Piège de sang - Chapitre 4
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Piège de sang - Chapitre 4
PIÈGE DE SANG Canada. Thompson lui avait ensuite organisé un transport jusqu’à Montréal. En le quittant, Poirier lui avait tendu cinq cents dollars; l’autre avait refusé, prétextant qu’il lui devait la santé. «Merci Jim… - Anytime Doc…» UN ROMAN MÉDICAL POLICIER PAR JEAN-PIERRE GAGNÉ, MD [email protected] CHIRURGIEN LAPAROSCOPIQUE, CENTRE HOSPITALIER UNIVERSITAIRE DE QUÉBEC AUTEUR D’UN PREMIER ROMAN MÉDICAL, L'APPRENTI, AUX ÉDITIONS JCL Son récit terminé, Poirier regarda Sark au fond des yeux, en attente d’une réponse, qui ne vint pas. Sark était sidéré, ne pouvant se faire à l’idée que son ami était pris dans un tel guêpier. À quelques reprises, il tenta une réponse, mais à chaque fois, il s’abstint; que dire? C’était trop gros, même pour lui qui avait l’habitude de telles situations. Le silence de Sark troubla d’autant Poirier, qui y voyait là un indicateur de la gravité de la situation. « Si y parle pas, c’est vraiment qu’y a pas de solution », pensa Poirier, qui pencha la tête, défait. Il sentit monter en lui une vague de tristesse immense; il se leva afin d’éviter d’être submergé. PIÈGE DE SANG CHAPITRE 4 Un patient meurt au bloc opératoire de l’hôpital de Québec alors que le Dr Poirier, chirurgien, est sous l’influence de l’alcool et de la drogue. Sa vie bascule alors du jour au lendemain; sa réputation est ruinée, sa carrière mise en péril. Mais le médecin réalise vite que certains ennemis ont pu jouer un rôle important dans la mort du patient. Lui aurait-on tendu un piège? Pourquoi? Qui lui en veut? Les hauts fonctionnaires de la Direction de la santé de la Capitale-Nationale? Des collègues jaloux? Ou est-il seul responsable de ce qui lui arrive? Le Dr Poirier doit regagner sa dignité et entreprend une enquête qui l’amènera dans une aventure policière aux multiples ramifications. Il devra, pour trouver la vérité, remonter chaque piste dans un univers empreint de mensonge et de corruption. Un roman médical à lire dans les prochains numéros du magazine Santé inc. Les chapitres précédents sont disponibles en ligne au www.santeinc.com dans la section des archives. Dans le troisième chapitre, publié dans le numéro de janvier/février 2008, Poirier, épuisé par les événements des semaines précédentes, décide d’aller se reposer quelques jours à South Beach, en Floride. Au cours de la première soirée au Delano, un hôtel hyper branché, Poirier tombe nez à nez avec Paul Chrétien, son patient prétendument décédé sur la table d’opération quelques semaines plus tôt. Stupéfié, Poirier se lance à la poursuite de ce dernier. Les deux hommes s’affrontent dans un dur combat dont Poirier sort gagnant, jusqu’à ce qu’il soit assommé par un complice de Chrétien. Au réveil le lendemain dans sa chambre d’hôtel, endolori, Poirier trouve Chrétien mort dans la baignoire, tué d’une balle en plein front. Réalisant pleinement l’ampleur du complot dont il est victime, Poirier fuit rapidement, évitant de peu l’arrivée des policiers sur le site présumé du meurtre. Il doit regagner rapidement le Québec pour mener sa propre enquête. Toc! Toc! Toc! Pas de réponse. Toc! Toc! Toc! «Ya! Ya! I’m comin’! What the fuck! Yé deux heures du matin! lança une voix connue. 52 Santé inc. mars / avril 2008 - C’est moi Marvin! Ouvre la porte, hurla Poirier à voix basse. - Jack! Qu’est-ce que tu fais là? Pourquoi tu rentres par le sous-sol? - Ouvre la porte, j’te dis! - Ya! Ya!» Poirier se rua à l’intérieur dès que la porte fut entrebâillée. Il se tapit sur le sofa, nerveux. «T’es pas à South Beach? Les pitounes étaient pas à ton goût?» lança l’autre en riant. Puis, Marvin Sark marqua une pause et observa son ami attentivement. Poirier avait l’air misérable. Il était sale, ses vêtements étaient en loques, ses yeux étaient cernés; visiblement, il n’avait pas dormi depuis quelques jours. «What the fuck! D’où t’arrives comme ça Jack? - Tu me croiras même pas quand j’vais te conter ça…» Poirier connaissait Marvin Sark depuis presque trente ans; ils s’étaient connus à l’école primaire et avaient fait presque toute leur scolarité ensemble. Puis Sark avait choisi le droit et Poirier la médecine, l’un à Montréal, l’autre à Québec. Sark faisait presque uniquement du droit criminel. Parlant couramment l’anglais, le français et l’espagnol, il avait par le fait même une grosse clientèle allophone. Sur la rue, on l’appelait El Tiburón, par référence principalement à son nom de famille, qui se prononçait «Shark», mais aussi en raison de son style de droit pour le moins chirurgical. La rumeur voulait qu’il ait réglé quelques dossiers selon des standards sud-américains. Qu’à cela ne tienne, Poirier, naturellement, s’était rué chez son ami sitôt la frontière canado-américaine passée; il avait à peine pris le temps d’appeler son collègue Guérin pour le mettre au parfum des évènements des derniers jours. Cependant, si une personne pouvait l’aider à se tirer de ce bourbier, c’était El Tiburón. Il avait sûrement les contacts nécessaires pour remonter la filière qui menait jusqu’à ce soir fatidique où le faux Chrétien était mort sur la table d’opération. Poirier entreprit donc de raconter à son ami les événements des soixante-douze dernières heures. La journée à South Beach passée à admirer les femmes sur Ocean Drive, puis la soirée sur le bord de la piscine au Delano. Et il poursuivit avec tout le reste, Chrétien, la poursuite, la bagarre, puis le grand vide. Il raconta ensuite comment il s’était réveillé dans sa chambre d’hôtel avec le cadavre de Chrétien dans le bain, une balle entre les deux yeux. Puis, il avait fui vers le nord, tel un criminel. En faisant de l’auto-stop, il avait réussi à remonter jusqu’au Tennessee, puis il avait acheté un billet d’autobus jusqu’à Albany, dans l’état de New York. De là, il avait à nouveau fait de l’auto-stop pour traverser le parc des Adirondack. Il avait finalement réussi à passer la frontière par la réserve d’Akwesasne. En effet, dans un éclair de génie, il s’était souvenu qu’il avait opéré toute une famille de Mohawks atteinte de polypose colique, qui était originaire de Saint-Régis, du côté canadien. Moyennant quelques dollars bien investis, il avait été facile de retrouver le père de la famille, Jim Thompson. Ce dernier l’avait d’abord dévisagé, incrédule. «Qu’est-ce que vous faites ici Dr Poirier?» En disant cela, Thompson l’avait regardé des pieds à la tête. Son statut social, son passé et ses activités professionnelles pour le moins douteuses avaient préparé Thompson à presque tout, sauf à ce qu’il avait devant les yeux ; son chirurgien, sale, puant, la barbe longue, qui lui demandait de lui faire passer la frontière illégalement! «Écoute… Jim, j’peux pas vraiment t’en parler; j’sais même pas ce qui se passe moi-même. Tout ce que je peux te dire, c’est qu’il faut que je sorte des États au plus crisse! - All right, all right, j’vais vous arranger ça, no problem…» En un tour de main, Thompson lui avait organisé une passe; tapi dans le fond d’un traîneau tiré à toute allure par une motoneige, coincé entre des caisses de cigarettes et d’autres boîtes dont le contenu lui semblait métallique, Poirier avait finalement réussi à gagner le « J’vais appeler Sophie… - J’ferais pas ça… assieds-toi. - Pourquoi? répondit Poirier. Tu penses toujours ben pas que ta ligne est sous écoute? - En fait, elle l’est probablement pour d’autres raisons… Mais c’est surtout que ce serait mieux qu’elle ne sache pas t’es où. La police va aller la voir bientôt; si elle sait quelque chose, elle va craquer, c’est sûr. Pis ta ligne risque d’être sur écoute bientôt, si c’est pas déjà fait. - Qu’est-ce qu’on fait dans ce cas-là? Continua Poirier, qui était si fatigué qu’il se sentait incapable un quelconque plan. - As-tu parlé à quelqu’un depuis que t’es revenu au pays? demanda Sark, qui était de toute évidence en mode de combat. - Non… pourquoi? - You never know… - Qu’est-ce qu’on fait à partir de maintenant? tenta Poirier, découragé. - That’s a good question… » Les deux amis restèrent un instant sans parler. « Ta femme est pas là? tenta Poirier pour rompre le silence. - Non, est partie avec le petit chez ses parents. Elle revient demain. Veux-tu un Scotch? - Why not…» Sark monta à l’étage et revint avec une bouteille de Johnny Walker Blue Label et deux verres. Poirier esquissa un sourire. mars / avril 2008 Santé inc. 53 PIÈGE DE SANG «Les affaires vont bien… - C’est un client qui me l’a donnée. - J’espère que tu vas déclarer ça à l’impôt…» Sark remplit les deux verres et en tendit un à son ami Poirier. Les deux hommes burent en silence, chacun tentant de son côté de trouver une amorce de réponse, une piste, une voie par laquelle il serait possible d’aborder le problème, d’en arriver à une solution. Ils restèrent là un long moment, blottis au fond des canapés, sirotant le liquide ambré selon un rituel presque religieux. La première gorgée, amère, brûlante, déclenchait systématiquement une contraction des muscles du cou et de la mâchoire. Puis, lentement, la chaleur bienveillante de l’alcool apparaissait, d’abord au niveau du thorax, puis à l’abdomen. Enfin, la vague d’éthanol déferlait dans les veines, puissante, irrépressible. penser au drame humain qui se déroulait sous leurs yeux, parfois du fait de leurs propres actions. Car, derrière chacune de ses histoires se cachait une tragédie bien réelle. À chaque fois, le décalage frappait Poirier. Il lui fallait même un effort, dans certains cas, pour afficher d’emblée devant les proches éplorés un visage empathique. En songeant à tout cela, Poirier revit les proches de Chrétien, rencontrés le soir même du décès; il fut alors pris d’un fou rire incontrôlable. Sark le dévisagea, incrédule, craignant un instant qu’il fût «Pourquoi ils m’ont fait ça? demanda Poirier. - J’sais pas; mais même avant de te demander ça, j’pense qu’il faudrait savoir qui était sur la table d’opération ce soirlà. En sachant ça, ça nous donnera peutêtre une idée de ce qui s’est passé. - C’est vrai, c’est une bonne idée. Poirier se remémora la soirée fatidique; tout s’était déroulé normalement, malgré le caractère dramatique de la situation. Car si, en principe, le fait de perdre un patient dans les suites d’une endocholécystectomie revêtait en soi un caractère exceptionnel, le décès d’un patient sur la table d’opération était un événement plus fréquent, presque banal. À chaque fois qu’il avait vécu de pareilles situations, Poirier avait été frappé par l’atmosphère surréaliste qui régnait dans la salle d’opération. C’était business as usual. Comme si le patient, raison d’être du processus en cours, devenait tout à coup un figurant, simple artifice au milieu d’un spectacle où le rôle principal était dévolu non plus à la personne physique mais plutôt à la cause précise du drame, tantôt l’aorte rompue, tantôt une veine iliaque lacérée lors d’une résection rectale. Ainsi, cette dépersonnalisation de la catastrophe, de prime abord contre-nature, voire choquante, permettait aux différents intervenants d’effectuer leur travail sans 54 Santé inc. mars / avril 2008 en train de perdre la raison. Il afficha un air dubitatif, espérant ainsi ramener Poirier, qui affichait maintenant un visage rouge écarlate. Après plusieurs minutes, ce dernier parvint à amorcer une explication, entrecoupée ci et là d’un éclat de rire puissant. «Imagine-toi donc que j’ai annoncé le décès à la mauvaise famille! Le gars était peut-être déjà dans l’avion pour Miami! C’est ridicule!» lança Poirier. Sark, amusé, esquissa un sourire; il fut surtout interpellé par cette nouvelle information, qui revêtait à ses yeux une importance particulière. La famille était-elle au courant du complot? Cela était possible, voire probable. Cela ne résolvait aucunement le dilemme principal, soit l’identité du type couché sur la table ce soir-là. «Le gars était conscient quand il est ren- tré dans la salle? demanda Sark. - Pourquoi? répliqua Poirier. - On présume que s’il avait été conscient, il n’aurait pas accepté de se faire opérer pour rien, non? -En fait, c’est même plus compliqué que cela ajouta Poirier. Le gars que j’ai opéré, eh bien, quelqu’un d’autre l’avait opéré dans les heures ou les jours précédents; la main de l’homme était passée là. C’était plein de selles et de bile dans le ventre! Pis en plus, il y avait une lacération, soit de la veine cave, soit de la veine porte, qui avait été colmatée de façon temporaire; quand j’ai commencé à mobiliser tout ça, ça a été l’hécatombe mon vieux; du travail de professionnel, c’est sûr! - Ça, c’est une mauvaise nouvelle mon vieux. Puta madre! - Pourquoi? - Penses-y! Le complot, non seulement, vient de l’intérieur, mais en plus, il y a sûrement quelques-uns de tes collègues qui sont impliqués.» En écoutant Sark analyser froidement la situation, Poirier sentit son niveau d’anxiété monter d’un cran; non seulement avait-il à remonter une filière d’une infinie complexité, mais en plus, il ne pourrait faire confiance à personne! Incrédule, il n’arrivait pas encore à se convaincre qu’il s’était fait arnaquer de la sorte; qui était-ce? Thivierge? Daigle? Rivard? Guérin? Pas Guérin? C’était impossible; ils avaient fait les quatre cents coups ensemble. Ils se connaissaient depuis presque vingt ans! Il fallait donc y aller pour un des trois autres; la méfiance devait être de mise. «Ya sûrement pas juste un chirurgien qui est impliqué là-dedans Marvin; il faut penser qu’il y a un anesthésiste et quelques infirmières, non? -Of course! Mais tout cela, ça ne règle pas le problème principal, à savoir qui était sur la table? Ça prend un gars inconscient, dément ou fou, non?» Poirier resta silencieux, pensif. Les yeux mi-clos. Sark pensa que son ami allait s’endormir, épuisé par un si long voyage et tant d’émotions. Il allait se lever pour cueillir le verre que Poirier tenait encore mollement de la main droite avant qu’il ne tombât, quand soudain ce dernier se leva d’un trait. «Allons à l’ordinateur, dit Poirier en s’élançant vers l’escalier qui menait au rez-de-chaussée, Sark à ses trousses. - Ça te tente pas de dormir un peu à la place? - J’ai une idée» répondit Poirier qui était déjà en route pour le bureau, au premier étage. Il connaissait la maison par cœur, depuis le temps qu’il y venait. «C’est quoi?» tenta Sark, médusé. Poirier ne répondit pas. Il était déjà en train de chercher. Sark suivit le déroulement des fenêtres à l’écran en tentant de deviner où son ami voulait l’amener. coussin et s’endormit aussitôt. Poirier se réveilla au sursaut à dix heures; il avait l’impression d’avoir dormi pendant un siècle. En fait, c’était la première fois depuis quatre jours qu’il pouvait se reposer dans un endroit chaud, où il se sentait en sécurité. Il sentit une odeur de café et de pain grillé; Sark était debout depuis un moment. Il descendit à la cuisine et y trouva son ami au téléphone. Il utilisait le cellulaire qu’il lui avait montré la veille. Il raccrochait au même moment. «Salut Jacques, ça va? - J’ai pus de job, j’peux pas parler à ma www.google.ca Journal de Québec ENTER Disparition Hôpital de Québec; Psychiatrie ENTER «Et voilà! cria Poirier, glorieux. Ça traînait sur le seuil de la porte de Claude Lemay le matin où je l’ai trouvé mort pendu.» Sark comprit, en voyant les résultats de la recherche défiler à l’écran, où son ami voulait en venir. Il y avait d’abord le premier, celui du dimanche matin. Puis plus loin un deuxième, qui mentionnait que le patient était toujours manquant, deux semaines plus tard. Il s’agissait de Paul Tremblay, un patient de cinquantedeux ans, connu pour des problèmes psychiatriques. «Ouain, c’est far fetched, mais c’est tout ce qu’on a; il va falloir explorer cette piste-là, c’est sûr. Je vais vérifier que c’est le bon gars et qu’il est toujours manquant, mentionna Sark.» - Tiens, voici le téléphone. - Yé quatre heures du matin Jack. - Ha… - En passant, pour faire des appels, on va prendre ce cellulaire; et rappelle-toi, pas d’appels à des gens que tu connais! Il faudra changer à toutes les semaines; de cette façon, on a moins de chances d’être pris.» En disant cela, Sark ouvrit le dernier tiroir de son bureau et en sortit un téléphone qu’il tendit à Poirier. Les deux hommes s’assirent devant la télévision, que Sark fut sur le point d’allumer; puis, jetant un coup d’œil à Poirier, il se ravisa. L’autre était en train de s’assoupir, finalement. Il fallait qu’il dorme un peu. Sark en profita pour compléter sa nuit, il posa sur un blonde, j’peux pas accéder à mon compte bancaire, et je suis probablement recherché pour meurtre aux States; à part de ça, ça va, répondit Poirier, les larmes aux yeux.» Son ami s’approcha et lui prit les deux épaules en le regardant dans les yeux. «Don’t worry; we’ll pull you through… dit-il avec assurance. Je viens de parler avec un contact que j’ai au poste 12. Paul Tremblay n’a jamais été retrouvé. - Tu me dis que ton téléphone est sous écoute pis tu parles à la police? lança Poirier, perplexe. - Inquiète-toi pas; ya un type là-bas que j’ai sorti du trouble quelques fois. Puis je connais des choses à son sujet qu’il n’aimerait pas que je révèle. C’est comme ça que ça fonctionne dans le milieu : tu me rends service, je te rends service. Tu fermes ta gueule, je ferme ma gueule. C’est juste du business. Nothing personal. C’est un peu loin de tes petites histoires de cul au bloc, hein? Anyway, il n’a pas été retrouvé; l’enquête est plus ou moins arrêtée. Ils pensent qu’il est peut-être dans la rivière Saint-Charles. Il paraît qu’il avait dit quelques fois qu’il irait se tirer dedans en sortant; c’est un beau projet. La prochaine étape, c’est de confirmer que c’est bien lui qui était sur la table, dit-il, plus sérieux. De là, on pourra aller voir la famille, s’il en avait une. Peut-être bien que la famille est dans le coup aussi; une pierre deux coups. Tu te débarrasses du mari psychotique pis tu ramasses le chèque, non? Il va falloir que tu retournes à Québec, à l’hôpital. Il y a certaines informations que je ne suis pas capable d’avoir, comme la maison funéraire qui a pris le cadavre. Ça va prendre un dentiste ou un radiologiste aussi.» Poirier ne voyait plus du tout où son ami voulait l’amener. «Qu’est-ce tu veux faire avec un dentiste? - Si on peut faire la fiche dentaire du cadavre, on va confirmer que c’est le bon gars. - OK, répondit Poirier, perplexe. Mais pourquoi on présume pas que c’est lui? tenta Poirier. - Parce que, s’il faut faire usage de moyens de pression, disons incisifs, auprès de ladite famille, j’aimerais être sûr qu’on a le bon filon. J’haïrais pas ça pratiquer le droit encore quelques années. Quand je pense que mon père trouvait que j’étais nul de pas avoir fait ma médecine comme toi. J’ai hâte de lui raconter ça quand ça va être fini! Bon, assez de cheap talk. On va descendre ensemble à Québec. On s’installera dans un motel sur Hamel. J’ai quelques clients qui sont propriétaires dans ce coin-là.» Poirier ne put retenir un sourire amusé. Il n’avait jamais soupçonné à quel point son ami pouvait être connecté. Il lui semblait qu’il connaissait la bonne personne pour faire avancer n’importe quel dossier, de manière licite ou non. Autant s’était-il inquiété pour son ami au cours des dernières années en voyant l’univers professionnel dans lequel il évoluait, autant il était en mesure d’apprécier, en l’instance, les bénéfices d’avoir ses entrées dans ce monde parallèle qui, à bien des égards, n’était pas plus corrompu que le régime officiel. mars / avril 2008 Santé inc. 55 PIÈGE DE SANG Sark semblait en parfait contrôle, ce qui rassurait d’autant Poirier. À ce stade, ce dernier n’avait ni les idées ni les contacts pour faire avancer l’enquête. Il s’assit un instant et commença à boire le café que Sark venait de lui tendre. Pensif, l’air hagard, il perdit son regard par la fenêtre située au fond de la cuisine. Dehors, les employés d’un stationnement payant déplaçaient les voitures des clients en échangeant des insultes avec un menuisier qui avait garé son camion dans la ruelle attenante, en obs-truant du fait même la sortie. Poirier ne pouvait entendre leurs propos mais en devinait la teneur. Il eût tout donné, à cet instant précis, pour n’être qu’un vulgaire employé de stationnement. Tandis qu’il s’oubliait dans ses rêveries, Poirier ne remarqua pas son ami, aux aguets, qui s’était dirigé vers la porte d’entrée à vive allure ; il en revint encore plus rapidement qu’il ne s’y était rendu. Il saisit Poirier par le bras et le projeta dans la descente de la cave ; l’autre faillit dégringoler jusqu’en bas. Il ferma la porte derrière lui. «Reste là ! Ne parle pas !» Il n’avait pas quitté Collin du regard. «Très bien Monsieur. On est là pour rendre service.» Sitôt eurent-ils libéré l’entrée que Sark referma la porte avec juste assez de rudesse pour achever de faire passer son message. Il revint sur ses pas, songeur. Comment savent-ils qu’il est ici? Sont-ils venus pour lui? Il s’approcha de la porte derrière laquelle se trouvait Poirier. Il faisait semblant de lire The Gazette, qu’il avait saisi au passage sur la table près de l’entrée. «Jacques, je vais te parler, mais reste derrière la porte. Parle le moins possible ; des réponses courtes. Es-tu sûr que t’as parlé à personne? -Oui. -OK, il va falloir te faire sortir d’ici incognito. Reste dans l’escalier pour l’instant. On pourrait te voir par la fenêtre du sous-sol. -J’ai envie de pisser. -Pisse dans la bouteille de Diet Pepsi vide à côté de toi. Je vais en haut et je reviens. » Il referma la porte tout aussi violemment. Quelques secondes plus tard, la sonnette de la porte se fit entendre. Sark alla répondre, feignant à la perfection une nonchalance absolue. «Oui. - Monsieur Sark, Sergents Couillard et Collin; on a reçu des informations selon lesquels un voleur serait dans le quartier. On pense qu’il se cache quelque part dans une cave; nous faisons une tournée pour vérifier les maisons.» Poirier se regarda dans le miroir, pour se convaincre à nouveau que c’était bien lui. Il n’osait y croire. Sitôt installés dans leur chambre de Motel, Sark l’avait complètement métamorphosé. D’abord les cheveux, qui étaient maintenant plus longs, roux, avec des reflets blonds, au lieu du châtain habituel. Ensuite, les yeux, passés du vert au brun grâce à des lentilles cornéennes. Finalement, il avait une barbe de longueur moyenne, rousse également. Il avait beau se regarder sous tous les angles, il n’arrivait pas à se reconnaître spontanément; il lui fallait faire quelques contorsions faciales bien personnelles pour se persuader que la personne dans la glace était bien Jacques Poirier. Son scepticisme quant à l’efficacité de son déguisement s’était envolé en fumée lorsqu’il avait pénétré dans l’hôpital; personne ne l’avait reconnu. Il avait même pris l’ascenseur avec Rivard; l’autre n’avait rien remarqué! Il avait donc pu accéder au registre des décès, situé au bureau d’admission. Paul Chrétien avait été confié à la maison Côté et frères. Il avait également dû se procurer le dossier radiologique de Paul Tremblay, à la filmothèque. Pour cela, il avait enfilé un sarrau et s’était En disant cela, Collin, le plus costaud des deux, s’était avancé le pied dans l’entrée. Sark réagit promptement, flairant l’arnaque. «Ce ne sera pas nécessaire; il n’y a personne», dit-il avec fermeté, en regardant le policier dans les yeux. L’autre insista. Il poussa davantage son pied dans l’embrasure. Cette fois, Sark fut cinglant. «Écoute, j’sais pas ce que vous faites ici, mais vous avez pas de mandat. Ça fait que je vous conseille, pis surtout toi (il fixa Collin avec assurance), de vous retirer gentiment et de retourner faire vos affaires. Vous savez très bien ce que ça implique de perquisitionner sans mandat.» 56 Santé inc. mars / avril 2008 *** fait passer pour un résident. Ça avait été un jeu d’enfants. Coup de chance, il y avait des radiographies du visage au dossier, prises à la suite d’un traumatisme quelques années plus tôt. De là, il avait été facile pour Sark de remonter la piste jusqu’au cimetière Saint-Michel, où la dépouille avait été enterrée. Le tout s’était réglé avec quelques coups de téléphone, soulevant encore une fois l’admiration de Poirier devant l’étendue du réseau de contacts de son ami. Tandis que Poirier s’observait encore et encore, incrédule, Sark, qui consultait son ordinateur portatif, l’interpella. «Viens voir ça Jack. C’est gros en maudit. T’es recherché par le FBI et la GRC pour le meurtre de William Boudreault, un citoyen canadien qui était en vacances à South Beach! Pis en plus, t’as l’arme du crime. Fais-moi penser de jeter ça dans le fleuve.» Poirier regarda l’écran où Sark faisait alterner la page du FBI et celle de la GRC. Il ne pouvait y croire; sa face à côté de celle de Ben Laden! Chaque fois qu’il se réveillait depuis le début de ce cauchemar, il tentait de se convaincre, pendant un court instant, avant que la conscience lui revienne complètement, que tout cela n’était qu’un rêve, une mauvaise plaisanterie. Sitôt les yeux ouverts, la réalité le rattrapait chaque fois avec violence. Même si l’enquête progressait rapidement, il y avait encore beaucoup de chemin à parcourir. Encore fallait-il espérer que la piste du patient psychiatrique fût la bonne; et ça, ce n’était pas sûr. Après tout, il s’agissait peut-être seulement d’une coïncidence. Après tout, ce n’était pas la première fois qu’un fou s’enfuyait d’un hôpital. Tout à coup, on frappa à la porte. Sark se tendit. Il s’avançait lentement. «Qui est là? - C’est moi, Marvin; j’ai ton colis.» Sark ouvrit la porte et la referma aussitôt. Il avait une boîte en carton brun dans les mains; il la posa sur le lit. Poirier s’approcha, incrédule. Son ami souleva les rabats lentement. Même si son métier l’avait exposé aux pires atrocités, Poirier faillit vomir. Dans la boîte se trouvait une tête, prétendument celle de Paul Tremblay, alias Paul Chrétien. ⌧