien supporter tous ces inconvénients pour avoir
quelques avantages
Une participante - Ce qu’on va objecter, c’est qu’il y a des nanos dans les téléphones portables, donc
c’est utile…
Rose Frayssinet - Est-ce que le téléphone portable est utile ? Oui, dans certaines conditions.
Moi qui suis très vieille, je suis très sensible à la façon dont on a abîmé la terre depuis la seconde
guerre mondiale. Il faut protéger la terre nourricière ; quand elle ne pourra plus nous nourrir, ce sera
terminé. Les dégâts ont été très rapides en une génération. Heureusement qu’il existe encore des
PARCOURS 2011-2012
211
pays où l’on n’a pas mécanisé partout, car ils ont encore les pratiques ancestrales qui vont nous servir,
mais en France, on ne sait plus faire çà… il faut remettre des haies, mettre des arbres, réalimenter la
terre, etc.
Une participante - Toutes les organisations écologiques sont très occupées à se défendre contre les
dérives de l’industrialisation, mais, à la veille des élections, on ne voit pas de programme vraiment
construit ; quand madame Joly dit qu’elle va créer des emplois à travers l’écologie, çà fait rire certains.
Rose Frayssinet - C’est pourtant là qu’il peut y avoir de l’emploi et local pour beaucoup.
Il ne faut pas simplement dire ce qu’il faut faire, il faut le faire. Par exemple, à Toulouse, on a fait une
conférence sur les villes en transition : Comment utiliser la terre pour nourrir le monde en protégeant
le mieux possible l’écosystème « Scénario Afterre 2050 » ; la salle était bondée. Les gens sont en attente de savoir ce qu’on peut faire. Et comment ils peuvent être acteurs de ces changements. C’est
réconfortant.
Saint-Gaudens le 14 janvier 2012
Bibliographie :
de très nombreuses références sont disponibles sur internet, il est impossible de les citer toutes.
Une source d’actualités sur les Nanotechnologies : L’AVICENN est l’Association de Veille et d’Information Civique sur les Enjeux des Nanosciences et des Nanotechnologies :
http://avicenn.fr/wakka.php?wiki=PagePrincipale
Les dossiers des Amis de la Terre (AT) souvent en anglais (FOE) :
- Cahier d’acteurs des AT au Débat-Public National :
http://www.debatpublic-nano.org/documents/liste-cahier-acteurs.html?id_document = 55
- Nanotechnologies, leurs vrai coût pour le climat et l’énergie :
http://www.amisdelaterre.org/nanotechnologies-html et
http :// www.foeeurope.org : publications/2010_climate_energie_novembre 2010.pdf http://
www.amisdelaterre.org/Rapport-Nanotechnologies-climat-et.html
- Nano-argent : les risques pour la santé et l’environnement :
www.amisdelaterre.org/Nanoargent-les-risques-pour-la.html
212
- Du labo dans nos assiettes,
les nanotechnologies dans l’alimentation et l’agriculture :
http://www.amisdelaterre.org/Nanotechnologies-chronique-d-une.html,
http://www.amisdelaterre.org/Apres-les-OGM-les-nanotechnologies.html
http://www.foeeurope.org/activities/nanotechnology/Documents/Nano_food_report.pdf
- La position des Amis de la Terre sur les nanotechnologies :
http://www.amisdelaterre.org/La-position-des-Amis-de-la-Terre.html
ROSE FRAySSINET - LES NANOTECHNOLOGIES : ENJEUx
L’âge de la confusion
politique
Serge Regourd
Professeur à l’Université de Toulouse1 - Capitole,
directeur de l’Institut du Droit de la Culture et de la Communication,
spécialiste du droit des médias
Cette conférence correspond, d’une part, aux thématiques qui sont les miennes à l’Université Toulouse 1 où je dirige plusieurs masters relatifs aux médias et au droit des médias, et, d’autre part, à des
enseignements que je donne à l’Institut d’Études politiques de Toulouse, autour de la question du
rapport entre médias et société. Le titre de la conférence correspond à la problématique d’un livre en
cours de rédaction.
La difficulté est d’essayer de présenter en peu de temps un vaste sujet. Certains thèmes sont consensuels, « qui ne fâchent pas », notamment parmi ceux qui ont été évoqués pour d’autres conférences
du GREP. Je vais quant à moi dire des choses qui, à tel ou tel moment, pourront fâcher tel ou tel
d’entre vous, puisqu’elles me fâchent moi-même. Le sens de mon intervention est de proposer un
débat autour de ce qu’on pourrait appeler un paradoxe. Au XVIIIe siècle, le siècle des Lumières qui va
déboucher, notamment, sur la Révolution Française, l’idée fondamentale était que la connaissance, le
savoir, passent par une information accessible au plus grand nombre ; et la notion d’espace public se
constitue, au moment de la Révolution, dans une matrice d’information et de communication. C’est
à ce moment-là que la parole publique se délie. On sort de l’obscurantisme d’un pouvoir censé être
transmis par voie divine pour lui substituer la Raison. Alors se multiplient les clubs (les Jacobins, les
Cordeliers…) du débat public, se multiplient les débats dans les salons bourgeois (qui déjà travaillent
un peu comme nous allons le faire ce soir). Le postulat exprimé dans l’Encyclopédie de Diderot et
d’Alembert est que la démocratie, l’État de droit, sont conditionnés par l’accès au savoir, à la connaissance, à la Raison, supposant l’information. Et a contrario, qu’une société dans laquelle il n’y a pas
ce qu’on qualifiera plus tard de « médias » libres et pluralistes, ne peut pas être démocratique. Aujourd’hui encore, un critère simple pour différencier les régimes démocratiques de ceux qui ne le sont
pas est le sort fait à la presse et au pluralisme des médias. La majeure du syllogisme démocratique est
que l’État sera démocratique, dès lors que des moyens d’information libres et pluralistes seront mis
en œuvre.
Or, nous avons bien des médias libres, pour l’essentiel, des médias nombreux. Des spécialistes de
la communication parlent de « l’opulence communicationnelle », qui s’est encore étendue avec ce
qu’on appelle la « révolution numérique ». On pourrait donc dire, que les espoirs des Lumières, de
Diderot et d’Alembert, sont comblés. Les objectifs des Lumières devraient être atteints. Si la majeure
du syllogisme reste vraie (la condition de la diffusion de l’information), si la mineure l’est aussi (nous
bénéficions des moyens d’information pluralistes), la conclusion devrait être positive. Or de mon
point de vue, elle est négative. C’est de ce paradoxe que je voudrais vous entretenir ce soir. Avec une
série de bémols : je ne peux pas tout traiter (notamment la question des propriétaires des médias et
des conséquences qui peuvent en découler).
PARCOURS 2011-2012
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Expliciter un paradoxe
Ce que je veux traiter ce soir, (d’où le titre de la conférence : « la confusion politique »), c’est comment nous nous trouvons dans cette situation de confusion, c’est-à-dire, pour l’essentiel, comment
s’est opérée une déconnexion entre le réel et la représentation du réel. Le propre des médias est de
jouer un rôle de « médiation » et de transmettre un compte-rendu, une explication du réel qui en
soit aussi proche que possible. Or le postulat de ma conférence de ce soir est que, dans bien des cas,
s’opère une rupture entre le réel et ses représentations véhiculées par les médias et s’insinuant dans
nos esprits.
Je vais procéder en deux temps (et des contestations pourront surgir par rapport aux exemples que je
vais citer) : d’abord, je vais prendre une série d’exemples qui me paraissent attester de cette confusion
(la confusion consistant à prendre une chose pour ce qu’elle n’est pas, ou à la qualifier de manière
inadaptée). Et dans un deuxième temps, je montrerai comment ces confusions sont alimentées par
les médias, selon des modalités qui permettent de comprendre la logique de confusion dans laquelle
nous sommes plongés aujourd’hui.
Il ne s’agit évidemment pas d’accuser les médias de tous les maux de la société. Ce serait trop facile.
Car ces médias ne sont pas les seuls à causer les problèmes de confusion que je vais évoquer. Mon
propos consiste à retenir que la confusion s’est développée parce que les médias n’ont pas assumé le
rôle d’information d’accès à la connaissance, qui était attendu d’eux, notamment dans le cadre de la
philosophie des Lumières.
I - Du constat de la confusion en quelques exemples
D’abord, donc, l’évocation d’éléments très concrets qui me paraissent illustrer la confusion, avec trois
types d’exemples : l’un selon une logique nationale, dans le cadre des politiques publiques françaises,
un autre dans le cadre de l’Europe, et d’autres enfin de politique internationale.
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Dans le débat politique français. Je ne parlerai pas de l’élection présidentielle à venir1 pour précisément éviter des confusions avec un débat d’une autre nature. Lorsque le président, actuel, de la
République, mène sa campagne de 2007 autour de plusieurs discours restés célèbres, (écrits comme
chacun sait par Henri Guaino) en citant les personnalités, iconiques, de Jean Jaurès, de Léon Blum et
la figure du résistant Guy Moquet, la confusion consiste à s’emparer de références qui ne traduisent
pas l’image convenable, l’identité, les valeurs, de ceux qui sont cités. Dire que M. Sarkozy pourrait
être l’héritier direct de Jaurès, de Blum, de Moquet ne paraît guère donner lieu à discussion. Mais en
même temps, de l’autre côté de l’échiquier politique, les confusions ne sont pas absentes, dès lors
que le parti de Jean Jaurès, le parti de Léon Blum, est devenu, aussi, celui de Dominique Strauss-Kahn.
En effet, on peut se demander comment un responsable socialiste peut, sans confusion, devenir le
directeur général du Fonds Monétaire International (F.M.I.). Je rappelle en un mot, que le F.M.I. est
le principal gendarme du capitalisme néolibéral, créé par les accords de Bretton Woods en 1944 au
lendemain de la deuxième guerre mondiale. Le F.M.I., à la suite de ces accords, est le produit généré
par toute une série de rencontres à partir de 1944 entre les États-Unis et la Grande Bretagne, les deux
premières puissances économiques, et coloniale de l’époque ; les États-Unis avaient conditionné leur
entrée en guerre par l’acceptation par la Grande Bretagne de mesures néolibérales, complètement reconstruites après la crise de 1929. Ce sont les fondements du F.M.I., dont on sait que l’activité consiste
à mettre en œuvre, notamment dans les pays du Sud, du Tiers-Monde, des politiques de rigueur, dites
d’ajustements structurels, qui se traduisent par des logiques systématiques de privatisations et de
remise en cause des logiques de services publics et de financements publics. N’y aurait-il pas là une
certaine confusion ? Cela fera sans doute l’occasion de débat.
L’autre grand gendarme du capitalisme sans frontières se nomme « l’Organisation Mondiale du Commerce » (O.M.C.) Je peux en parler en connaissance de cause, à travers une expertise sur le volet
1 Rappelons que cette conférence a été prononcée 4 mois avant l’élection présidentielle de 2012
SERGE REGOURD - L’âGE DE LA CONFUSION POLITIQUE
culturel. L’article premier de l’accord général sur le commerce des services (A.G.C.S.), accord de libreéchange, a été négocié pendant les négociations du G.A.T.T, dites de « l’Uruguay Round ». Il traite du
libre-échange en matière de services, et énumère 160 activités humaines qui doivent être privatisées,
livrées au marché, à la concurrence : enseignement, santé, etc. Les seules activités qui échappent au
projet de libéralisation de l’O.M.C. sont les services rendus dans « l’exercice du pouvoir gouvernemental », à savoir les fonctions régaliennes de police, de justice, de fiscalité. Il se trouve que le Directeur
général de l’O.M.C. est Pascal Lamy, membre éminent du parti socialiste français. On peut, là encore,
se demander sans être exagérément critique, s’il n’y a pas une certaine confusion politique…
J’en viens à la question européenne, qui concerne notre devenir. Concernant les services publics, pour
un juriste - je suis d’abord, professeur de droit - si on fait l’analyse normative des textes européens,
au-delà d’une approche allégorique, d’un idéal européen, certes respectable, en termes de pouvoir,
on ne décèle, hélas, aucune ambiguïté : l’Europe communautaire depuis le traité de Rome en 1957,
aggravé par l’Acte Unique en 1986 et par les traités subséquents, est entièrement fondée sur le principe
de la libre concurrence. Un certain nombre de dispositions du droit communautaire, dans les traités
et les directives qui en découlent, aboutissent à des logiques de démantèlement des services publics
au profit du libre marché, déjà établi en matière de transports, d’énergie, de communication etc. Et
donc il me semble qu’il y a encore une certaine confusion dans le fait de prétendre tenir deux discours
complémentaires, d’une part, un discours totalement pro-européen fondé sur les textes actuels et
d’autre part un discours en défense des services publics. Pour parler franc, cette double posture révèle
une certaine schizophrénie juridico-politique. Comme l’avait souligné le Conseil d’État qui ne passe
pas pour une instance particulièrement subversive, l’Europe communautaire ne fait pas le procès des
services publics, elle fait pire, elle en ignore jusqu’à l’existence-même. Ce qu’on appelle service public dans le droit communautaire, les « services d’intérêt économique général » (S.I.E.G.) relèvent par
principe du droit de la concurrence. Les logiques de service public n’étant tolérées que d’une manière
dérogatoire, dès lors que sont respectés un certain nombre de conditions strictement contrôlées par la
Commission Européenne, et éventuellement, en cas de contentieux, par la Cour de Justice de la Communauté. Il est tout à fait respectable d’être pro-européen et d’être conjointement, libéral, de penser
que le démantèlement des services publics est une bonne chose, et que le marché est plus vertueux
que l’intervention publique. Je suis prêt à en débattre, sinon à l’admettre. Je pense en revanche qu’on
nage dans la confusion politique, dès lors qu’on se veut en même temps un défenseur des traités
européens tels qu’ils sont et qu’on prétend défendre les services publics, alors que, mécaniquement,
les traités communautaires sont bâtis sur des logiques de démantèlement de l’intervention publique.
Troisième domaine de confusion, le plan international, et notamment la représentation des conflits.
Je reviendrai par la suite sur le premier exemple que je vais prendre, extrêmement significatif au
point de vue juridique, des confusions et des contradictions en œuvre. D’abord le conflit des Balkans,
de la Bosnie, et du Kosovo. La totalité de la classe politique française de l’époque, (président de la
République et premier ministre en période de cohabitation), ont justifié la participation de la France
au bombardement par l’OTAN de l’ex-Yougoslavie, en se référant à la notion de droit et aux exigences
du droit. Confusion totale. Tous les juristes diront, quelle que soit leur sensibilité, que ces bombardements constituaient les violations les plus brutales, et grossières, des dispositions du Droit international, puisque seul le Conseil de Sécurité de l’ONU peut autoriser les interventions militaires, et que
ce Conseil les a précisément refusés, par plusieurs résolutions. L’Otan a procédé aux bombardements
en alléguant un fondement juridique alors que cette organisation était parfaitement dépourvue de
compétences d’interventions dans ce cas. C’est-à-dire - confusion suprême - qu’au moment où on
viole le droit, on se réclame du droit. Pour que mon propos soit bien compris, j’indique tout de suite
que l’on peut admettre de trouver des impératifs humains au-delà de la norme juridique. On pourrait
dire : peu importe le droit, il y a des exigences humanitaires qui sont plus fortes que le droit. Mais
dans ce cas-là, il suffirait de le dire : « Nous allons bombarder malgré les règles de droit, parce qu’il y a
un certain nombre de valeurs qui vont au-delà du droit ». Or ce n’est pas du tout ce qui a été dit. Ces
règles datent de la deuxième guerre mondiale dans le cadre des procédures mises en œuvre par la
Charte des Nations Unies…
Deuxième exemple : la guerre la plus récente à laquelle nous avons participé, en quelque sorte en tête
PARCOURS 2011-2012
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de gondole : la guerre de Lybie. Elle a relevé, dans la plupart des commentaires, de la notion de « guerre
juste ». Je pense qu’il s’agit encore d’une confusion dans la mesure où la notion de guerre juste n’existe
pas en droit. C’est un progrès fondamental de la civilisation que d’avoir totalement récusé la notion de
guerre juste et d’avoir mis la guerre hors la loi : la guerre n’est pas un mode de règlement des conflits
admis par le droit international. Après une première formulation en 1928 avec le pacte Briand-Kellog,
dont les deux initiateurs étaient la France et les États-Unis, ratifié ensuite par 60 États seulement, ce qui
était purement contractuel est devenu un principe majeur de la Charte des Nations Unies qui met totalement la guerre hors la loi, sauf les hypothèses du chapitre 7 en cas d’agression, de menace d’agression, contre un État membre, auquel cas cette situation relève du Conseil de Sécurité de l’O.N.U. Dans
l’affaire de la Lybie, les choses sont moins brutales que dans la guerre des Balkans, dans la mesure où
le Conseil de Sécurité a effectivement autorisé une intervention sur l’espace aérien libyen pour protéger les populations civiles de Bengazi, permettant aux États membres de prendre les mesures afin de
procéder à une exclusion aérienne. Mais chacun sait qu’en réalité cette résolution a été dépassée et a
servi à justifier bien au-delà de ce qui était permis. Ce que je veux souligner ici, c’est comment on peut
faire semblant de respecter une procédure, une résolution, en évacuant son contenu. Ce contre quoi
ont protesté ensuite un certain nombre d’États qui, n’ayant pas utilisé le véto dans l’affaire libyenne - la
Chine et la Russie - ont considéré qu’on les avait trompés. Et ce qui relève de la confusion, c’est l’habillage en « guerre juste » sans rapport avec les procédures juridiques.
On sait que dans l’affaire de la Libye, le personnage qui a été mis au premier plan, en quelque sorte
ministre des affaires étrangères bis, était un dénommé Bernard Henri Lévy, que j’utiliserai comme
véhicule de transition pour aborder la deuxième partie de mon propos, car celui-ci est précisément
un symbole concentré de tous les maux que l’on peut identifier quant aux dérives et confusions de la
société médiatique. C’est avec B. H. Lévy que je voudrais donc aborder la responsabilité des médias.
II - De la responsabilité des médias, selon quelques modalités
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Rappelons d’abord que, un an avant l’épopée qui commence à Bengazi, en février 2010, paraissait un
livre de Bernard Henri Lévy qui, comme tout livre qu’il publie, donna l’occasion d’un bombardement
médiatique de grande envergure, sur toutes les chaînes de télévision publiques, privées, les quotidiens, les couvertures des magazines comme Le Point, L’Express, Le Nouvel Observateur, Marianne
etc. Ce livre traite de la guerre en philosophie. Il est assis sur une démonstration que peut-être certains d’entre vous connaissent. Il s’en prend vigoureusement à quelques philosophes, peu importants par rapport à lui, Hegel, Marx, qualifiés de philosophes inutiles, « penseurs inutiles et sources
d’aveuglement ». Et il s’en prend surtout à Kant (je le cite : « ce fou furieux de la pensée, cet enragé »)
auquel il prétend régler son compte grâce à une arme fatale : l’invocation d’un philosophe, Jean Baptiste Botul. Il se réfère aux travaux et conférences de ce dernier au Paraguay devant le courant des
néo-kantiens après la deuxième guerre mondiale et à toute l’argumentation qui lui est empruntée. Or
qui est ce philosophe ? Il n’existe pas, c’est un canular inventé par Frédéric Pagès, journaliste du Canard enchaîné. Et il suffisait, pour un chercheur au minimum sérieux, d’aller sur « Google » : les titres
mêmes des ouvrages de Botul sont assez révélateurs (Frédéric Pagès, le vrai Botul, tient au Canard la
rubrique « Le journal de Carla B. ».) Deux livres de Botul par exemple : La vie sexuelle d’Emmanuel
Kant (1999, réédité en 2004), et Landru, précurseur du féminisme. On peut en rire, mais nous allons
voir que tout cela n’est pas anodin. Un grand philosophe contemporain, Perry Anderson, auteur,
notamment de La pensée tiède (éd. du Seuil 2005), y analyse le déclin de la culture française, attesté
par le fait qu’aucun pays au monde ne pourrait prendre au sérieux Bernard Henri Lévy qu’il qualifie
de « grand nigaud ». Or les facéties de BHL existent depuis longtemps. Il y a 40 ans, le philosophe
Pierre Vidal-Naquet, faisant la critique du Testament de Dieu, relève ce qu’il appelle les « innombrables
perles d’écolier » dans son livre. Gilles Deleuze nous conduit quant à lui, directement de BHL à notre
sujet. Dès 1977, il considère que la pensée de B.H. L. est « une pensée nulle » qui procède par gros
concepts - « aussi gros que des dents creuses » - mais qui a inventé un nouveau courant dévastateur,
le marketing appliqué à la philosophie et à la littérature, qui va « faire basculer le rapport à la pensée,
à l’analyse, à l’appréhension du réel via les médias ». Selon cette approche - c’est un bon concentré
SERGE REGOURD - L’âGE DE LA CONFUSION POLITIQUE
de ce dont nous parlons ce soir - je cite Deleuze : « Il faut qu’on parle d’un livre, et qu’on en fasse
parler plus que le livre lui-même ne parle ou n’analyse. Il faut que la multitude d’articles, d’interviews,
d’émissions de radio ou de télé remplace le livre qui pourrait très bien ne pas exister du tout ». Je
résume : Bernard Henri Lévy a inventé « la pensée-interview », « la pensée-minute ». Quelques années
plus tard, Pierre Bourdieu dit à peu près la même chose : Bernard Henri Lévy est un « penseur pour
caméra », un « spécialiste du fast-thinking ». Deleuze écrit encore que le risque de ce courant incarné
par Bernard Henri Lévy aboutit « à soumettre toute pensée aux médias. Cette approche confère aux
médias le minimum de caution et de tranquillité intellectuelle, réduisant les philosophes et les journalistes à ne plus avoir que l’insolence des domestiques ou les pitreries d’un clown de service ».
Des « experts » médiatiques et des images…
BHL illustre ainsi une première caractéristique du fonctionnement des médias aujourd’hui. Dès l’origine, lui et son courant sont dans une logique qu’on pourrait qualifier d’« acte de contrition » : un
certain nombre d’entre eux viennent de courants de l’ultra-gauche, maoïstes, leaders de la « gauche
prolétarienne » de mai 68. Or il faut toujours se méfier des repentis et des actes de contrition. Leur
ligne « éditoriale » est qu’il faut désormais récuser toute logique de la Raison parce que, en soi, la Raison conduit au Totalitarisme. Ils considèrent que le Goulag vient d’un excès de rationalité, du socialisme « scientifique » du courant marxiste et qu’il y aurait donc en quelque sorte une fatalité naturelle
de la Raison au Totalitarisme.
Je cite BHL : « La Raison, c’est le totalitarisme. Voilà la barbarie à visage humain qui menace le monde
d’aujourd’hui ». Son compère, André Glucksmann, qui était l’un des leaders de la gauche prolétarienne, rythme son livre « Dostoïevski à Manhattan » publié après les événements du 11 septembre,
par des citations du genre : « Théoriser, c’est terroriser ». Deuxième slogan : « il faut toujours savoir
émotion garder. » Or, les mass-médias, analysés par les philosophes de la célèbre école de Frankfort
puis notamment, par divers autres courants, tels celui de la Médiologie de Régis Debray, relèvent
que les médias de masse essentiellement audiovisuels, au premier rang desquels la télévision, du fait
même de leur propre nature, de leurs caractéristiques, ne peuvent pas intervenir sur la base d’une
pure rationalité et fonctionnent à l’émotion. Selon Régis Debray nous aurions connu s’agissant de
la régulation des sociétés par la communication et les médias, trois époques : la première - la « logosphère », fonctionne sur la parole ; deuxième époque - la « graphosphère » - après l’invention de
l’imprimerie, passage à l’âge Gutenberg, logique de l’écrit fondé sur la rationalité, et nous serions
aujourd’hui avec la prégnance de l’audiovisuel, dans ce qu’il appelle la « vidéosphère », c’est-à-dire
la prégnance de l’image. Or, selon cette approche, que je crois fondée, les images sont reliées à des
logiques d’émotion et beaucoup plus difficilement à des logiques d’explication rationnelle. Toutes
les analyses de Debray et de plusieurs autres courants font apparaître le caractère perturbant d’une
domination de l’image pour rendre compte de situations, de questionnements d’événements, parce
que, comme le disait Bachelard, « en soi le visible n’est rien ». Dès lors on peut faire dire tout ce qu’on
veut aux images. En revanche, elles sont de nature à susciter l’émotion.
C’est ici que la référence à Bernard Henri Lévy n’est pas fortuite. Il y a une espèce de rencontre logique, d’attente objective entre les uns - les médias audiovisuels - et les autres - les penseurs pour
caméra -. D’autant que le média télévisuel prime sur tous les autres, (j’appartiens à une génération
pour laquelle le journal Le Monde ne comportait pas la moindre illustration, la moindre photo, et aujourd’hui il affiche des photos en couleur jusque dans les premières pages). Tous les spécialistes des
médias savent à quel point la grammaire télévisuelle, le rythme, la construction, la conception de la
télévision a ainsi produit son effet sur la presse écrite, même la plus ambitieuse sur le plan intellectuel.
Or, le média télévision, fondé sur le ressort des seules images, connaît ses propres limites. Il reçoit
une légitimité de philosophes et autres pseudo-experts supposés tels que Bernard Henri Lévy pour
lui apporter ce supplément d’âme intellectuel, de rationalité, qui lui manque. Et parallèlement, ces
personnalités médiatiques reçoivent en retour une valorisation, une légitimation en termes d’image,
d’autorité symbolique, de rétribution matérielle, pour une légitimité que, précisément ils n’ont pas
sur le terrain académique.
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S’établit ainsi une rencontre objective entre l’outil télévisuel dont les caractéristiques propres le placent sur le plan de l’image et de l’émotionnel, et un mode de pensée, de philosophie, qui lui-même
est bâti sur le postulat de l’évacuation de la raison au profit d’une appréhension par l’émotion.
Je prends encore un ou deux exemples concrets, pour illustrer mon propos. Conflit du Kosovo. Régis
Debray part au Kosovo pour aller voir ce qui se passe. Il publie dans Le Monde, depuis Pristina, une
lettre au Président de la République pour témoigner de ce qu’il voyait, sans rapport avec le traitement
qu’en donnaient les médias. Dès le lendemain, sans débat, il a subi les foudres de penseurs pour
caméra, au premier rang desquels Bernard Henri Lévy, et l’ « état-major du Fouquet’s ». Deux pages,
dans Le Monde, de Bernard Henri Lévy et de quelques autres, sur le thème « Adieu, Régis ; Adieu, Debray ! Tu es intellectuellement et politiquement mort. » Régis Debray a subi un pilonnage médiatique,
une mise à l’index qu’il raconte dans « L’Emprise ». La télévision publique, Antenne 2, a organisé à
l’époque, un débat sur le Kosovo. Régis Debray est en duplex avec, entre autres, sur le plateau parisien, l’incontournable Kouchner. On lui demande d’expliquer rationnellement ce qu’il voit. Et dès
qu’il commence à parler, son image est rejetée dans un petit coin de l’écran, et en plein écran, on
voit les réfugiés Kosovars, cohorte de misère, d’horreur, les réfugiés, femmes, vieillards, enfants qui
pleurent. L’effroi absolu. Le choc des images vient totalement (c’est un exercice d’école) anéantir tout
ce que dit Régis Debray qui ne voit pas quant à lui, ce qui apparaît sur les écrans. Le lendemain, même
refrain, dans les médias : Glucksmann, déjà cité, soutient, je cite, que « les larmes des enfants Kosovars
suffisent à discréditer toute tentative d’explication rationnelle du conflit. »
C’est-à-dire que celui qui veut essayer d’apporter une explication rationnelle, héritière de la revendication des Lumières, est condamné par avance comme un cynique, un « sans-cœur » qui essaie de
théoriser nonobstant les larmes des enfants Kosovars. Alors, on en arrive à ce qu’écrivait un grand
philosophe, aujourd’hui décédé, Jean Baudrillard, dans Libération au moment de la guerre du Golfe,
sur les mêmes postulats : l’image, seule, crée l’événement. Pendant cette guerre, du fait de ce que les
Américains avaient subi auparavant, les caméras avaient été tenues à l’écart. Nous étions donc dans
« une guerre propre », « une guerre chirurgicale » ; alors qu’on dénombre deux cent mille morts et un
million de victimes du fait de l’embargo ultérieur, dans une impunité médiatique totale. L’article de
Baudrillard s’intitule : « La guerre du Golfe n’a pas lieu ». Dès lors qu’il n’y a ni image, ni traitement
médiatique, fondé sur ces images, il explique que nous sommes dans un simulacre, au sens où un
événement non médiatisé n’existe pas.
Un autre auteur parmi les plus intéressants, Paul Virilio, a publié plusieurs ouvrages aux Éditions Galilée sur ce thème ; il formule notamment cette conclusion : « Une défaite des faits au profit de l’effet. »
C’est-à-dire une logique médiatique qui n’a plus grand chose à voir avec le réel parce que située dans
le registre de l’émotion.
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Selon cette logique, Virilio oppose deux attitudes qui recoupent ce que dit Régis Debray dans la distinction entre la « graphosphère » et la « vidéosphère ». Il évoque le rapport à l’écrit comme permettant un « recul analytique », autorisant une posture critique, opposé à ce qu’il appelle la « proximité
émotionnelle », due à la présence de l’image, et annihilant toute disposition critique.
Lié à cette première tendance dans le rapport raison-émotion, qui nous fait occulter certaines choses
et en survaloriser d’autres, il y a un autre élément essentiel de fonctionnement des médias : la tendance à simplifier, qui se traduit le plus souvent par le manichéisme, c’est à dire une vision toujours
binaire, entre le bien et le mal. Reprenons les Balkans : Rien n’est plus compliqué, avec des enchevêtrements culturels, religieux, stratégiques, économiques, de frontières… Or le traitement des guerres
des Balkans a été mené par les médias, selon leur langage, avec un prisme simpliste, manichéen, le
bien et le mal, c’est-à-dire selon un véritable scénario hollywoodien. On sait combien ce modèle est
efficace. Les Serbes ont ainsi subi une espèce de mutation biologique ou anthropologique, eux qui
se sont battus contre toute espèce de totalitarisme, (après les Nazis, ils ont su dire non à Staline) :
d’un seul clap médiatique, la mutation en a fait globalement des bourreaux, et en face, on ne conçoit
ontologiquement que des victimes.
Sur ces bases de la distinction entre le bien et le mal, on s’évade de la réalité. Je donne un exemple
connu, mais les correctifs et démentis ultérieurs n’arrivent pas à détruire la présentation initiale : Les
SERGE REGOURD - L’âGE DE LA CONFUSION POLITIQUE
frappes de l’O.T.A.N. ont été organisées au lendemain de ce qu’on a appelé le massacre du marché
de Markalé, où des personnes faisant la queue devant une boulangerie sont victimes d’une fusillade
qui fait 60 morts. On en impute la responsabilité aux Serbes. L’envoyé spécial de TF1, sur place,
Bernard Volker, indique qu’à son avis les tirs ne viennent pas des lignes serbes mais des lignes des
musulmans, contre leurs propres ressortissants. À l’époque, il n’y avait ni l’internet, ni les portables.
Mais le standard de TF1 a littéralement sauté dans la mesure où les gens qui avaient été habitués au
scénario hollywoodien des bons et des méchants, ne pouvaient pas accepter l’idée que les Bons, qu’ils
avaient intégrés comme tels, aient pu devenir des Méchants. Les téléspectateurs de TF1 ont refusé
cette information vécue comme insupportable. Et Michèle Cotta, alors Directrice de l’information de
TF1, a demandé à Bernard Volker d’abandonner ses affirmations et de revenir à la version partagée
par tous. Aujourd’hui, nous savons que ce sont bien des lignes musulmanes que venaient les tirs,
l’ordre ayant été donné de tirer sur leurs propres ressortissants pour trouver une issue à la guerre en
suscitant les frappes de l’O.T.A.N. Qui l’a reconnu ? Jean Daniel, patron du Nouvel Observateur, qui
a eu le courage, certes avec un peu de retard, de dire qu’il savait depuis l’origine que c’était bien les
Musulmans et non les Serbes, mais lui et les autres ont pensé que politiquement la mise en accusation
des Serbes était la seule issue pour organiser les frappes de l’O.T.A.N., pour abréger la guerre. Laure
Adler a publié un ouvrage d’interview du président Mitterrand, qui dit que, depuis le début, les principaux responsables des médias et les hommes politiques connaissaient la vérité. Il n’empêche que le
traitement médiatique a continué sur la base de scénarios qui n’avaient strictement rien à voir avec la
réalité, et que la funeste légende continue d’être alimentée par des médias dont on se demande s’ils
sont ignorants ou malhonnêtes.
Autre élément de la simplification et du manichéisme : le cas d’école du faux charnier de Timisoara.
Cet événement a suscité de nombreuses publications et colloques. Des documents illustratifs sont
disponibles à la délégation régionale de l’I.N.A. Que voit-on à la télé ? Daniel Bilalian, (un présentateur
toujours en activité, devenu aujourd’hui directeur des services sportifs), qui rend compte des événements de Timisoara, commente « des images terribles puisqu’elles nous ont montré douze mille
morts, ce qui donne une idée de l’atrocité des combats. » Nous savons aujourd’hui qu’il n’y a pas eu
de combat, ni douze mille morts, mais douze cadavres. Les médias, dans une logique du spectaculaire,
ajoutent donc trois zéros, et montrent des cadavres atrocement mutilés. Ils sont la preuve de la barbarie de Ceausescu. L’empire soviétique venait de s’effondrer comme un château de cartes. L’un après
l’autre, les démocraties populaires s’étaient effondrés. Les soviétologues distingués avaient pourtant
doctement expliqué depuis longtemps que l’URSS était un proto-Etat sans possibilité de retour en
arrière. Or voilà que les pays sous son hégémonie, les uns après les autres, se débarrassent de leurs
tyrans, sans que rien ne se passe. Miracle, la Roumanie, en décembre 1989 renoue avec l’iconographie traditionnelle de la violence inhérente à ce type de régime. La révolution Roumaine devient le
feuilleton télévisé de la fin de l’année : Et les médias nous expliquent qu’on ne sait pas combien il y a
de morts, tellement ils sont nombreux. Bucarest serait parsemé de cadavres : 7 000 ? 70 000 ? Personne
ne peut le dire. Ceausescu serait défendu par de véritables hordes sauvages, où l’on trouve des mercenaires libyens et palestiniens ! On saura plus tard que tout cela a été une vaste escroquerie médiatique.
Les rapports officiels de l’O.N.U. et du secrétaire d’État à l’action humanitaire, M. Bernard Kouchner,
sont d’accord pour 766 morts pendant toute la révolution roumaine. Or la télévision, seulement pour
Timisoara, a vu 12 000 cadavres. En réalité ces cadavres qu’on croit atrocement torturés, sont ceux des
morts de l’hôpital de Timisoara sur lesquels on a pratiqué des prélèvements d’organes… Encore une
fois l’histoire du faux charnier de Timisoara montre à quel point il peut y avoir un écart considérable
entre le réel et sa représentation.
De quelques autres modalités du fonctionnement des médias
Il me reste deux ou trois choses à dire sur la logique du fonctionnement des médias.
Premièrement, inhérent à la simplification, le recours systématique à l’analogie. C’est-à-dire que, à défaut de pouvoir expliquer un événement parce qu’il est inédit, complexe, une logique aujourd’hui dominante dans le traitement des dossiers un peu compliqués, consiste dans le renvoi à une hypothèse
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221
antécédente elle-même dépourvue de complexité. Le philosophe Jacques Bouveresse a publié un
remarquable ouvrage sur ce thème : Prodiges et vertiges de l’analogie. Le résultat, le voici : lorsque
vous osez être opposé à un conflit - la guerre du Golfe, la guerre des Balkans, contre l’intervention
en Libye - vous serez aussitôt assimilé, dans les médias à un « Munichois ». Même modélisation : la
question des camps de concentration. Lorsqu’on les évoque, on a évidemment à l’esprit l’horreur
des camps d’extermination nazis. Dans la plupart des guerres, celle de Bosnie par exemple, tous
les commentaires se référent à des « camps de concentration », suggérant que l’horreur en Yougoslavie est identique à celle de la shoah de la deuxième guerre mondiale. On pourrait multiplier les
exemples.
L’autre tendance très nette qui aboutit aux confusions découle de ce qu’on appelle la fonction d’agenda. C’est-à-dire de la dissociation entre ce qui est pris en compte par les médias et ce qui ne l’est
pas. Cette fonction aboutit à une logique d’occultation de situations de problèmes, de personnes…
Exemple : au moment de la révolution roumaine qui va occuper le traitement médiatique (je le rappelle : 766 morts), en toute impunité médiatique, les États-Unis interviennent dans leur « arrière-cour »
d’Amérique centrale, au Panama : et les chiffres officiels de la commission des droits de l’homme des
Nations Unies, révèlent que cette intervention se solde par 4 000 morts dans la population civile. Or
dans nos représentations, le Panama n’existe pas, parce qu’il n’a pas été pris en compte par les médias,
ne figure pas dans les agendas médiatiques.
222
Autre élément essentiel aujourd’hui : le recours systématique à ce qu’on appelle le « storytelling » :
l’art de raconter des histoires. Lorsque je rappelais que Nicolas Sarkozy avait fait sa campagne en
évoquant les figures de Jaurès et de Guy Moquet, nous étions dans le « storytelling ». Henri Guaino
lui-même a expliqué que faire de la politique - et par ailleurs vendre des produits - c’est raconter
une histoire. La grande théoricienne aux États-Unis, Arlette Simmons, théorise : « Les gens ne veulent plus d’information, ils veulent croire dans les histoires que les médias leur racontent. » Chacun
va donc raconter une histoire. La campagne des élections présidentielles précédentes était par
exemple une histoire de rupture. Des collègues de Sciences-Po Paris l’ont analysé ainsi. Très peu de
réelles oppositions politiques, mais chacun raconte une histoire. Et on retient l’histoire spécifique
des deux « finalistes ». De plus en plus, les commentaires politiques empruntent corrélativement
au vocabulaire sportif. « Qui seront les finalistes ? Qui remportera le match ? ». Untel a marqué des
points mais devra mettre de l’ordre dans son équipe… Casaque rose de Ségolène Royal contre
casaque bleue de Sarkozy… C’est ainsi que les médias revisitent le politique. Dans le cas des élections précédentes, dans les deux camps, c’était l’histoire d’une rupture. Dans tous les discours de
Sarkozy : « J’ai changé ». Il a toujours changé pour des raisons affectives, émotionnelles. Parce qu’il
utilise des faits divers tragiques, d’agression : « On ne peut plus voir impunément une mère devant
son enfant assassiné » etc. Et Ségolène Royal racontait « sa rupture d’avec les éléphants » du parti,
avec l’establishment de son parti d’origine. Dans toutes les hypothèses, la logique du « storytelling »
est ravageuse : les scénarios hollywoodiens dont je parlais tout à l’heure s’inscrivent eux-mêmes
dans ces formes de narration exonérées du réel.
Pour conclure
Je n’ai fait qu’évoquer un certain nombre de tendances lourdes en évacuant les déterminismes de
type politico-économiques qui auraient alourdi les débats. Il me semble qu’au-delà de la propriété des
médias, - ce sont de grands groupes économiques qui, en France plus qu’ailleurs, ont la propriété des
médias - au-delà de cette thèse, un auteur qui s’est posé la question du travestissement de la réalité
par les médias de masse formulait un aphorisme que je reprends : « Ce n’est pas parce que toutes les
montres donnent la même heure en même temps qu’elles ont organisé un complot en ce sens. » Il y
a en quelque sorte une mécanique naturelle des grands médias aboutissant à cette espèce de traitement uniforme et dont l’effet est de s’émanciper du réel et de faire peu de cas du pluralisme qui fonde
la liberté de l’information.
SERGE REGOURD - L’âGE DE LA CONFUSION POLITIQUE
Débat
Un participant - Vous avez évoqué Henri Guaino en début de conférence… Pouvez-vous en dire plus ?
Serge Regourd - J’y suis revenu puisque Henri Guaino écrit les discours de M. Sarkozy. Je rappelle
son parcours : venu du gaullisme social, compagnon et collaborateur très proche de Philippe Seguin,
dont il serait abusif de dire qu’il était un libéral débridé. Son génie, dans son rôle, est de faire dire au
prince qu’il sert, des choses qui ne sont pas véritablement pensées et vécues par celui-là. Et c’est vrai
de tous les discours : celui de Toulon, complètement innervé dans une fibre nationale - drapeau français, souveraineté… est écrit au moment même où, à l’inverse, on aboutit à une logique d’abandon
de souveraineté, de soumission à une logique de marché. Le fait que Guaino lui-même ait admis que
les campagnes de Sarkozy étaient bâties sur du « storytelling », même si ces histoires n’ont rien à voir
avec la réalité des choses, me paraît assez significatif de la manière avec laquelle on assume un certain
nombre d’éléments dont on pourrait imaginer qu’ils devraient rester occultes.
Un participant - Sur l’internet, on trouve chez tous les grands journaux des brèves, des résumés, peu
intéressants mais énormément lus ; et le journal en ligne « Médiapart » a une certaine écoute parmi
les jeunes. Pensez-vous que cela va changer la vision des choses.
Serge Regourd - D’abord, on voit bien qu’internet, n’est pas un univers totalement séparé, parce
qu’aujourd’hui, les sites, les blogs les plus importants, renvoient aux mêmes protagonistes que ceux
qu’on trouve dans le domaine des médias traditionnels de la presse, de la radio et de la télévision.
Et l’idée assez largement diffusée selon laquelle internet aurait détrôné ou marginalisé la télévision
me paraît erronée : la durée d’écoute de la télévision dans tous les pays européens n’a pas baissé, au
contraire elle a augmenté.
Ce constat est conforme au rapport qui se manifeste entre les différents modes de communication,
ou de transmission culturelle. L’histoire de la communication montre que pratiquement jamais une
nouvelle invention, une nouvelle technique, ne fait disparaître celle de la période précédente. Elle s’y
ajoute seulement. Lorsque la photo a été inventée, des commentaires disaient que la peinture allait
disparaître. Cela paraît ridicule, mais il y a des historiens de l’art qui ont osé le formuler. Lorsque la
télévision est apparue, on a dit que c’était la fin de la radio. Puisque la télé, c’est de la radio plus des
images ! De la même manière, la télévision apportait la mort du cinéma. Or tous les chiffres de fréquentation sont, cette année, à un niveau record, au moment même où on assiste à une multiplication
des chaines. Il faut remonter jusqu’en 1966 pour retrouver des chiffres comparables. Il ne faut donc
pas avoir une vision substitutive des médias.
L’autre précision, est qu’il ne faut pas voir en noir et blanc cette question. Ce que j’ai évoqué ici
concerne essentiellement les grands médias. Tous ne sont pas dans ce cas. Par exemple, ni le Monde
Diplomatique, ni La Croix, ni L’Humanité ne sont directement concernés parce que j’ai dit. Mais leur
existence n’est pas de nature à provoquer un changement global du système. De même, Médiapart,
qui a beaucoup de qualités et de vertus, en soi, ne peut pas renverser la donne.
Il ne faut pas avoir de vision totalisante, sinon totalitaire de ce que j’ai dit. Sur ce terrain, Régis Debray,
pour qui j’ai beaucoup de respect et qui vient de publier un livre sur la notion de sacré, (« Jeunesse
du sacré », éd. Gallimard, janvier 2012), a une très belle image : il assimile à un paquebot, les grands
médias qui occupent l’espace et de temps en temps, des canots de sauvetage sont jetés à la mer, tels,
les périodiques que je viens de citer, ce qui ne modifie en rien la route du grand navire.
Un participant - Cela rassure sur l’avenir du livre en papier.
Serge Regourd - Le Ministère de la culture, sous la responsabilité d’Olivier Donnat, publie régulièrement des études sur les pratiques culturelles des Français. La dernière livraison porte sur les pratiques
culturelles au regard de la mutation numérique. Il note la montée en charge du livre numérique. Et
d’autre part les difficultés de la presse écrite. Les gratuits de la Dépêche, par exemple, disparaissent
parce qu’internet a pris le relais dans une logique marchande. Les journaux gratuits comme Vingt
PARCOURS 2011-2012
223
Minutes, Direct soir, aggravent les difficultés de la presse traditionnelle. S’agissant des quotidiens nationaux France Soir est quasiment mort et La Tribune n’est pas loin de disparaître. Il convient donc,
là encore, de nuancer les perceptions.
Un participant - J’ai bien aimé votre exposé car il est précis, dénonce des choses à dénoncer, et en
même temps nuancé. Cependant une question : pourquoi ce système de marketing politique, cette
confusion politique a pris consistance. L’hypothèse que je fais, peut-être n’avez-vous pas eu le temps
de le signaler, c’est parce que nous vivons tous dans un conformisme et, ayant un temps très court,
nous contribuons à le faire. La technologie qui devrait nous affranchir du temps, en fait, parce que
nous l’utilisons mal, nous asservit. Nous créons un climat propre à ce que les pseudo-philosophes
se sont emparés de nos esprits. J-Cl. Guillebaud, E. Morin, R. Debray, E. Todd, G. Azam, ne peuvent
être vus que sur des missions particulières. Donc, il faut dénoncer, ce que vous faites très bien, et en
même temps, il faut nous poser des questions : que faisons-nous dans notre vie concrète pour nous
affranchir de ce cours diabolique.
Serge Regourd - En effet, il y a une responsabilité des citoyens dans un régime qui est fondé sur les postulats démocratiques. On ne peut pas considérer qu’il n’y aurait pas de responsabilité des citoyens,
des gouvernés. Mais je suis frappé parce que je suis en fin de carrière à l’université, de ce que je vois
de mes étudiants dans les masters II. Il y a le « court-termisme » dont vous parlez sûrement ; mais il
y a d’autres éléments dans un contexte de crise : l’avenir professionnel, une logique exacerbée de
l’individualisme, du sauve-qui-peut, une demande d’opérationnalité immédiate. Même à un niveau
d’études finales, en 5e année, je suis obligé de revoir mes cours, d’être un peu en retrait sur des problématiques globales, conceptuelles, qui n’ont pas d’opérationnalité immédiate.
Même les étudiants qui sont supposée être les meilleurs, du fait d’une sélection très sévère, ont une
telle angoisse de leur devenir professionnel que toutes les interrogations philosophiques leur paraissent comme dénuées de portée. Ce qu’il y a vraiment dans nos esprits aujourd’hui, c’est ce que
produisent les « experts cathodiques ». Un très bon ouvrage sur ce sujet distingue entre les « experts
visibles et les invisibles ». Je suis plutôt un invisible même si j’ai bénéficié de quelques passages télé
ou radio, chez Taddeï, ou chez Bern, récemment ! J’avais été invité une fois au journal de 13 heures de
France 2, et au dernier moment, après qu’on ait lu ce que j’ai écrit dans mon livre « Vers la fin de la
télévision publique », on m’a appelé pour me dire que l’actualité étant très chargée, notamment par
les problèmes qui venaient de surgir en Palestine, mon invitation à été ajournée…
Je le dis, parce qu’il serait très angélique de penser qu’on a facilement accès à tous les médias. Il y a
des logiques de censure ! Je n’ai pas encore vu le film « Les nouveaux chiens de garde », mais je suppose que ces questions sont au cœur de ce dont il s’agit.
224
Je reviens sur « Les experts cathodiques » car celle qui a écrit ce livre l’a fait à partir d’une recherche
menée à Science-Po Paris, c’est-à-dire l’institution la moins maltraitée par tous les médias ; puisque les
experts en matière de politique viennent de cet institut. Or, elle a quand même la vertu de montrer
comment cela fonctionne. Comment sont recrutés les experts ? L’immense majorité des universitaires
reste parmi les invisibles. Certains sont, à l’inverse, visibles par leur omniprésence. Premier critère : il
faut être parisien. - Deuxième critère : appartenir à des institutions parisiennes spécifiquement « distinctives » comme le CEVIPOF (Sciences Po). Troisième critère : la « bien-pensance », théorisée notamment par un médiateur tout terrain : Alain Minc, ami intime à la fois de Sarkozy et de B. H. L., avec
qui j’ai fait jadis un débat à France Culture : il avait tellement de condescendance à mon égard qu’il
m’a ignoré. La thèse d’Alain Minc est celle du « cercle de la raison », théorisé en 1995, au moment des
grèves ; considérant que tous ceux qui contestaient les réformes du gouvernement Juppé, notamment
Pierre Bourdieu, s’étaient mis en dehors du « cercle de la raison », ils rentraient alors dans la logique
soit de la diabolisation, soit de la folklorisation. L’auteur de la thèse susmentionnée montre que la
théorie du « cercle de la raison » fonctionne parfaitement dans les médias, sauf que de temps en
temps, pour un semblant d’ouverture, on autorise un ou deux marginaux ou « mal-pensants ». Le quatrième critère de visibilité médiatique et celui des « bons clients ». Ce critère renvoie lui-même à la paresse structurelle des journalistes dont il s’agit : c’est-à-dire que, quand ils ont un expert qui « marche
bien », on utilise son téléphone portable, on déjeune avec lui et on fait affaire ensemble. L’I.N.A. (InsSERGE REGOURD - L’âGE DE LA CONFUSION POLITIQUE
titut National de l’Audio-visuel) dispose d’une base qui recense ceux qui squattent les émissions. On y
trouve toujours les mêmes qui tournent dans les différentes émissions, selon la logique de la pensée
unique ou du cercle de la raison néo-libérale ; par exemple « C’ dans l’air » sur la 5, chaîne de service
public, peu soucieuse du pluralisme qui fonde l’existence même de ce service public.
Pour répondre à la question que vous posez, la logique de l’individu est de plus en plus « intégrée » ;
la peur du lendemain gagne, la solidarité, la militance politique s’étiole. L’assistance de ce soir me
surprend agréablement, et ne me paraît pas - hélas - être la norme.
Un participant (Gérard Bapt - Député)- Ce que vous venez de dire concernant un certain nombre de
débats de nature politique est aussi en action en ce qui concerne les grands problèmes de santé publique, avec la même logique de « leaders » d’opinion, choisis par l’industrie chimique et l’industrie
pharmaceutique. Au moment de l’affaire de la grippe A que j’avais particulièrement suivie, j’avais
écrit un papier paru dans Le Monde sous le titre « Un Timisoara sanitaire » où j’avais décrit ce qui
s’était passé dans un petit village du Mexique : on disait que les gens tombaient comme des mouches
parce qu’il y avait des porcheries et que c’était de là que le virus était parti, s’était transformé et était
devenu dangereux pour l’homme. La réalité, c’est qu’il n’y a jamais eu un mort dû à la grippe A H1N1
type A, que le petit jeune qu’on avait désigné comme un malade qu’on avait transporté et sauvé, avait
affectivement cette grippe, mais va aujourd’hui très bien. Et le village, devenu célèbre dans le monde
entier, lui a élevé une statue en bois. Le virus a été appelé par la suite « californien ». Ceci a débouché
au désastre que l’on connaît, avec au mois de novembre, la destruction de 21 millions de doses destinées à lutter contre la grande pandémie. J’ai l’impression qu’il y a longtemps qu’il n’y a pas eu de
petite pandémie. On note seulement quelques cas de décès, dans des pays du Sud-est asiatique, qui
seraient dus à cette grippe aviaire.
La question que je voulais poser : que se passe-t-il en Syrie ? On retrouve ici dans l’information « la lutte
entre le Bien et le Mal ». Pourtant, d’autres sources d’information, notamment des journalistes belges,
donnent une tout autre version des faits que la nôtre. On s’aperçoit que tous les morts ne sont pas
dus au régime. Je suis loin de défendre Bachar el Assad, pour avoir vu ce qu’il a fait au Liban et à ses
opposants, y compris à des nationalistes Palestiniens. Mais ce qui se passe en ce moment, du point de
vue de l’information, relève de la même logique qu’en Roumanie en 1989 !
Serge Regourd - Je n’en ai pas parlé, parce que ces sujets sont difficiles. Lorsque j’ai essayé de parler
de la Libye avec mes étudiants, les logiques émotionnelles sont tellement fortes qu’émettre le début
d’une critique sur l’intervention, n’est pas facile. Encore plus pour la Syrie. D’ailleurs, en France un
mouvement de solidarité, tous partis politiques confondus, s’est constitué, ayant pour effet d’intimider toute dissidence sur le sujet…
Quelqu’un a parlé d’Attali, tout à l’heure. Je saisis l’occasion pour dire que cela fait aussi partie des
sujets de confusions. Extraits de son ouvrage « Lignes d’horizon ». Je le cite : « L’économie sociale de
marché centrée sur l’État-providence est incompatible avec les nouvelles conditions historiques du
monde globalisé. » Il conclut à la nécessité de l’abandon par les États de leurs fonctions thérapeutique
et éducative pour les confier progressivement au marché. « Car, de la mutation en cours, doit découler la disparition de concepts désormais obsolètes : État, nation, citoyenneté, institutions, hôpital,
école, sauf à payer par un chômage durable leur défense vaine. » Je pense qu’il y a ainsi autour du
personnage Attali auréolé de son rôle auprès de François Mitterrand, un risque de confusion pour qui
penserait qu’il reste une figure de la famille « progressiste ».
L’intervention de Gérard Bapt sur la question du manichéisme me conduit aussi à évoquer la représentation que l’on a des anciens pays socialistes. Je vais régulièrement en Arménie. La représentation
que j’avais dans la tête était conforme aux images d’Epinal médiatiques, fondées sur le passage du totalitarisme à la démocratie. L’Ambassadeur de France lors de mon premier séjour m’indique : « Si vous
m’autorisez, je vous suggère de sortir deux idées simples de votre tête, si elles y étaient. Un : avant, ce
n’était pas l’enfer. Et deux, aujourd’hui, ce n’est certainement pas le paradis. » Puis un collègue universitaire arménien m’explique : « Bien qu’anti-communiste, aujourd’hui, je suis nostalgique de l’ancien
régime. Voici pourquoi, c’est très simple. Hors de toute analyse idéologique ou philosophique. Ma
mère a 72 ans, elle a le cancer, et elle va mourir parce qu’on ne peut plus la soigner. Auparavant, nous
PARCOURS 2011-2012
225
avions un système de santé publique de très grande qualité, totalement gratuit ; elle aurait été soignée
et guérie »… Si je m’aventurais à rapporter de tels témoignages aussi simples sur une des chaines de
la télévision, je pense que je passerais précisément pour un individu hors du cercle de la raison, voire
pour un stalinien qui voudrait refaire l’Histoire.
Un participant - D’abord dans la lignée de l’intervention de M. Bapt on pourrait faire d’autres analogies
sur le fonctionnement démocratique et le phénomène des moutons de Panurge.
Mais j’ai une question à vous poser. Un certain nombre de penseurs existent qui ne pensent pas
comme tout le monde, il existe aussi un certain nombre de pensées alternatives assez construites. Or
elles n’apparaissent pas dans les canaux ordinaires. Vous l’avez montré.
La raison est certainement structurelle, mais je vais renverser la vapeur. N’y aurait-il pas un autre
aspect : n’a-t-on pas fait une erreur de construction ? de cohérence ? Finalement les intellectuels ont
refusé de jouer le jeu des médias populaires. On a du retard. Maintenant, on se rend compte qu’on a
laissé la place aux penseurs bas de gamme en disant que ce n’est pas sérieux, il vaut mieux les laisser
faire. Qu’en pensez-vous ?
Serge Regourd - C’est vrai qu’il y a quelques décennies, les médias de masse, comme la télévision,
étaient considérés avec condescendance ou mépris par un certain nombre d’intellectuels. Mais la
question ne se pose plus aujourd’hui, parce que, de toute façon, on ne les invite pas, qu’ils en aient
envie ou non.
Pendant les guerres des Balkans, ne partageant pas le point de vue officiel, j’ai insisté pour qu’on m’invite. Et j’ai été piégé, notamment au « Cercle de minuit » que Laure Adler animait. Dans un débat sur la
guerre de Bosnie, je traitais de questions juridiques et je n’ai pu exprimer ce que j’avais prévu de dire,
je n’ai pu évoquer des éléments importants, jusqu’alors évacués du débat. Bourdieu montre très bien
dans un petit ouvrage « Sur la télévision », qu’il existe des dispositifs de mise en place qui font que
lorsqu’on invite des gens qui ne seraient pas tout à fait dans la ligne éditoriale, ils peuvent être courtcircuités et, in fine, détournés de leur propre parole. Déjà leur place par rapport à l’animateur. Si vous
êtes le troisième, dans le prolongement, il faut se pencher pour être interrogé. Ensuite, les questions
sont choisies à l’avance : si on ne vous pose pas la question que vous attendez, dans le cadre de votre
compétence, vous êtes sûr de vous faire avoir. J’ai vécu cette situation à deux ou trois reprises. Il ne
faut pas être trop angélique. Ce n’est pas un lieu neutre où on arrive, sauf si on est un homme politique dont le métier consiste à déjouer le jeu imposé par les animateurs ou les journalistes. Mais un
universitaire, un « intellectuel », ne peut que répondre aux questions qui lui sont posées et selon le
scénario qui a été écrit indépendamment de ce qu’il souhaite.
Un participant - Pour élargir le débat, que peut-on faire pour se réapproprier l’espace public. Je fais
partie de l’association « Action Critique Média », née après les grèves de 1995, où il nous est apparu
que l’espace public était complètement corseté. Plusieurs questions se posent.
226
« Appuyer là où cela fait mal », vous n’en avez pas parlé ce soir, il faut des lois anti-concentration contre
les grands groupes, marchands d’armes ou de presse, pour qu’on puisse se réapproprier ces médias,
pour une information équilibrée. Par exemple, TF1 contrôlée par Bouygues, ne peut donner des informations sur l’E.P.R. qui a pris du retard, et ainsi de suite.
Deuxième point, il faut que les citoyens se réapproprient l’espace public. L’antécédent de 2005 montre
que les gens ont pris en compte les différents débats sur le traité constitutionnel, ce qui a fait que,
malgré le battage médiatique, malgré le rouleau compresseur, les gens ont résisté. En Tunisie, les gens
ont pris l’espace public en se retrouvant sur Facebook et ont pu abattre la dictature. Deux possibles
pistes. Il ne faut pas cesser de s’informer sur les canaux alternatifs. Le film « Les nouveaux chiens de
garde », basé sur le livre de Serge Halimi, reprend l’histoire de la télévision et explique comment ces
médias ont squatté tous les plateaux de la télévision. Et vous pouvez consulter le site « Acrimed.org »
si vous êtes intéressés. Et notre revue « média critique » est à votre disposition.
Un participant - En ce qui concerne la Libye, dans les médias, on a entendu Bernard Henri Lévy et
on n’a entendu aucun député, dont c’est la charge de contrôler l’action du gouvernement. Du coup,
s’en est suivie surtout l’action militaire. En ce qui concerne la décision prise par les organismes interSERGE REGOURD - L’âGE DE LA CONFUSION POLITIQUE
nationaux, on aurait dû connaître les garanties de poursuite contre les dirigeants libyens. Mais on ne
connaît pratiquement pas, dans cette guerre en Libye, l’impact que cela a eu dans la région. D’autre
part, en ce qui concerne les journaux, je constate que la distribution des gratuits est placée sous des
monopoles ; et on les retrouve souvent par cartons entiers dans les poubelles. Je trouve anormal que
les journaux obligent à acheter leur gratuits du samedi. Et d’autre part, les aides à la presse sont décidées par 7 personnes à Matignon.
Une participante - Je voudrais dire qu’il faut rappeler qu’on est dans une période préélectorale. Ce qui
permet d’ouvrir des débats citoyens. Hier soir, sur Toulouse, une réunion portait sur le procès d’Outreau, on a vu que le système d’information par les médias était entièrement truqué. La justice n’est
plus un service public. Les citoyens doivent se prendre par la main et participer à des débats collectifs.
Un participant (Alain Fillolia - Maire de Balma) - C’est ce que nous faisons ce soir. J’aurais aimé participer à ces débats. La confusion du président de la République s’appropriant les mânes de Jaurès et de
Blum, est-elle la même que le socialiste Strauss Kahn prenant la direction du F.M.I. ? La question de la
guerre juste… voila des sujets qui pourraient faire l’objet de nombreux débats…
Le 19 janvier 2012
Serge Regourd est professeur à l’Université de Toulouse1 - Capitole, directeur de l’Institut du
Droit, de la Culture et de la Communication, spécialiste du droit des médias.
Il est l’auteur de nombreux livres. Il possède également une grande notoriété dans le domaine
du cinéma. Parmi ses principaux ouvrages :
- Acteurs de caractère éd. Gremese, Rome 2011,
- Les seconds rôles du cinéma français - Grandeur et décadence - Ed. Klincsieck 2010.
- Vers la fin de la télévision publique ? Traité de savoir-vivre du service public audiovisuel Ed.
de l’Attribut 2008
- De l’Exception à la diversité culturelle - La Documentation Française - collect. Problèmes
politiques et sociaux - 2006
- L’Exception culturelle - P.U.F - collect. Que sais-je n° 3647 - 1ère éd - 2002, 2e ed. 2004.
- Droit de la communication audiovisuelle - P.U.F - collect. Droit fondamental - 2001
- La télévision des Européens - La documentation française - collect. Vivre en Europe - 1992
PARCOURS 2011-2012
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L’État et le Marché.
Jusqu’où peut-on
privatiser ?
Quels seraient les mécanismes
vertueux pour l’État au XXIe siècle ?
Emmanuelle Auriol
Économiste, chercheur à l'IDEI et à la Toulouse School of Economics,
Professeur d'économie à l'Université Toulouse 1.
(Texte non relu par la conférencière.
Le GREP remercie Emmanuelle Auriol pour sa confiance, et porte seul la responsabilité des
erreurs que ce texte pourrait contenir).
D’abord, laissez-moi vous dire que, pour moi, le GREP est une « madeleine de Proust ». Je suis allée
aux conférences du GREP quand j’avais 16/17 ans ! Et le GREP a beaucoup joué pour mon ouverture
d'esprit, pour mon attrait pour les choses intellectuelles, parce que c'était une façon de passer du
temps de façon très originale et très enrichissante. Très souvent, ce qui était le plus intéressant, c'était
ce qu'il y avait dans la salle avec le public. Le public du GREP est un public choisi ! J'en sais quelque
chose pour avoir été longtemps assise là.
Le thème aujourd'hui est d'actualité : « la taille de l'État dans nos économies ». Vous savez que nous
vivons actuellement une crise inédite, une crise de la dette souveraine, de l'endettement public. Évidemment il va falloir réduire notre endettement, et une des façons d'y arriver est de faire appel aux
privatisations. Vendre ce que l'on possède pour réduire son endettement, on le voit à l’œuvre en
Grèce. C'est ce que nous pouvons faire nous-même à titre privé, et c'est ce que peuvent faire les États.
L'État et le marché. Où doit s’arrêter l’un et commencer l’autre ? Je vais essayer de vous montrer avec
un peu de recul mon travail et j'attends beaucoup de la discussion qui suivra.
Bien que vous soyez tous très instruits en général, vous n'avez sans doute jamais fait d’économie
(sauf si vous avez suivi de l’économie à l’université). Elle a été introduite de façon récente au lycée.
Donc en général, de l'économie vous n'en avez jamais fait ! Du coup ça ne rend pas les choses très
simples parce que l'économie, c’est comme les sciences physiques, c'est très compliqué ! On vit dans
un monde qui est très compliqué et qui est aussi très abstrait, et je vais essayer de vous expliquer dans
quel sens il est abstrait.
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Depuis ce matin vous êtes levé, vous avez pris un café. Pour boire ce café, ce ne sont pas des gens de
Toulouse qui ont fait pousser ce café, c'est un paysan brésilien ou éthiopien. C'est vous qui l'avez bu. Il
a été torréfié, transporté, conditionné, de nouveau transporté, mis dans un grand magasin… Et donc
il y a tout un tas de gens qui sont intervenus pour que vous puissiez boire votre café ce matin, sans
parler de l'électricité, sans parler de la cafetière !
Et c'est pareil pour les vêtements que vous
portez. Ils ont été faits par des ouvriers
chinois, avec du coton indien. Tous ces gens
ont fait quelque chose pour vous et pourtant vous ne les rencontrerez jamais ! On
échange tout le temps avec des gens et en
retour on ne reçoit rien directement de ces
personnes pour qui on le fait, mais on le reçoit de quelqu’un d’autre. Donc c’est très
compliqué parce que c'est abstrait.
Si vous le permettez je vais prendre comme
métaphore quelque chose que vous connaissez bien :
Notre société humaine est très complexe. On
échange avec 7 milliards d’humains, vous échangez avec eux, même si vous ne les rencontrez
pas. C'est une réalité. C'est un système qui est
éminemment compliqué. On peut faire un parallèle avec le corps humain : ces deux systèmes
ont en commun d'être à la fois décentralisés et auto-organisés. Ça, c'est sans doute quelque chose
qui est demandé par la complexité. Ça veut dire
que chaque cellule de notre corps a une autonomie propre. Elle va continuer à vivre dans un
liquide physiologique. La cellule n'a pas besoin
de notre corps pour vivre, elle a une autonomie
qui lui est propre et c'est vrai pour nous aussi. Si
on vous met dans des conditions satisfaisantes
on va exister indépendamment du corps social.
230
Deuxièmement il y a auto-organisation, c’est-à-dire qu'il n'y a pas un organisme central qui organise 230
tout. Il y a des trillions de cellules et si le cerveau devait contrôler chaque cellule de peau, chaque
cellule de foie, etc. il exploserait sous le nombre d'informations ! Il ne pourrait pas toutes les traiter.
Et c'est pareil pour le corps social ! Les systèmes complexes comprennent à la fois décentralisation et
mécanismes d'auto-organisation ! C’est ce qui fait que le cerveau ne décide pas de tout, tout comme
le gouvernement ne décide pas de la quantité de baguettes à produire par votre boulanger.
Ceci étant, notre corps physique et notre corps social ont tous les deux en commun d'avoir un organe
particulier qui est un cerveau - pour le corps social c'est le gouvernement ! Le gouvernement est à
l'État ce que notre cerveau est aux cellules. Le gouvernement comprend de nombreux individus et
chacun d'entre eux peut disparaître. Ce n'est pas grave, le système est robuste à cette disparition,
comme notre corps l’est à la disparition de cellules. Ce n'est pas ça qui fait qu'on est « nous ». Mais ce
gouvernement aide à prendre des décisions qui permettent la survie et surtout l'épanouissement du
corps social ; en particulier notre cerveau dit « cours » quand il y a le feu. Notre gouvernement doit
prendre des décisions quand il y a une grosse crise !
EMMANUELLE AURIOL - L’ÉTAT ET LE MARCHÉ. JUSQU’Où PEUT-ON PRIvATISER ?
30
Alors la question d'aujourd'hui : c'est quelle
taille pour le cerveau de notre société , c’està-dire l'État ? Est-ce qu’il doit être tout petit
comme celui des dinosaures ou hypertrophié ?
L'État tout-petit, il y a des gens qui s’en font l'apologue : il faut que l'État soit à portion congrue. Ce
sont des idéologues appelés ultralibéraux. Évidemment ce n'est pas la position de la plupart des économistes ! Par ailleurs un État hypertrophié qui gouverne tout, c’est la planification à grande échelle
et ça pose des problèmes. Des problèmes de traitement de l’information et de transmission d'informations de manière efficace. Alors pour répondre à la taille du cerveau du gouvernement qui nous
occupe ce soir, il faut d'abord se demander à quoi sert l’État ? Si on ne sait pas à quoi il sert, on ne peut
pas choisir quelle taille il doit avoir.
A quoi sert l’État ?
• Biens publics essentiels (armée, police, justice, stabilité sociale ???)
• Politique macro-économique (budgétaire et monétaire)
• Externalités (éducation, santé, pollution, tabac, drogue, etc.)
• Services publics (électricité, eau, gaz, télécommunication, poste, chemin de fer), infrastructures
(pont, route, barrage, port, aéroport, canal, tunnel…),
• Industries non compétitives (téléphonie mobile, médicaments…)
La première ligne, ce sont les missions régaliennes de l'État. C'est le minimum du minimum de l'État !
Cela inclut le « monopole de la violence » : l'armée et la police qui défendent contre les agressions à
l'extérieur et contre les truands à l'intérieur, qui définissent les règles du jeu, la justice et je me suis
permis de rajouter la stabilité avec des points d’interrogation (il y avait un article dans le Financial
Times, il y a trois jours sur ce sujet, car c'est un point très intéressant : on voit que quand il y a beaucoup d'instabilité, on en souffre terriblement !) Une des missions de l'État est d’assurer que le système
soit stable ! Et cette mission est nouvelle parce qu’elle est liée à la globalisation ! On n'avait pas cette
mission lorsque l'État était en économie fermée. Je ne pense pas qu’il faudrait revenir sur le fait qu'on
est en économie ouverte, mais il faut qu'on réfléchisse collectivement pour savoir comment on stabilise ce système ! Ça, ce n'est pas encore fait ! Ce sont des questions ouvertes !
Il y a aussi des politiques macro-économiques, dont la monnaie, qui faisait partie des domaines
régaliens. Il s'avère qu’en entrant dans l'Union européenne on a perdu la possibilité de frapper la
monnaie, qu’on a confiée à la Banque Centrale Européenne. Et l’État a perdu du coup un outil qui
est l'inflation ! Avant, en période de crise comme aujourd'hui, on faisait marcher la planche à billets et
ça épongeait la dette. Ça, c'est fini ! La Banque centrale doit contrôler l'inflation (et Dieu sait qu'ils le
font bien) et on n'a plus cet outil. Et du coup, on se retrouve coincé avec des politiques budgétaires,
c’est-à-dire qu’il faut réduire les dépenses. Ce qu’il reste à l'État français, ce sont les politiques budgétaires : les privatisations, les réductions de salaires, etc. Si on veut réduire un déficit c'est comme
ça que l’on peut faire.
Une autre des missions de l'État, toujours avec la vision des économistes, c’est ce qu’on appelle les
externalités. Quand il y a des biens où il y a des externalités, soit positives comme l'éducation, soit
négatives comme la pollution, le tabac, les drogues… l'État doit intervenir, car si on laisse faire le
PARCOURS 2011-2012
231
marché, le niveau de consommation des biens qui génèrent des externalités positives ou négatives
ne sera pas satisfaisant. Dans le premier cas il n’y aura pas assez de demande, dans le deuxième cas il
y en aura trop !
Donc l'État a pour mission de faire en sorte que le corps social se porte bien, il incite le corps social à
internaliser ce qui est bon pour lui et à externaliser ce qui est mauvais. Pour l'éducation et la santé, il y
a des gens très pauvres en France, et s'ils avaient le choix et qu’ils devaient payer le coût de l’école ou
des vaccins de leurs enfants, ils feraient le mauvais choix. Des médicaments payants c’est acceptable
pour les soins dentaires, pour les lunettes, on peut leur demander de payer intégralement le coût.
Donc ce qu’on fait, on subventionne et on rend cela obligatoire ! L'école est gratuite parce que c'est
bon d'avoir un peuple qui est en bonne santé, qui est éduqué. C'est bon pour le corps social !
Ensuite il y a (on va en parler un peu plus ce soir avec les politiques de privatisation) les services
publics de l’électricité, du gaz, des chemins de fer, les infrastructures, les ponts routiers, aéroports,
les tunnels etc. Tout cela, si on le laissait faire par le marché, on n'en produirait pas assez et ce serait
mauvais pour notre bien-être collectif ! L’État doit se charger d'intervenir sur le marché pour que le
secteur privé soit stimulé pour produire le bon niveau de ces infrastructures et de ces services publics.
Il y a une autre catégorie ce sont les industries non compétitives, la téléphonie mobile, le médicament… l’État doit aussi les surveiller parce que c’est non compétitif ! Les entreprises cherchent à
maximiser leurs profits, et vont le faire au détriment de notre bien-être collectif, en appliquant des
prix trop élevés et donc en restreignant notre utilisation des téléphones mobiles, des médicaments,
et ça, ce n'est pas souhaitable socialement !
Les tailles des États
232
La première chose qu'on constate, c'est que les pays riches ont de gros États. Le tableau ci-dessus vous
donne la taxation totale en pourcentage du PIB (sources de l'OCDE - 2009) pour différents pays : le
Danemark, la France, la Grèce, le Mexique. Le Danemark taxe environ un euro sur deux. En France on
est au-dessus de 40 %. Il faut comprendre que la taxation est une mesure inférieure de la taille de l'État
(si on s'endette, on dépense plus ! Et les revenus de l'État comprennent aussi les dividendes payés par
les entreprises publiques etc.), donc on dépense plus que cela. C'est une mesure à minima de la taille
de l'État mais c'est déjà une mesure intéressante.
On peut comparer avec des pays pauvres, trois pays d'Afrique : l’Afrique centrale, le Bénin et le Ghana.
Et ces États ont des PIB très bas, donc la taille de ces États africains est ridiculement petite comparativement à celle de l'État danois lui-même modeste).
EMMANUELLE AURIOL - L’ÉTAT ET LE MARCHÉ. JUSQU’Où PEUT-ON PRIvATISER ?
Il est quand même surprenant que le Ghana soit au-dessus de la Grèce ! C’est parce que les Grecs ne
paient pas leurs impôts. Et de ce fait ils ont des problèmes budgétaires ! La barre horizontale représente la moyenne des pays : pour les plus pauvres elle est environ à 14 %, et à 33 % pour les pays riches
de l'OCDE. Donc structurellement les pays riches taxent plus que les pays pauvres ! C’est important !
Alors évidemment ça a des conséquences parce que, si vous avez suivi ce que j'ai dit, l’État fournit des
services qui nous tiennent énormément à cœur : la santé, la sécurité, l'éducation, le fait que l'on vive
en paix, éduqués, en bonne santé… Un État faible, cela veut dire un État qui n'exerce pas bien ces
missions régaliennes ! Donc il y a plus de violence.
Là c'est une carte qui montre les conflits armés dans le monde en 2007. Évidemment ils se concentrent beaucoup en Afrique et en Asie parce qu’effectivement c’est là qu’on trouve les États qui sont
faibles et quand on est faible, on a du mal à faire respecter la loi et à défendre son territoire !
Mais ce n'est pas tout. C'est également moins de santé et moins d’éducation. La carte montre les indices de développement humain en 2005. Plus c’est foncé mieux c'est !
Je parle de taux d'éducation, de santé,
d’espérance de vie… des critères qui
sont importants et qui concernent
toute la population. On s'aperçoit qu’un
État plus fort, puisqu'il s'occupe des externalités, ça a des conséquences et ces
externalités sont mieux endogénéisées
dans les pays riches.
Un État faible cela veut dire aussi plus de corruption !
Ces petits points représentent l’inverse des indices de corruption. Le plus élevé c'est le plus propre.
Le plus bas c'est le plus faible. En abscisse le PNB par tête. En ordonnée vous avez l'inverse de la corruption. Cette ligne montre qu'il y a une corrélation positive forte entre un État fort (pouvoir payer ses
PARCOURS 2011-2012
233
fonctionnaires décemment, avoir des fonctionnaires bien instruits, bien éduqués, avoir une police qui
fonctionne, qui poursuit les gens corrompus) et donc il y a moins de corruption dans les pays riches
avec un État fort que dans les pays où l'État est faible. Quand vous êtes dans un pays où votre salaire
ne paye pas vos besoins pour la semaine, évidemment vous êtes corrompus ! C'est parce que vous
n'avez pas le choix, et il y a des pays de ce type. Dans la Russie en transition, les fonctionnaires n’ont
pas été payés pendant deux ans !
Il y a une limite à tout ça. On voit que de trop peu d’État, ce n’est pas bien. Mais trop d’État non plus.
C’est ce que montre ce graphique. Je ne suis pas dans de la causalité, uniquement de la corrélation.
Mais quand un gouvernement devient très grand, il y a moins de croissance. C’est ce que ça vous
montre. Et pour ne pas comparer des poires et des chevaux on n’a mis sur ce graphique que les pays
de l'OCDE, les pays riches.
Donc là on compare des choses relativement comparables et on voit que si l'État est très gros, s'il
dépense 60 % du PIB, il va avoir un taux de croissance inférieur de 2 %.
Au bout d’un certain moment, ça étouffe la croissance puisque la croissance est portée par les entreprises privées et quand la part de l’État est plus grande, il y a de moins en moins d'actions privées !
234
Un graphique comme ça, c'est très vague mais il y a une taille optimale de l'État qui permet à son corps
social de s’épanouir. D'une part d'être en bonne santé et éduqué, de vivre vieux en bonne condition et
EMMANUELLE AURIOL - L’ÉTAT ET LE MARCHÉ. JUSQU’Où PEUT-ON PRIvATISER ?
en même temps de ne pas étouffer l'initiative privée, la recherche-développement etc. qui permettent
à une société de croître et d’embellir. Et enfin, ce qu'on comprend mieux aujourd'hui, c'est que cette
taille optimale dépend des conditions macro-économiques.
C'est un cas d’école qu’on est en train de vivre en Grèce. La Grèce est dans une période de troubles
immenses. La responsabilité première de l'État grec est de survivre pour continuer à assurer la sécurité des personnes, le droit de propriété, et pour cela il lui faudra diminuer sa voilure. Dans ces missions
qu'il a à endosser, l'État grec doit faire des choix. J'espère qu'il fera les bons choix, de façon à préserver
son intégrité collective, dans l'épreuve que les Grecs traversent mais qui est très liée en particulier au
fait qu'ils ne payent pas leurs impôts ! Il y a tellement d'évasion fiscale en Grèce…
Notre État est-il trop gros ? On a sans doute vécu au-dessus de nos moyens, alors il faut privatiser ! Mais
quoi ? Comment ? Ce sont des questions qui sont importantes pour la société, pour l'État grec et elles
lui sont imposées par le FMI, par l'Union Européenne. Est-ce qu'on ne peut pas y réfléchir de façon un
peu plus sereine, avant ? Et pas avec le couteau sous la gorge ?
Il faut se retourner vers les faits, voir la réalité telle qu'elle est.
D’abord, on s'aperçoit qu'il y a des choses qui sont complètement publiques dans notre environnement. Je pense aux routes secondaires. Elles sont entièrement financées par de l'argent public des
impôts. Il n’y a pas de péage. Ce ne sont pas les usagers qui financent les routes, ce sont les contribuables ! La poste c'est encore public et c'est le cas dans la majorité des pays dans le monde. Donc il y
a des choses qui restent publiques !
Et il y a des choses qui sont un mélange d'une action publique et d’une action privée en on appelle ça
les Partenariat-Public-Privé (PPP). Je pense aux autoroutes, aux contrats d'eau en France (une exception très française - c’est nous qui avons inventé les concessions à la française). Les aéroports aussi,
mais également l'électricité, qui est générée par des privés et qui est transportée par une entreprise
publique. Ce sont là des associations entre le public et le privé pour produire un service à la collectivité.
Et il y a des choses qui ont été complètement privatisées ! Je pense en particulier à la téléphonie
mobile.
Il y a tout cet éventail. Alors, où est l’optimum ? Quels sont les arbitrages ? Est-ce que c'est de l'idéologie ? A quoi correspond cet éventail d'organisations ? Est-ce que le choix entre le public et le privé est
une question d'idéologie ? C’est une question qu'on peut se poser de façon tout à fait décente.
Qui a dit : « Oui, désormais, c’est le rôle de l’État d’assurer lui-même la mise en valeur des grandes
sources d’énergies : charbon, électricité, pétrole, ainsi que les principaux moyens de transport… C’est
son rôle de disposer du crédit, afin de diriger l’épargne vers les vastes investissements… » Ce n’est
pas Hugo Chavez, ce n’est pas Mélenchon, c’est le Général de Gaulle à l’Assemblée Constituante,
en mars 1945. Il y a une vision du monde qui a changé entre les années 1950 et aujourd'hui : Si aujourd'hui quelqu'un se permettait de dire ça, on dirait que c'est un gauchiste !
Ce n'était pas très différent aux États-Unis. Ils n'ont jamais nationalisé mais ils ont créé des agences de
régulation. Les entreprises étaient privées mais étaient soumises à une régulation publique en matière
de tarification, en matière d'accès aux marchés etc. Par exemple, jusqu'au démantèlement dans les
années 80, il y avait un monopole du téléphone. Un monopole à l’échelle d’un continent ! Pourtant
ils sont très libéraux, mais il y avait ce monopole régulé, soumis à une agence de régulation. Il y a eu
6 agences de régulation :
1930 : Federal Power Commission ;
1931: Food and Drug Administration ;
1934 : Federal Communications Commission ;
1936 : Federal Maritime Commission ;
1937 : Agricultural Marketing Service, Department of Agriculture ;
1938 : Civil Aeronautics Board
En 1975, le quart du PNB américain était produit dans des industries régulées ! Il y avait une mainPARCOURS 2011-2012
235
mise de l'État sur le système productif américain ! La crise qui survient au moment des années 70 va
conduire à une déréglementation de beaucoup de secteurs, et c'est vrai aussi pour l'Europe ! Alors,
finalement, pourquoi cette privatisation des Partenariats-Public-Privé intervient-elle maintenant et pas
dans les années 50 ? Parce que c'est de l'idéologie ! (De Gaulle était-il d’extrême gauche ?) La question
qu'il faut se poser c’est : qu’est-ce qui s’est passé dans le monde entre-temps ?
Ce qui s'est passé, c'est la…
La ligne foncée, c'est la croissance annuelle du PIB mondial. Au-dessus les courbes plus claires sont
la croissance annuelle des importations et des exportations. Vous voyez que cette croissance est toujours au-dessus de la courbe de la croissance du PIB ! Ça veut dire qu'on produit plus de richesse mais
surtout qu’on échange beaucoup plus vite qu'on ne produit ! Et donc on est de plus en plus imbriqués.
236
On y voit aussi les crises. Pour moi la globalisation c'est quelque chose de nouveau. Je suis née au
milieu des années 60, je suis née dans une France où il y avait des frontières avec l’Europe. Lorsque
j’allais en vacances en Angleterre, la mode était différente, ils étaient en long, moi j’étais en mini, il fallait la carte d'identité, il y avait des chaînes de radio et de télé contrôlées par l'État et par la censure. La
France c’était le franc et les politiques macro-économiques françaises étaient à l'opposé de celles des
voisins. On faisait des relances quand les autres faisaient des restrictions. C’était un monde différent
et que, petit à petit, j'ai vu changer du tout au tout. EDF était une compagnie publique nationale, il n'y
avait que des monopoles publics. Et puis progressivement, tout s’est transformé, on a créé l’Europe
et on a supprimé les frontières.
Cette impression est pourtant fausse, car il y a déjà eu une globalisation à la fin du XIXe siècle, à la
jonction avec le début du XXe. Et c’était une vague épouvantable, parce qu'elle était portée par les
guerres coloniales. Quand on envahit les autres pays, on globalise évidemment ! Ils deviennent nos
annexes et on est intégré avec eux. Et donc c'est une globalisation qui est affreuse. Arrive la première
guerre mondiale, puis la seconde. Quand on se bat, on ne commerce pas, les économies se ferment !
EMMANUELLE AURIOL - L’ÉTAT ET LE MARCHÉ. JUSQU’Où PEUT-ON PRIvATISER ?
Ce qui est intéressant sur ce graphique, c'est qu'il y a une accélération et une cassure de rythme à la
fin des années 1980. Pourquoi une telle accélération autour des 20 dernières années ?
C'est d'abord parce qu'il y a eu des innovations majeures, en particulier en termes de coûts de communication, et on en bénéficie directement. Quand j'ai commencé ma thèse, il n'y avait pas Internet !
J'ai été embauchée, et avec Internet c'est le jour et la nuit ! On peut jouer à armes égales avec le MIT !
Quand il y a Internet, vous êtes au centre du monde !
237
Une deuxième chose très importante est la fin de la guerre froide. Là c’est l’image de l'effondrement
du mur de Berlin. Avec une conséquence incroyable pour la planète : la quasi-disparition des conflits
entre nations. Il reste des conflits internes aux nations, des guerres civiles ! Mais entre nations, il n'y
en a presque plus. C’est lié au fait que les superpuissances se faisaient des guéguerres par pays interposés. C'était monstrueux ! Et des guéguerres qui étaient hyper-meurtrières ! Et il n’y avait pas de
téléphone portable pour filmer. On pouvait se faire se tuer en toute tranquillité !
Enfin, entre les années 1990 et 2003, il y a eu une diminution historique des coûts de transport. Alors
quand on cumule tout ça, évidemment on comprend qu’on s'intègre plus vite. On était déjà sur une
tendance croissante, mais tout ça devient beaucoup plus facile, le monde devient un village !
PARCOURS 2011-2012
L’Europe à 25.
Une autre chose qui nous est arrivée à nous, c'est que nous avons clairement créé un marché. C’est
une action politique ! On a supprimé les frontières, on est intégrés, on passe de la France à l'Europe.
On peut circuler librement, travailler où on veut, les marchandises aussi peuvent circuler librement.
On a créé un grand marché unique. Et ça, c'est quelque chose qui est inédit dans l'histoire de l'humanité : ça s'est produit dans d'autres endroits, mais pas de manière aussi intensive qu’en Europe, même
s’il y a beaucoup de zones dans le monde qui ont fait des marchés économiques intégrés régionaux.
Donc la terre s'est globalisée et le monde s’est compliqué de ce fait.
On n'est pas tout seuls dans une France qu’on peut contrôler, mais on est la France dans le monde et
on échange avec le reste de la planète : ça donne un peu le tournis !
238
La globalisation ça se voit ! La plupart du temps, lors de mes voyages, je trouve les mêmes magasins
qu'à Toulouse. A Pékin il y a IKEA, Zara et McDo. C'est ça, la globalisation. Elle doit se voir avec les
yeux. Et il y a quelque chose de particulier là-dedans. Les firmes n'ont plus de frontières, elles peuvent
continuer à grossir, ce qu’elles ne peuvent pas faire quand il y a des frontières. Par exemple une entreprise d'électricité aujourd'hui peut investir en Allemagne, en France. Autrefois, c’était une entreprise
publique dans un pays fermé.
EMMANUELLE AURIOL - L’ÉTAT ET LE MARCHÉ. JUSQU’Où PEUT-ON PRIvATISER ?
Les entreprises ont pris la mesure de la globalisation. Ce graphique montre les fusions et acquisitions
des entreprises. C’est-à-dire les entreprises qui en absorbent d’autres pour conquérir des marchés.
Donc les entreprises aussi se globalisent, avec une accélération dans les années 1990.
Classement des États et des entreprises par PIB/valeur ajoutée.
239
Je trouve ce graphique effrayant mais c'est bien que vous le voyez parce que ça montre ce que ça
montre. On a intercalé les pays par ordre du PIB et les entreprises par ordre de valeur ajoutée. Ça n'a
rien à voir ? Mais si ! Les PIB sont la somme des valeurs ajoutées de toutes les entreprises du pays. Ce
sont des quantités qui sont parfaitement comparables. Et vous voyez qu’Exxon-Mobil a le même poids
que le Pakistan, General Motors c'est comme le Pérou, General Electric, c’est comme le Nigéria. Donc
ça montre qu'il y a certaines entreprises qui pèsent aussi lourd et ne sont pas soumises aux mêmes
règles que ces pays ! Ça bouge tous les ans mais on doit avoir ces choses en tête en tant qu’économiste.
PARCOURS 2011-2012
Pourquoi certaines entreprises sont-elles si grandes
La prochaine question évidemment c'est pourquoi certaines entreprises sont si grandes alors que
notre coiffeur ou notre plombier bien-aimés restent petits ? Pourquoi des entreprises restent-elles de
petite taille, et qu'est ce qui fait que certaines deviennent énormes ?
240
J’appelle ça la théorie du tuyau (en Anglais : pipe theory). On va revenir à nos connaissances de
terminale. L'aire d'un cercle c’est pR², la circonférence c’est 2 pR. De telle sorte que si vous voulez
faire un cercle avec une circonférence double du premier vous allez obtenir une aire qui est 4 fois
plus grande. Ce sont des lois de la géométrie ! Et ça a une conséquence très simple, c'est que si on
double les inputs (la quantité de métal) pour faire un pipeline de même longueur, on va quadrupler
sa capacité de transport (parce qu’on a une section 4 fois plus grande) ! Et ça peut s’appliquer de
façon très importante à l'organisation de certaines entreprises, de certains secteurs industriels. Les
économistes parlent de rendements d'échelle : c’est l'augmentation de la production résultant de
l'augmentation proportionnelle de tous les inputs. Si vous multipliez vos inputs par deux, votre production est plus que doublée. Si les rendements sont constants quelle que soit l'échelle (typiquement
c’est le cas de l'agriculture, des services comme le plombier ou le coiffeur, la construction) il n'y a
aucun avantage pour ces entreprises à être grande techniquement. Du coup les deux coexistent :
les chaînes de coiffeurs et les coiffeurs individuels coexistent. En revanche pour les industries de réseaux, si la production augmente dans une proportion qui est plus grande que les inputs on parle de
rendements d'échelle croissants, comme exemple dans le cas du tuyau qui a été multiplié par quatre.
On va retrouver toutes les industries de réseau, j’ai parlé du pipeline mais ce serait le cas pour l’eau,
l’électricité, le gaz, les chemins de fer. Ce ne sont pas des secteurs concurrentiels. Les infrastructures
sont comme ça, et aussi un autre secteur qui est plus étonnant, c'est la recherche-développement !
Parce que la recherche-développement ça nécessite des coûts fixes. Si vous voulez développer un
nouveau médicament, vous devez d'abord brûler des ressources ! Après, ça peut être produit à faible
coût, mais le problème c'est d’abord de trouver la formule de départ. Et ça va avoir les caractéristiques
d’une industrie à rendements d'échelle croissants.
Dans les secteurs à rendements d'échelle croissants, les entreprises ont intérêt à être grandes puisque
plus on est grand, plus le coût est petit. Les grands vont donc avoir tendance à éliminer les petits. Elles
grossissent, et on parle d'oligopoles, un concept introduit par Walras. Il parlait de monopole naturel
à propos des chemins de fer. On ne peut pas laisser faire la compétition dans le secteur parce que ça
conduit à des stupidités collectives : donc c'est un monopole naturel et il faut que l'État intervienne.
Mais pourquoi s’inquiéter que l'entreprise soit grande ? En soi, ce n'est pas forcément un mal d’être
grand. La raison pour laquelle ça pose un problème, c’est le pouvoir de marché. L’entreprise qui est
en concurrence va choisir des prix bas.
EMMANUELLE AURIOL - L’ÉTAT ET LE MARCHÉ. JUSQU’Où PEUT-ON PRIvATISER ?
Voila une courbe de demande : quand le prix augmente, vous achetez moins. En régime de concurrence, quand il y a beaucoup d'entreprises, les gens vont consommer cette quantité. Mais quand vous
êtes une entreprise en monopole vous allez essayer de maximiser votre profit et pour cela vous allez
augmenter votre prix et vous ne diminuez pas les quantités échangées. Le triangle gris représente les
pertes sociales générées par cette position de monopole.
Je vends cher l’électricité, cher les téléphones portables, hors de prix l'avion. Et ça crée une exclusion
des gens du fait de la cherté des biens et donc ça fait moins de travail pour les salariés, et moins de
consommation, et moins de taxes pour l'État. Donc tout ça est très mauvais pour la société, pas pour
des raisons idéologiques mais juste parce que c’est inefficace. Les économistes s'inquiètent de cela et
pensent qu'il faut intervenir pour éviter ces pertes de charges mortes.
Si notre raisonnement est bon, on devrait trouver les industries les plus profitables dans les industries
de réseaux puisque ce sont celles-là qui font des rentes.
241
Et effectivement sur ce graphique j’ai entouré toutes les industries qui correspondent à des industries
de réseaux. Chemin de fer, gaz, télécoms, container, avions, pipelines et beaucoup d’industries où
vous avez de la recherche-développement. Notamment pharmaceutique. Les industries profitables
ne sont pas les services, ni l'agriculture, ce sont toutes ces industries qui sont non concurrentielles.
C’est là où on fait des rentes. Si vous voulez devenir riche, essayez de trouver une industrie à rentes
et à rendements d’échelle croissants !
PARCOURS 2011-2012
Mais les entreprises veulent la rente du monopole même si elles ne sont pas en position de monopole !
Voila une citation d’Adam Smith qui était un des premiers économistes, un philosophe en fait, un
moraliste. Il regardait la société industrielle naître et ça le fascinait complètement. Il dit que « les
gens d'un même business ne se rencontrent jamais pour s'amuser et fraterniser, mais immanquablement la conversation va se terminer dans une volonté de conspirer contre le public et
élaborer des stratagèmes pour arriver à augmenter leurs prix. On ne peut pas empêcher de telles
rencontres, aucune loi ne peut les interdire car elle serait contraire à la liberté et à la justice. Par
contre il faut vraiment faire en sorte que l'État ne fasse rien pour faciliter de telles rencontres et
pour faciliter la collusion entre les entrepreneurs d'un même secteur. » (The Wealth Of Nations
(1776) - Book IV Chapter VIII, p. 145, para. c27.)
En économie on appelle ça un cartel. Les entreprises n'ont pas le droit de s'entendre pour fixer les
prix, pour se partager les marchés, elles font un tas de choses horribles, tout ça évidemment pour arnaquer les consommateurs et faire des profits. Il faut savoir que c'est une des violations les plus graves
du droit de la concurrence qui existe en France, en Europe et aux États-Unis bien sûr. C'est complètement interdit ! C’est l'article 81 du traité de la Communauté Européenne, et les amendes peuvent aller
jusqu'à 10 % du chiffre d’affaires du secteur, s'ils sont pris en défaut.
Il y a des entreprises très grosses, qui sont plus grosses que des États et qui peuvent nous menacer.
Que peut-on faire contre ça ?
Revenons aux chiffres. Dans l'Union Européenne (et c'est vrai aussi aux États-Unis), 90 % des entreprises ont moins de 10 salariés. Si vous regardez la distribution des entreprises par la taille, la grande
majorité sont toutes petites. C'est votre boulanger, c'est l'entreprise de maçonnerie. Ça représente un
cinquième de la valeur ajoutée et 30 % des emplois. Ce n’est pas énorme. Il faut laisser faire. On fait
en sorte que le droit de propriété soit respecté, que la police fasse son travail, qu'ils puissent fonctionner normalement et ça devrait aller tout seul. Après il y a 10 % des entreprises qui ont plus de 10
salariés. Celles-là représentent 80 % de la valeur ajoutée et 70 % de l'emploi. Ces mastodontes qui ne
sont pas nombreux peuvent nous déstabiliser ; ils pèsent lourd. Donc soit on les régule, soit on fait
des lois antitrust.
242
Soit on les surveille, soit on les mets sous tutelle de l'État. C’est ce qu’on fait partout où il y a un État.
Ceci étant, il faut bien comprendre que le monde a changé. En économie fermée, dans la France dans
laquelle je suis née en tout cas, j'avais en face de moi des monopoles publics. La régulation des prix,
c'était acquis, l’État décidait de tout, sur tout ce qui était infrastructures et services publics. Et puis on
est passé en économie ouverte, particulièrement dans l'Union européenne. Et là on a un problème,
parce qu'on ne peut pas dire aux entreprises d'électricité de nos voisins qu’EDF va prendre tout le
marché européen… On supprime les frontières et on se retrouve avec 27 entreprises d'électricité, de
chemin de fer, de gaz etc. : on passe d'une situation de monopole à une situation d'oligopole. Il y aura
plusieurs entreprises. Donc on va passer d’une situation de régulation à une situation de lois antitrust,
de droit de la concurrence, avec des entités dédiées à contrôler que des entreprises ne se comportent
pas de manière voyoue.
Une autre chose apparaît aujourd'hui : la crise budgétaire, qui va nous entraîner à des privatisations
parce qu'il faut alléger notre endettement, alors on vend les joyaux de la couronne. C'est ce que font
les États. Il y a un nouveau contexte, des nouvelles règles, de la déréglementation. On passe d'un
monopole public régulé à un oligopole régulé ou soumis aux lois antitrust, puis à des privatisations,
liées aux transformations qu'on évoquait tout à l'heure. Je pense notamment à l'effondrement du bloc
soviétique. C’est la transition d'une économie planifiée à une économie de marché. En Russie ça s'est
très mal passé ! Ça a été très mal fait. C'était plus un effondrement qu'une transition mais il y a eu
beaucoup de privatisations qui se sont justifiées au nom de l'efficacité économique.
Il y a eu aussi toute une vague d’ajustements structurels (comme ceux que subit la Grèce aujourd’hui),
dans les pays en développement entre les années 1980 et 1996. On a obligé ces pays à réduire leurs
actifs publics de 16 % à 8 %. Il y avait en fait de l’hyperinflation. Ils avaient trop fait marcher leur
planche à billets. Avec 200 % d'inflation plus personne ne veut détenir la monnaie. On repasse à une
EMMANUELLE AURIOL - L’ÉTAT ET LE MARCHÉ. JUSQU’Où PEUT-ON PRIvATISER ?
économie de troc, très inefficace. On leur a dit qu'il fallait assainir, réduire l’endettement, améliorer
le fonctionnement de l'État. Aujourd'hui, on le voit, les pays riches aussi ont droit à leurs problèmes
d'ajustements structurels. Il s'agit, non pas de contrôler l'inflation comme c’était le cas dans les années 1970 et 1980, mais de réduire la dépense publique.
Alors le travail de l'autorité de la concurrence est très important. Ils sont parfois contredits par des
juges qui ne sont pas forcément formés à l'économie, mais c’est une agence où il y a des juristes et des
économistes qui travaillent ensemble. Il y a une dimension importante de droit.
Ce tableau montre les sanctions qui ont été imposées notamment au cartel de la téléphonie mobile.
Ils se sont entendus sur notre dos ! 534 millions d'euros imposés à ce cartel pour entente illicite. Les
consommateurs sont trop petits et trop décentralisés, et il faut donc bien que l'État s'en mêle. Ça fait
partie des nouvelles missions de l'État dans un monde ouvert, dans une économie intégrée au sein de
l'Europe. « Les entreprises c’est un îlot de conscience dans une mer d’inconscience ».
243
Voila quelques chiffres sur ce qu’ont rapporté les privatisations pratiquées de 1988 à 2009. On voit
l'accélération de la globalisation. Il y a une grande vague jusqu'en 2000 puis ça repart en 2009, avec les
problèmes budgétaires. Nous n’allons pas encore arrêter de privatiser.
Un des bénéfices de la privatisation, (notamment pour les pays en développement) est de permettre à
des investisseurs privés de s'impliquer dans le financement d’investissements qui ne pourraient avoir
lieu autrement.
PARCOURS 2011-2012
Les partenariats public-privé (PPP)
Pourtant, il ne faut pas tout privatiser bêtement : EDF rapporte à l’État !
Il y a plusieurs types de partenariats-public-privé.
Il vaut mieux une infrastructure privée que pas d'infrastructures du tout. Notamment pour les pays
pauvres qui n'ont pas l'argent à mettre dans les infrastructures.
244
Les premiers PPP ont été les routes à péage du Royaume-Uni en 1660. Les industries ont besoin de
transporter leurs marchandises à Londres, l'État ne peut pas et les entreprises privées ont construit
une route et font payer le péage pour les rentabiliser. Ce sont les premières concessions !
EMMANUELLE AURIOL - L’ÉTAT ET LE MARCHÉ. JUSQU’Où PEUT-ON PRIvATISER ?
Voici d’autres concessions historiques.
Aujourd'hui il y a des infrastructures qui sont financées en PPP. Aux quatre coins de la planète c’est très
fréquent et ça permet de financer les infrastructures surtout en période de restrictions budgétaires.
245
PARCOURS 2011-2012
Voici le total annuel des PPP pour les pays en développement. Sur ce graphique, décomposé par secteurs, vous voyez ce qui domine : les télécoms. Les marchés qui se développent le plus actuellement
sont en Afrique subsaharienne, avec une croissance de 100 % tous les ans ! Il y a beaucoup d'investissements en télécoms mobiles dans les pays pauvres, ils ont le téléphone mobile partout. Dans l'énergie
et les transports c'est très fréquent également. Ça, c'est une façon intelligente de financer les services
publics et les infrastructures. Il y a eu une forte croissance sur 20 ans liés à cette globalisation des
capitaux.
Dans les pays en développement, il y a 7 fois plus de PPP en 2007 qu’en 1992, au début de la globalisation. En Europe il y en a 6 fois plus dans cette même période.
On s'aperçoit que c'est bien d'externaliser certains services qui sont déficitaires. Ce ne sont pas forcément des gouvernements de droite qui font cela. Par exemple des relais-poste qui sont mis dans
une petite épicerie, là où c'est impossible de maintenir un bureau de poste, quand la densité de
population est trop faible, que ce n’est pas rentable et que cela coûterait trop à la collectivité. C’est
ce que font la France, la Suède, la Nouvelle-Zélande. Il y a donc un partenariat public-privé entre une
échoppe privée et le service de poste pour le maintenir là où il n’y en aurait pas autrement.
Un autre exemple qui est pratiqué en Haute-Garonne, c'est le taxi-bus. Il y a des zones qui sont très
peu peuplées et c'est impossible de maintenir une ligne de bus. On a mis en place, pour le prix d'un
ticket de bus, un accord avec les taxis. Et il va transporter les gens d'un point A à un point B prédéterminés. Ce sont des solutions pour délivrer un service au moindre coût et d'une meilleure qualité,
donc ça, c’est très bien. Quand c'est déficitaire, c’est très sérieusement envisagé. La Poste française a
géré la fin du courrier de façon assez intéressante !
246
Conclusion.
Je trouve un peu injuste le jugement qui est porté sur les économistes ! Le système est comme il
est ! C'est incroyable que cela existe. Ce n’est quand même pas nous qui l’avons inventé ! Il s'est créé
comme ça, par tâtonnements, et nous, les économistes, nous l'étudions, nous n’en sommes pas responsables !
Peut-on éviter les crises ? C'est un peu comme si vous en vouliez à votre médecin si vous avez une
maladie. Un système complexe décentralisé peut développer des maladies seul. Le cerveau n'est pas
informé sauf quand il y a une grosse crise.
La crise des subprimes, typiquement, c’est le fait d’une bande de gens, très limités en nombre, qui se
sont mis à faire n'importe quoi ! A titriser des crédits pourris ! Et il y avait dedans des gens en charge de
la régulation. Si j'émets des choses, je me mettrai toujours la note AAA ! C'est un problème qu'on peut
corriger. Mais le fait qu'il y ait des gens qui fassent n'importe quoi dans un coin, et que ni Obama ni
Sarkozy ne le sachent, c’est le principe d'un système décentralisé ! Et tant qu’on restera décentralisés,
au niveau global on aura des crises !
EMMANUELLE AURIOL - L’ÉTAT ET LE MARCHÉ. JUSQU’Où PEUT-ON PRIvATISER ?
Ça ne veut pas dire qu'il ne faut rien faire !
On a besoin de gens pour les étudier et voir comment il faut réagir. Par exemple dans la crise des
subprimes, je trouve très bien qu’on n’ait pas commis les mêmes erreurs qu'en 1929. En 1929 on a
fait faire faillite aux banquiers… et tout le système a fait faillite. Les banques c’est notre système, c'est
nous !
Peut-on se débarrasser des économistes ? Je suis allée voir sur un site Internet qui vend des livres et
je dirai que j'ai été un peu démoralisée ! Tous ces bouquins disent rarement du bien des économistes,
qui seraient les responsables des crises. Ce n'est pas l'apologie de notre métier ! Pourtant je vous assure qu'on le fait avec cœur ! En plus c’est d'économie publique que je vous ai parlé ce soir, et j'espère
vous avoir convaincus qu'il faut continuer d’avoir des économistes !
Débat
247
Un participant - C'était passionnant ! Au début de votre exposé vous avez posé comme une affirmation
qu'il y avait une corrélation entre le niveau de gangrène de l'économie et la présence d'un État. Plus
les pays sont faibles plus ils sont corrompus.
Vous avancez l'idée que dans les États forts - ce qui est le cas de la majorité des États occidentaux cette corruption aurait quasiment disparu. Je pense quand même qu'il y a un abus. Qu'un dictateur
d'un pays en voie de développement détourne des fonds est bien connu. Mais dans les pays riches,
les sommes brassées par les évasions fiscales et les détournements se comptent par centaines de
milliards. Le préjudice existe aussi y compris sur le social au quotidien et je pense que c'est de la
corruption. Et cette corruption malheureusement est parfois encadrée par des textes législatifs qui
la rendent possible et pas forcément illégale. On se donne des lois pour créer une évasion fiscale.
J'aimerais que vous prolongiez un peu votre réflexion parce que, si on vous écoute, le système chez
nous est vertueux.
PARCOURS 2011-2012
Deuxième remarque, je suis médecin, et comme vous l’avez dit, le médecin n’est pas responsable
des maladies. Mais je pense que la politique économique produit aussi des pathologies de la pensée
économique : dans certaines écoles on fabrique des erreurs.
Une qui m'a un peu gêné dans votre discours, c’est entendre que les cadeaux des privatisations ne
sont pas idéologiques. Moi je crois que tout est idéologique.
Emmanuelle Auriol - Merci beaucoup : pour lancer le débat c'est excellent !
Vous avez tout à fait raison de rebondir. Je ne voudrais pas faire croire qu'il y a des États où il n'y a
pas de corruption. Néanmoins l'évasion fiscale n'est pas de la corruption. Celle que je montre c'est
celle des fonctionnaires, des représentants de l'État qui vont prendre un pot-de-vin, par exemple au
moment de la passation d'un marché public. Cela existe en France ! Nous ne sommes pas bien notés
du point de vue de la corruption. Mais chez nous elle est essentiellement centrée de ce point de vue
sur les ententes, avec pour décor, les très grosses sommes sur des marchés publics. Mais en revanche
pour ceux qui ont la chance d'avoir grandi dans ce pays comme moi, je n'ai jamais eu à payer un potde-vin dans la vie courante.
Quand je vais en Afrique, j'ai payé à la douane, etc. C'est lié à la faiblesse de l'État, parce que les fonctionnaires ne sont pas payés correctement et c'est celle-là qui est dite endémique. Cette extorsion
gangrène toute la société, c'est pour ça qu'ils sont plus bas que nous.
Mais vous avez parfaitement raison, et la France a créé des lois parfois bizarres. Par exemple lorsque
vous êtes une entreprise et que vous avez été condamnée pour corruption, vous pouvez encore candidater pour les marchés publics ! Vous trouvez cela normal ? Quand on réfléchit : quelqu'un qui a été
condamné pour corruption, ne devrait plus candidater à un marché public. Ça n'est pas un système
vertueux ! Donc la mondialisation, c'est aussi pas mal, ça oblige à signer des chartes internationales
pour, par exemple, mettre les marchés publics en ligne. Je fais un travail de recherche sur le Paraguay,
qui est très corrompu parce qu'il y a des rentes hydroélectriques : comme ils ont été obligés de mettre
en ligne tout, on a pu démontrer certaines choses.
Deuxième point sur les pathologies, vous avez parfaitement raison ! Il y a certainement des problèmes
qui sont liés à notre travail d’économistes et à ce qu'on peut recommander. Mon but était de faire
comprendre le système tel qu'il est. Si les économistes sont très favorables à la globalisation, c'est
parce que c'est l'idéal. Ça permet d'unir, de réduire les guerres. Mais en raffinant, c’est un monde qui
est compliqué, une très grosse machine et c'est ça que j'essaie de faire toucher du doigt ! On n’est pas
responsable ! On n’a pas imaginé ce monde ! Il existe et on l'étudie !
Après on peut recommander des choses, dans les détails, qui peuvent être très fausses ! Et qui peuvent
créer des problèmes j’en conviens ! Mais il y a des problèmes qui préexistent et les haines peuvent
exploser. Mais c'est vrai qu'il y a des recommandations économiques qui sont stupides !
248
Votre troisième point : l'idéologie. Lorsque je disais que la construction de l'Union soviétique n’avait
pas pu tenir dans la durée, c’était pour des questions d'asymétrie de l'information. Je travaille à l’école
d'économie de Toulouse depuis très longtemps ! J'étais là au départ. Avec mes collègues, on n’a longtemps jamais parlé de politique. On en a parlé récemment et pour constater que nos idées politiques
étaient très diverses. Dans mon laboratoire, ce que je peux dire c'est qu’on étudie ce système qui est
très compliqué : esquisser pourquoi un pays s'enrichit, qu’est ce qui fait qu'un pays s’appauvrit… Le
problème de savoir pour qui on vote vient après.
Et moi je souhaite un monde global. Il est et sera décentralisé, ça ne peut pas être autrement ! Et du
coup, il faut étudier son dispositif de contrôle-commande et voir comment on peut éviter les crises,
comment la stabilité qu'on connaît est un état acceptable.
Un participant - Je suis étudiant à l'université en deuxième année de Master d’économie sociale et
solidaire. Sur le graphique distorsion du marché sur l'offre et la demande cela ressemble à la théorie
d'Adam Smith sur la main invisible du marché. Il s’est inspiré d'une fable d’un médecin Bernard Mondeville. Dans cette fable la morale, c'est que les vices (comme l'égoïsme) deviennent des vertus. Et les
néolibéraux s'inspirent de cette théorie pour faire beaucoup d'argent et le système capitaliste est un
peu un système égoïste et non démocratique.
EMMANUELLE AURIOL - L’ÉTAT ET LE MARCHÉ. JUSQU’Où PEUT-ON PRIvATISER ?
Emmanuelle Auriol - Je vous remercie pour cette question parce que c'est quelque chose qui me préoccupe. On discute beaucoup avec des amis et des gens qui ont un peu sa position, mais moi j'ai une
vision un peu différente. Je vous ai montré au départ ces cartes d'indice de développement humain,
de conflits etc.
Si vous êtes malade en Afrique, il va falloir aller voir votre famille que vous allez supplier pour qu’elle
vous aide. Si vous êtes malade en France, le système est vertueux collectivement. La générosité est organisée et ça, c'est l'État qui le fait ! Et moi je préfère vivre dans un système où les vertus ne dépendent
pas de l'individu, de la famille, mais dépendent du système.
Je recommande de lire « La société des inconnus » de Paul Seabright, un de mes collègues. C’est un
intellectuel anglais qui a une grande culture ! Il étudie à Cambridge. Il met en perspective l'économie
avec le concept d'évolution, la psychologie etc. C'est vraiment très intéressant et montre à quel point
ce qu'on a construit au cours des siècles récents dans le monde est inédit. Les anthropologues américains avaient l’idée assez préconçue qu’on vit dans un monde où l'individu ne pense qu'à s'acheter
une voiture plus grosse, à avoir une piscine etc. Et que par contre dans les peuplades il y avait plus de
confiance. Ils avaient une vision rousseauiste du monde. Ils sont allés voir, analyser avec des jeux de
marchés, ils sont allés partout dans le monde, pour mesurer la confiance. Et à leur grande la surprise,
ils ont constaté qu’on se fait le plus confiance dans nos sociétés ! Pourquoi ? Parce que demain vous
allez vous faire opérer par quelqu'un dont vous ne savez rien ! Vous ne commencez pas par vérifier
son clan, le parti auquel il appartient. Vous vérifiez que c’est un bon chirurgien, et c’est tout ! Et cette
confiance n'est pas trahie au quotidien. Par exemple le taxi vous prend, il vous transporte bien là où
vous voulez aller, sans vous égorger et à la fin vous lui donnez son argent ! On a construit un système,
non pas sur la vertu individuelle, mais sur la vertu des procédures. La mise en place de la confiance,
de la solidarité, etc. et donc on sait partager. Je m’intéresse à l'économie, parce que j'ai envie que ce
système-là on le perfectionne, qu’on le généralise pour tout le monde. Que tout le monde puisse
soigner son cancer, sans avoir à supplier son oncle, ou son cousin pour qu’il finance.
Un participant - Vous n'avez pas placé l'éducation dans les missions régaliennes de l'État. Je ne sais
pas si Jules Ferry serait d'accord avec vous. Ensuite vous avez dit que, pour réduire la dette, il fallait
forcément privatiser. Pour vous, la croissance est portée par les entreprises privées. Or il y a aussi
des entreprises publiques. Souvent lorsqu'elle est portée par les entreprises privées c'est grâce à des
investissements publics. Quand je vais à Saint Gaudens, je dois payer des péages.
Emmanuelle Auriol - Concernant les privatisations, je n'ai pas dit qu'il fallait privatiser tout. Quand c’est
rentable, au contraire il faut garder. J'ai pris exemple d’EDF et c'est un parce que c'est un joyau ! Par
exemple EDF est une société publique, à capitaux publics. Il ne faut pas que l'État français la vende.
EDF rapporte de l'argent aux contribuables. Il ne faut pas une politique de privatisation qui menacerait de se débarrasser de ceux qui rapportent tous les ans. Personnellement je suis très opposée
à certaines politiques de privatisations qui ont eu lieu dans les pays en développement, où ils ont
encore plus besoin des entreprises publiques. On les a obligés à vendre les télécoms, qui sont la seule
entreprise rentable, c’était une erreur.
Un participant - On parle beaucoup des économies allemandes et françaises. Et la comparaison est
favorable à l'économie allemande, parce qu'elle est excédentaire, alors que la France est déficitaire. Il
y a eu des travaux d’économistes là-dessus en disant que c'est le secteur industriel qu'il fallait développer et résoudre la faiblesse du réseau des PME-PMI, françaises. Sachant qu'à l'heure actuelle ce débat
sur l'aide apportée aux PME-PMI est en pleine actualité. Il y a plusieurs plans qui sont proposés, par
exemple une banque de financement pour les PME-PMI puisqu'on sait que les banques les financent
beaucoup moins qu'avant du fait du contexte de la crise politique actuelle. Pourquoi découvre-t-on
seulement maintenant cette réalité ?
Emmanuelle Auriol - Vous avez parfaitement raison, l'Allemagne a beaucoup plus que nous des entreprises de taille intermédiaire. En France, la structure industrielle est constituée de beaucoup de très
petites entreprises et quelques très grosses entreprises. Quand on regarde bien dans le détail, il est
certain que les pays qui ont des entreprises de taille intermédiaire plus fournies ont un avantage. En
France, on a 4 200 entreprises de 10 000 à 150 000 salariés contre 15 000 en Allemagne.
PARCOURS 2011-2012
249
Je n'ai pas regardé dans le détail. Il faut aller avoir les raisons, qui sont aussi légales, les contraintes
qu'on impose aux entreprises. Et ces règles conduisent à un déficit de l'exportation. Quand on a
moins de 10 salariés, on ne peut pas partir à l'export ! Pour aller à l'export, ce ne sont que les très
grosses. Ce n’est pas le plombier ! Ce n'est pas le gestionnaire de ces entreprises qui emploie moins
de 10 salariés, il n’aura pas le soutien de la banque. Il est trop petit. Vous avez parfaitement bien expliqué la différence entre la France et l'Allemagne. C’est ce qu’on appelle le tissu industriel. Lorsque
vous discutez avec Airbus, on sait que le problème c’est la taille des sous-traitants, qui sont trop petits
et trop fragiles. C'est un vrai problème ! Là je ne sais pas si c'est la faute aux banques ou s'il y a des
contraintes institutionnelles en termes de gestion du personnel. Quels sont les dispositifs législatifs
qui empêchent la croissance des entreprises et qui favorisent les petites et les grosses au détriment
des moyennes ? C’est comme s’il y avait une trappe à la taille intermédiaire. Et vous avez raison c'est un
problème très important ! On le découvre maintenant parce qu'on est en déficit et il va falloir résoudre
ce point-là pour récupérer notre triple A.
Un participant - En 1995 la dette publique de la France était à 57 % du PIB au temps où M. Chirac est arrivé au pouvoir. Aujourd'hui on doit être à 85 %. Alors on nous raconte tout et n'importe quoi, je parle
de nos politiques et quelle que soit la couleur. Quelle est votre analyse d'une telle augmentation de la
dette sur les 16 années passées ? Et deuxièmement le Japon est beaucoup plus endetté que la France
et je crois savoir que c'est le citoyen japonais qui détient une majorité de la dette. Il y a 1 400 milliards
d'euros dans les assurances-vie en France, ne serait-il pas possible de prendre exemple sur le Japon
pour pouvoir financer notre dette ? Et ne pas être dépendant des marchés financiers qui font un peu
tout et n'importe quoi et qui mettent la pression sur le gouvernement ?
Emmanuelle Auriol - La dette française, on la finance tous. Si vous avez acheté à votre banque des supports financiers (SICAV, Assurance Vie…), dedans il y a beaucoup de dette française. Il est intéressant
de voir que la dégradation de la note AAA n'a pas eu de conséquences dramatiques. Les investisseurs
ont quand même confiance dans la France.
D'abord l'État a perdu la monnaie, il ne frappe plus la monnaie ! Et donc cet instrument a disparu
pour l'État : avant on faisait de l'inflation. La monnaie : c'est une contrepartie de votre travail. Il y a un
miracle : on accepte de travailler pour avoir un chiffre sur un compte dans un ordinateur. Chaque fois
que vous travaillez vous n'avez rien en échange, vous avez un chiffre sur un compte de l'ordinateur,
on vous donne une créance. Précédemment, on faisait marcher la planche à billets et donc la masse
monétaire augmentait plus que le réel. On a perdu cette possibilité et ce qu'il nous reste comme possibilité, c’est nous endetter !
250
Quand on a créé la Banque Centrale Européenne, on a enlevé à l'État français la capacité de frapper
la monnaie. Et il faut admettre que la Grèce a fait n'importe quoi et nous aussi. Il y a des voix dans le
Nord qui disent qu’il faudrait faire une règle d'or budgétaire pour éviter que l'État ne dépense plus
qu'il ne gagne. Ça, c'est un peu un travers de la démocratie. Imaginez que vous êtes élu pour cinq ans :
si vous ne faites qu'augmenter les impôts et diminuer les dépenses, vous ne serez pas réélu les années
suivantes. Donc il va y avoir quelques arbitrages à faire, c'est une soupe à la grimace qui nous attend.
Et celui qui va les mettre en œuvre avait envie de faire de belles routes, de beaux ponts… Il y a donc
une tendance, quand on est élu, à faire plaisir aux électeurs ! Et on ne le fait pas en augmentant les
impôts et en réduisant la dette. Si vous achetez une maison vous vous endettez à 600 % : la maison
vaut 200 000 e, vous gagnez 30 000 e. Et vous vous endettez pour plusieurs années. Donc 80 %, de
taux d'endettement, c'est élevé, mais ce n'est pas la fin du monde ! Par contre la tendance à la hausse
du taux d'endettement est inquiétante et va contraindre le gouvernement à avoir une gestion plus
rigoureuse.
Un participant - Par rapport à ce point de la dette, Philippe Askenazy dans « Le Monde de l'économie »
de lundi dernier précisait la dette nette de la population française. En l'occurrence si on défalquait de
la dette brute de l'État le patrimoine moyen français, on serait en fait à + 510 % du PIB de patrimoine
net. On arrive donc en fait par Français à un patrimoine positif de 135 000 e par tête ! C’est bien sûr
une moyenne. Les patrimoines nets des Italiens sont à + 490 % du PIB, ceux des Finlandais et des
Allemands à + 320 % du PIB soit 100 000 e par tête.
EMMANUELLE AURIOL - L’ÉTAT ET LE MARCHÉ. JUSQU’Où PEUT-ON PRIvATISER ?
Ceci explique, alors qu'au niveau de l'État finlandais la dette de l'État finlandais est faible, que les Finlandais ne sont forcément favorables à payer la dette de l'État français. Puisque finalement au niveau
de l’individu français, on est plus riche que le Finlandais. C’est une vision intéressante. On nous parle
beaucoup de la dette brute de l'État, on nous parle bien peu de l'état de ses actifs. Par exemple la valorisation de sa participation dans EDF. Évidemment le patrimoine en question, de 135 000 ─, c'est le
patrimoine moyen. Tout le monde n’a pas ce patrimoine !
Un participant - À la question « à quoi sert l'État ? » vous dites, c’est partout où le marché n’en fait pas
assez. C'est vrai qu’on accepte qu'il y ait un policier, la poste, un instituteur au fin fond de l'Ariège ou
dans l’Aubrac. C'est nécessaire, c'est indispensable d’avoir de la santé, de l'éducation. Et au niveau
mondial, on a parlé de globalisation. Pourquoi n'y aurait-il pas dans une société peut-être utopique
une solution qui fasse qu’on ait de l'éducation dans n'importe quel pays au monde ?
Deuxième question : avec quelles ressources la France l'a-t-elle fait ? C’était au milieu de son industrialisation. Il y avait du cash. La question, c’est comment financer cette partie publique, qui pour certains
économistes ne sert à rien, ne crée pas de croissance. Comment fait-on pour mettre l'économie au
service de l’homme et pas l'inverse ?
Emmanuelle Auriol - Vous avez parfaitement raison, si je fais de l'économie du développement c'est
bien pour étudier la cohérence de toutes les économies mondiales. Le rattrapage de nos économies
qui sont finalement bien, elles éduquent, soignent toute leur population où qu'elles soient, en Ariège
ou ailleurs. Si on prend un peu de recul sur ce qui s'est passé depuis la globalisation, François Bourguignon, qui étudie la pauvreté dans le monde, a classé la population mondiale par le revenu disponible
par jour (on estime que le niveau de pauvreté absolue, c'est 1 $ par jour. En dessous on est un pauvre
absolu ! On est très pauvre jusqu'à 5 $). Il étudie cette répartition mondiale et montre que la population mondiale devient de plus en plus riche ! Et cela grâce à deux pays : l’Inde et la Chine. Puisque
ce sont eux les grands gagnants de la mondialisation ! Ce que vous consommez, vous l’achetez essentiellement à l'Inde et à la Chine. En Chine, il y a un grand programme d'amélioration de la santé et de
l'éducation. Parce que la beauté du système c'est qu’il a besoin de travailleurs en bonne santé et bien
éduqués ! Et ils ont une épargne énorme en ce moment, qu'ils utilisent pour financer des hôpitaux,
des universités, et des écoles… Et donc il y a une diminution de la pauvreté.
Mais il y a aussi l’augmentation des inégalités ! Il y a une diminution de la pauvreté absolue, mais par
contre il y a un écart entre les plus pauvres des Chinois qui vivent dans les campagnes et les riches
milliardaires qui se sont enrichis dans des privatisations phénoménales ! Mais la bonne nouvelle c'est
que même si cet écart est très grand, et s’agrandit tous les jours, il y a une grosse masse de gens qui
sont extraits de cette pauvreté et accèdent à des services qu’ils n’avaient pas avant. C’est mon rêve,
et je pense que nous le partageons, il est très réaliste, et peut-être qu’on le verra, si on ne sombre
pas, si l'Europe tient bon. Mais j'espère qu'on va continuer à s'unir, à se globaliser et faire en sorte
que les pays comme l’Inde ou la Chine nous rejoignent dans ce qu'on est : les pays où tout le monde
va l'école, est soigné et où c'est gratuit… C'est ça mon espoir, c’est un espoir raisonnable ! Peut-être
que mes enfants ou mes petits-enfants le verront, j’y crois ! De même qu’en Europe on a réussi à faire
converger très rapidement des pays qui étaient très différents dans l'Union européenne. Il y a des
raisons d'être optimiste !
Un participant - J'aurais aimé que vous reveniez sur ce que vous avez appelé l'externalité de l'éducation, de la santé, de la pollution. Parce que le mot « externalité » ça me fait un peu peur.
Emmanuelle Auriol - Le mot « externalités » désigne en économie les conséquences des décisions
qui sont extérieures (ou externes) à celui qui les prend : par exemple, quand vous consommez de la
santé c’est bien pour vous mais également pour les autres ! Si on vaccine suffisamment d'enfants, les
épidémies vont se réduire ! Vous aurez un corps social en meilleure santé, et le budget de l'État est lié
à la santé du corps social. L'État doit se préoccuper notre bien-être collectif.
Or si vous laissez les gens faire eux-mêmes, s'ils n’ont pas l'argent, ils ne paient pas de vaccin pour leur
gosse ! C’est une externalité qui fait que collectivement ce serait mieux si on était tous vaccinés ! Eh
bien c'est la mission de l'État de l'internaliser ! Et on ne dit pas du tout qu’il faut que ce soit rentable.
Il faut qu'il le fasse ! Et en France, il le fait, et c'est encore gratuit de vacciner et de mettre les enfants
PARCOURS 2011-2012
251
à l'école jusqu'à 16 ans. Dans l'Afrique subsaharienne, rien n'est obligatoire. L’école est payante etc. Je
n’ai pas parlé de rentabilité parce que ce n'est pas la première question de coût. Donc il faut que l'État
intervienne pour prendre en compte ces bénéfices non pris en compte par l'individu, qui ne fait pas
les bons calculs du point de vue de notre bien-être à tous.
Un participant - Le problème c'est qu’aujourd'hui les États-nations sont en concurrence avec des entreprises multinationales qui jouent à saute-mouton au-dessus des frontières, et ça pose véritablement
un problème parce que, instantanément, un investisseur peut dire : je n’investis plus dans cette entreprise, et de ce fait-là l'État est prisonnier de cette concurrence. Mais on entend des hommes politiques
dire : « la politique consiste à rassurer les marchés », plus je vieillis et moins je comprends ce que sont
les marchés ! La question bête c’est : quel est le pays qui investit le plus en Inde, et la réponse est : l’île
Maurice. Le plus grand marchand de bananes en Europe, c’est Jersey.
Et la concurrence entre pays : quand la France condamne les pavillons de complaisance, elle crée
un pavillon de complaisance aux Kerguelen. Là il y a quatre baraques pour loger quelques scientifiques et quelques opérateurs de télécommunications et il n'y a rien d'autre. Et donc il y a cette
concurrence entre États : on baisse les impôts parce que le voisin baisse les impôts. Pour reprendre
votre propos j'ai bien l'impression que nous sommes en voie d'africanisation rapide. Je pense que
très rapidement je vais être content de trouver un cousin et de ne plus compter sur l'État pour me
faire soigner.
Emmanuelle Auriol - On parle effectivement de concurrence fiscale et ça, c'est un vrai problème. Si
les pays se font la guerre sur les taux pour attirer les entreprises, ce n'est pas bon du tout ! Donc ça
fait partie des problèmes qui arrivent quand on globalise. On menace de taxer les boissons sucrées et
Coca-Cola dit : je ferme mon usine. Ils ont fait machine arrière depuis, ils ont compris que ce n'était
pas une bonne idée. Parce qu’une vertu du marché c’est que si on n’est pas implanté localement, on
ne vend pas ! Donc ils sont obligés de produire localement. Mais il y a des problèmes inédits qui sont
dus à la situation des 50 dernières années.
Les agences de notation, vous savez combien elles sont à faire trembler les grands pays ? Elles sont
trois ! Qui les surveille ? J'espère que j’ai été claire : il faut une autorité de la concurrence pour les
surveiller !
252
Un autre problème inédit, c’est la certification. Quand j’achète des produits fabriqués à l'autre bout
du monde, ça ne me plaît pas que des enfants aient travaillé pour les fabriquer (il y a des enfants de
six ans qui travaillent. Je n'ai pas envie de porter des vêtements qui ont été faits par des enfants de
six ans !). Mais je ne peux pas le savoir en regardant le produit ! Il y faut que je fasse confiance aux
vendeurs ! Il faut donc envoyer des gens pour certifier. De même il faut contrôler les produits sans
OGM. Donc on est dans un monde où la certification est très importante. C’est le rôle de ces agences
de notation. Elles certifient que les comptes de la France sont bons, que la situation de la Grèce n’est
pas bonne car elle ne pourra pas rembourser. Et donc elles doivent être indépendantes des États, mais
qui les surveille ? Personne ! C'est nouveau parce que la situation est nouvelle. Une autre question qui
va demander une coordination des États, c’est la fiscalité. Il faut qu'on s'entende pour ne pas faire la
guerre sur les taux.
Le travailleur américain n’a pas de retraite par répartition, et donc pour sa retraite il va devoir acheter
constamment des actions. Il faut des actifs longs et sûrs, comme les obligations d’État, mais donc il
faut que vous sachiez si vous allez être remboursés ou non. Ce sont les travailleurs américains qui ont
investi dans nos obligations, ce sont des pauvres gens. C’est le problème de la confiance, et pour cela
il faut des agences de certification. Je n’ai rien contre ça. Le problème, c’est leur contrôle !
Un participant - Pour la santé, l’éducation, pourquoi ne les avez-vous pas mis dans les services publics ? Avec tous les risques de privatisation ça me fait frémir ! J’ai travaillé avec un Américain qui était
conseiller de la FDA et extrêmement malade des poumons et qui ne pouvait pas se faire opérer aux
États-Unis pour des problèmes d’assurance. Je suis mal à l’aise avec tout ça. Comment défend-on
notre système de santé quand il faut réduire les budgets ?
Emmanuelle Auriol - Un des problèmes de l'endettement public français c'est le prix de la protection
EMMANUELLE AURIOL - L’ÉTAT ET LE MARCHÉ. JUSQU’Où PEUT-ON PRIvATISER ?
sociale. C’est un vrai gros poste qu’il faut arriver à maîtriser. Mais il faut savoir que le système français
est déjà basé sur des partenariats-public-privé. Les médecins sont des libéraux qui sont sous contrat
s'ils le veulent avec l'État. Mais ils ne sont pas conventionnés. Les pharmacies sont des acteurs privés
etc. il y a des hôpitaux publics qui coexistent avec les hôpitaux privés. Il y a des écoles privées et des
écoles publiques ! On est dans un système très mixte ! De même pour l'eau chez nous, il y a parfois
un système privé ou des systèmes publics et ça date du début du XXe siècle. Donc ce n'est pas ça qui
est gênant. Le problème est comment le financer ? Qui y a droit ? Il y a une chose aux États-Unis, qui
n’existe pas chez nous et qu’il faut qu’on se garde d’introduire : les assurances aux États-Unis sont des
oligopoles. Et une énorme partie des coûts de la santé aux États-Unis passent par ces assurances. Nous
avons en France un système qui est assez décentralisé et maintient les prix assez bas. Par rapport à une
consultation aux États-Unis, si vous vous cassez une jambe, en France le coût est relativement modéré,
à New York ça coûte des fortunes ! C'est un système qui a pris des proportions délirantes, en partie
du fait des intermédiaires. Et il y a des risques de procès etc. Et ça, c'est une fraction de l'activité de la
santé qui n’existe pas chez nous. Il ne faut pas être terrifié par le fait qu’il y ait des acteurs privés, il y
en a toujours eu : les médecins et les hôpitaux privés. Ce qu’il faut défendre, c’est que tout le monde
a le droit d'être soigné en France, et c'est comme ça, et c'est efficace ! Tout le monde a le droit d'être
instruit, peu importe que l'instruction se fasse à l’école libre, (ou que la santé soit faite par un médecin
libéral). Ce n’est pas ça le problème. Il faut combattre collectivement pour préserver cela ! Et le coût
de la santé française est plus bas que celui de la santé américaine.
Un participant - Les agences de notation sont tellement efficaces qu'elles n'ont rien vu venir ! Et juste
avant le scandale ENRON elles ont l’ont noté AAA.
Emmanuelle Auriol - L'agence de notation avait fait faillite ! C'était de la corruption. ENRON avait acheté Arthur Andersen. Il faut des institutions vertueuses. Je pense qu'il faut avoir un système vertueux
indépendamment des qualités individuelles et par contre il faut bien sûr faire en sorte que notre système, pour bien vivre ensemble, soit très vertueux !
Un participant - Les richesses se sont accrues. Après on a un problème de distribution, de répartition !
Le système tel que vous le décrivez, et que vous approuvez, fait la part belle aux cellules individuelles
avec un système qui s’auto-organise. Là-dessus, il faut de la régulation mais aussi au moins de la morale. Comment faire à ce moment-là ? Que pourriez-vous préconiser pour pouvoir mettre en fait de
la « régulation morale » là-dedans de façon à ce qu'il y ait une distribution morale. Parce que derrière
les dettes, il y a des richesses qui se créent. On emprunte pour bâtir une maison. On crée une infrastructure et on crée des nouvelles fonctionnalités sociétales. C’est de la richesse ! Et on parle toujours
du côté négatif de la dette, de la dépense. On ne met pas en face ce qui est créé. C’est un biais assez
pervers !
A qui profite le crime ? On a besoin d'une morale qui fixe les règles, et on est suffisamment nombreux
sur terre pour produire de l'éducation, de la santé, de la nourriture et tous les biens fondamentaux
qui permettent aux hommes de vivre bien ensemble.
Emmanuelle Auriol - Vous avez raison, on s'est enrichi ! La croissance, ce sont des innovations en
permanence, on produit de nouveaux traitements, des tablettes, des téléphones intelligents… Ce
sont des bienfaits pour nous, mais le problème, c’est qu’il y a des gens qui ne se sont pas beaucoup
enrichis. La Chine et les Chinois sont moins pauvres qu'avant. Et il y a des Chinois très riches. Il y a
des inégalités. En même temps qu’on s’enrichissait, les inégalités ont énormément cru avec la globalisation. Il y a une raison à ça : si vous n’êtes pas éduqués aujourd'hui, en France, vous êtes de la chair
à canon ! Toute votre vie vous allez galérer. L’éducation de la France des années 1950, ce n’est pas la
même chose que celle des années 2012. Aujourd'hui vous êtes en compétition avec un ouvrier textile
chinois qui coûte beaucoup moins cher que vous. On n'a pas pris la mesure d'une économie ouverte
pour des gens non instruits, et donc on ne met pas les efforts suffisants sur l'éducation. Il y a des gens
qui sortent sans bagage intellectuel, et ces gens vont souffrir toute la vie ! Les inégalités se jouent aussi
dans le fait que les gens soient instruits !
Un participant - la productivité en France est la plus élevée au monde. Le but de ces comparaisons,
c’est de faire disparaître les 35 heures et la 5e semaine de congés.
PARCOURS 2011-2012
253
Emmanuelle Auriol - C’est lié en fait ! Le SMIC, avec les charges sociales, coûte environ 20 e de l’heure.
Pour les gens qui sont moins productifs que 20 e, ils ne sont pas employés ! Et ceux qui sont plus
productifs que 20 e sont employés,ils ont une productivité élevée. Le chômage et la productivité ce
sont deux faces de la même chose.
Un participant - Je voulais faire une analogie entre l'économie et la climatologie : ce sont des systèmes
complexes où la prédiction est quasiment impossible à moyen terme. En êtes-vous consciente ?
Emmanuelle Auriol - les gens aimeraient qu’on prédise des choses qu'on ne peut pas prévoir, et c'est
pour ça qu'on est mal aimé. Effectivement, les gens n'ayant pas la mesure de la complexité du système
nous en veulent de ne pas prévoir les crises. Parce qu’on ne peut pas faire d’expérience à grande
échelle. Ce que j'essaie de dire, par contre, c’est qu’il y a des choses que l'on sait. On sait par exemple
que vivre en économie fermée, surtout quand on est un petit pays – je pense à la Corée du Nord - ça
ne rend pas les gens heureux. Imaginez que vous soyez né sans jambe, où vous voulez vivre : dans un
monde où chacun doit tout faire, ou dans un endroit où il y a division du travail ? Bien sûr vous allez
préférer être dans un monde où il y a une division du travail, parce que vous allez trouver votre place,
pouvoir vraiment briller avec vos qualités malgré votre handicap.
Et donc les petits pays ont le plus besoin de s'intégrer dans la globalisation. Ils sont forcément les plus
ouverts. Donc il y a beaucoup de choses qui sont imprévisibles, c’est le côté chaotique du système.
Mais notre boulot c'est de dire : voila une crise qui ressemble à celle de 1929, et il ne faut pas refaire
les mêmes erreurs. J’ai trouvé très bien qu’ils aient fait appel à des historiens de la crise de 1929 pour
traiter celle-ci.
Un participant - Un des reproches qui est fait à l'État, c’est la mauvaise gestion des carrières des gens.
C’est un des reproches qui sont faits au niveau du système étatique.
Emmanuelle Auriol - Très bonne question : la plus grande entreprise de France, c’est l'État ! Il y a des
millions de fonctionnaires, et c'est vrai qu’il n'y a pas de gestion des ressources humaines au sein de
la fonction publique. Moi je n'ai jamais été évaluée (c’est peut-être une spécificité des professeurs
d'université ?). Une tribune dans « Le Monde », m’a beaucoup touchée, écrite par des enseignants qui
se sentaient complètement largués. Ils disaient : « je réclame une inspection », ils se sentaient abandonnés. Il faut voir que l'État détient un capital humain exceptionnel. Ce sont des gens très instruits
et très engagés, et on ne leur propose pas de promotion. Un enseignant disait : « la seule promotion
que j’ai eue, c'est parce que j’ai passé un concours, et l’augmentation que j’ai eue ne couvrira jamais
le prix du billet de train que j'ai pris pour passer ce concours ».
Alors pourquoi les gens travaillent-ils tellement et sont-ils respectueux ? On ne peut pas arnaquer le
reste de la société, parce que les gens ont un sens moral. Ça nous arrive de bien noter quelqu'un dont
on veut se débarrasser. C'est donc parfois pervers. On a eu un informaticien et on ne voulait pas le
garder alors on lui a mis une bonne note et il a été « promu ».
254
Il y a un manque de respect de l'État. On n’évalue pas les gens, on ne récompense pas. C'est un souci,
et en même temps c'est difficile de mettre en place un système incitatif. Il ne faut pas jeter le bébé
en même temps que l’eau du bain. Le débat pourrait être alors que, parce que les gens ont horreur
du risque, ils acceptent d'être moins payés parce qu'il y a une sécurité de l'emploi, et en contrepartie
ils peuvent s’endetter très tôt. Donc on pourrait conserver ce trésor de la sécurité de l'emploi, qui
permet de moins payer les gens, et faire en sorte qu'ils aient des carrières stimulantes. Là-dessus il y a
une démission complète, le système ne fonctionne qu'à l'ancienneté ou au concours.
Un participant - Les comportements personnels ou particuliers peuvent avoir des conséquences très
globales. C'est M. Paulson, secrétaire d'État américain, qui a provoqué la faillite de Lehmann Brothers,
en créant le tsunami financier que l’on connaît. Comment a-t-il pu faire ça par simple esprit revanchard ? Pour des questions de ressentiment personnel, il allait provoquer la faillite et les désastres
humains qui ont suivi. Et c’est Goldman Sachs qui a fait l’audit des comptes publics de la Grèce. Sans
cela, la Grèce ne serait jamais entrée dans l'Euro, et aujourd'hui on ne vivrait pas la situation qu’ils
sont en train de vivre, avec l'Allemagne qui veut imposer ses diktats sur les contrôles des finances
publiques grecques. Comment s’en prémunir ?
EMMANUELLE AURIOL - L’ÉTAT ET LE MARCHÉ. JUSQU’Où PEUT-ON PRIvATISER ?
Emmanuelle Auriol - Effectivement, la crise des subprimes, c’est un problème de conflits personnels,
toile de fond, (ironie complète) le fait que ce sont les Chinois qui ont financé la consommation américaine ! Toute l'épargne du monde est allée aux États-Unis. Ils ont un taux de crédit très bas, et cet
argent qui arrive, il faut dépenser ! Avec un crédit à taux 0 %, on peut financer n'importe quoi. Une
bulle immobilière est apparue. Ce qui garantissait les prêts, c'était la valeur des maisons. Quand tout
s’est écroulé, pendant des années, on les a incorporés à d'autres titres, notés AAA… et ces crédits
toxiques, on les a toujours quelque part. C’est typiquement l’image du cancer. C'est une poignée de
gens qui font n'importe quoi. Tout à coup ça explose ! Il y a une crise, et il faut que l’État fasse quelque
chose. Donc ça va au-delà d'une guéguerre. Pensez à l’aspect macro-économique : ce sont les Chinois
qui finançaient l’économie US. C’était structurel !
Le 3 février 2012
Emmanuelle Auriol
est économiste, professeure d’économie à l’Université Toulouse 1, et
chercheuse en économie à l’IDEI et à la Toulouse School of Economics, l’une des 5 grandes
écoles d’économie qui comptent dans le monde.
Ses recherches portent sur les thèmes de :
Économie industrielle, régulation et politique de la concurrence
Économie des pays en développement et en transition
Méthodologie : économétrie, statistique et théorie économique
Théorie des Organisations. Organisation Industrielle
L’État, sa taille optimale en fonction des contraintes budgétaires.
Emmanuelle Auriol a été nommée parmi les 100 femmes influentes en Midi-Pyrénées par « ObjectifNews » en juin 2011, et dans la liste de la relève en économie qui a fait la Une d’« Enjeux-Les
Échos » de décembre 2011.
255
PARCOURS 2011-2012
La valeur de la vie
(statistique) :
comment la prendre en compte
dans les choix de sécurité en matière
d’environnement et de santé
James K. Hammitt
Professeur d’économie et sciences de la décision, Center for Risk Analysis,
Université d’Harvard (USA)
En résidence à la Toulouse School of Economics (LERNA-INRA)
(James Hammitt a donné cette conférence à St Gaudens le 3 mars 2012,
et à Toulouse le 10 mai 2012.
C’est la transcription de la soirée commingeoise que l’on trouvera ci-dessous)
J’espère que vous serez indulgents pour la qualité de mon français, qui ne s’est guère amélioré depuis que j’enseigne à la TSE, parce que tous les cours y sont donnés en anglais (et qu’il y a beaucoup
d’étudiants non francophones).
Mon sujet de ce jour est « La valeur de la vie statistique », et j’insiste beaucoup sur ce terme « statistique ». Je vais l’illustrer par un exemple de tous les jours : les vacances arrivent, et vous vous demandez que faire. Vous pensez partir en croisière (projection d’une image publicitaire de Costa Croisières,
rires), ou faire du kayak, ou aller à la campagne, ou rester à la maison (projection de « clichés-catastrophe ! ») : vous voyez qu’il y a des risques partout : ça n’empêche pas de prendre des décisions, mais
on peut prendre des mesures pour réduire les risques dans chaque cas. Alors quel est le bon niveau
de sécurité ?
Prenons le domaine de la sécurité routière : tout le monde aujourd’hui attache sa ceinture de sécurité,
mais on pourrait faire plus, porter un casque par exemple, comme les pilotes de rallye. On pourrait
aussi avoir des voitures plus solides (plus lourdes), ou limiter la vitesse des voitures : cela dépend
de l’usage qu’on en fait (comparaison d’un gros VTT et d’une mini-urbaine). On peut donc toujours
améliorer la sécurité, mais cela a toujours un coût : financier (un VTT est plus cher qu’un « smart
car »), coût en temps (si on réduit la vitesse, les durées de trajet s’allongent), coût en confort (c’est
désagréable de porter un casque)…
Autre exemple au niveau politique : il y a des soucis de sécurité avec les centrales nucléaires : risques
d’accidents, risques de terrorisme, risques avec la gestion des déchets. Alors on peut décider de ne
plus faire de nucléaire, et de le remplacer par des centrales au charbon ou gaz, par exemple. Mais on
PARCOURS 2011-2012
257
a ici d’autres risques, de pollution atmosphérique (pour le charbon) et de changement climatique en
raison de l’émission de CO2. Et si l’on parle des éoliennes, cela gâte les paysages, crée des nuisances
sonores, génère des risques pour les oiseaux et les avions, et c’est cher !
Au niveau personnel, on peut faire des choix individuels : on peut décider d’aller en ville à bicyclette,
ou en voiture. A vélo, on a des risques d’accidents plus graves qu’en voiture, mais comme on fait de
l’exercice c’est meilleur pour la santé. Mais on est plus exposé aux intempéries, ce qui est mauvais
pour la santé. On perd plus de temps qu’en voiture, mais ça coûte moins cher, et on protège mieux
l’environnement.
On a même des choix à faire quand on prépare son dîner : viande ou poisson ? Le poisson est réputé
meilleur pour le cœur (grâce aux omégas 3), mais les risques de contamination du poisson, par le
mercure pour le thon (très mauvais pour les problèmes neurocognitifs des bébés, et aussi risques
cardiaques) ou les PCB (facteurs de cancer), sont élevés.
Alors, face à tous ces risques, comment prendre les bonnes décisions ? Il y a trois types d’analyses
qui permettent de répondre à cette question : l’analyse du risque (dont le but est de quantifier les
probabilités des conséquences du choix), l’analyse coût-efficacité (dont le but est d’évaluer le coût et
l’efficacité de chaque mesure, et de choisir les meilleures mesures, celles qui coûtent le moins pour la
même efficacité), et l’analyse coût-bénéfice (dont le but est de comparer les avantages et les inconvénients de chaque mesure en termes financiers).
Analyse coût-efficacité
En général, dans l’analyse coût-efficacité, les coûts sont exprimés en unités monétaires, alors que les
avantages sont exprimés en unités plus naturelles, comme le nombre de morts évitées, ou l’allongement de la durée de vie. Ainsi, on parle souvent de coût par vie sauvée (mort évitée) ou coût par
année de vie prolongée.
Ainsi, des collègues ont étudié plus de 500 rapports sur des analyses coût-efficacité des mesures de la
santé et la sécurité et en ont tiré la courbe suivante.
258
La plupart des actions coûtent entre quelques milliers de dollars et quelques millions de dollars pour
améliorer d’une année la longévité, mais quelques-unes coûtent beaucoup plus cher, jusqu’à plusieurs milliards de dollars. Mais il y a aussi des interventions à coût négatif : on dépense moins, et en
même temps on améliore la durée de vie ! Si donc on doit choisir des politiques publiques, on commencera par celles-là (les politiques gagnant-gagnant). Et on choisira ensuite celles qui ne coûtent pas
beaucoup, puis de plus en plus coûteuses, jusqu’à atteindre une limite financière, comme le montre
la courbe ci-après : les dernières années de vie « gagnées » coûtent beaucoup plus cher que les premières, et il faut choisir à quel niveau on s’arrête, c’est la question fondamentale.
JAMES K. HAMMITT - LA vALEUR DE LA vIE
Analyse coût bénéfice.
L’idée ici est de valoriser tous les plus
(les avantages, les bénéfices), et tous les
moins (les inconvénients), et de comparer ces deux valeurs. Il faut pour cela les
quantifier par des valeurs monétaires, et
dans ce domaine on essaie de déterminer quelle valeur on attribue à chaque
avantage ou inconvénient par la quantité d’argent qu’on est prêt à échanger pour cette chose. On parle ici de
« consentement à payer » (CAP) : c’est le
maximum qu’on est prêt à payer pour
obtenir tel avantage, ou de « consentement à accepter » (CAA) : c’est la somme
minimum qu’on pourrait recevoir pour
accepter de subir l’inconvénient.
Je voudrais faire ici un peu de sémantique : quand on parle de risque, cela veut dire la probabilité
qu’un événement se produise. Et quand on parle de risque de mortalité (qui va de zéro à un), il y a
une espérance de survivre égale à 1 moins le risque de mortalité. Mais il faut préciser la période de
temps pendant lequel on calcule le risque : pendant un voyage en avion par exemple, ou pendant
une année, ou une autre période. On voit bien que, sur une durée d’un siècle, le risque de mourir est
pratiquement égal à 1, quelles que soient les mesures prises !
Alors comment valoriser le risque de mortalité ? Supposons une situation où on a une bonne probabilité de vie, et un bon niveau de richesse. Alors, peut-on sacrifier l’un pour améliorer l’autre ? Sacrifier
de la vie pour avoir plus de richesse ? A priori non, la vie n’a pas de prix, dit-on. Donc on devrait être
prêt à sacrifier un peu de richesse pour avoir plus de vie : c’est le concept économique d’action à la
marge. Par exemple, concernant la sécurité automobile, on va dépenser un peu plus (s’équiper en
airbag) pour améliorer la sécurité. Ou à la maison, on va acheter des détecteurs de fumée pour se
prémunir contre le risque d’incendie.
Le graphique ci-dessous permet de visualiser ceci dans un univers de prises de décisions, qui représente la probabilité de survie en fonction des dépenses engagées (et donc de la richesse restante) :
si l’on est en un point où la richesse et l’espérance de vie sont meilleures que les valeurs correspondantes du point de référence, on est sûr d’être dans une meilleure situation. Il est évident qu’on n’hésitera pas à prendre la direction « meilleur » et qu’on évitera la direction « pire ». Mais dans la plupart
des cas, on est sur les flèches marquées d’un « ? » Alors il faut définir si c’est meilleur ou pire que le
point de départ.
On est souvent capable de définir une
courbe qui sépare notre univers décisionnel en deux parties, la courbe
d’indifférence, telle que tous les points
au-dessus de cette courbe représentent
une situation meilleure que la situation
de départ (l’étoile), et tous les points
au-dessous représentent une situation
pire.
PARCOURS 2011-2012
259
Et donc chaque point sur cette courbe représente, pour un individu, une situation équivalente pour
lui. Et cela permet de définir ce que j’appelle la valeur de la vie statistique. Par exemple, à partir de la
position de l’étoile, on peut en suivant la courbe vers la droite, améliorer un peu la durée de vie (Δr)
en diminuant un peu sa richesse de la valeur du consentement à payer (CAP).
260
La valeur de la vie statistique (VSL) est donc ainsi la pente de la courbe d’indifférence : le coût acceptable d’une petite amélioration de la probabilité de survie. Cela mesure donc un arbitrage marginal
entre richesse et risque de mortalité. Mais on sait qu’on peut calculer une vitesse en mètres/seconde
ou en km/heure, pour la même vitesse on aura alors des valeurs différentes : il faut donc toujours bien
préciser la base de calcul. Ici, pour le VSL, on le rapportera à une variation Δr égale à 1, c’est ce qu’on
appelle le VSL normalisé. Mais, comme pour les vitesses, cela ne permet pas d’extrapoler le résultat à
une grande échelle, il faut rester au voisinage du point de départ (de même que pour estimer la distance parcourue par un objet en mouvement, on peut utiliser sa vitesse actuelle dans les prochaines
secondes, mais elle risque de ne pas se maintenir à la même valeur très longtemps, il faut donc être
prudent dans l’extrapolation).
JAMES K. HAMMITT - LA vALEUR DE LA vIE
La valeur de la VSL n’est donc pas une valeur fixe, mais une valeur qui dépend de la situation dans
laquelle on se trouve : si on est plus ou moins riche, ou qu’on a une espérance de vie plus ou moins
élevée.
Ce n’est pas la valeur d’une personne, ce n’est pas le montant qu’on est prêt à payer pour sauver sa
vie, ni le montant qu’on est prêt à recevoir pour perdre sa vie ! Cela dépend de sa probabilité de survie
et de son revenu actuel, de sa richesse. Et cela dépend d’autres caractéristiques, comme par exemple,
le risque « volontaire » ou « involontaire » (on accepte plus facilement le risque volontaire quand on
conduit une voiture par exemple, on n’accepte pas de courir des risques involontairement).
Alors, quelles sont les valeurs de VSL calculées ?
Aux USA, on utilise très souvent ce concept pour évaluer les politiques publiques (avec des valeurs
différentes suivant les domaines concernés). On dispose donc de chiffres bien connus, mais en France
il faut chercher ces éléments. On les a résumées dans le tableau ci-dessus.
261
Un exemple provocateur : la roulette russe.
Cet exemple illustrera les subtilités d’interprétation des enquêtes sur la valeur qu’on attribue à la vie.
Supposons que vous jouez à la roulette russe avec un « super-pistolet » qui possède 6 000 chambres,
dont 10 seulement sont chargées. Alors, combien êtes-vous prêt à payer pour qu’on enlève une balle ?
Et ce montant serait-il différent (en plus ou en moins) s’il y avait 5 000 chambres chargées et qu’on
vous demande combien vous êtes prêt à payer pour qu’on enlève une balle ?
Dans le premier cas, le risque de mourir baisse de 10/6.000 à 9/6.000. Si on utilise un VSL de 6 millions
de dollars, on devrait être prêt à payer 1 000 dollars pour enlever une balle. Dans le deuxième cas,
PARCOURS 2011-2012
le risque passe de 5 000/6 000 à 4 999/6 000, et la majorité des réponses que l’on obtient disent que
l’on est prêt à payer plus dans le premier cas que dans le deuxième. Et c’est une erreur cognitive ! La
réponse est mauvaise, pourtant, comme le sont beaucoup de réponses « de bon sens » à ce genre de
questions sur les statistiques.
C’est qu’on pense que dans le premier cas, le risque de mourir baisse fortement, il se réduit de 10 %
en passant de 10/6.000 à 9/6.000, alors que dans le deuxième cas il ne baisse que de 0.02 % en passant
de 5 000/6 000 à 4 999/6 000 : alors pourquoi payer plus pour un gain aussi faible. Pourtant, ce n’est pas
ainsi qu’il faut raisonner, il faut penser en « mort de toute façon (dead anyway) ». C’est que, dans le
deuxième cas, en réalité la probabilité que l’on meure est très élevée, et tout ce qui peut la réduire
est bon à prendre (si l’on meurt, de toute façon, à quoi nous servira notre fortune). On doit donc être
prêt à payer plus dans ce cas, comme le montrent bien les courbes d’indifférence ci-après. On a deux
situations de départ différentes, avec la même richesse (il s’agit de la même personne), mais une probabilité de survie bien plus élevée dans le premier cas que dans la deuxième. La courbe d’indifférence
du premier cas est donc la courbe supérieure, et sa pente (la VSL) au point de décision est nettement
plus faible que celle correspondant au deuxième cas.
Cela montre bien la difficulté qu’il y a à estimer la VSL. Dans la réalité, on utilise deux méthodes différentes :
262
Les préférences révélées, méthode où on observe les comportements réels des gens : si l’on observe
qu’un choix l’emporte systématiquement, c’est qu’il y a une préférence valable. On l’observe surtout
dans les choix de travail (on en reparlera), et dans le choix d’une voiture : on achètera plus cher une
voiture dite plus sûre, mais il faut que le VSL de l’acheteur soit plus grand que le ratio entre le supplément de prix et le gain de sécurité.
Les préférences annoncées (autre méthode) résultent d’enquêtes sur des choix hypothétiques des
personnes interrogées. On le pratique dans de nombreux domaines (médecine, qualité de l’environnement, investissements publics…)
Revenons sur les préférences révélées en matière d’emploi. On compare la rémunération des salariés
et la dangerosité du travail qu’ils effectuent. A compétence et qualification des salariés égales, on
constate (c’est normal) que la rémunération est plus élevée si le travail est plus dangereux. (S’il n’y
a pas de bénéfice en faisant un travail dangereux, pourquoi le choisir ?). Adam Smith l’avait déjà dit :
« The wages of labor vary with the ease or hardship, the cleanliness or dirtiness, the honorableness or
dishonorableness of the employment (Adam Smith, 1776) ».
Pour les préférences annoncées, j’ai fait aux USA une enquête sur plusieurs milliers de personnes (je
vais faire la même en France, je suis en train de préparer les questions) sur les problèmes de santé,
pour valoriser les risques de maladies mortelles (cancer, maladies cardiaques…) et voir si les gens attribuent des VSL différentes aux différentes maladies. Je vous montre ci-après le type de questionnaire
que l’on présente aux gens :
JAMES K. HAMMITT - LA vALEUR DE LA vIE
« Nous voudrions vous demander combien seriez-vous prêt à payer pour réduire votre risque de
développer [nom de la maladie] due à l’exposition de pesticides présents dans les aliments.
Supposons qu’il est possible de réduire cette chance si le producteur de denrées alimentaires suit
un programme de sécurité stricte qui est établi et contrôlé par le gouvernement français. Ce programme est appelé « Système de Sécurité des Pesticides » et inclut l’utilisation de pesticides qui sont
plus sûrs pour la santé humaine que les pesticides actuels. Même si les aliments produits par le
Système de Sécurité des Pesticides sont plus sûrs que les produits conventionnels, ce système n’est pas
une pratique de l’agriculture biologique. En plus, il n’affecte pas l’environnement différemment
que l’agriculture conventionnelle.
Parce qu’il nécessite des pesticides plus coûteux, un producteur qui suit le Système de Sécurité des
Pesticides a besoin de facturer un prix plus élevé. Certains producteurs adoptent le Système de
Sécurité des Pesticides, et d’autres non. Vous seriez capable de distinguer facilement, grâce à une
étiquette ou un autocollant, si les aliments que vous envisagez d’acheter ont été produits par l’agriculture conventionnelle ou par le Système de Sécurité des Pesticides.
Imaginez que, chaque année, vous avez une chance de [3 sur 10 000] de développer [nom de la
maladie] due à l’exposition de pesticides présents dans les aliments. Une chance de [3 sur 10 000]
signifie que, chaque année, environ [3] sur 10 000 personnes vont développer [nom de la maladie]
due à l’exposition aux pesticides présents dans les aliments.
Manger des aliments produits par le Système de Sécurité des Pesticides au lieu d’aliments conventionnels permettrait de réduire vos chances de développer [nom de la maladie], passant d’une
chance de [3 sur 10 000] par année à une chance de [2 sur 10 000] par année. Donc, si vous achetez
des produits du Système de Sécurité des Pesticides, vos chances de développer [nom de la maladie]
due à l’exposition de pesticides dans les aliments seraient réduites de [1 sur 10 000] par année. »
263
Nous avons découvert, pendant cette enquête, qu’il était difficile de faire sentir aux gens ce que représente 1/10.000, et nous avons mis au point le tableau ci-après : il y a sur cette figure 10 000 points, et
un risque de 2/10.000 est représenté par les 2 premiers points de la première ligne !
PARCOURS 2011-2012
Et voici le résultat de cette enquête sur 2 000 personnes interrogées, en faisant varier le surcoût annuel de recours au système de sécurité des pesticides.
On retrouve bien des valeurs proches des VSL déjà connus. Mais si on entre dans le détail des réponses, on voit que le VSL pour un enfant (la somme que l’on est prêt à engager pour protéger sa vie)
est beaucoup plus élevé que pour un adulte, et c’est logique.
Mais on n’a pas trouvé de différence significative de VSL entre les différentes maladies mortelles, ni
en fonction de l’âge des personnes interrogées : souvent, on pense que la VSL baisse avec la vieillesse,
car il y a moins d’années à protéger. Mais la VSL peut baisser aussi car il reste moins d’années pour
dépenser l’argent ! L’effet sur la VSL est donc indéterminé théoriquement.
264
JAMES K. HAMMITT - LA vALEUR DE LA vIE
Les courbes ci-dessus, exploitant les résultats de nombreuses enquêtes, montrent qu’il est difficile de
tirer des conclusions claires concernant l’effet de l’âge.
Par contre, il est clair que la VSL change avec la richesse des personnes concernées : si la richesse augmente de 10 %, on constate que la VSL augmente de 5 à 10 % (les riches sont prêts à dépenser plus
pour améliorer la protection de leur vie, car il leur en restera beaucoup de toute façon !)
Comment utiliser ces valeurs ?
Aux USA, le gouvernement fait une étude « coût-bénéfice » avant toute décision importante de changement de la réglementation sur l’environnement, la sécurité, la santé, qui risque d’avoir des répercussions importants sur l’économie. On utilise la même valeur de VSL pour tous, même si, il y a 10 ans,
l’agence de l’environnement avait proposé d’utiliser une VSL plus basse pour les personnes âgées, ce
qui avait provoqué des réactions virulentes (même si c’était une idée valable statistiquement) et on
ne l’a pas retenu.
Et le Président présente chaque année la liste de toutes les mesures réglementaires prises, avec leurs
coûts, et les bénéfices attendus :
265
La comparaison des rapports année par année montre qu’il y a de grandes évolutions des mesures
décidées. Et que, bien souvent, les bénéfices attendus sont beaucoup plus élevés que les coûts à engager. On voit même que, dans certains cas, le coût par vie sauvée peut être négatif, comme dans le
cas de la prévention de la salmonellose. C’est qu’on y a pris en compte aussi le fait que cela a permis
d’éviter des maladies non mortelles dues à la salmonellose, ce qui avait un coût.
PARCOURS 2011-2012
On voit aussi que certaines mesures coûteuses n’apportent qu’un petit bénéfice, comme les « positive
train control » (des mesures pour améliorer la sécurité par des automatismes) : c’est peut-être que les
bénéfices attendus ne peuvent pas donner lieu à une valorisation en dollars. C’est peut-être aussi que
cette mesure résulte de la mise en application d’une décision votée par le Congrès, et on la reprend
sous cette forme pour montrer qu’elle n’était pas très judicieuse !
266
En conclusion, je rappelle quelques points clés :
- On ne peut pas (et on ne veut pas) faire tout ce qui serait possible de faire pour réduire le risque
de mourir, car il y a d’autres activités qu’il est important aussi de conduire et il faut donc répartir les
ressources
- Au niveau gouvernemental, où les sommes en jeu sont énormes, pour prendre les bonnes décisions,
les gouvernements font des analyses « coûts-bénéfice », dans lesquelles le bénéfice d’une réduction
du risque de mourir peut être quantifié par la Valeur de la Vies Statistique (VSL)
La VSL est la mesure du taux de substitution entre le risque et la valeur des autres dépenses, elle est de
l’ordre de 7 millions de dollars aux USA. Mais cela ne peut être utilisé que pour de petits changements
attendus du risque de mortalité, c’est une valeur marginale.
JAMES K. HAMMITT - LA vALEUR DE LA vIE
Débat commingeois
Un participant - Vous parlez beaucoup de richesse, que j’ai cru comprendre comme la richesse matérielle, exprimée en dollars ou en euros. Mais il y a des « richesses qualitatives » difficiles à mesurer
ou à chiffrer. Par exemple, que vaut un allongement de la durée de vie si les conditions de vie sont
misérables. Ces éléments sont-ils pris en compte dans votre approche ?
James K Hammitt - C’est vrai que la qualité de la vie contient bien des aspects non monétaires. Mais ici,
il ne s’agit bien que de l’aspect monétaire, on calcule les sommes que l’on est prêt à échanger pour
prolonger sa durée de vie en probabilité. Si on a une très bonne qualité de vie, mais très peu d’argent,
on ne peut pas payer beaucoup pour augmenter cette probabilité de durée de vie. Et si on a une très
mauvaise qualité de vie, mais beaucoup d’argent, peut-être on ne veut pas payer beaucoup - on peut
donner plus de l’argent aux descendants, ou à une charité.
Une participante - Vous mettez donc en balance les risques que prennent les citoyens, et les dépenses
publiques qui peuvent les réduire. Cela évoque pour moi un problème d’assurances. Or nous vivons
dans un monde où on est « sur-assuré » : assurances auto, maison, santé, voyages… Et ces assurances
sont des rentrées d’argent qui permettent de pallier les risques (et parfois de spéculer !).
James K Hammitt - Il faut faire la distinction entre protection et assurance. L’assurance ne sert qu’à
financer les dépenses engagées pour réparer après que le risque s’est produit. Ici, j’ai parlé de la réduction des risques, pour qu’on n’ait pas à réparer ! L’assurance-vie n’apporte rien à l’allongement de
la vie (elle apporte de l’argent aux enfants !). L’assurance-santé ne sert qu’à procurer de l’argent pour
payer le médecin, et acheter les médicaments. (Même si les politiques de prévention sont prises en
charge par la sécu, et donc financées par les cotisations).
Il faut faire, dans mon approche, une distinction entre les actions privées, et les politiques publiques.
On peut par exemple acheter une voiture plus grosse (et donc plus chère) pour être mieux en sécurité, c’est une décision privée. Et il y a des décisions publiques qui définissent les équipements obligatoires qui doivent être installés dans toutes les voitures, ou les limitations de vitesse.
C’est le cas aussi par exemple des mesures prises pour améliorer (ou garantir) la qualité de l’air : tout
le monde en bénéficie, on peut donc parler de bénéfice public. Mais cela entraîne des coûts en équipements, et la question se pose : qui doit payer ? L’idée derrière l’analyse coût bénéfice est de calculer
le total des coûts entraînés et le total des bénéfices qui vont en résulter pour l’ensemble de la population. Si le total des bénéfices est plus grand que le total des coûts, la société sera donc meilleure, mais
on ne peut pas dire que chacun en bénéficiera de la même manière, cela dépendra de la façon dont
sont répartis ces bénéfices et ces coûts. Avec l’assurance sur la santé, le coût des soins médicaux croît
très rapidement (même aux USA), car il est difficile de dire quel type de médecine développer pour
améliorer de façon optimale la santé, et chacun, ayant payé une cotisation, veut obtenir le maximum :
s’il n’y avait pas d’assurance, chacun ferait peut-être d’autres choix en matière de dépense de santé ?
Un participant - Prenons l’exemple des personnes âgées : on sait que, leur santé étant plus précaire,
elles « consomment » beaucoup plus de soins de santé que des personnes plus jeunes. Avec votre analyse coûts-bénéfices, la société pourrait décider qu’il est meilleur, collectivement, de ne plus soigner
les personnes à partir d’un certain âge ! Cette approche ne s’oppose-t-elle pas à la notion de solidarité
intergénérationnelle sur laquelle sont construites nos civilisations ?
James K Hammitt - Bonne question. Les bénéfices de soins pour les personnes âgées peuvent être
plus importants que les coûts. Mais pour les mesures permettant de réduire le risque de mourir, les
personnes âgées gagnent mois d’années de vie que les jeunes. C’est une vraie question si une société
valorise la réduction du risque de la même façon.
Un participant - D’après ce que vous nous avez dit, cette méthode est largement utilisée aux USA, et
fait même l’objet de rapports au Congrès. Qu’en est-il en Europe ?
James K Hammitt - Cette méthode est bien moins utilisée en Europe qu’aux USA, (et moins sur le
PARCOURS 2011-2012
267
continent qu’en Grande Bretagne). Mais cela dépend du sujet. C’est ironique de penser que cette
méthode a été inventée par un Français ! Ici, on parle effectivement plus de solidarité, et les décisions
sont prises au niveau gouvernemental, mais avec relativement peu de discussions. Aux USA, toute
décision peut être contestée en justice, aussi les gouvernements s’appuient sur des méthodes « scientifiques » pour justifier leurs décisions (et se défendre contre les critiques et les attaques des groupes
de pression).
Aux USA on utilise beaucoup l’analyse coûts-bénéfices pour les problèmes de transport et d’environnement, mais très peu pour le soin médical. Au Royaume-Uni, au contraire, où le National Health System (l’équivalent de la Sécu) est pris en charge par l’État, on fait beaucoup d’analyses coût-efficacité,
en donnant la valeur de 30 000 livres par année de vie supplémentaire : si une prescription médicale
ou chirurgicale coûte plus que 30 000 livres par année supplémentaire pour le patient, elle n’est pas
prise en charge par le NHS.
Un participant - Sur le graphique 50 (page 11) du rapport au Congrès, on voit qu’en général plus la
dépense s’élève, plus le bénéfice s’accroît, et que le solde bénéfice-coût s’accroît aussi : cela veut donc
dire qu’on aurait pu dépenser plus et amortir très vite cette dépense par des bénéfices dont tout le
monde, globalement, aurait bénéficié : alors, pourquoi s’en priver ? Il devrait y avoir un optimum de
dépenses pour lequel les coûts et les dépenses supplémentaires sont équivalentes, et il semble qu’on
en est loin : est-ce parce qu’au fond les décideurs n‘y croient pas tout à fait ?
James K Hammitt - C’est peut-être juste en théorie, mais le but est de maximiser le différence bénéfice
moins coût, et il n’est pas certain que plus de dépenses va augmenter la différence. Il faut aussi savoir
que les coûts qui figurent ici ne sont pas les dépenses de l’État : les équipements qu’il faut installer
sur les centrales électriques doivent être payés par les industriels, et non par l’État. Mais les bénéfices
sont constatés pour le grand public. Les améliorations de la qualité de l’air par les contraintes sur les
moteurs diésel et la qualité des carburants engendrent les plus grands bénéfices. C’est la réduction de
l’émission de microparticules qui apparaît comme la mesure la plus importante aux USA, car on pense
que c’est la cause de 50 000 décès par an (et il en est de même en Europe, mais on n’en parle guère !),
chiffre à comparer au total des morts causés (peut-être) par l’industrie nucléaire depuis ses débuts
(en y incluant Tchernobyl et Fukushima), évalué lui aussi à 50 000 morts ou moins. Le charbon (qui est
la principale source d’émissions de microparticules dans les chaudières à charbon, pour le chauffage
des particuliers ou les centrales thermiques) cause donc chaque année autant de morts que l’énergie
nucléaire depuis son invention ! Mais le risque avec les centrales nucléaires est très difficile à estimer,
et si une catastrophe majeure se produisait, ces chiffres pourraient être à reconsidérer.
Une participante - Sur un des graphiques que vous présentez, on voit (à gauche) qu’il peut y avoir des
bénéfices avec une réduction des coûts (des coûts négatifs). Est-ce que cela ne justifie pas les tenants
de la décroissance (comme condition du progrès économique et social) et que pensez-vous de cette
théorie de la décroissance ?
268
James K Hammitt - Pourquoi pensez-vous que je réside en France ? Je ne sais pas exactement ce que
représentent les actions à coût négatif. On peut imaginer que rouler à vélo coûte moins cher qu’en
voiture, tout en améliorant la santé (mais il peut y avoir d’autres effets négatifs). Par exemple, réduire
la consommation de tabac fait des économies et améliore la santé. De même que manger moins !
(rires). Et rire ne coûte pas grand-chose et est bon pour la santé mentale !
Un participant - Est-ce que ces politiques que vous préconisez (ou qui résultent de vos études) ont un
effet (négatif) sur les marges des grosses entreprises ?
James K Hammitt - Dans l’industrie pharmaceutique, on utilise beaucoup les analyses coût-efficacité,
et on pense dans ces milieux que c’est utile pour les campagnes promotionnelles des nouveaux médicaments. J’ai parlé avec un vétérinaire : aux USA, on a développé un vaccin pour protéger le bétail
de la bactérie e-coli. Et on estime que si tous les producteurs de bétail utilisaient ce vaccin, cela provoquerait un surcoût de 1 cent par livre de viande, ce qui peut sembler infime. Pourtant j’ai calculé
qu’aujourd’hui, e-coli est un des vecteurs de maladie le plus important, mais ne provoque chaque
année que quelques milliers de cas de maladie, sur les quelques milliards de kilos de viande produite :
c’est donc un risque très faible, et si on valorise cela avec les méthodes que j’ai indiquées, le coût
JAMES K. HAMMITT - LA vALEUR DE LA vIE
de ce risque est inférieur à 0,1 cent/par livre. Donc le coût de la vaccination est disproportionné par
rapport aux bénéfices attendus. Ce n’est donc pas une voie dans laquelle l’industrie pharmaceutique
vétérinaire devrait investir. Il vaut peut-être mieux prendre des dispositions simples pour améliorer
l’hygiène des élevages et réduire le risque d’e-coli plus naturellement (et en améliorant la qualité de
la viande !).
Un participant - Si Madame Bachelot vous avait demandé conseil, lui auriez-vous déconseillé de se
lancer dans l’achat massif de doses de vaccins antigrippaux AH1N1, tout à fait inefficaces ?
James K Hammitt - Je ne connais pas ce problème, mais j’aurais certainement pu y appliquer les analyses dont je vous ai parlé ! Mais il ne faut pas oublier que tous ces calculs sont frappés d’une grande
marge d’incertitude (parfois de 1 à 100 !), ce qui explique pourquoi il est difficile de trouver l’optimum
en la matière.
Un participant - Pour rester dans le domaine de la vaccination, on assiste à des controverses, certains
affirment que vacciner les enfants entraîne des risques, que certains enfants voient se déclarer des
maladies à la suite d’un vaccin. Les médecins répondent que cela est infime face au fait que des millions d’enfants sont ainsi protégés de maladies graves, et que cela justifie le risque. Est-ce que cette
problématique (dont le nombre de cas très élevé doit se prêter à un traitement statistique fiable) a été
analysée suivant vos méthodes, et y a-t-il une réponse claire ?
James K Hammitt - La réponse est en effet claire en théorie, mais cela montre que combattre un risque
peut en faire naître un autre, et qu’il faut toujours être prudent. C’est le cas des « effets secondaires »
des médicaments, par exemple.
Pour la vaccination contre les maladies transmissibles, il faut ajouter que le vaccin protège non seulement la personne vaccinée, mais les gens avec lesquels elle est en contact. Alors, quand tout le monde
est vacciné, on peut calculer, comme choix privé, qu’en ne se faisant pas vacciner on a peu de risque
de contracter la maladie (puisque les autres sont vaccinés) et on évite les risques d’effets secondaires.
Mais si beaucoup de monde raisonne comme çà, le raisonnement n’est plus valable !
Il y a ainsi une grande différence entre les choix privés et les choix publics : quand les choix privés ont
des effets publics, c’est le rôle de l’autorité publique de savoir quand il est justifié de rendre obligatoires certaines actions pour assurer un bénéfice collectif maximum. Il y aura toujours des gagnants et
des perdants, mais il faut que la somme des gains soit plus grande que la somme des pertes.
Une participante - Votre exemple sur e-coli me fait peur : on accepte qu’il y ait des morts (même peu
nombreux) parce que ça coûterait trop cher de vacciner tout le bétail. Il s’agit pourtant d’une décision
grave : déjà que la plupart des décisions qui nous concernent sont prises sans réelle concertation au
vu des d’arguments de soi-disant experts, ici, avec des arguments « scientifiques », le citoyen sera
complètement écarté des prises de décisions, car son jugement sera considéré comme infondé et
non pertinent !
James K Hammitt - Je suis assez d’accord avec vous sur ce qui se passe en France. Mais, contrairement à
ce qu’on croit, aux USA on discute beaucoup des prises de décisions publiques et gouvernementales.
Et les associations de citoyens (comme les grandes entreprises) peuvent contester en justice l’action
du gouvernement, ce que des citoyens isolés ne peuvent pas faire. Avec l’analyse coût-bénéfice, et en
choisissant une valeur de la vie statistique très élevée (100 millions d’euros, voire 1 milliard d’euros),
on peut vérifier que les mesures qu’on préconise sont valables. Mais si on décide de faire ces mesures
coûteuses, il faudra avoir fait d’abord toutes les autres mesures moins coûteuses. C’est cela la logique
de cette analyse. On fait aujourd’hui des enquêtes sur les réponses et les préférences du grand public
(pas des experts). Il est possible, dans une société qui privilégie la solidarité, de définir une valeur de
la vie statistique élevée qui permettra de prendre des décisions plus coûteuses pour les citoyens. Avec
l’analyse coût-bénéfice, il faut que les préférences qui sous-tendent les choix soient bien celles des
citoyens, pas celles des experts. Et ces préférences sont révélées par les actions privées des citoyens.
Et les lois votées font l’objet de sondages, (voire de référendums, comme en Californie, où ils sont
nombreux), pour savoir si les citoyens les approuvent.
PARCOURS 2011-2012
269
Une participante - Votre analyse m’amène à me demander si la valeur de la vie, la valeur qu’on attribue
à la vie, peut être définie rationnellement, et n’est pas avant tout d’ordre culturel : on voit les différences de réactions d’un pays à l’autre, sur le problème de l’amiante par exemple.
James K Hammitt - Je crois en effet que cette valeur de la vie a une composante culturelle indéniable. Par
exemple, je pense que la valeur de la vie des personnes âgées au Japon est supérieure à celle qu’on lui
donne aux USA, car le respect pour les Anciens est une composante des traditions millénaires de ce pays.
On observe parfois des choses curieuses : si on compare l’espérance de vie, à âge égal, aux USA et au
Danemark, on voit que les Danois, dans chaque tranche d’âge, ont une espérance de vie supérieure
à celle des Américains, (qui s’expliquent sans doute par une médecine de meilleure qualité et une
meilleure hygiène de vie), sauf pour les tranches d’âge les plus élevées : à partir de peut-être 80 ans,
l’espérance de vie est meilleure aux USA. Mais cela s’explique très bien : pour arriver à 80 ans aux USA,
il faut avoir une certaine richesse, faire partie des privilégiés, il y a là un effet de sélection. Mais il y a
une autre raison : les personnes âgées aux USA consomment beaucoup de médicaments, plus qu’au
Danemark où l’on considère qu’il est plus important d’engager des dépenses pour les plus jeunes que
pour les plus âgés, et c’est très bien accepté car ça fait partie de la culture !
Un participant - Il est paradoxal de voir (sur les tableaux que vous nous avez montrés) que la valeur de
la vie statistique aux USA est de l’ordre de 7 millions de dollars, alors qu’elle n’est que de 1,5 million
de dollars en Europe, soit 3 à 4 fois moins. Or on sait que l’espérance de vie européenne est meilleure
que celle des USA : cela veut donc dire qu’aux USA on ne fait pas tout ce qu’il faut, malgré une valeur
plus élevée de la vie ! C’est paradoxal, on s’attendrait au contraire que ces valeurs élevées favorisent
les politiques même coûteuses qui conduiraient à une espérance de vie supérieure ! Ou alors, c’est
qu’on n’applique pas la théorie ! Il y a un espace entre la théorie et la pratique !
James K Hammitt - Je crois que la différence entre les montants ne signifie pas grand-chose. Il y a un
facteur d’incertitude important (aux USA, le gouvernement a proposé les valeurs entre 1 et 10 millions dollars). Il n’y avait pas beaucoup d’études pour estimer la valeur de la vie statistique en Europe.
Je pense que les autorités ont lu les mêmes études mais fait les synthèses différentes.
Un participant - Je voudrais savoir à quel périmètre s’applique la notion de bénéfice dans l’analyse
coût-bénéfice pour des actions collectives. Par exemple, si on parle de l’émission de gaz à effets de
serre, et compte-tenu de l’importance de leurs émissions (plus de 40 % du total mondial), si on fait
une action pour réduire ces émissions aux USA, le bénéfice sera ressenti sur toute la planète. Mais si
on ne mesure ce bénéfice que sur le territoire des USA, on risque de conclure que le coût est trop
élevé pour le bénéfice attendu, et de ne rien faire. Alors que si les autres pays envoyaient leurs factures
aux Américains, en leur disant : « vous êtes responsables des coûts engendrés par les changements
climatiques, vous devez en payer les conséquences », à ce moment-là, la prise en compte de ces factures dans le bénéfice permettrait de justifier des mesures plus coûteuses ? Alors comment définit-on
le périmètre auquel s’appliquent les bénéfices ?
270
James K Hammitt - C’est une question importante, en effet, et on l’a rencontrée, par exemple avec le
problème des pluies acides. Quand on a imposé les mesures permettant de réduire les émissions de
SO2 responsables de ces pluies acides, on s’est rendu compte que le Canada en a profité autant que
les États-Unis ! Pourtant dans les calculs, on n’avait considéré que les USA. Mais comment peut-on
imposer un coût à des citoyens américains pour obtenir des bénéfices en Chine ?
Le Participant - C’est peut-être que ce qu’on appelle bénéfice est en fait la diminution d’un coût : et
si les pays « victimes » présentaient la facture des dégâts, le fait de réduire cette facture pourrait être
considéré comme un bénéfice par le pays responsable des dommages actuels et l’encourager à faire
des efforts.
James K Hammitt - Mais cela n’est guère envisageable dans l’état actuel des relations internationales !
C’est vrai que le choix de périmètre d’une analyse est très important. Il n’y a pas une théorie économique pour ça, c’est une question pour la société est les décideurs publiques. Et une diminution d’un
coût peut être un bénéfice. Il n’y a pas de différence entre un bénéfice et un coût pour la théorie,
sauf le signe !
JAMES K. HAMMITT - LA vALEUR DE LA vIE
Une participante - Vous avez surtout parlé de l’analyse coût-bénéfices pour l’amélioration de la durée
de vie, mais peut-on l’appliquer dans des domaines d’amélioration qualitative moins « extrême ». Par
exemple, dans un domaine que je connais bien, de la santé mentale, on peut trouver plus intéressant
de faire prendre des cachets à une personne déprimée que de lui proposer une psychothérapie : c’est
moins coûteux à court terme, mais l’efficacité à moyen terme, la guérison, est bien plus problématique. Peut-on appliquer vos méthodes à un tel cas ?
James K Hammitt - Oui on peut le faire, mais cela pose la question de comment mesurer le bénéfice,
et du choix de l’horizon de calcul à prendre en compte (plus ou moins long terme). Les analyses de
coûts doivent prendre en compte la qualité de la vie, qui est un indice de l’état de santé.
La participante - Est-ce que dans les enquêtes il arrive qu’on demande à quelqu’un s’il est prêt à payer
pour que quelqu’un d’autre aille mieux ?
James K Hammitt - C’est assez rare de mesurer l’altruisme, c’est vrai. Et ce n’est pas facile à prendre
en compte dans les analyses coût-bénéfice. Il faut distinguer entre l’altruiste pur, qui accepte de payer
pour le bien-être d’un autre, en fonction des souhaits de cet autre, quels qu’ils soient. Et l’altruisme
paternaliste, qui impose ses préférences pour le bien-être de l’autre : par exemple, je veux bien contribuer à améliorer votre santé, mais pas votre richesse. C’est le cas avec le problème des fumeurs : pour
l’altruiste pur, si les fumeurs ont été bien informés du risque qu’ils prennent et choisissent de fumer
parce que cela améliore leur qualité de vie courante, pourquoi pas ! Alors que l’altruiste paternaliste
estime que fumer dégrade la qualité de vie, et veut l’interdire (même si ça lui coûte parce que les
rentrées de taxes vont diminuer !).
Une participante - Est-ce que la valeur de la vie des enfants est, elle aussi, très diverse suivant les civilisations et les époques ? Je crois qu’au XIXe siècle la vie des enfants ne valait pas grand-chose !
James K Hammitt - Oui, il y a quelques études qui estiment la valeur de la vie des enfants. Normalement, on trouve que la valeur pour un enfant et plus grande que pour un adulte, peut-être deux fois.
En ce cas, c’est comment les parents sont prêts à payer pour réduire un risque pour l’enfant. Évidemment, les enfants ne sont pas les agents économiques avec l’autonomie.
Une participante - De quand date cette « science » que vous nous avez présentée ?
James K Hammitt - Les premières études empiriques sur la valeur de la vie ont été publiées en 1976, et
il n’y en a pratiquement pas eu avant les années 80. Le concept de la valeur de la vie statistique a été inventé par Thomas Schelling, un économiste américain toujours en vie (il doit avoir 90 ans) qui a reçu
un Prix Nobel en 2005. Il a écrit un papier en 1968 « The life you save may be your own (La vie que
tu sauves pourrait être la tienne) », mais c’était un article conceptuel, sans aucune mathématique.
Puis l’Anglais Michael Jones-Lee, en 1974, a proposé une modélisation mathématique. En ce qui me
concerne, j’ai commencé à travailler sur ce sujet avec des Francophones il y a une dizaine d’années, et
j’ai appris qu’un économiste belge, Jacques Drèze, a publié un article sur ce sujet en 1962, en français,
dans la revue de la Recherche opérationnelle. Et personne ne l’a remarqué, car cette revue n’est pas
connue des anglophones (et donc est même ignorée des Français : on ne lit les articles « sérieux »
qu’en anglais !).
Un participant - Ne pensez-vous pas que dans votre domaine, comme dans toute la science économique, on aime trop faire des mathématiques, parce que ça permet de belles démonstrations, mais
qu’on a tendance après à oublier la vie réelle, et à croire que les modèles mathématiques sont plus
vrais que la réalité. Et particulièrement sur le sujet de ce soir, quand vous nous avez dit que les hypothèses de base peuvent varier de 1 à 10, voire plus, n’est-il pas urgent de revenir aux réflexions
« conceptuelles » et au bons sens, et de se méfier des résultats des modélisations mathématiques ?
James K Hammitt - Oui, il y a un risque d’oublier la vie réelle. Mais il faut aussi se méfier des « réponses
conventionnelles ». L’idée est que la quantification est importante, car la seule approche qualitative
peut conduire à des erreurs d’interprétation. Par exemple, quand on sait que le poisson peut contenir
des polluants dangereux, on peut décider de ne plus jamais manger de poisson : c’est une réponse
extrême (et on imagine les conséquences si tout le monde l’applique !). Pour les mesures concernant
le gazole aux USA, qui est accusé de favoriser le cancer du poumon, on a pu montrer que le risque
PARCOURS 2011-2012
271
de décès par cancer du au gazole est 10 fois plus faible que par les autres causes (comme les crises
cardiaques liées au gazole) : on a donc pris des décisions en fonction du « mauvais » risque ! Dans tous
les choix qu’on fait, il y a des conséquences positives et négatives, et on ne peut pas simplement par
le bon sens en faire la balance, et définir les paramètres les plus importants. C’est donc l’apport des
analyses coût-bénéfice, ou coût-efficacité, de regrouper tous les éléments dans des tableaux comparatifs pour essayer de trouver la meilleure décision.
Mais il faut être honnête, on est loin encore d’avoir défini absolument comment atteindre l’optimum
à coup sûr, l’incertitude reste très grande dans ce domaine, et le bon sens continue d’être un outil
précieux et nécessaire.
Saint-Gaudens, le 3 mars 2012
James K. Hammitt est professeur d’économie et sciences de la décision à Harvard Université,
directeur du centre de l’analyse du risque à Harvard, et professeur invité à l’école d’économie
de Toulouse (Toulouse School of Economics, LERNA-INRA). Il a étudié les mathématiques appliquées et les politiques publiques à Harvard. Il a été mathématicien à RAND Corporation (institut
de recherche à Santa Monica, Californie) et titulaire de la chaire d’excellence Pierre de Fermat
à TSE (2005-2006). Il est ou il a été membre de plusieurs comités consultatifs à l’Environmental
Protection Agency, au Department of Energy, et à la National Academy of Sciences aux États-Unis.
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273
PARCOURS 2011-2012
Malaise
dans le capitalisme
La logique du système
capitaliste et ses incidences
sur le lien social
Marie-Jean Sauret,
psychanalyste,
membre de l’Association de psychanalyse Jacques Lacan (APJL)
Professeur de psychopathologie clinique à l’université Toulouse-Le Mirail
Co-directeur du Laboratoire de Cliniques Psychopathologique et Interculturelle
(EA4291)
La logique dont il s’agit n’est pas, au sens strict, celle du système économique, mais celle du lien
social qu’il sous-tend et dans laquelle sont emportés, qu’ils s’y soumettent ou non, les sujets qui en
participent. Le titre finalement me paraît contenir une tautologie : mais cela fait justement partie de
ce qu’il s’agit de rendre compréhensible. Pour cette approche, pour saisir le réel en jeu, j’ai emprunté
à la psychanalyse sa conception du sujet et du lien social. Je l’indique, car, depuis que Pierre Besses et
Nicole Gauthey m’ont transmis l’invitation du GREP, la psychanalyse a subi une attaque sans précédent
de la part de parents d’autistes réunis en associations hostiles, de la part d’élus (au moins Bernard
Accoyer, Daniel Fasquelle), de la part de l’administration de la santé (quoique la HAS soit demeurée
modérée), de la part de disciplines académiques (la psychologie comportementale, une part de la
psychologie cognitive), de la part d’organisations universitaires (les chercheurs réunis sous l’étiquette
« Clinique scientifique » lors des élections au CNU), et même de la part du législateur (à s’en tenir à
certains aspects de la loi sur la psychothérapie et du débat qu’elle a suscité) - qui viennent s’ajouter
au climat créé par tels rapports scientifiquement problématiques de l’INSERM (sur la détermination
des enfants et sur l’efficacité des psychothérapies), ainsi que par les ouvrages de Benesteau (Les
mensonges freudiens), Onfray (Le crépuscule d’une idole) et Le livre noir de la psychanalyse1. Que
s’est-il passé, que se passe-t-il ?
1 Institut National Scientifique d’Études et de Recherches Médicales, Psychothérapie, trois approches évaluées, Éditions Inserm, ISBN 2-85598-831-4, 568 pages, Février 2004 ; Institut National Scientifique d’Études et de Recherches
Médicales, Trouble des conduites chez l'enfant et l'adolescent, Éditions INSERM, 2005 ; Jacques Benesteau, Mensonges freudiens, Histoire d’une désinformation séculaire, Colline de Wavre, Mardaga, 2002 ; Catherine Meyer (sous
la direction de), Livre noir de la psychanalyse. Vivre, penser et aller mieux sans Freud, Les Arènes, 2005.
PARCOURS 2011-2012
275
Je souhaite profiter de cette situation pour montrer latéralement que le traitement subi par la psychanalyse est précisément un indice du malaise dans le capitalisme, ou, en d’autres termes, que l’autisme
est le symptôme d’un monde hostile au symptôme.
Vous me pardonnerez de commencer par un détour qui consiste à vérifier que nous disposons d’une
langue commune en précisant quelques-uns des concepts que cette analyse nécessite : non pour vous
obliger à adopter l’analyse elle-même, mais afin de pouvoir échanger autour de ce que j’ai déjà qualifié
de « réel » en jeu, par rapport à quoi nous pourrons indiquer comment nous nous positionnons et
situer nos critiques éventuelles de l’approche elle-même.
1 - La première étape est l’occasion d’une thèse :
il existe un lien entre le fonctionnement psychique et la forme du « vivre ensemble ».
De façon sommaire, disons que la psychanalyse appelle sujet non pas l’individu « bio-psycho-social » que chacun est nécessairement, mais ce qui parle en lui. Celui qui consent à parler est obligé
de faire avec la structure du langage : celui-ci ne peut que représenter. De sorte que le sujet rencontre à la fois l’obligation de se poser à lui-même la question de ce qu’il est, et obligé de faire
avec une réponse qui lui révèle qu’il ne trouvera pas dans le langage le réel de ce qu’il est. Il parle,
il manque, il désire pourrait résumer un aspect de la découverte freudienne : il existe un savoir
indisponible, l’inconscient. Comment fait-on quand le sujet est déterminé par ce trou dans le savoir et qu’en même temps le réel du sujet ne cesse pas d’exiger d’être signifié (dans les lapsus, les
rêves, les actes manqués) ?
Freud en a déduit sa première théorie du « vivre ensemble » dans Malaise dans la civilisation. La
force animale, ce que l’humain doit à la nature, doit être subordonnée au droit et à la justice : telle est
la métaphore au principe de la civilisation. Mais cette substitution du Droit à la Force - qui désigne
le processus de sublimation, trouve sa limite dans le fait que la violence demande une satisfaction
directe. Pour la contenir, la société enrôle la sexualité qu’elle invite à se sublimer dans l’amour du
prochain désexualisé2. A ceci près que pas plus que l’agressivité, la sexualité ne saurait passer toute entière au service de la civilisation : l’une et l’autre « alimentent » ce réel qui exige pourtant sinon d’être
signifié, du moins une issue - il lui faut une satisfaction directe sans quoi, d’ailleurs, l’humanité serait
mise en extinction faute de se reproduire. Paradoxalement, l’exigence de satisfaction de la part de
l’agressivité et de la sexualité oblige au développement des solutions que la civilisation est contrainte
d’inventer pour que l’humanité se survive.
276
L’humain est ainsi fait qu’il demande son être à l’autre parlant, lequel ne peut lui fournir qu’un être
fabriqué de mots. C’est une façon de dire que pour la psychanalyse, l’essence de l’humain est sociale
(cf. l’excentration sociale de l’humanité de Lucien Sève3). Et sans doute la faiblesse de cette réponse
l’a-t-elle poussé à inventer un Autre capable de fournir des ontologies plus consistantes : shamanisme,
religion, philosophie, etc. L’histoire de l’humanité se confond un moment avec le perfectionnement
de ses productions. L’humain est ainsi fait qu’il ne peut pas ne pas mettre sa vie en récit : espèce
fictionnelle, « fabulatrice » écrit Nancy Houston4. Sauf que tous les récits ne se valent pas, toutes les
productions symboliques ne sont pas du même type.
2 Il faudrait situer ici l’invention de la famille qui à la fois régularise l’exercice de la sexualité entre adultes,
protège les enfants de la jouissance des aînés et contribue au refoulement de leur sexualité propre, sublimée dans
les apprentissages : au point que Freud pouvait écrire que le plus grand pas pour la civilisation que chacun ait à
effectuer consiste à s’émanciper des parents : « Le roman familial des névrosés (1909) », Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF, 1974 (3e éd.), p. 157.
3 Cf. Freud : « (…) la psychologie individuelle est aussi, d’emblée et simultanément, une psychologie sociale (… »,
« Psychologie des foules et analyse du moi (1921) », Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1981 p. 123.
Cf. Lucien Sève, Psychanalyse et matérialisme historique [1972], dans Pour une critique marxiste de la théorie psychanalytique, avec Catherine Clément et Pierre Bruno, Éditions sociales, Paris, 1973, p. 195-268 ; Qu'est-ce que la
personne humaine ? : Bioéthique et démocratie, Éditions La Dispute, Paris, 2006.
4 Nancy Houston, L’espèce fabulatrice, Arles, Actes Sud, 2008.
MARIE-JEAN SAURET - MALAISE DANS LE CAPITALISME
Le XVIIe siècle voit apparaître une « rationalité » d’une capacité de description, d’explication et de démonstration avec laquelle les ontologies sont incapables de rivaliser : la science moderne. Et du coup
le sujet, dont Emmanuel Kant enregistre la mutation5, se trouve divisé, aux prises avec deux séries de
questions : d’un côté celles auxquelles la science promet de répondre, de l’autre, celles qui portent
sur le sens de sa présence au monde - désormais en impasse, puisqu’il n’y aurait pas de savoirs susceptibles de procurer une réponse du niveau que la science exige.
Ce moment est aussi celui de l’invention du libéralisme : occasion saisie de renvoyer la question du
sens (de l’existence) au privé et de mettre fin aux guerres de religion. Désormais ce ne sont plus les
idéaux qui régissent le vivre ensemble, mais la mesure en terme marchand du rapport de chacun avec
chacun. Ainsi naît l’économie - où plutôt échappe-t-elle à la mission que Dieu avait jusque-là confiée
aux hommes6, et cela du fait que le rapport à Dieu devient une affaire personnelle.
A partir du XVIIIe siècle, la vie publique est (tendanciellement) entièrement soumise au calcul de la
physique et de l’économie. Les individus sont invités à abandonner la vertu pour le vice : suivez votre
caprice, jouissez, une main invisible finira par équilibrer les rapports dans l’intérêt de la collectivité.
L’intérêt commun est la somme des intérêts particuliers dès lors que l’impératif de jouissance les
commande. Sauf que le sujet ne cesse pas de parler et n’en finit pas de s’interroger sur ce qu’il est :
et comme il ne trouve pas de réponse ontologique de portée universelle (malgré leur prétention),
il se dote d’une réponse intime. Il s’accroche à la figure d’autorité qu’il a sous la main (la fonction
paternelle du complexe d’Œdipe) qui le situe dans la lignée parentale, et il symbolise le manque qui
l’habite à parler et qu’il n’arrive pas à combler sur le marché (opération symbolique du complexe de
castration). Bref, il se fabrique une véritable religion privée : la névrose. S’il fallait illustrer ce moment
d’un cas clinique, nous pourrions nous intéresser à Blaise Pascal qui d’un côté invente la physique expérimentale, le calcul de probabilité et les premiers organismes de spéculation, pour s’adonner à son
addiction aux jeux d’argent, en même temps qu’il crée des entreprises commerciales et de transport
pour alimenter ses revenus, et, de l’autre, réinvente la langue française, se réfugie à Port Royal pour
expier ses péchés et traiter la culpabilité qu’il éprouve à l’endroit de sa libido sciendi - sa passion de
savoir - vécue comme un vice : mais démontrant « en personne » la compatibilité de la science et de
la foi via la névrose7.
Pour la petite histoire, il fallait donc à la fois l’invention de la science moderne et du libéralisme pour
que le sujet échappe globalement à l’hétéronomie, au gouvernement de Dieu, et découvre sa détermination de névrosé : Dieu a quitté le ciel pour l’inconscient ! C’est pour la névrose que Freud, qui se
soumet à l’injonction de l’hystérique de l’écouter, de la laisser parler, invente alors le dispositif de la
cure psychanalyse. Se mettant à l’écoute du « nouveau sujet » né de cette mutation sociale, il apprend
de sa bouche que chacun se construit une théorie pour soutenir son désir, viser ce qui est supposé
lui procurer satisfaction - le fantasme -, et bricoler une solution qui lui permette à la fois d’éviter
l’exclusion par le « vivre ensemble » au motif de sa singularité, d’éviter sa dissolution dans la masse
s’il parvient à s’y loger - le symptôme. En quelque sorte le symptôme rappelle à chacun qu’il n’est
réductible ni au formatage par l’Autre, ni à son propre fantasme, ni à aucune théorie fut-elle ontologique ou même scientifique. C’est d’ailleurs ce que lui rappelle la souffrance du symptôme, qui traduit
5 Cf. Emmanuel Kant, Critique de la raison pure (1781 ; 2nde éd. 1787) ; Prolégomènes à toute métaphysique
future qui voudra se présenter comme science (1783). ; Idée d'une histoire universelle d'un point de vue cosmopolitique (1784) ; Réponse à la question : « qu'est-ce que les Lumières ? » (1784) ; Fondation de la métaphysique des
mœurs (1785) ; Qu'est-ce que s'orienter dans la pensée ? (1786) ; Critique de la raison pratique (1788) ; Critique de la
faculté de juger (1790).
6 Georgio Agamben, Homo Sacer. II, 2, Le Règne et la gloire, traduit par Joël Gayraud et Martin Rueff, Le Seuil,
Paris, 2008.
7 Cf. Dany-Robert Dufour, Le Divin marché, Denoël, 2007, et, surtout, La Cité perverse, Denoël, 2009. Il faudrait
aussi s’intéresser, à la suite de Dany-Robert Dufour, au marquis de Sade, autre façon de se positionner comme sujet
dans ce virage qui fait la part belle à la perversion.
PARCOURS 2011-2012
277
cette tension entre le singulier et le social, et qui lui fait y tenir dans une sorte de cogito du névrosé :
je souffre, donc je suis - dont la cure permettait pourtant de vérifier qu’il était possible d’extraire la
dimension de solution (incurable) sans la confondre à la dimension pathologique (réductible)…
Deux neurologues, Frédéric Dubas et Catherine Thomas-Antérion, vont même jusqu’à rappeler que
la pathologie organique elle-même s’inscrit dans l’histoire du sujet, et que la méconnaissance de cette
dimension rend le traitement problématique - notamment dans les cas où la chronicité participe de
l’identité, en quelque sorte, que celui-ci s’est construit8.
2 - Nous ne sommes plus au XVIIe siècle et pas davantage au temps de Freud : le capitalisme est une civilisation qui suscite sa propre ontologie, sa propre anthropologie.
Dire du capitalisme qu’il est une civilisation c’est affirmer qu’il suscite, avec le système économique,
l’habitat langagier nécessaires à la vie de ses ressortissants. L’état actuel du capitalisme résulte déjà du
mariage de la science et du marché « réglé » par l’économie libérale. La science qui domine est la technoscience, celle qui promet de fabriquer les objets que la science économique demande au marché de
mettre à notre disposition. De sorte que le capitalisme d’une part substitue le calcul au droit dans la
métaphore civilisationnelle, et, par là, fabrique une idéologie, le scientisme, qui prétend répondre par
les moyens de la science aux questions qui lui sont légitimement adressées, mais également aux questions existentielles. Le scientisme dessine un Autre de notre temps quatre fois menteur : il promet de
tout expliquer, de tout comprendre, de tout fabriquer, de jouir de tout - sans reste qui échapperait au
calcul, au tout évaluatif qui règne sur notre monde.
Historiens, sociologues, psychanalystes, philosophes, politologues et économistes se sont penchées sur ce moment et sur l’orientation qu’il donne à la logique selon laquelle se construit le « vivre
ensemble ». Comment se fait-il que l’humain transforme sans hésitation la nature jusque dans ses
moindres recoins si je puis dire, et en soit venu à proclamer que l’économie constituait un réel intangible et à affirmer l’impossibilité de rien modifier à la société ? Tout se passe comme si le XIXe siècle
avait non pas éradiqué les ontologies, mais avait vu leur fonction capturée par la politique et le pouvoir pour « ajuster le monde » aux exigences du néolibéralisme, entre autre « à l’impératif technologique9 ». Illustrons-le du propos de tel journaliste de France Culture distinguant les candidats aux
présidentielles (2012) réalistes des idéalistes, au motif que les premiers ne s’en prennent pas plus au
capitalisme qu’à l’air, l’eau ou le sable : or, justement, on s’en prend à l’air, à l’eau et au sable !
278
Jean-Pierre Fressoz, dans l’ouvrage récent10 auquel je fais allusion ici, évoque cette « forme ontologique de la dés inhibition moderne » : il s’agit de circonvenir les craintes des citoyens en produisant
des ontologies anxiolytiques. Nous vivons, ainsi que Christopher Lasch l’a écrit il y a déjà 35 ans pour
les États Unis, une époque psychothérapique11 ! Cette pente à vouloir le bien de l’autre, à « servir les
biens », semble avoir enrôlé ce que nous qualifions d’humanisme, de sorte que sous ce « beau » nom
peuvent désormais se cacher toutes les turpitudes (cf. au moins les excès de l’ingérence « humanitaire », l’exportation de la démocratie par la force militaire, la requalification de la guerre en opération
policière, etc.), avec en prime le fait de sembler maintenir une valeur ontologique. Le néolibéralisme
feint d’y croire uniquement parce qu’elle permet la capture des individus à son service.
Dans ma langue, il s’agit de rendre « consommable » tout ce qui est proposé à la jouissance (sur
le marché). Le problème est de rendre la machine fabriquée et tous les objets de consommation
désirables et, j’y reviendrai, digestes : cigarette sans tabac, sexualité sans sexe, fromage sans matière
8 Frédéric Dubas, Catherine Thomas-Antérion, Le sujet, son symptôme, son histoire. Étude du symptôme somatomorphe, Paris, Les Belles Lettres, collection « Médecine & Sciences Humaines), 2012.
9 Jean-Baptiste Fressoz, L’apocalypse joyeuse. Une histoire du risque technologique, Paris, Seuil, 2012.
10 Jean-Baptiste Fressoz, L’apocalypse joyeuse. Une histoire du risque technologique, Paris, Seuil, 2012, pp. 285s.
11 Voir Christopher Lasch, La culture du narcissisme - La vie américaine à un âge de déclin des espérances (New
York, 1979, Paris, 1981), Paris, Climats, 2000, Paris, Flammarion 2008.
MARIE-JEAN SAURET - MALAISE DANS LE CAPITALISME
grasse (Slavoj Zizek est là-dessus intarissable12). Ce monde faussement sécurisé frise l’ennui - faussement, puisque cette sécurité n’est que le résultat d’un calcul économique, soumission au pouvoir de
l’argent, qui pousse à mobiliser tel pouvoir.
Celui qui se laisse suggestionner adopte en effet cette nouvelle anthropologie pour se penser. Quelle
que soit son contenu, elle est caractérisée par la substitution du pouvoir à l’autorité (laquelle se met
à son service), soumission obtenue par la force, que cela soit celle de la suggestion (le pouvoir des
mots), de la démonstration scientifique ou de puissance physique, policière, etc. Cette anthropologie
est encore caractérisée par la faillite de la capacité à symboliser le manque, opération symbolique
de la castration, devenue inutile, au profit de la croyance dans la promesse d’une jouissance sans
limite (mais sans risque). Cette mutation du savoir en scientisme s’accompagne de la disqualification
de la religion privée qu’est la névrose : les Dieux, qui avaient déserté le ciel pour l’inconscient, sont
renvoyés dans le réel - d’où ils reviennent avec plus de férocité encore, l’actualité en témoigne (cf. la
montée en puissance des intégrismes et l’apparition de nouvelles sectes rivalisant en certitude avec la
science), tandis que leur fonction ontologique est assumée par l’idéologie (le scientisme) et le pouvoir politique qui lorgnent sur (et empruntent à) leur fonction.
Dans cette optique, il conviendrait d’évaluer l’effort de scientifiques pour rendre leur démarche
compatible avec la foi - depuis le problématique Intelligent Design jusqu’à l’entreprise de l’Université
Interdisciplinaire de Paris qui entend renouer le dialogue entre science et sens13. Il faudrait encore
explorer les raisons qui poussent des disciplines diverses telles que l’astrophysique, la physique
quantique, les théories de l’évolution, les neurosciences et la philosophie de l’esprit, prix Nobel en
tête, à s’allier dans une entreprise quasi théologique : L’UIP écrit sur son site qu’elle entend « contribuer à renouer le dialogue rompu par une certaine modernité entre l’ordre des faits et l’ordre des
valeurs afin de mieux comprendre l’articulation entre les implications de la recherche scientifique
et la quête de sens. Pour ce faire, elle propose à des scientifiques, des philosophes, des religieux et
des acteurs du monde économique de confronter leurs domaines de connaissance14 ». Sans plus de
commentaires.
Plusieurs questions sont à éclairer. D’abord ce qui fait le succès du capitalisme qui réussit à asservir de
plus en plus de monde. Pierre Bruno15, dans son dernier ouvrage, a montré que Marx en produisant
sa théorie de la plus value livrait en quelque sorte à son insu le secret du capitalisme : celui-ci enrôle
le désir derrière la plus value, il convoque le manque qui le cause et la sorte d’objet perdu dont le
12 Concernant un auteur aussi prolixe que Zlavoj Zizek il est difficile de s’en tenir à un seul ouvrage. On peut
consulter, par exemple : 1990 : Ils ne savent pas ce qu'ils font, Le sinthome idéologique, Point hors ligne ; 1993 :
L'Intraitable, Psychanalyse, politique et culture de masse, Économica ; 1999 : Subversions du sujet, Psychanalyse,
philosophie, politique, Presses universitaires de Rennes ; 2004 : Vous avez dit totalitarisme ? Cinq interventions sur
les (més) usages d'une notion, Paris, Éditions Amsterdam, traduction de l'anglais par Delphine Moreau et Jérôme
Vidal (la table des matières et l'introduction peuvent être lues sur le site de l'éditeur) ; rééd. coll. « Poches » 2007 ;
2004 : La subjectivité à venir, Essais critiques sur la voix obscène, série de textes écrits entre 1998 et 2004, Climats ;
rééd. Flammarion, coll. « Champs » 2006 ; 2006 : La marionnette et le nain, Le christianisme entre perversion et subversion, Le Seuil ; 2007 : Le sujet qui fâche, Le centre absent de l'ontologie politique, Flammarion ; 2007 : Au bord de
la révolution : Sur Lénine et la révolution d'Octobre, Aden Éditions ; 2008 : Robespierre : entre vertu et terreur, Stock ;
2008 : Fragile absolu, Pourquoi l'héritage chrétien vaut-il d'être défendu ? Flammarion ; 2008 : Parallaxe, Fayard ;
2010 : Après la tragédie, la farce ! Flammarion ; 2011 : Vivre la fin des temps, Flammarion, Paris.
13 Cf. les ouvrages des animateurs de l’UIP, Jean-François Lambert, Trinh Xuan Thuan et Jean Staune. Par exemple :
Jean Staune, Bernard d'Espagnat (Auteur), Jean Kovalevsky (Auteur), Trinh Xuan Thuan (Auteur), Ahmed Zewail
(Auteur), Paul Davies (Auteur), Christian de Duve (Auteur), Charles H. Townes (Auteur), Thierry Magnin (Auteur),
Science et quête de sens, Paris, Presse de la Renaissance, 2005 ; et, de Jean Staune, La science en otage. Comment
certains industriels, écologistes, fondamentalistes et matérialistes nous manipulent, Presses de la Renaissance, Paris, 2010 ; Au-delà de Darwin. Pour une autre vision de la vie, Jacqueline Chambon Éditions, 2009 ; Notre existence
a-t-elle un sens ? Une enquête scientifique et philosophique, Presses de la Renaissance ; Jean Staune (dir.), L'Homme
face à la science, Criterion, 1992 (textes d’Hubert Reeves, Ilya Prigogine, René Lenoir, Jacques Arsac et d'autres) ;
Michael Behe, La Boîte Noire de Darwin - Intelligent Design, Préface de Pierre Perrier (conseil scientifique de l'UIP),
collection Science et Quête de Sens sous la direction de Jean Staune, Presses de la Renaissance, 2009.
14 Cf. http://uip.edu/presentation.
15 P. Bruno, Lacan passeur de Marx. L'invention du symptôme, Toulouse, Erès, 2010.
PARCOURS 2011-2012
279
sujet cherche à obtenir un plus de jouir pour le confondre avec la plus value. Concrètement il fait
croire, grâce à cet artifice, que l’objet manufacturé est susceptible de combler le dit manque (cet objet
comblant serait la jouissance). S’en déduit, si tel objet me complète, que lui et moi sommes de même
nature : et donc que je suis, comme lui, marchandisable ! Marx souligne à juste titre ce « fétichisme
de la marchandise » qui occulte le fait que l’objet, loin d’être réductible à sa valeur marchande, est le
résultat de rapports sociaux.
Si la « jouissance » était possible (si le manque constitutif de l’humain était curable), cela entraînerait
la fin du désir et les affects qui accompagnent son extinction : l’angoisse, la dépression, la mélancolisation - qui s’observent chez de plus en plus de nos contemporains. La plupart des autres ne font que
l’expérience de la frustration : l’objet obtenu n’est finalement pas le bon, et ils retournent se servir sur
le marché ou rêvent du moment où ils auront l’opportunité de le faire. La source capitaliste est ainsi
fabriquée que celui qui y boit pour étancher sa soif a encore plus soif après qu’avant16 : le capitalisme
fabrique une société de frustré, et cela indépendamment de l’avoir de chacun. Le capitaliste ne veut
pas d’argent - il veut plus d’argent. L’homme économique est celui qui soumet ainsi son désir au
calcul17…
Sans doute est-ce l’une des raisons subjectives du succès du capitalisme financier et des possibilités
inédites et sans limites apparentes qu’il offre à la spéculation : grâce à l’argent comme équivalent
général, le capitalisme permet de s’émanciper du monde concret (il faudrait s’arrêter sur ce passage
du capitalisme industriel au capitalisme financier) et de donner à l’évaluation une puissance jamais
égalée jusque-là. En ce sens, il n’y a pas de crise économique chez les milliardaires, dont le magazine
américain Forbes vient de publier le palmarès, tandis que la presse française regrettait ouvertement
que la France ne vienne qu’en 5 ou 6e rang18 !
Selon la façon dont chacun se représente l’humain dicté par cette anthropologie - et il est probable
que nous soyons tous plus ou moins contaminés -, il est contraint de se penser, nous l’avons évoqué,
comme étant de même nature que les objets supposés le compléter ou le prothéser sur le marché : il
se pense alors soit en organisme et la société telle l’organisation d’un biopouvoir (Michel Foucault19),
soit en machine - par exemple de traitement de l’information (cf. le trans ou le post-humain20) à
l’instar des machines qu’il désire21, en entreprise (l’homo œconomicus de Dardot et Laval22) - utile,
rentable, productif, efficace, économique, flexible… Les théories académiques sont réquisitionnées
et l’université avec pour en perfectionner la doctrine : la psychologie, la psychiatrie, le droit, la justice,
la philosophie (la philosophie politique) outre l’économie, etc.
D’un côté la philosophie politique libérale (l’idéologie du moment, le politiquement correct) réalise
280
16 Pierre Bruno, Lacan, passeur de Marx, op. cit., p. 213.
17 Christian Laval, L'Homme économique, Gallimard, 2007 ; cf. Pierre Dardot, Christian Laval, La nouvelle raison
du monde. Essai sur la société néolibérale, La Découverte, coll. « La Découverte/Poche », 2010 ; Pierre Dardot, Christian Laval, Marx prénom Karl, Paris, Gallimard, 2012.
18 Forbes pour l'année 2012. Les milliardaires de la planète (à l'exception des monarques, sauf si leur fortune
est privée), et exprime leur fortune en milliards de dollars américains (l'unité retenue dans la suite du texte). Le
monde compte ainsi actuellement 1226 milliardaires2 se partageant plus de 4600 milliards de dollars.
19 Foucault, M., Il faut défendre la société, Gallimard/Seuil, coll. « Hautes Études », Paris, 1997
20 Jean-Michel Besnier, Demain les posthumains. Une nouvelle éthique à l’âge du clonage, Éditeur : Hachette Littératures Parution : 18 février 2009 ; ou : Bruce Benderson, Transhumain, Payot, 2010 : ce dernier ouvrage expose la
théorie de la Singularité, notamment de Ray Kurzweil. Ce technologue futuriste affirme, entre autre, que l’humanité, du fait du progrès technologique, est sur le point de se métamorphoser en une nouvelle espèce : jusqu’à télédécharger le cerveau et son contenu dans des ordinateurs, etc. D’où l’appellation de « transhumanisme ». Quoique
l’on pense du caractère réalisable ou non de ce fantasme ou de ce délire, il dit le poids que prend le scientisme
jusque dans la science.
21 Relire de ce point de vue la conception du désir comme une entreprise qui permet à Gilles Deleuze et Félix Guattari de penser une machine désirante (Gilles Deleuze et Félix Guattari, L'Anti-Œdipe. Capitalisme et schizophrénie,
Paris, Éditions de Minuit, coll. « Critique », 1995 ; Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux. Capitalisme et
schizophrénie 2, Paris, Éditions de Minuit, coll. « Critique », 1994.
22 Cf. la note 17.
MARIE-JEAN SAURET - MALAISE DANS LE CAPITALISME
son projet anthropologique en fabriquant ce sujet capitalo-compatible, égoïste, calculateur, opposé
aux morales traditionnelles du don, du sacrifice et de l’honneur (sacrifiées avec les idéaux, vertus et
autres ontologies traditionnelles) ; d’un autre côté ce sujet ainsi fabriqué exige en retour « un monde
taillé à sa mesure, repensé, reconstruit et redéfini afin que puisse s’exercer librement la recherche de
la plus grande utilité ». Sujet et idéologie s’entraînent l’un l’autre : je suis frappé en voyant autour de
moi la complicité active avec la logique dont nous avons à pâtir. Les historiens datent du XIXe siècle
le processus de mobilisation des sciences et techniques par cette politique (cette idéologie) appelée
aussi bien par la logique du marché que par l’individu qu’elles formatent : et sciences et techniques
« ajustent les ontologies et les objets dans le but d’instaurer un monde économique23 ».
Si le sujet est bien ce que nous avons essayé de dire : un être parlant, il ne peut pas ne pas protester - résister - contre ce formatage généralisé à l’échelle de la globalisation qui répond pourtant à
sa propre quête ontologique (« Que suis-je ? »). Mais ces protestations sont interprétées en fonction
de la nouvelle grille anthropologique : comme du politiquement incorrect, comme des accidents du
fonctionnement et des troubles à rectifier. Fin de la référence possible à la fonction du symptôme.
Je suis frappé de lire dans un autre ouvrage récent, de Josépha Laroche, La brutalisation du monde,
la même analyse appliquée à l’évolution de l’organisation politique. Je cite la quatrième de couverture : « Si l'émergence des États au sortir du Moyen Âge a progressivement conduit à une réduction
des violences privées, le processus qui s'est alors mis en marche semble de nos jours s'être enrayé. Ce
tournant civilisationnel s'est traduit jusque-là par un refoulement de la pulsion de mort qui a pris la
forme d'un monopole de l'État sur les guerres et d'une pacification diplomatique. Mais il témoigne à
présent d'un épuisement inquiétant. Cela tient à l'affaiblissement des acteurs étatiques, si discrédités
et contestés qu'ils ne sont plus en mesure d'intervenir comme instances légitimes de régulation et de
protection. Désormais, avec la mondialisation des violences non étatiques et des communautarismes,
les sociétés doivent faire face à la brutalisation du monde - affrontements identitaires, destructions
du lien social et des solidarités, exclusion de la communauté nationale d'individus lentement réifiés
avant d'être socialement néantisés. Conjuguant les apports de la psychanalyse, de l'histoire et de la
sociologie, cet essai propose un cadre d'analyse qui rend compte des reconfigurations actuelles d'une
scène mondiale traversée par les forces destructrices de la décivilisation24 ».
La crainte de Freud semble accomplie : le triomphe de la pulsion de mort ne semble jamais avoir été
aussi près… Et nous sommes de ce monde : en quoi le servons-nous, en quoi lui résistons-nous, lui
créons-nous l'une possible alternative et laquelle ?
3 - Le symptôme est un index de la résistance à cette logique
et le désir une raison d’espérer.
C’est la troisième fois, en fait, que je suis invité par le GREP. Et je me souviens qu’une réaction qui m’a
été renvoyée visait mon pessimisme supposé ou celui de Freud. Le terme vise chez lui son interrogation sur le fait de savoir si justement la civilisation, en raison du développement de la science et de la
transformation de l’État, ne fournirait pas à la pulsion de mort les moyens de satisfaire une fois pour
toutes les poussées de l’agressivité et de la violence (en ce sens, le nazisme n’est pas une exception
dans l’horreur mais un révélateur des forces qui trament la société).
Certes nous savons l’interprétation des symptômes en termes d’accidents d’une machine, de dysfonctionnement, de trouble… Certes nous constatons que la psychologie et la psychiatrie fabriquent
désormais des ingénieurs et des techniciens habiles à l’auto-bilan, au changement des pièces défectueuses, capables de booster les moteurs… Mais ils ne font qu’accroître les conditions de la protestation des sujets ainsi traités, ce dont témoignent les formes privilégiées par les symptômes modernes :
des pathologies de la consommation et de l’ennui (vol compulsif, anorexie, hyperphagie, conduite à
risque, violence de toute sorte contre soi, les autres et les biens…).
23 Jean-Baptiste Fressoz, L’apocalypse joyeuse. Une histoire du risque technologique, op. cit., p. 293.
24 Josépha Laroche, La brutalisation du monde, Paris, Seuil, 2012.
PARCOURS 2011-2012
281
Le symptôme demeure une sorte de « tout, mais pas ça », ainsi que le traduit Jacques Lacan : « Tout ce
que tu veux, mais là, tu vas trop loin, tu en demandes trop ». « Franchir cette ligne, ce serait sacrifier
mon existence à l’être formaté que tu me vends ». Et, là, quelque chose du sujet « proteste logiquement » et cherche une solution pour garder cette frontière : ce quelque chose, Freud l’avait déjà noté,
c’est le symptôme lui-même. La défense de cette solution va parfois jusqu’à la mort. C’est ainsi que
je m’explique le fait que, dans nos sociétés, le suicide soit devenu l’une des premières causes de
mortalités : on aurait tort de n’y voir que le geste de désespérés, de mélancoliques, de déprimés et
autres psychopathologies graves. Pourquoi les suicides sur le lieu même du travail et pas à la maison,
par exemple ?
Pourquoi Mohamed Bouazizi est-il allé se faire brûler devant le gouvernorat de Sidi Bouzid ? La police
venait de lui enlever son étalage ambulant et une femme en uniforme l’avait frappé - humiliation
suprême pour ce musulman : les motifs ne sont pas forcément idéologiquement tous politiquement
correct. Son acte a pris l’allure d’un « vous avez pu m’humilier et me déposséder de mon moyen de
subsistance, mais moi, vous ne m’aurez pas ». Sans doute ce suicide aurait pu prendre place dans la
série de ceux qui l’ont précédé comme de ceux qui le suivent d’ailleurs. Or quelques-unes de ceux
qui là, ont reconnu dans son geste la limite de leur propre « Ça suffit » : ils se sont en quelque sorte
identifiés à son symptôme. Et ce « tout mais pas ça » est devenu le point d’appui de la révolution qui
a chassé Ben Ali. La thèse est déjà présente chez Hannah Arendt et elle est la tâche que Jacques Lacan
a dévolu à la psychanalyse : extraire l’effet révolutionnaire du symptôme…
Ici, nous mesurons en quoi le symptôme, son effet concrètement révolutionnaire, est indissociable
du lien social : mais qu’il est de la responsabilité de chacun, sans doute, que cet effet ne se perde pas
dans le sable…
La révolution nous débarrasse d’un système et accompagne la fin d’une représentation du monde
dominante jusque-là : mais elle oblige à réfléchir sur la sorte de « vivre ensemble » que nous voulons
réaliser - quitte à repasser, les Tunisiens nous le rappellent, par la case ontologie… Il y a là, dans
l’impossibilité d’éradiquer la question du sens, dans la pente à l’ontologie, une véritable question
politique qui appelle le débat sur la France, l’Europe, le monde que nous souhaitons pour nous et
abandonnerons à ceux qui nous suivent…
Conclure :
282
Ainsi donc la structure du sujet parlant le pousse à l’aliénation, à emprunter les mots de l’Autre, à lui
réclamer un être formé de mots, à en obtenir les objets susceptibles de calmer son désir, à construire
un monde qui convienne à son anthropologie. Et le capitalisme s’empare à la fois de sa quête d’être et
de son désir, substitue le calcul au droit, le transforme en homo œconomicus pour peu qu’il se laisse
suggestionner, réquisitionne les savoirs au service de la technoscience pour changer les représentations de l’humain, éradique toute trace de singularité (le symptôme), combine le pouvoir et la science
pour organiser une nouvelle modalité du vivre ensemble : tel est le début d’une analyse qu’il faudrait
peaufiner encore. Cette analyse comme la pensée de cette nouvelle modalité de « vivre ensemble »
n’est possible qu’à maintenir vivant un autre usage du savoir - à quoi le GREP s’emploie.
C’est dans ce contexte que nous pouvons apprécier ce qui se passe avec l’autisme : voilà un individu
qui se présente sinon sans langage du moins embarrassé gravement du côté de la communication,
replié sur soi, quasi réduit à cette machine sans désir et sans langage, etc. N’est-il pas la preuve vivante
que l’humain est réductible à son fonctionnement biologique, machinique ? N’est-il pas la justification
des entreprises de formatage par l’éducation et tout autre procédé ?
La psychanalyse admet, bien sûr, que des accidents biologiques puissent handicaper le fonctionnement organique. Mais elle n’y réduit pas le sujet : d’une part les accidents biologiques associés à un
autisme sont innombrables (une centaine de gènes et une centaine de « lésions » candidates), d’autre
part ces accidents se retrouvent souvent impliqués dans d’autres affections psychologiques. Dans ces
conditions entre la lésion et l’autisme, ne devrait-on pas soupçonner la réponse du sujet : ce qu’il fait
des déterminations biologiques qui empêchent sa relation aux autres et à l’Autre du langage ? C’est en
MARIE-JEAN SAURET - MALAISE DANS LE CAPITALISME
ce sens que, ainsi que je l’indiquais en commençant, la psychanalyse est justifiée de voir dans la querelle autour de l’autisme « le symptôme d’un monde hostile au symptôme ». La psychanalyse abrite
cette conception du symptôme : l’attaque contre elle est donc bien un indice de la nouvelle forme du
malaise dans la civilisation capitaliste - laquelle n’admet chacun qu’à condition qu’il renonce à ce qui
fait sa singularité : à ce qui fait sa propre altérité, sa propre étrangeté au regard de chacun des autres
- et qui est pourtant la condition du renouvellement du « vivre ensemble »…
Débat
Un participant - Je voudrais vous interroger sur la mort et le suicide des enfants, tabou des tabous.
Nous avons reçu ici Boris Cyrulnik qui a commenté ce problème. Comment vous situez-vous par
rapport à cette fameuse « résilience » dont il parle ? Il y avait un article dans le journal Marianne
qui disait : « Cyrulnik préconise une meilleure politique de prévention, formation spécifique dans
les métiers de la petite enfance, lutte contre le harcèlement à l’école, valorisation des associations
de quartier, pour le pape de la résilience il suffit d’une seule rencontre structurante pour sauver un
enfant de lui-même ».
M-J. Sauret - Chacun fait avec les concepts qui sont les siens. Boris Cyrulnik se place d’un point de
vue clinique. Je trouve le concept de résilience problématique, je ne vous le cache pas, parce que je
cherche des données concrètes. Mais je peux me poser les mêmes questions pour certains concepts
de la psychanalyse : est-ce que ce n’est pas simplement une solution verbale ? « Résilience » c’est un
terme que la psychologie emprunte à la physique. Quand vous avez un matériau sur lequel vous
exercez une pression, si vous ne le détruisez pas, il a une pente naturelle à reprendre sa position de
départ et même peut-être de l’accentuer. Face à cette explication je suis perplexe. Je vous dirai ce que
j’y trouve de positif, mais je suis a priori perplexe pour toute façon de penser l’être humain à partir de
concepts naturels qui contribuent à sa naturalisation comme un objet physique. Parce que je me dis
que même quand nous essayons de résister nous contribuons à cette anthropologie qui nous façonne.
C’est plutôt une critique.
Par ailleurs, Boris Cyrulnik nous pose deux questions très différentes. L’une qui est de savoir pourquoi
l’enfant considère que le monde dans lequel il est attendu n’est pas viable. Je pense que le nombre de
suicides d’enfants est nettement supérieur à celui que l’on nous indique, tout simplement parce que
beaucoup de parents, pour des raisons parfaitement compréhensibles, transforment le suicide en accident domestique. Je pense aussi que beaucoup d’accidents domestiques concrets sont des suicides.
Il y a une chose qui relève du passage à l’acte dont il est difficile de parler, qui demande beaucoup de
délicatesse. Mais c’est vrai quelquefois qu’il suffit d’une rencontre pour inviter l’enfant à parier pour
la vie. Je n’aime pas ce mot « parier » à cause de la « récupération » de Pascal par le libéralisme, mais je
l’emploie quand même. Je ne l’aime pas, parce que le pari de Pascal, c’est penser Dieu et l’intérêt qu’il
y aurait à penser Dieu sur le mode du calcul financier. Et cela a tout à fait à voir avec l’idéologie dans
laquelle nous sommes. Vous voyez que c’est très difficile de penser les questions sans être emporté
par notre époque.
Mais ceci dit, oui, il faudrait essayer d’être là. Cependant, je ne crois pas que l’on puisse prévenir,
parce que la prévention nous met dans cette idée qu’il existerait un Autre qui pourrait construire un
monde tel qu’il nous conviendrait. C’est précisément ce à quoi chacun veut échapper. La contradiction c’est ça, Nous devons construire un monde tel que l’enfant puisse s’en échapper autrement que
par le suicide. En général il en sort parce que, à dix ans, treize ans, il dit ou il ne dit pas, et il passe par
la porte ou par la fenêtre (pas forcément pour se défenestrer, pour se rendre à son rendez-vous avec
l’autre sexe, entre autre). En effet, il y a quelque chose qui le pousse et qui fait qu’il s’en va, qu’il y
PARCOURS 2011-2012
283
va, qu’il sort. Et il sort pour vérifier si les solutions qu’il s’est données en termes de fantasmes et de
symptômes vont tenir le coup dans la rencontre d’autres de sa vie. Telles sont les questions cliniques
qu’il faut se poser.
L’autre question, à laquelle je vous renvoie, et que je me pose à moi-même, c’est : « Est-ce que nous
aimons la vie ? » Parce que, pour dire à l’autre « parie sur la vie », il faut l’aimer. Et est-ce que vous
aimez la vie ? Attention : pas la vôtre, parce que pour le moment on l’a, on fait ce qu’on peut jusqu’au
bout. Je vous indique tout de suite que ça finira mal. (rires dans la salle). C’est drôle que ça puisse
faire rire ! C’est une histoire drôle mais enfin en général on en sort les pieds devant. Il ne s’agit pas de
cette vie-là. C’est la vie de l’autre. Et pas de notre partenaire, pas de celui qui partage le monde avec
nous et qui est à peu près dans la même situation. Encore que si on ne l’aime pas c’est embêtant. Non.
C’est : est-ce que vous aimez la vie de celui qui vient après nous ? Celui à qui nous avons la charge de
transmettre des conditions de vie, c’est-à-dire à qui nous allons léguer le monde que nous habitons
actuellement ? Est-ce que ce monde est viable pour la génération après nous ? Je ne suis pas convaincu
que nous fabriquions un monde viable pour la génération après nous. Cela, je crois qu’un enfant, et
pas seulement un enfant, peut le savoir très tôt. Et vous voyez que la question du suicide des enfants
est vraiment une question politique, un index de la viabilité des conditions que nous transmettons,
c’est-à-dire des fonctions que nous transmettons. Pour moi c’est là une des questions essentielles (aux
plans politique, éthique, clinique…).
284
Prenons un exemple : le débat sur l’autisme qui défraie la chronique. C’est un débat biaisé idéologiquement, complètement. D’un côté il y a bien les souffrances pour les familles, les éducateurs, les
enseignants, l’entourage, les souffrances de la vie quotidienne… Il y a un vrai problème là, il n’y a
pas assez d’institutions, pas assez de présence, les moyens éducatifs ne sont pas ce qu’il faut, etc.
C’est incontestable. Mais à côté de cette réalité, la querelle est idéologique. Il n’est qu’à écouter ce
qu’une partie des gens disent : « vous les psychanalystes, vous ne voulez pas éduquer, vous dites que
l’autisme ce n’est pas biologique, alors que c’est biologique, et surtout vous recevez des autistes (sous
entendu : allongés sur un divan !), vous vous asseyez et vous attendez que le désir vienne ; et puis vous
(les psychanalystes), vous affirmez bêtement que c’est la faute des mères ». Je ne veux pas entrer dans
cette querelle. Je veux simplement dire que je me moque du fait que l’autisme soit biologique ou
pas, au sens où la réalité ne dépend pas ici de nos convictions réciproques. Mais surtout parce que la
première énigme est : qu’est-ce qu’on appelle « autisme » ? C’est vrai que, d’une part, des corrélations
désigneraient une centaine de gènes (et plus) candidats pour expliquer que certains « individus »
soient autistes ; il y a également une centaine de lésions candidates, et peut-être beaucoup plus :
si vous les réunissez dans le cerveau d’un seul autiste je crois qu’il aurait l’allure d’un steak haché !
D’autre part, ces accidents biologiques se retrouvent dans d’autres pathologies que l’autisme. Je ne
conteste pas le fait qu'un accident biologique puisse hypothéquer votre vie, votre rapport au monde
et votre rapport aux autres. Mais j’appelle « autiste » une certaine façon de faire avec les conséquences
de ces « accidents ».
La dispute porte là-dessus, sur le fait de savoir s’il faut traiter l’autiste simplement comme un handicapé (je caricature, la réalité est plus subtile), s’il convient de considérer l’autiste comme une machine
à éduquer, etc. Il est vrai qu’on est pressé par le temps, il faut qu’il soit autonome. Si l’autonomie se
réduit à se laver, si c’est s’habiller, si c’est se rendre dans les établissements tout seul, si c’est prendre
le train, prendre l’avion, ce n’est assurément pas rien. Si le sujet dit autiste arrive à se débrouiller tout
seul, on est un peu plus rassuré, surtout devant la pénurie de lieux d’accueil, c’est déjà ça. Bien sûr
qu’il convient de viser cette autonomie. Mais ne peut-on imaginer en même temps que le même sujet
dit autiste arrive à s’expliquer ce qu’il arrive à faire de sa vie ? Le considérer ainsi revient à supposer
que même lui est potentiellement un sujet, et qu’il est capable de fabriquer un monde (de contribuer
à fabriquer, de nous donner des indications pour cela), un monde dans lequel les autistes peuvent
vivre avec nous. Si nous réalisions cela, alors le monde sera meilleur pour nous aussi. C’est la même
question que celle de savoir si nous aimons la vie. Et vous pouvez la transposer sur d’autres situations.
Donc je crois que l’autisme est, hélas, instrumenté pour valider l’idéologie du moment. Je crois que
l’anthropologie dominante, le scientisme, nourrit une conception précise de l’humain aujourd’hui,
MARIE-JEAN SAURET - MALAISE DANS LE CAPITALISME
que je vous indique. Sans doute vais-je vous surprendre parce que je suis persuadé que beaucoup
d’entre vous pensent ainsi : beaucoup pensent que nous avons notre libre arbitre. Mais c’est quoi le
libre arbitre ? C’est justement la théorie du moment selon laquelle, si vous avez la chance d’avoir la
bonne biologie, la bonne psychologie et la bonne sociologie, alors vous avez votre libre arbitre. Vous
voyez comment cela se retourne : si vous pensez que je pense de travers, vous pouvez me soupçonner
d’être bio-psycho-sociologiquement malade, handicapé. C’est exactement le modèle qui était celui de
la psychiatrie soviétique : une psychiatrie d’État selon laquelle, si vous n’étiez pas communiste, si vous
étiez dissident, on vous mettait en hôpital psychiatrique ou au Goulag en toute logique. Cela nous
choquait dans les années 80, cela ne nous choque plus que l’État aujourd’hui se prononce sur une
psycho-psychiatrie d’État. Dans tels textes on décrète quel est le bon dispositif psychologique, quel
est le bon modèle que doit pratiquer le psychothérapeute, ce qu’est la perversion. Le pervers devient
quelqu’un qui est un malade de naissance. D’ailleurs, de ce point de vue, il devient incompréhensible
qu’il faille le juger : puisqu’une fois qu’il a été jugé, on lui dit : « Monsieur, vous êtes puni pour ce que
vous avez fait. C’est-à-dire qu’il est responsable de ce qu’il a fait, de sa perversion. » - jusque-là je suis
d’accord., et ensuite on lui dit : « Monsieur, il faut rester enfermé à cause de ce que vous êtes ». Voilà
où nous en sommes. Nous pouvons détruire quelqu’un pour ce qu’il est. Cela a déjà été présent dans
l’idéologie nazie. Et comment ces versions (staliniennes, nazies) que nous avons combattues, se sontelles introduites dans la loi, chez nous, certes, apparemment au moins, sous ce mode soft ? Ce que
j’essaye de soutenir à partir de cette questions-là, c’est de nous inviter à regarder les idéologies que
nous avons et comment elles formatent non seulement la loi et les institutions, mais la psychopathologie et jusqu’à nos façons de penser…
Un participant - Dans votre exposé qui a pour objet le capitalisme et le libéralisme, là où vous parlez
de l’objet, éventuellement de l’autre, il y a aujourd’hui quelque chose qui est très particulier, (dont
un de nos candidats à la présidence a dit que c’était la seule chose à laquelle il s’attaquait), c’est la
finance. Et la finance se distingue de tous les objets du capitalisme, en ce sens que c’est un objet qui
n’a pas d’utilité en soi. Il n’a d’autre utilité que de se reproduire, à tel point qu’il a pris la place de
tous les autres objets, parce que là où on fabriquait et où on avait devant soi des objets qui avaient
des utilités, qui avaient un attrait, qui répondaient à un désir, ou un plaisir, aujourd’hui on n’a plus ça,
mais quelque chose qui nous place devant la nécessité de le laisser et de le faire se reproduire. Alors
le problème, la crise que nous avons maintenant, c’est que ce système lui-même en arrive à ne plus
pouvoir se reproduire. Qu’en pensez-vous ?
M-J. Sauret - Je suis d’autant plus satisfait que vous introduisiez cette dimension que je cherchais des
paragraphes que j’ai sautés et notamment sur les transformations du capitalisme. Si on faisait une
histoire du capitalisme il faudrait regarder comment on est passé d’un capitalisme industriel à (assez
récemment) un capitalisme financier qui veut faire de l’argent un équivalent général. Ce qu’on veut
(quand on est capitaliste et que l’on a beaucoup d’argent déjà), ce n’est pas de l’argent, c’est beaucoup plus d’argent.
Vous dites qu’il y a crise. D’un certain point de vue il n’y a pas de crise, plutôt un état qui est la conséquence logique d’un fonctionnement. Je force le trait. En réalité il y a une crise pour nous, c’est-à-dire
qu’il y a une crise de tous ceux qui sont victimes de tout ce que le capitalisme doit inventer pour essayer malgré tout de faire plus d’argent, alors qu’on est en train « d’hériter » de cette thèse de la baisse
tendancielle des taux de profit, (thèse qu’on a regardée de loin depuis le début du capitalisme). Je dis
qu’il n’y a pas de crise : je suis passé rapidement dessus tout à l’heure en disant que les milliardaires
ont des milliards, mais des milliards qui ne servent à rien. Le milliardaire ne mange pas ses milliards.
Il les mangerait (et il aurait une indigestion) qu’encore il en resterait après sa mort. Je ne dis pas que
c’est la faute au milliardaire si nous allons mal, comme à l’époque où l’on parlait des cent familles.
Encore que cela serait bien qu’il distribue son argent. Vous savez que certains milliardaires sont des
« milliardaires sociaux » ! C’est le cas de Bill Gates, de Ted Turner, de Georges Soros, qui préconisent
de réinjecter de l’argent pour rien dans le marché et dans l’économie, ainsi que chez les gens qui
meurent de faim, parce que sinon on va tuer… « la poule aux œufs d’or ». Mais la poule aux œufs d’or
ne sert qu’à faire des œufs d’or, pas des omelettes, alors qu’il faut quand même essayer de manger.
Cette situation va peut-être devenir encore plus difficile avec le capitalisme financier.
PARCOURS 2011-2012
285
Tout à l’heure, j’ai essayé de dire que le capitalisme capturait le désir. Si on est capable de séparer le
désir, de restaurer la dimension et la logique du manque, d’un côté, et, de l’autre, le capitalisme néolibéral, si vous ne confondez pas le désir pour les objets avec les objets du marché, sans doute vous ne
sortez pas du capitalisme, mais vous mettez le capitalisme hors de votre fonctionnement psychique.
Et cela me paraît un des premiers actes de résistance. Après, il faut aller plus loin. Ce n’est pas pour
cela que vous n’allez pas rouler en voiture, mais si on vous abîme la voiture vous n’aurez pas l’impression qu’on vous a mutilé. Regardez jusqu’où ça va : si on leur abîme un objet, un certain nombre
de gens vivent cela comme une mutilation. Un voleur entre dans votre maison, (j’ai pu observer ce
phénomène de près) : pour certains, on est entré dans votre intimité. Ce branchement qu’on a sur les
objets, cette complémentation, elle est terrible - et témoigne des effets de l’idéologie dominante (et
donc du capitalisme) sur chacun de nous. Le capitalisme financier virtualise les moyens de faire de
l’argent et les effets idéologiques sur nous un peu plus. Il est d’ailleurs possible qu’il existe de nouvelles formes de capitalisme. On parle déjà du capitalisme virtuel à vérifier.
Ce que je constate, parce que je suis aussi universitaire, c’est qu’on est en train de transformer l’école
et l’université en entreprises néolibérales de fabrication des connaissances et des compétences. Cela
veut dire quoi l’économie des connaissances ? Cela veut dire qu’on a un problème quand on est capitaliste. Si je vous vends ma montre, elle sera à vous et elle ne sera plus à moi. Si je vous vends ma
conférence, si il y a une bonne idée dedans, si vous êtes cent cinquante, à la sortie on sera cent cinquante et un à la connaître. C’est un problème, du point de vue du capitalisme, il faut contrôler cela,
il faut faire en sorte que la compétence que je vends ne soit disponible que pour celui qui l’achète.
Regardez sous cet angle les lois Hadopi et les tentatives effectuées au motif de « il faut protéger les
créateurs ». Non, la vraie raison est souvent : « il faut marchandiser la création ». C’est un des problèmes que les agents du capitalisme essayent de résoudre - on se doute dans quel sens.
On pourrait dans beaucoup de domaines examiner comment on essaye de résoudre les problèmes
actuels pour relancer le capitalisme en s’emparant d’un certain nombre d’objets qui étaient indisponibles. C’est quand même effarant qu’on ait réussi à faire du CO2 un objet de marché. On va faire de
l’eau un objet de marché, on y arrive. On va faire de l’air un objet de marché. Cela nous paraît presque
normal de payer des impôts locaux, c’est-à-dire que là où vous posez les pieds il faut payer. Finalement
à quelque endroit que nous nous trouvions, nous allons nous trouver bien encombrés : comment
s’étonner alors qu’il y en ait qui veuillent « sortir » de toutes les façons (examinons les phobies sociales
de ce point de vue) ? Pour être plus précis il faudrait examiner l’emprise du capitalisme financier sur
notre façon de penser.
286
Un participant - Vous avez évoqué la polémique sur la remise en cause de la psychanalyse et vous avez
souhaité ne pas caricaturer. J’ai une constatation à faire sur ce sujet. Je suis retourné il y a peu à la
bibliothèque de psychologie dont vous avez été le responsable (il y a longtemps) et j’ai été surpris de
voir que les œuvres fondamentales étaient remplacées par des résumés à destination des étudiants
qui ne retournent plus aux textes fondateurs et sont devenu incapables de comprendre des termes
comme le désir, la jouissance, le symptôme, etc. Que faire ?
M-J. Sauret - Je suis d’autant plus touché que j’ai écrit un certain nombre d’Essentiel aux Éditions Milan
(rires dans la salle) et vraiment c’est une question de fond, parce que il n’y a pas que Milan, tous les
éditeurs font un certain nombre de topos, des sortes de résumés qui sont une tentative de mettre
aux normes de la vente des compétences et des connaissances : ce qu’il faut savoir au minimum. Et je
fais partie de ceux qui ont tenté d’utiliser ces vecteurs que nous offraient cet éditeur pour continuer
à toucher nos lecteurs…
Il faut replacer ça dans l’histoire, parce que, vraiment, nous enregistrons une mutation du savoir. J’en
donne deux indices. On a eu dans l’histoire quelque chose qui a ressemblé à ceci à la fin du Moyen
Âge. On pensait que le savoir était vrai depuis toujours, garanti par Dieu et par les maîtres, et qu’il ne
cessait pas de s’accumuler. Cela devenait très encombrant, on en faisait des bouquins, puis des encyclopédies (le mouvement était à l’inverse du résumé, mais il existait aussi). Heureusement de temps
en temps une bibliothèque brûlait (j’espèe que l’on entend que j’ironise) ! Puis on a fini par mettre ces
livres dans des endroits qu’on a appelé « universités ». Cela attirait le chaland, dès qu’on mettait cela
MARIE-JEAN SAURET - MALAISE DANS LE CAPITALISME
(du savoir) quelque part, tout le monde venait. Mais il fallait alors tout savoir. C’est pour cela qu’on a
inventé des systèmes de disputes, la disputatio. C’était très intéressant. On disputait les thèses. Mais il
ne fallait rien mettre en question. Il s’agissait d’interpréter et de comprendre ce qui était vrai. Il a fallu
la science moderne pour dire que ça ne marchait pas comme cela.
En attendant, entre la fin du Moyen Âge et la science moderne il y a eu ce qu’on a appelé « les humanistes », Rabelais, Érasme, qui ont osé dire que c’était une approche stupide que de vouloir bourrer
les têtes, qui vont exploser ! C’est Montaigne qui a avancé : « mieux vaut une tête bien faite qu’une
tête bien pleine ». Et on a dit : on va choisir quatre livres essentiels dans les quatre champs du savoir
dominant ; l’homme cultivé ce sera celui qui les connaîtra. On lisait cela et on pouvait avoir des discussions de salon convenables, exactement comme on fait semblant d’avoir vu les films parce qu’on
a lu Télérama.
Mais ce n’est plus du tout ce qui se passe, parce qu’au XVIIe siècle, deux questions se sont « séparées » : la question du sens et la question de l’explication. Et la science, à partir de Kepler et d’autres,
s’est orientée vers le renouvèlement du savoir. Galilée « découvre » que la Terre tourne sur elle-même
et autour du Soleil. Et on lui dit : « Attention, si tu ne veux pas finir sur le bûcher tu te rétractes ». Et
il répond : « Je me rétracte, (j’ai du mérite, car pourtant elle tourne !) ». Il y en a qui ne se sont pas
rétractés et on vu ce qu’il en est advenu. Et Kepler a de son côté, constaté à propos des astres : « Tout
cela ne tourne pas rond, tout ce que j’ai appris depuis Ptolémée, toute la cosmologie est fausse ». Et
cette affirmation a changé le rapport au savoir : le savant ne s’intéresse pas à ce qu’on fait du savoir,
il s’intéresse au réel qui met en échec le savoir dont on dispose. Jean-Paul Malrieu explique très
bien, dans son livre La Science Gouvernée, quelle est sa jouissance de chimiste quand il tombe sur
quelque chose qui met en échec ce qu’on sait. C’est rare dans une vie. Vous comprenez pourquoi
nous sommes complètement bouleversés, nous qui avons été nourris au biberon de la théorie d’une
vitesse constante de la lumière, quand quelqu’un affirme qu’un photon que personne n’a vu irait plus
vite. Est-ce que c’est un artéfact ou est-ce que vraiment il va falloir repenser les choses ? C’est un moment extraordinaire (qui n’a pas fait long feu, hélas). Mais à l’époque de Kepler cela veut dire que le
savoir, on peut se le remettre dans la poche. Ce qui nous intéresse, c’est le réel : on n’est sûr de rien,
il y a toujours un fait qui peut venir faire obstacle au réel, et dont la prise en considération promet un
gain de savoir nouveau, renouvelé, disqualifiant le précédent en quelque sorte.
Et aujourd’hui nous entrons dans une autre époque. Avec les machines de traitement de l’information, on peut mettre tous les savoirs bout à bout. Il y a même des projets comme l’Institut de la singularité, ou le projet BANG (biologie, atome, neurologie, informatique) où on pense qu’on peut traduire
chacune de ces disciplines dans le langage de la communication et les brancher sur un ordinateur.
Certains pensent qu’il faut du coup formater les connaissances comme on formate les énoncés disponibles sur l’ordinateur (on voit le lien avec la transformation de l’université et de la recherche). C’est
ce qui est en train de se passer : une mutation du savoir. Et des gens pensent que cela va créer une
mutation de nous-mêmes, un Big Bang, (exactement comme avec le Big Bang de la physique, où on
ne sait pas exactement ce qui s’est passé : c’est une singularité). C’est-à-dire, tout d’un coup, les conditions sont telles que brusquement un homme nouveau apparaîtra ! Je raccourcis, mais il y a l’idée que
cela peut créer les conditions d’un nouveau Big Bang, un Big Bang au niveau de l’humain lui-même.
L’idée d’agir sur le Big Bang est un peu débile, à mon sens, et pour un physicien elle doit paraître
bizarre parce que justement nous ne savons pas ce qu’il y avait avant le Big Bang, (par définition la
physique commence au Big Bang). Donc l’idée de déterminer un Big Bang est une idée surréaliste.
Mais enfin, quand même, le fantasme existe, il est soutenu par des gens religieux, ça s’appelle les
« transhumains » (ou « Transhumans ») mais il est soutenu par l’Institut de la Singularité, dans lequel
Google ou d’autres ont placé des milliards. Aller sur Internet chercher « singularité ».
Vous voyez ce qu’est une singularité : en mathématique il y a des fonctions définies quelle que soit la
valeur de X. Une formule du genre « ax = y ». Quel que soit x vous aurez une valeur y. Mettons « a »
une constante qui permet de déduire votre taille en fonction du poids. Donc on pourrait avoir aX, X
votre poids multiplié par ce coefficient) et Y votre taille. Connaissant votre poids, on pourrait déterminer taille (en multipliant par « a ») ou l’inverse (en divisant la taille par « a »). Mais imaginez une équaPARCOURS 2011-2012
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tion de la forme « 1/x = y ». Elle présente une singularité, car elle est définie pour toutes les valeurs de
x sauf une : x = 0. Et pour x = 0 on a appris à l’école que cela donnait l’infini (par convention). Mais
l’infini c’est bien embêtant. Quand j’étais à l’école, l’infini nous plongeait dans des profondeurs métaphysiques où certains voyaient l’existence de Dieu ! C’est très spinoziste dans le fond. Du point de
vue de la psychanalyse, le sujet c’est cela, une singularité telle que vous ne pouvez pas énoncer de loi
générale qui valle pour tous, parce qu’elle nierait la singularité de chacun. C’est ce qui est problématique dans le rapport de la psychanalyse avec la science. En science, il n’y a de science que du général :
comment voulez-vous faire la science du singulier ? Mais ce n’est pas pour cela que la psychanalyse renonce à s’expliquer. La singularité existe aussi en mathématique. Donc on peut essayer de penser cela.
Là où je vois des conséquences à cette affaire, c’est concrètement dans l’usage que les gens font du
savoir. Quand je donnais cours à l’université, il y a déjà de nombreuses années, j’avais pris l’habitude de
demander aux étudiants : « Pourquoi est-ce que vous venez en psychologie ? » Et je vous assure que, sur
mille cinq cents étudiants, trente ou quarante seulement savaient pourquoi. Les autres venaient avec
l’idée qu’ils allaient rencontrer un savoir qui peut-être leur permettrait de répondre à des questions
existentielles, et qu’ils ne perdaient pas leur temps. Je pense qu’ils se trompaient, certes, mais ils avaient
une idée juste du savoir de l’époque (de sa « nature »). Du coup ils avaient un transfert sur le savoir (ils
l’aimaient), parce qu’il n’y a pas d’enseignement sans transfert : c’est-à-dire il n’y a pas d’études sans
l’idée que l’autre (le prof pour l’étudiant et réciproquement sans doute) est un sujet qui peut entendre
ce qu’on lui dit quand on s’explique avec le savoir. Aujourd’hui, quand vous demandez aux mêmes
étudiants (ils sont un peu moins nombreux parce que le savoir intéresse moins) ce qu’ils veulent faire,
ils savent presque tous ce qu’ils veulent faire : ils veulent devenir ingénieurs, techniciens, apprendre à
réparer la machine, à mettre les boulons au bon endroit, spécialistes de l’énergie humaine. Il y a une
conception du savoir qui change vraiment et dont les bilans de connaissance sont un indice de cette mutation. Je pense d’ailleurs qu’il faudrait remettre dans les bilans ce petit truc qui ne se laisse pas digérer
par le savoir et par le système : dire ce que l’on attendait du savoir concernant la réponse à ce que l’on
est (inattrapable par cette voie, certes) quand on a accepté par exemple de s’inscrire en psychologie.
Une participante -… (longue intervention totalement inaudible).
Un autre participant - (également peu audible)… … il arrive que des gens qui gagnent leur vie n’arrivent pas à finir le mois… il y a une crise de cette jouissance infinie qui a permis au capitalisme de
tenir un certain temps… dans la campagne électorale il y a un grand absent, c’est vivre autrement…
le débat est absolument gommé, et les gens voudraient un autre mode de vie sociale, un autre mode
de production, un autre mode de consommation…
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M-J. Sauret - (répond aux deux questions précédentes) Je suis convaincu que si on avait le temps de
passer le micro de chacun à chacun, on verrait que chacun a une façon à lui - singulière - de dire ces
choses-là qui lui permettent à lui de vivre. Ce qui me gène dans le monde actuel, c’est qu’on ne fasse
rien de ce petit écart de chacun avec chacun et avec le monde, qui pourtant contient la solution qui
lui permet à lui de vivre et de partager. Si je peux dire ça autrement j’y reviendrai.
Il y a deux aspects. Il y a d’abord l’aspect système économique. Par exemple tout à l’heure j’entendais
quelqu’un dire « il n’y rien à faire, il faut relancer la croissance, il faut relancer le système, etc. ». Moi,
je crois que les mêmes causes produisent les mêmes effets, mais je ne me suis pas situé au niveau
de la crise économique. Il y a des gens qui en sont spécialistes, qui en parleraient mieux que moi. Ce
que je sais c’est qu’il y a des alternatives et il faut les examiner. Bien sûr, on ne sait pas à quoi elles
conduiraient. Il y a un côté « pari » là aussi. Ce qui a été fait jusqu’à présent, on sait où cela a conduit,
donc on peut tenter une voie différente.
Et deuxièmement il me semble que si on ne prend pas en considération le vivre ensemble lui-même,
il y a un problème. Je voudrais qu’on m’explique qu’il faille sacrifier les gens à l’intérêt général. Je me
rappelle avoir entendu au GREP, ici même, Jacqueline Chemillé-Jandreau, une juriste internationale,
qui disait qu’on pouvait essayer de repenser le droit à partir de la singularité, c’est-à-dire non pas
chercher une loi qui vaudrait pour tous, mais devant une situation se demander sur quoi il ne fallait
pas céder, sinon à céder sur la singularité (l’humanité) d’un seul. Je traduis dans ma langue des propos
qui articulaient les rapports entre coutume et droit si ma mémoire est bonne.
MARIE-JEAN SAURET - MALAISE DANS LE CAPITALISME
Troisième remarque, regardez ce que vous êtes en train de faire : nous sommes là et nous faisons
perdre de l’argent aux capitalistes. Je sais bien que vous avez payé une entrée : mais la question du
lien social c’est cela, c’est ne pas céder sur la qualité du monde qu’on veut. Très concrètement, c’est
faire avancer les idées. Je ne sais pas si c’est convaincre l’autre, parce que la suggestion c’est toujours
ce contre quoi on se bat (nous voulons échapper au poids de l’Autre qui cherche à nous manipuler).
Il s’ag

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