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4REPÈRES ET TENDANCES 4CONJONCTURES 6LIVRES ET IDÉES 4DOSSIER The Travels and Adventures of Serendipity par Robert Merton et Elinor Barber The Serendip Code FRANÇOIS CHAZEL * Dans un ouvrage posthume, Robert Merton et Elinor Barber retracent l’histoire du mot Serendipity, qui désigne l’art de faire des découvertes heureuses par hasard. Forgé par le brillant épistolier Horace Walpole au milieu du XVIIIe siècle, le terme est redécouvert par les collectionneurs de livres et objets anciens à la fin de la période victorienne. Les scientifiques ne commencent à l’employer qu’après 1930, avec chaque fois un médiateur différent, en particulier Walter Cannon pour les sciences biologiques et Merton lui-même pour les sciences sociales. Dans un substantiel épilogue, Merton poursuit l’histoire de la diffusion et insiste sur sa bifurcation en deux trajectoires qui font de la Serendipity d’une part un mot à la mode sans signification précise, et d’autre part une notion largement discutée par les scientifiques. T he Travels and Adventures of Serendipity1offre le plaisir rare de « découvrir » un ouvrage laissé volontairement à l’état de manuscrit par ses auteurs et finalement publié après plus de 40 ans de sommeil. Plus encore : il s’agit de l’ultime legs d’un auteur majeur, Robert K. Merton, qui apprit juste avant son décès en * Professeur de sociologie à l’Université de Paris-IV Sorbonne. février 2003 que les Presses de l’Université de Princeton publieraient ce livre ; tout comme sa fidèle collaboratrice Elinor Barber, disparue en 1999, il n’aura pas eu le plaisir d’assister à sa parution. L’oubli prolongé de ce texte, ainsi que les circonstances mêmes de sa « résurrection », passant par une première traduction en italien (Il Mulino, 2002), lui confèrent une aura de mystère et invitent à s’interroger sur les raisons de cette longue mise à l’écart mais aussi sur les motifs de son ultime retour en grâce. Cet élément de mystère est renforcé par l’objet explicite du livre, à savoir l’histoire d’un mot, Serendipity, un terme rare demeuré longtemps ésotérique et qui porte la marque de la sophistication imaginative de son créateur, l’écrivain et collectionneur anglais Horace Walpole. L’ouvrage se présente comme une « étude de sémantique sociologique » dans la mesure où il « examine comment le mot de Serendipity a acquis de nouvelles significations au fur et à mesure qu’il se diffusait en passant par différentes collectivités sociales ». Le sous-titre signale que l’ouvrage comporte aussi une dimension de « sociologie des sciences », ce qui ne saurait étonner en raison de la place que Merton a accordée à la Serendipity comme facteur heuristique dans la recherche. AU COMMENCEMENT ÉTAIT LE 28 JANVIER 1754 D ans une lettre du 28 janvier 1754 à Horace Mann, Walpole, l’inventeur du néologisme, en expliqua ainsi la genèse alors qu’il venait de résoudre une énigme en matière d’armes vénitiennes : « J’ai lu il y a quelque temps un conte de fées idiot, qui s’appelle Les Trois Princes de Serendip : alors que leurs Seigneuries voyageaient, elles faisaient sans cesse des découvertes, par accident et sagacité, de faits qu’elles ne cherchaient pas : par exemple, l’une d’entre elles découvrit qu’une mule borgne de l’œil droit avait suivi récemment la même route, parce que l’herbe avait été mangée uniquement sur le 1. Robert K. Merton et Elinor Barber, The Travels and Adventures of Serendipity: A Study in Sociological Semantics and the Sociology of Science. Introduction de James L. Schulman, Princeton University Press, 2004, 313 pages. Sociétal N° 50 g 4e trimestre 2005 119 4REPÈRES ET TENDANCES 4CONJONCTURES côté gauche, où elle était plus maigre que sur le côté droit – maintenant comprenez-vous ce qu’est la Serendipity ? » Le « conte de fées » en question aurait été traduit du persan en français, puis il parut en anglais en 1722 sous le titre The Travels and Adventures of Three Princes of Serendip ; quant aux trois princes, ce sont les fils d’un philosophe-roi de Serendip (le Sri-Lanka actuel). Au cours de leurs voyages, ils firent preuve de leurs dons d’observation, et Walpole se réfère explicitement au premier épisode de leurs aventures, sauf à remplacer le chameau par un animal plus familier, la mule. La caractérisation que Walpole propose du terme de Serendipity n’est pas sans ambiguïté. Les exemples censés en clarifier le sens ne sont pas en effet concordants entre eux : si Walpole était bien en quête d’informations pertinentes pour résoudre son énigme et a eu la chance de tomber sur elles lorsqu’il ne les attendait pas, les trois princes se sont, quant à eux, contentés d’observer. Walpole ne nous dit rien non plus du degré de connaissance préalable sur l’objet de la découverte qu’implique la Serendipity, de sorte que les parts respectives de l’accident et de la sagacité restent indéfinies. C’est précisément de ces ambiguïtés qu’ont joué, plus ou moins consciemment, les utilisateurs ultérieurs du terme et l’histoire de la notion s’en est trouvée, de ce fait, certes compliquée mais aussi enrichie. Serendipity va au préalable connaître une longue éclipse. Les lettres de Walpole à Horace Mann ne parurent qu’en 1833. De surcroît, le « climat d’opinion » n’était guère favorable à un personnage comme Walpole dont l’historien Macaulay disait que « les affaires sérieuses n’étaient, à ses yeux, que bagatelles et les bagatelles, en revanche, constituaient pour lui des affaires sérieuses ». Dans un tel contexte, le mot comme la notion de Serendipity furent ignorés. Il fallut attendre la formation progressive d’un nouveau climat d’opinion, à la fois plus esthétisant et plus sceptique, pour permettre l’adoption du terme de Serendipity par des esprits cultivés. L’ACCÈS AU DICTIONNAIRE C e processus de diffusion limitée partit des cercles littéraires et plus spécifiquement des collectionneurs de livres et objets anciens, mais les hommes de science n’y prirent aucune part. Le terme et la notion de Serendipity restèrent l’apanage des littéraires jusqu’au milieu des années 30. Progressivement le mot dépassa le cercle étroit des érudits pour atteindre d’autres groupes du monde littéraire, en particulier les auteurs de dictionnaires engagés dans un type de production intellectuelle permettant, au moins en principe, de juger de la légitimité d’un mot ou de tel ou tel de ses usages et d’identifier son mode de formation. Du chapitre 6 intitulé « Dictionaries and Serendipity », on retiendra deux résultats significatifs : la plupart des grands dictionnaires ont introduit le terme de Serendipity à peu près en même temps, entre 1909 et 1913 ; en revanche le terme n’apparaît dans les dictionnaires abrégés qu’avec l’édition de 1951 du Concise Oxford English Dictionary, signe manifeste des limites de la diffusion du mot vers un public plus large. On ne compte en effet que cent trente-cinq utilisateurs du mot de Serendipity pendant les quelque quatre-vingts années qui se 120 Sociétal N° 50 g 4e trimestre 2005 4DOSSIER 6LIVRES ET IDÉES sont écoulées depuis la réapparition du terme dans Notes and Queries (l’équivalent anglais de l’Intermédiaire des Chercheurs et des Curieux en France) dans les années 1870 jusqu’à la rédaction du présent ouvrage. On peut néanmoins distinguer parmi eux des types bien distincts, à la fois par leurs caractéristiques sociales et intellectuelles et leur adoption plus ou moins rapide de la notion. Du côté des littéraires, Merton et Barber mentionnent les collectionneurs, les écrivains (notamment les essayistes) et enfin les lexicographes. Ils soulignent que les collectionneurs étaient justement prédisposés par leur proximité avec une certaine forme de Serendipity (une de leurs caractéristiques n’est-elle pas de faire des « trouvailles » ?) à adopter les premiers un terme qui leur paraissait correspondre à une part – heureuse – de leurs expériences. À bien des égards, les savants étaient, avec eux, les plus à même de rencontrer, même si c’est sous d’autres formes, la Serendipity. Et pourtant l’usage de ce mot ne commença à se répandre parmi ces derniers que dans les années 30. Plus encore, il se fit par la médiation de savants d’une grande culture littéraire qui transposèrent le mot dans le langage des sciences : de façon significative, ils sont désignés en tant que groupe, comme des humanistes engagés dans la recherche médicale (medical humanists). On s’attardera un instant sur Walter B. Cannon, qui joua dans cette « greffe » le rôle central, d’autant plus que ce physiologiste américain, qui effectua toute sa carrière à la Harvard Medecine School, est loin d’être un inconnu pour les sciences sociales : il a non seulement forgé le terme d’ « homéostasie » mais il en a, dans le prolongement de Claude Bernard, formulé la théorie, selon laquelle des mécanismes fonctionnels tendent à assurer un état d’équilibre en protégeant le corps contre les variations perturbatrices du milieu extérieur. À ce titre, sa contribution a été jugée essentielle à la fois par Talcott Parsons et par Merton : Cannon fournirait un modèle élaboré d’ « analyse fonctionnelle » dont la sociologie devrait à leurs yeux s’inspirer, même s’il n’a pas su luimême, comme Merton l’a souligné, résister à la tentation de formuler des analogies organicistes dans l’épilogue à The Wisdom of the Body2. Or c’est le même chercheur qui a introduit officiellement la notion de Serendipity dans les milieux scientifiques en 1940, avec la publication, dans le Scientific Monthly, de sa conférence sur « The Role of Chance in Discovery », et qui a élargi son espace de diffusion, en reprenant, sous une forme presque inchangée mais avec le titre éloquent, « Gains from Serendipity », le texte de cette conférence dans le chapitre 6 de son ouvrage The Way of an Investigator (1945). Merton et Barber font par ailleurs remarquer que ce terme, si rarement employé alors, était en quelque sorte devenu, dans le cadre de la Harvard Medicine School, une sorte de « mot de passe », constituant à la fois un signe d’identification et un symbole de reconnaissance mutuelle. Pourtant ce n’est pas par une transmission de Cannon à Merton – qui avait pourtant fait ses études à Harvard – que la Serendipity 2. Dans la traduction française de Social Theory and Social Structure parue sous le titre Éléments de théorie et de méthode sociologique (Plon, 1965) dans la traduction et sous la responsabilité du regretté Henri Mendras, le passage essentiel relatif à Cannon se trouve aux pages 98-99. THE SERENDIP CODE atteignit enfin les spécialistes de sciences sociales : ce fut plutôt le fruit d’une « redécouverte » à partir d’une exploration poussée des ressources de l’Oxford English Dictionary, comme Merton lui-même le rappelle non sans émotion dans son « Épilogue ». L’adoption de la notion de Serendipity ne se limite pourtant pas aux milieux scientifiques de la recherche fondamentale ; elle survient également dans le monde de la recherche appliquée ; et il est piquant de noter que son introduction ici ne doit rien à Cannon ou a fortiori à Merton, mais est entièrement imputable au premier directeur des laboratoires de recherche de la General Electric, Willis Whitney. Tout en restant limitée, la diffusion du terme avait désormais atteint une pluralité de groupes différenciés et elle était suffisamment étendue pour que la Serendipity fît son entrée dans le vocabulaire de ceux qui écrivent sur la science (journalistes spécialisés, historiens, voire les savants eux-mêmes dans leurs efforts de vulgarisation). On pourrait s’attendre ici à ce que Merton et Berber examinent le rôle joué par la Serendipity dans les sciences, compte tenu de l’insistance de Merton sur la Serendipity dans le cadre de sa propre discipline et de son constant intérêt pour la sociologie des sciences. En fait ils choisissent d’abord d’évoquer les dimensions morales sous-jacentes à la Serendipity ; tout comme le malheur inattendu, son contraire, la chance et, en l’occurrence, « l’accident heureux » demandent à être expliqués (et, si possible, « justifiés », en particulier dans le domaine scientifique. Et c’est ce problème qui les guide tout au long de leur analyse de la portée – variable – attribuée à la Serendipity dans l’activité scientifique : le rôle de celle-ci sera en effet d’autant plus aisément reconnu qu’elle apparaîtra comme véritablement justifiée). Certes, les savants n’ont pas eu besoin du terme de Serendipity pour reconnaître l’existence de découvertes non-anticipées ; mais ils ont, d’une manière significative, divergé dans leur façon de rendre compte de ces découvertes : alors que Robert Hooke, le grand adversaire de Newton, considère dans la Préface à ses Lectiones cutlerianae (1679) que, « comparable au vent, l’Esprit d’Invention souffle là où et quand il lui plaît », Pasteur, pour sa part, s’exprimant en tant que doyen de la nouvelle Faculté des Sciences de Lille (1854), prend soin de préciser que « le hasard ne favorise que les esprits préparés ». Se trouve ainsi posée avec acuité la question des mérites propres du savant qui exploite un « accident heureux ». Elle est, semblet-il, clairement tranchée par Cannon pour lequel la Serendipity n’échoit qu’à « l’esprit préparé » ; (mais, comme le notent avec ironie Merton et Barber, Cannon se contredit puisqu’il affirme qu’à la différence des grandes découvertes – de Bernard ou de Pasteur – les siennes ne seraient dues qu’à « un incident fortuit »). À cette première question en est associée une autre, relative au développement des sciences : la dépendance à l’égard de la Serendipity constitue-t-elle l’indice d’une science à la progression incertaine ou, au contraire, une caractéristique inséparable de ses succès ? Sur ce plan s’opposent aux positions frileuses des sceptiques celles des défenseurs enthousiastes de la Serendipity, comme Irving Langmuir – un des personnages marquants du livre3 – qui y voit « l’art de profiter d’occurrences inattendues », la liant ainsi intrinsèquement à la créativité. On comprend que ce débat puisse se poursuivre sur le terrain de l’organisation de la recherche scientifique, à laquelle est consacré le chapitre suivant – un débat où l’on retrouve sans surprise les mêmes acteurs, avec Langmuir plaidant pour une définition des objectifs de recherche souple et globale qui soit de nature à préserver la liberté d’investigation du savant. D’une manière générale, plus l’on accordera d’importance à la Serendipity, plus l’on tendra à défendre l’idée qu’il convient de la « cultiver » par un mode d’organisation flexible. LA DÉCOUVERTE ACCIDENTELLE I l nous paraît cependant indispensable de revenir sur la dernière section du chapitre 9), dans laquelle est rappelée la contribution spécifique de Merton à l’analyse du phénomène de Serendipity. Les auteurs la présentent comme un effort pour dégager les « étapes conceptuelles » sous-jacentes au processus de la découverte accidentelle. C’est la raison pour laquelle, nous semble-t-il, Merton avait cru devoir parler d’une « configuration de recherche impliquant la Serendipity » (Serendipity pattern) et conduisant de l’observation de données inattendues, aberrantes (anomalous) et d’une portée stratégique à l’extension de la théorie ou à son développement dans de nouvelles directions4. Revu à la lumière de l’ouvrage de 1958, l’apport propre de Merton au débat autour de la Serendipity paraît consister en son effort de clarification analytique. Qu’a-t-il pu alors ajouter de neuf dans son Épilogue (Afterword), rédigé plus de quarante ans après la « mise en sommeil » du manuscrit et pourtant appelé à lui tenir lieu de conclusion. Cet Épilogue a d’abord une dimension autobiographique, puisque Merton y évoque sa propre rencontre avec le mot de Serendipity et ses conséquences bénéfiques (serendipitous). Examinant également, dans la continuité directe de l’ouvrage de 1958, la reconnaissance progressive du mot, Merton met en évidence le processus complexe de diffusion du terme, qui obéit – c’est le phénomène empiriquement nouveau – à une double trajectoire. D’une part, le terme entre peu à peu dans l’univers de la langue commune et devient même un qualificatif à la mode. Ainsi le film de Peter Chelsom, une aimable comédie sortie en 2001, s’intitule 3. Irving Langmuir a effectué une grande partie de sa carrière au laboratoire de recherche de la General Electric, dont il prendra la direction à la suite de Willis Whitney. Ses travaux relèvent à la fois de la chimie (prix Nobel, 1932) et de la physique. Il a été notamment l’initiateur de l’injection d’iodure d’argent et de neige carbonique dans les nuages pour déclencher la pluie ; et c’est au début d’une présentation de ces recherches devant la National Academy of Sciences (1947) qu’il évoqua la question de la Serendipity, sur laquelle il devait revenir à plusieurs reprises dans des conférences ultérieures. 4. Ces points sont développés par Merton dans la première section, consacrée à la Serendipity, de son texte, « L’apport de la recherche empirique à la théorie sociologique » (tr. fr., p. 47-51 et p. 429-431 pour les notes). Sociétal N° 50 g 4e trimestre 2005 121 4REPÈRES ET TENDANCES 4CONJONCTURES Serendipity (en français Un amour à New York), sans doute pour suggérer que la destinée de John Cusack et de Kate Beckinsale, appelés à se retrouver longtemps après leur première et brève rencontre, est placée sous les auspices de la Serendipity ; et il est amusant de relever que la boutique portant ce nom n’a plus le moindre rapport avec les livres rares mais se trouve être un cafépâtisserie, c’est-à-dire un lieu ordinaire de la vie sociale. Cette vogue s’accompagne bien sûr d’un affadissement de la signification du terme, désormais employé de façon lâche dans une multiplicité d’acceptions, toujours avec une connotation positive, voire hédonique. D’autre part, ce même mot continue à faire partie du langage savant, et son usage tend même à se répandre dans le monde de la science, comme le montrent les données du moteur de recherche Jstor sur cent soixante-dix revues savantes (de onze emplois pour la décennie 40 on passe à deux cent trente-six pour les années 90 à 96). L’attention portée au phénomène de la Serendipity dans une perspective globalement sociologique a permis de dégager une dimension proprement psychosociale de la Serendipity : Merton s’estime de ce fait fondé, lorsqu’il envisage la Serendipity dans cette seconde trajectoire, à la présenter comme un « concept épistémologique de nature psychosociale ». On touche ici en même temps à la nouveauté proprement analytique de cet Épilogue. La prise en compte de cette dimension psychosociale met en évidence l’influence qu’exercent les « micro-environnements socio-cognitifs » sur la production scientifique et, en particulier, sur sa forme accomplie, à savoir la découverte. La carrière de Thomas Kuhn en offre, aux yeux de Merton, deux exemples saillants : d’abord la « liberté institutionnalisée » dont jouissaient les jeunes doctorants brillants choisis pour faire partie de la Harvard Society of Fellows a permis au jeune Kuhn de redéfinir ses priorités de recherche et d’abandonner la physique pour la philosophie et l’histoire des sciences ; ensuite son passage par le Center for Advanced Study in the Behavioral Sciences de Palo Alto a été décisif pour son élaboration des concepts de « paradigme » et de « changement de paradigme » à partir de sa prise de conscience que, contrairement aux spécialistes de sciences sociales dont il avait pu observer de près les désaccords fondamentaux dans le cadre du Centre, les praticiens des « sciences dures » poursuivent leurs recherches sans s’interroger de façon permanente sur les fondements de leur discipline. On pourrait dire que ce sont là des faits connus, puisque Kuhn lui-même les évoque au début de sa Préface à La Structure des révolutions scientifiques. Mais Merton tire de cet exemple une conclusion théoriquement significative : le cheminement même de Kuhn invite à reconnaître, à côté de découvertes qui sont le pur produit de la Serendipity des moments d’une recherche en cours marqués par la Serendipity, qui représentent une étape décisive pour la solution du problème posé au départ. En tout état de cause le sociologue doit prêter attention aux micro-environnements propices, c’est-à-dire à ce que Merton appelle des « centres de Serendipity institutionnalisés », car ils accroissent les opportunités de faire des découvertes : or telle est bien la caractéristique première de la Serendipity5. Il nous reste, au terme de cette présentation, à tenter de répondre à l’énigme que constitue l’étrange destin de ce livre : pourquoi renoncer d’abord à le publier, pour ensuite s’y résoudre bien tar- 122 Sociétal N° 50 g 4e trimestre 2005 4DOSSIER 6LIVRES ET IDÉES divement ? En réponse à la première question, certains ont invoqué l’argument à la fois commode et usé de l’opposition entre l’essai (supposé brillant) et l’ouvrage de sociologie censément ennuyeux : Merton aurait sacrifié l’essai consacré à la Serendipity pour ne pas être accusé de transgresser ouvertement les recommandations formulées par lui dans Social Theory and Social Structure. Malheureusement c’est Merton qui a précisément insisté sur la Serendipity dans son ouvrage le plus classique ; il a toujours été sensible, même s’il n’emploie pas ce langage, à l’écart entre la logique de la découverte dont relève, entre autres, la Serendipity et celle de la justification à laquelle se conforme l’exposition des résultats dans un article scientifique. Il paraît donc plus raisonnable de se rallier, comme le fait Merton dans son Épilogue, à la suggestion formulée par James L. Schulman dans sa substantielle Introduction, à savoir que la recherche entreprise sur la Serendipity n’aurait constitué qu’une préparation au livre publié par Merton en 1965 sous le titre On the Shoulders of Giants. Merton y retrace l’histoire de l’aphorisme : « If I have seen further, it is by standing on the shoulders of giants » en remontant de Newton, auquel on en attribue parfois la paternité, à Bernard de Chartres, philosophe du XIIe siècle, dont le disciple, Jean de Salisbury, nous a rapporté la formule : « Nous sommes des nains juchés sur les épaules de géants ; nous voyons plus qu’eux et plus loin. » C’est un thème qui invitait, tout autant que celui de la Serendipity, à traiter de ce qui touche à « l’esprit » de la découverte ; et il se prêtait peut-être encore plus à aborder les deux questions centrales que se posait alors Merton du point de vue de la sociologie des sciences, à savoir celle de la priorité dans l’innovation scientifique et celle des découvertes multiples véritablement indépendantes6. Comme de surcroît la rédaction de ce second livre a été l’objet d’un fort investissement affectif, on peut comprendre pourquoi l’ouvrage sur la Serendipity est alors resté à l’état de manuscrit. Le témoignage d’intérêt de la part des éditions italiennes Il Mulino dans les années 90 pour un texte qui risquait d’être complètement oublié était en revanche de nature à appeler une réponse positive des auteurs : Merton y vit certainement un signe supplémentaire de reconnaissance internationale pour son œuvre, signe auquel son âge même le rendait sans doute encore plus sensible. Quoi qu’il en soit, il prit alors avec Elinor Barber une décision qui à la fois satisfait notre curiosité et nous éclaire sur cet ensemble de processus mal connus auxquels s’applique le terme de Serendipity. g 5. Merton se reconnaît pleinement dans cette affirmation de John Ziman, citée à l’avant-dernière page de l’Épilogue : « Le point essentiel est que la Serendipity ne produit pas par elle-même de découvertes : elle crée plutôt des occasions de les faire. » La proposition est tirée du livre de Ziman, Real Science: What it is and what it means (Cambridge University Press, 2000). 6. Ces deux questions ont été abordées et traitées par Merton dans deux articles importants, « Priorities in Scientific Discovery: A Chapter in the Sociology of Science », American Sociological Review, 22 (1957), p. 635-659 d’une part, « Singletons and Multiples in Scientific Discovery: A Chapter in the Sociology of Science », Proceedings of the American Philosophical Society, 105 (1961), p. 470-486 d’autre part.