Un Etat dans la société. L`identité de l`Etat tunisien dans la Constitution

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Un Etat dans la société. L`identité de l`Etat tunisien dans la Constitution
Un Etat dans la société.
L’identité de l’Etat tunisien dans la Constitution
Sadok BELAID
Entretien avec le PNUD
Retour sur une ambiguïté fondatrice
La question de l’identité de l’Etat est une antienne, qui s’est posée dès les premiers
jours de l’indépendance de la Tunisie. C’était la première fois que le pouvoir était
tunisien, était incarné par des Tunisiens et pour des Tunisiens et ce n’est que depuis
1956 que la Tunisie se débat avec ces questions d’identité. Il est essentiel de revenir
à ce qui a été décidé lors de l’indépendance pour comprendre dans quels termes se
pose la question aujourd’hui. Il faut revenir sur les épisodes clés du conflit sur l’identité
de l’Etat pour comprendre comment il structure les forces politiques tunisiennes.
Dans les années 1950, à l’indépendance, s’opposaient alors deux visions, une vision
traditionnaliste d’une part, zitounienne et non pas frère musulman, portée et construite
par des cheikhs, par des professeurs à la Zitouna qui ont essayé de transplanter leur
vision dans la constitution, et d’autre part la vision des proches du Néo-Destour. C’est
la première fois que c’est un état tunisien et indépendant, souverain. Elle a rencontré
toutes les difficultés que rencontrent les pays religieux du monde, celui de la religion.
Habib Bourguiba a alors su trouver un compromis de génie : il a crée un malentendu
sur la nature de l’Etat tunisien et l’a inscrit dans la Constitution de 1959. Ce malentendu
a laissé tout le monde satisfait : les uns disaient que l’Etat était conservateur, les
autres qu’il était réformiste et moderniste. Cette ambiguïté était très profonde et
était critiquée par certains tenants de visions plus radicales mais à moment donné,
Bourguiba a fait taire tout le monde en tapant du poing sur la table : « c’est comme ça
et pas autrement ».
Bouleversements et tensions
Depuis cette époque, la Tunisie a évolué. Il y a eu par exemple, l’expérience de Ben
Salah. Le pays a changé, sur le plan politique mais aussi sur les plans économiques et
sociaux. Nous avons été confrontés à un certain nombre de problèmes auxquels il a
fallu trouver des réponses. Pour les uns, ces réponses étaient d’inspiration moderniste,
et pour d’autres c’était tout le contraire. Les tensions et les débats autour de la définition
de l’identité de l’Etat tunisien n’ont pas cessé depuis les années 1970. La période Hédi
Nouira a fait basculer les choses, puis par effet de balancier la tendance s’est inversée
par la suite.
A l’époque des gouvernements de Bahi Ladgham et Hédi Nouira, Hédi Nouira dont
j’ai été le conseiller pendant plus de dix ans, m’a demandé une étude sur ce sujet.
Nous étions en 1973. J’y ai soutenu le point de vue suivant : nous pouvons constater,
que d’un point de vue socio-culturel, la langue du peuple tunisien est l’arabe et
que sa religion est l’islam. Dans un article de la constitution, cela signifie que moi,
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LA CONSTITUTION DE LA TUNISIE - Processus, principes et perspectives
constituant tunisien, je constate que la nation tunisienne parle l’arabe et est en grande
majorité musulmane, islamique. La langue ne fait donc pas partie de l’Etat, elle a une
dimension culturelle et non pas normative : si elle faisait partie de l’Etat elle deviendrait
obligatoire, et le français serait interdit. L’Etat a donc été allégé de ce fardeau. Suivant
cette disposition, il n’y a pas d’interdit, on peut parler en arabe comme en français
alors qu’en Algérie, à l’inverse, tout est arabisé. On n’a cependant pas osé aller jusqu’à
la solution sénégalaise qui met le français et le swahili sur un même pied d’égalité.
Dans la Constitution tunisienne, la langue n’est pas une norme. Cette idée a été jugée
intelligente et a été débattue et acceptée lors d’une réunion.
Cette ambiguïté risquait d’exploser, et a cristallisé les tensions. C’est cette ambiguïté,
ce choix de départ qui a entrainé la naissance du mouvement de Rached Ghannouchi,
le mouvement Ennahdha, à l’époque, Mouvement pour la tendance islamiste. C’est
une réaction à cette ambiguïté qui a été ensuite instrumentalisée et récupérée par
les uns et par les autres. Rached Ghannouchi, Abdelfattah Mourou, que je connaissais
à l’époque de l’université du Campus, se posaient des questions de juristes. Ils
constituaient alors une minorité qui s’est par la suite renforcée avec ceux qui sont
devenus les chefs historiques comme Ali Larayedh. La question de l’identité de l’Etat
n’est pas la seule qui explique le développement du Mouvement pour la tendance
islamique, le contexte international a également joué un rôle important. Ennahdha
est né en dehors du mouvement zitounien, c’est un mouvement anti-zitounien : ils
reprochent à l’université islamique sa complicité avec le régime.
C’est cela qui a entrainé les premiers clashs que nous avons vécus sur le Campus.
A l’époque, j’étais doyen de la faculté et je voyais naitre sur la pelouse, devant le
bâtiment administratif, un petit groupe. Ils étaient peu nombreux au départ, une
vingtaine de personnes, pas plus, puis ils ont débordés de la pelouse. C’était une
période sombre… je l’ai vécu. J’étais alors connu pour être plutôt un moderniste,
francophone. Ma politique consistait à maintenir le calme, éviter les clashs pour que
chacun puisse travailler. Mais à un moment, il y a eu des tensions importantes. C’était le
milieu des années 1970. Des affrontements avaient lieu à l’université entre les groupes
d’étudiants dits « modernistes » et ceux qui étaient proches du mouvement pour la
tendance islamique. Les étudiants étaient armés, et se massacraient dans la cour de
l’université : ces anciens étudiants sont aujourd’hui des hommes politiques en position
de force. A cette époque, il y avait des tensions très vives mais l’équilibre social, culturel
du pays était formé par une majorité de modernistes contre une minorité islamiste.
Le bouleversement créé par Hédi Nouira donne naissance à des islamistes violents.
Ensuite, vient la période de Ben Ali et la chape de plomb.
Révolution et Constitution
Cette ambiguïté se retrouve dans toute son acuité après la révolution, lorsque débute le
processus constitutionnel. Au début des travaux constitutionnels de 2011, nous avons
fait plusieurs consultations, dont la mienne qui était un peu faible, et où j’étais reparti
du texte de la Constitution de 1959. En particulier, j’avais gardé l’article premier. A ce
moment là, seuls quelques collègues plus courageux, comme Yadh Ben Achour, Fadhel
Moussa, et Slim Laghmani, avaient proposé de le remettre en question et de modifier.
L’Association Tunisienne de Droit Constitutionnel, présidée par Farhat Horchani, a joué
un rôle important dans cette remise en cause : elle a été la première à proposer de
remplacer l’article premier par deux articles, un premier article consacré aux questions
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d’ordre culturel et un second article qui aborde les enjeux normatifs et juridiques. La
combinaison de ces deux articles était susceptible de lever enfin l’équivoque, et il
était inespéré, compte-tenu du contexte, que le courant moderniste fasse accepter
une telle formule. L’article deux consistait en effet en une réplique de l’article premier
nettoyé. Cependant, cette mouture de l’article, introduite au printemps 2013 entrait
en contradiction avec l’article 141 qui définissait les points qui ne pouvaient pas faire
l’objet d’amendements. Autant l’article deux invitait à lire l’article premier dans un sens
plutôt moderniste, en insistant sur le fait qu’il s’agissait d’un article à valeur déclarative,
alors que l’article 141 va plus loin, et a une valeur normative ce qui invite à relire
dans ce sens les deux premiers articles. Les juristes ont immédiatement repéré cette
contradiction et ont proposé la formation d’une commission d’experts en droit pour
trancher la question suivante : quel article prime ? Nous étions très partagés, aucune
majorité ne se dégageait, tandis qu’aujourd’hui, si l’ambiguïté demeure, la majorité
des juristes interprète cet article comme une déclaration et non comme une norme. Le
rapport de force a donc évolué en faveur du courant moderniste et je pense que plus
la Tunisie continuera de se développer et de s’émanciper, plus l’ambiguïté se réduira
d’elle-même : il sera bientôt impossible de lire l’article de manière conservatrice.
Actuellement, nous nous trouvons dans une situation plus favorable qu’au lendemain
de la révolution.
La Tunisie est un Etat civil
Le concept d’Etat civil – qui est un concept nouveau, constitutionnalisé ici pour la
première fois – n’est-il pas lui aussi un concept ambigu ? On ne connaît pas sa teneur
même si la manière dont l’article est formulé constitue peut être un élément de
définition. Pour bien comprendre ce que signifie l’Etat civil, il faut le contextualiser,
se souvenir de ce qui se passait à l’extérieur de l’Assemblée quand on a commencé
à parler de cette notion. A cette époque, on opposait l’Etat civil à l’Etat militaire, ce
qui était une opposition assez grossière. Aujourd’hui, on comprend que l’inscription
de l’Etat civil dans la Constitution s’oppose à l’Etat religieux. Cela signifie que l’Etat
est distinct de la religion, c’est l’Etat démocratique, l’Etat laïque, l’Etat non-islamiste,
et non-religieux. Ce point nous a même renvoyé à l’idée de citoyenneté civile. La
question de la citoyenneté a partie liée avec l’article premier et ses ramifications, c’est
une idée extrêmement importante, à laquelle il faut attribuer une place bien définie
dans la Constitution. J’en avais fait un chapitre dans mon projet de Constitution,
mais malheureusement, le texte définitif adopté par l’Assemblée ne consacre pas de
chapitre ou de passage identifiable à cette question qui est traitée dans le préambule.
Je regrette que les constituants n’aient pas davantage prêté attention à cette notion
et j’imagine que c’est pour cela que le comportement des tunisiens a été peu civil, peu
citoyen… c’est peut-être une lacune de la Constitution.
Incarner et nommer
Depuis la révolution, en 2011 et jusqu’en 2014, la Tunisie a été écharpée, tiraillée entre
plusieurs tendances politiques qui veulent toutes accaparer le pouvoir. Toutes les
tendances politiques ont eu des comportements exécrables : le mouvement Ennahdha,
le Congrès pour la République, le Parti républicain d’Ahmed Nejib Chebbi, tous les
partis ont nourri cette dislocation entre l’identité de l’Etat et la structure de l’Etat.
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LA CONSTITUTION DE LA TUNISIE - Processus, principes et perspectives
Comment ? Tous ont cherché à nommer des proches, susceptibles de les soutenir, aux
plus hauts postes de l’Etat, mais aussi aux plus bas échelons de l’administration. Ces
pratiques de cooptation et de népotisme envoient un message terrible à l’ensemble
des citoyens.
Il y a par exemple un véritable drame en matière de nominations dans le secteur de
l’éducation et le problème ne date pas de la révolution. J’ai pu voir le problème de
très près en travaillant sur la réforme de Mohamed Charfi, lorsqu’il était ministre de
l’éducation et de l’enseignement supérieur. Déjà à cette époque, Mohamed Charfi
avait été menacé de mort à plusieurs reprises, et il s’était rendu compte qu’il y avait une
véritable infiltration du ministère de l’éducation, non seulement en ce qui concernait
le personnel, mais encore une imprégnation du message. La stratégie défendue
par Rached Ghannouchi était de dire « tu entres l’air de rien et ensuite tu diffuses le
message qu’on est musulman, qu’il faut suivre l’islam etc. ». C’était alors un feu sous
la cendre, mais il a grandi et s’est développé jusqu’à atteindre un extrémisme total.
Mohamed Charfi, qui était comme un frère pour moi a pris conscience de ce que c’était
une question nationale, un enjeu crucial et m’a demandé de me charger de la réforme
de l’université. C’est une tâche qui m’a occupée pendant cinq ans. Il voulait que j’ai une
fonction politique qui corresponde à ma mission mais j’ai refusé et ai préféré rester
absolument anonyme. Ahmed Mestiri, qui était militant avait saisi cette occasion et
s’était embarqué dans le projet mais il a été malheureusement instrumentalisé par Ben
Ali, et s’est retrouvé contraint à la démission.
Une question de vision
Partons pour cela de la question de l’identité et prenons un exemple très simple :
l’identité humaine c’est quelque chose qui nous spécifie et qui nous distingue des
autres. Je communique, je suis douée de raison, de mes mains… La question se pose
dans les mêmes termes pour l’Etat. C’est une institution qui prend en charge une
mission – développer la société – à partir d’une certaine vision et en s’appuyant sur
certains instruments. C’est ce qui fait que l’Etat tunisien est différent de l’Etat russe,
ou de n’importe quel Etat du Golfe… C’est la vision qui détermine l’identité de l’Etat
tunisien.
Un jour j’étais invité, en 2012, par l’association des femmes démocrates, je leur ai dit « je
crois que nous avons un défi : est-ce que nous allons protéger nos acquis, ceux qu’on
a depuis Bourguiba ou bien va-t-on les perdre, les dilapider ? ». L’Etat est un modèle
de vie, un modèle de société que depuis Bourguiba, nous avons essayé de construire.
Ce modèle a été mis en danger à plusieurs reprises, a été confronté à plusieurs forces
obscurantistes qui viennent d’ailleurs, qui viennent de l’orient. C’est cette vision qu’on
a voulu protéger. L’Etat tunisien c’est une vision, une conception de la vie et de la
société.
Une fois que nous avons établi cela, on peut voir comment à partir des différents
articles de la Constitution, on peut arriver à une définition synthétique. L’Etat tunisien
est indépendant et souverain – c’est déjà une révolution par rapport à la situation
antérieure, au protectorat. Ensuite c’est un Etat qui a fait un choix de mode de
gouvernement : c’est une république, pas une monarchie. C’est aussi un Etat dans
lequel tout n’est pas normatif, où certains aspects demeurent du ressort du culturel,
et qui garantit la liberté de croyance et d’opinion. Enfin c’est un Etat civil, qui est
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censé construire une cité, un ensemble humain intégré, et c’est là que l’élément de
citoyenneté est dans le cœur de l’identité.
Est-ce que le corps politique tunisien va réussir à redéfinir cette citoyenneté ? On a
beaucoup parlé de citoyenneté dans les débats autour de la rédaction du préambule
de la Constitution mais il n’y a pas d’article qui la définisse précisément. On a définit
l’Etat comme un Etat civil au sens pluridimensionnel et on y a ajouté l’idée – que j’aime
beaucoup – de démocratie participative : cela souligne la manière dont la citoyenneté
peut-être mobilisée, peut fonctionner. Cette démocratie participative se décline au
niveau national mais aussi au niveau local : le dernier chapitre qui porte sur le pouvoir
local et la décentralisation insiste dessus. On voulait que la démocratie tunisienne se
développe à partir de la municipalité, à partir de la région, qu’elle soit décentralisée et
participative.
Cette vision portée par l’Etat construit un ensemble humain caractérisé par un certain
nombre de liens qui confortent son unité et son élan. Il s’agit de se mettre ensemble
pour réaliser quelque chose pour le bien de tous. L’une des caractéristiques de l’Etat, si
le corps politique tunisien l’applique, c’est d’être un Etat démocratique et même une
démocratie participative. Si on réunit tous ces éléments, on a une idée de ce que doit
être la structure de l’Etat, de ce que doivent être ses fonctions, et de ce que doivent
être les relations de cette superstructure avec l’ensemble social.
Fonder un Etat dans la société et pas au dessus
L’Etat doit être dans la société et pas au dessus. Il vient de la base pour remonter et créer
un système intégratif. Cette vision de l’Etat est en rupture avec l’Etat beylical ottoman.
A l’université, j’avais souvent des idées farfelues sur les sujets qu’on devait aborder en
cours et j’ai fait un cours sur les formes de l’Etat au Maghreb, dans lequel j’ai développé
l’idée que jusqu’à l’indépendance, la société tunisienne était construite sur une
rupture. La société beylicale est construite sur le modèle phénicien, qui était similaire
au modèle romain, ou encore byzantin : vous avez une famille de colonisateurs – ici
des turcs ottomans – qui s’installent en Tunisie et établissent un pouvoir en leur nom.
Le pouvoir est aux mains d’étrangers, des janissaires … Ils établissent leur autorité
par la force. A l’époque, le Bey rend visite aux villages une ou deux fois par an pour
ramasser les impôts mais il ne fait rien pour les écoles, rien pour les hôpitaux, rien pour
la vie quotidienne des habitants. Il vient seulement pressuriser la société. Il y a de plus,
un décalage entre les structures rurales et les structures citadines, entre la ville et la
périphérie nomade, bédouine. Les bleds, les petits villages sont soumis au pouvoir,
paient leurs impôts et demande à Dieu de ne pas être trop taxés. Vers les montagnes
et les steppes, Kasserine, Sidi Bouzid, Gafsa… c’est la révolution permanente. Quand le
Bey vient, les habitants l’affrontent : il y a des massacres chaque année et il y a un va et
vient entre les frontières du pouvoir beylical et du pouvoir local. Enfin, il y a une frange
intermédiaire entre le pouvoir ottoman et l’intérieur du pays. Les beys exploitent une
petite frange de société bilingue qui sert d’intermédiaire entre le pouvoir étranger turc
et les habitants du pays. Cette catégorie-là, c’est Tunis ! Les tunisois sont les serviteurs
du pouvoir en place et évidemment quand le pouvoir politique change, cette frange
change. Quand la colonisation est arrivée, ces intermédiaires ont eu la même fonction,
c’est comme ça depuis les phéniciens. La société tunisienne s’organise à partir de
couches géologiques, qui bougent, c’est la tectonique des plaques.
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LA CONSTITUTION DE LA TUNISIE - Processus, principes et perspectives
L’objectif de la nouvelle Constitution c’est de chambouler cette organisation sociale,
de bouleverser ces rapports sociaux. C’est un grand pari. La Tunisie est un Etat civil,
démocratique, républicain et participatif et les gens de Ben Guerdane, de Sidi Bouzid,
se sentent appartenant à une certaine vision, à l’Etat. L’intégration de cette population
constitue un véritable défi pour la société et j’ai peur que malheureusement, les
éléments indispensables pour y arriver ne soient pas là.
Redéfinir l’Etat, mais avec qui ?
L’histoire récente depuis Ben Ali jusqu’à aujourd’hui a plombé la Tunisie : le pouvoir
dictatorial a brimé, réprimé, exploité. En 2011, il y a eu comme une petite fissure, puis
tout a explosé. Malheureusement, les mauvais génies sont là. Les partis politiques qui
se trouvaient là n’ont pas fait la révolution. Ils étaient là, et se sont dit que la révolution
constituait une bonne occasion. A un moment, après le départ de Ben Ali, j’ai même
été contacté par un ensemble de seize partis politiques : ils m’ont demandé d’être leur
chef. Je n’aime pas être chef et faire de la politique… C’était une bande de zouaves
de café, c’était ridicule. Ces gens là ont fait de la politique politicienne, ils n’ont rien
compris à la révolution et aux transformations que la révolution impliquait. La classe
politique a été en dessous du niveau de l’esprit révolutionnaire.
Le moment où Ghannouchi rentre en Tunisie, c’est la trahison. Alors que le mouvement
Ennahdha n’avait rien dit, rien fait pour la révolution, il arrive, et il récupère la
révolution. Et là il y a le désespoir de la population et l’organisation impeccable, interne
de la Nahdha, qui favorise le travail d’infiltration du parti. Et le menu fretin des petits
partis politiques ne font pas le poids et petit à petit, la Nahdha gagne du terrain. Les
élections sont à leur avantage et il y a un coup de force constitutionnel quand Jebali
en novembre 2011 adopte la petite constitution. C’est l’officialisation d’une situation
de mainmise du parti sur le pays. Ils ne vont rien lâcher. Il y aura beaucoup d’argent
dilapidé. Nous avons fait une révolution sans homme, et sans vision.
La mainmise de la Troïka crée un mouvement de ressac d’où l’idée de Béji Caid Essebsi.
Comment affronter ce Léviathan ? Malheureusement ils se sont occupés davantage de
l’aspect politicien que de l’aspect politique. Les forces politiques, qui ont été éprouvées
par la période 2011-2014 n’ont pas apporté grand-chose, le paysage politique
traditionnel a été totalement balayé. Nidaa Tounès a fait des impairs. Nos hommes
politiques n’ont pas développé de programme. Nidaa Tounès comme Ennahdha n’a
aucun programme. Ils ont fait des programmes de 350 pages, rédigé par deux-cent
cinquante experts. C’est illisible. Ca me fait mal au cœur car beaucoup de collègues ont
participé au projet de Nidaa Tounès. Le chef d’équipe de ces experts ne parvenait pas
à m’expliquer les grandes lignes du programme, à me faire des réponses précises…
La Tunisie a été obligée d’aller jusqu’à l’explosion parce que nous étouffons à tous
les niveaux : nous manquons de perspective, nos diplômés ne s’intègrent pas dans le
marché du travail et risquent de tomber dans la délinquance…
Face à cette absence d’idée, la solution a été de reproduire le statut quo, d’en rester là.
C’est pour cette raison qu’ils ont fait un article premier et un article deux et je trouve
que c’est une idée excellente. Ces articles devaient être lu comme un alinéa un et deux.
L’avantage de ce nouvel article c’est qu’il crée un préalable pour les questions relatives
à l’islam. Il y a aussi l’article six et quarante-neuf. Pour ce qui est de l’article quaranteneuf, il aurait fallu inscrire que que tout ce qui venait après ne pouvait être interprété
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qu’en fonction, qu’à partir de l’article 49. Cet article est un préalable qui devait être
suivi par d’autres choses, qui n’ont jamais été ajoutées. Je le regrette.
La Troïka est venue avec sa bible, mais s’est rendue compte qu’elle ne pouvait pas
l’imposer. Elle a essayé de mettre ses hommes partout, d’infiltrer les structures de
l’Etat, mais ca n’a pas marché. J’étais alors de ceux qui disaient qu’il fallait limiter les
programmes à une page : pas un seul parti ne l’a fait. Alors j’ai proposé qu’on forme
un petit cénacle de trente experts pour former un comité des sages, qui fonctionnerait
comme une plateforme commune, pour réinventer la politique économique et sociale
du pays car c’est maintenant qu’il faut donner du pain et du travail aux tunisiens, et
qu’il faut savoir quoi faire ! J’avais proposé de créer un comité, pendant la période de
la Constituante.
A ce moment-là, le régime provisoire, c’était un gouvernement d’assemblée dans
lequel le Congrès pour la République jouait un rôle important. L’entente entre les
grandes forces aurait pu faire démarrer plusieurs choses. Il y avait également eu le
projet de faire un gouvernement des technocrates, qui impliquent des personnalités
de premier plan, des sommités. C’était des idées intéressantes… mais aujourd’hui,
c’est retour à la case départ : Ennahdha s’est rhabillé pour l’hiver, Nidaa Tounes n’a
rien donné et les autres partis ont été pulvérisés. Ils n’existent plus, ou pratiquement
plus. C’est incroyable de voir à quel point la révolution a balayé cette classe politique
ancienne. Maya Jribi par exemple, on n’en entend plus parler, et quand elle parle c’est
pour proposer un front contre le terrorisme, l’idée n’a rien d’originale, on attendait
mieux, plus …
Défendre l’identité de l’Etat tunisien par le droit : la Cour constitutionnelle
Le rapport de l’article 1 et de l’article 2 va-t-il influencer le reste de la constitution ?
Chaque article pose des problèmes. Il ne suffit pas d’écrire un beau texte, encore faut-il
lui donner un sens. Comment ? D’abord les forces politiques doivent s’en servir pour
dire « voilà c’est la loi ». L’œuvre d’interprétation va se faire par un mécanisme qui a été
construit, heureusement, la Cour constitutionnelle.
Une de mes collègues a écrit que de temps en temps nous avons des surprises en
regardant la jurisprudence des tribunaux, et que c’est là l’un des obstacles à une
bonne orientation du message constitutionnel. Pourquoi ? Parce qu’à l’indépendance,
il fallait remplir les tribunaux qui étaient vides après le départ des colonisateurs.
Nous avons alors pris des Zitouniens. A l’époque, la faculté de droit de Tunis avait
peut-être une vingtaine de licenciés, pas plus, et la génération zitounienne a donc
infiltré les tribunaux. Elle est toujours là aujourd’hui et elle est encore plus puissante.
Malheureusement, elle a été relayée par une nouvelle génération que nous avons
certes formée dans une tendance moderniste mais qui a des convictions différentes !
Les plus âgés sont donc de la Zituna et les jeunes sont en grande partie des zitouniens
d’esprit. Il y a donc des conflits importants dans le champ.
Après la révolution, on a imaginé l’idée de la création d’un centre de formation
des magistrats puis d’un centre de formation des avocats. J’étais derrière ces deux
initiatives : le projet visait à s’assurer que ceux qui allaient être en fonction seraient
formés directement. En réalité, il est fort probable que cela demande davantage de
temps. La Cour constitutionnelle devrait être bientôt mise en place mais à la condition
de savoir qui allait former la Cour et à partir de quelles filières de recrutement. J’avais
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LA CONSTITUTION DE LA TUNISIE - Processus, principes et perspectives
proposé dans mon texte que le recrutement des membres de la Cour constitutionnelle
repose sur des nominations par fonctions afin de mêler les techniciens du droit et
les professeurs. L’objectif est de panacher expérience et connaissance : ceux qui
avaient l’habitude du travail juridique seraient mis au contact de ceux qui avaient
davantage de connaissances afin que l’esprit moderniste domine. Cependant, le
projet de Cour constitutionnelle a généré une grande bagarre au sein de l’Assemblée.
Fadhel Moussa s’est battu comme un lion contre Habib Kheder et Mustapha Ben
Jafaar, mais le texte est absolument abscond : peuvent être membres de la cour ceux
qui ont 15 ans d’expérience ! Exiger un tel minimum ne permet absolument pas le
renouvellement attendu ! C’est prendre le risque de former une Cour constitutionnelle
d’huissiers-notaires, et il n’est pas impossible que l’on descende jusqu’à ce niveau.
Vraisemblablement il y aurait des précisions sur ce qu’on entendra par expérience.
Il risque d’y avoir à nouveau des tensions importantes pour nommer le président
de la future Cour. Cette Cour peut et doit cependant jouer un rôle essentiel dans le
réajustement de la Constitution. Elle sera saisie par exemple pour un problème de
disparité de religion et on pourra dire qu’il y a une liberté de croyance et d’opinion qui
ne doit pas être touchée. Il y a des vides que la Cour doit pouvoir remplir et il y a des
ajustements qu’elle peut faire. Encore faut-il qu’elle soit constituée de personnalités de
premier rang…
Les débats qui président à la formation de la Cour constitutionnelle me rappellent
tristement mon implication dans un petit comité crée lorsque j’étais doyen de
l’université en 1972-1973 afin de choisir les premiers magistrats du tribunal
administratif. C’était une période de vide, où il n’y avait pas beaucoup de juristes, et
pas beaucoup plus de spécialistes de l’administration. Nous étions donc trois, Moncef
Belhaj Amor qui était le secrétaire général du ministère, Abdesselem Klébi, qui était
à l’époque, directeur de l’ENA, et moi-même. On se connaissait bien, et l’un d’entre
eux avait été mon professeur à Sadiki. J’ai été mis en difficulté car je tenais à reporter
les nominations si les candidatures n’étaient pas assez bonnes tandis que les autres
voulaient faire fonctionner leurs institutions et avaient besoin que l’on nomme
rapidement les magistrats, quitte à les former sur le tas en les envoyant au conseil
d’Etat en France ou ailleurs. On a trouvé un compromis : au lieu d’en nommer dix on
en a nommé cinq. Du coup le niveau, c’était huissier-notaire ! J’ai peur que la sélection
des candidats à la Cour constitutionnelle se fasse dans des conditions similaires.
Le problème n’est d’ailleurs pas propre à la Tunisie. Même en France on ne nomme
pas les plus grands professeurs à la cour constitutionnelle, on nomme des hommes
politiques. Les Chirac, les Debrés, les Giscard…Ce sont certes d’anciens présidents
mais quelle est leur qualité de constitutionnaliste ? Aux Etats-Unis, la procédure est un
peu différente mais le problème reste entier : c’est une cooptation entre universitaires
ou grands magistrats. Il est connu que les jurisprudences des cours suprêmes sont
aussi politiques, et pas seulement juridiques. La cour suprême des Etats-Unis a été
un tribunal esclavagiste jusqu’en 1963…Le magistrat a donc un grand pouvoir, c’est
l’office du juge : il doit supplier, contrer, faire tomber le législateur par des moyens
qui lui sont propres. C’est un pouvoir, et le législateur le sait. Encore faut-il que les
membres qui le composent soient compétents.
La Constitution tunisienne reste sur plusieurs plans un ensemble de potentialités.
La définition de l’Etat comme Etat civil, l’article 1er et 2, forment un ensemble de
potentialités, ce qui concerne l’égalité des droits de l’homme et de la femme aussi,
et enfin en ce qui concerne le respect des droits de l’homme aussi, la Constitution
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n’est qu’un ensemble de potentialités. A la Cour constitutionnelle de transformer ces
potentialités en réalités et de trouver les équilibres nécessaires comme on doit le faire
actuellement pour la loi antiterroriste.
Décentraliser et développer une politique économique
La mise en place de la réforme territoriale pose le même type de problème. Comment
traiter avec cet un ensemble de populations qui ne faisaient pas partie de l’Etat avant
1956, qui, jusqu’à 1956 faisaient l’objet de rapt, étaient pillée par l’Etat ? C’était le limes
– chez les romains le limes signifie la frange, la limite – et le limes ça bouge : une fois
à Sbeitla, une autre fois jusqu’à Maktar…Le rapport de force reste le même jusqu’à la
colonisation française. Le Sud était commandé par des militaires, sans pouvoir civil,
parce que c’est une zone de rébellion. L’hostilité du sud est encore vivante. C’est ce
qui nourri les événements de Sidi Bouzid, Gafsa, Redeyef … Malheureusement cette
hostilité n’est pas seulement géographique, elle comporte un aspect politico-culturel
très fort. Plusieurs ruptures sociales sont allées jusqu’à remettre en danger l’unité du
pays : ce qui se passe en 2008 à Gafsa, à la Compagnie Générale des Phosphates, c’est
une déflagration, c’est une rupture. Ces ruptures sociales remettent en cause cette
chose publique qu’est l’Etat, qui n’est jamais public.
Bourguiba voyait seulement les problèmes en termes politiques dans le pays: le
yousséfisme1, le ben salahisme2… Il ne connaissait rien au reste, la preuve : il s’est
fait rouler dans la farine par Ahmed Ben Salah, qui est un simple licencié de Sousse,
car il ne comprenait rien à ce qui n’était pas politique. Pour lui, si le libéralisme ne
marche pas tout de suite, c’est qu’il faut essayer autre chose. Ce n’est pas l’échec de la
politique coopérativiste qui a généré la disgrâce de Ben Salah. A cette époque, j’étais
administrateur au ministère des finances, et je voyais grandir le pouvoir de Ben Salah :
ministre des finances, puis ministre du plan et des finances, puis ministre du plan, des
finances et de l’agriculture, et ministre du plan, des finances, de l’agriculture et de
l’éducation. Il était devenu aussi gros que le président. C’est cette force qui a fait peur
à Bourguiba, ce n’est pas parce qu’il a essayé autre chose, une nouvelle politique, c’est
parce qu’il devenait presque aussi important que lui, il était menaçant. Bourguiba n’a
trouvé un nouvel équilibre qu’avec Hédi Nouira : Ahmed Mestiri allait militer pour un
système plus démocratique, alors que Hédi Nouira, incarnait l’homme de l’Etat. Pour
Bourguiba les préoccupations économiques ne jouent pas, seule compte la politique.
L’année 2011 a cependant montré qu’il ne suffisait pas de s’occuper de politique : il
y a en Tunisie des gens qui sont affamés, des gens qui n’ont pas de travail, il y a des
gens qui se suicident, etc. Et malheureusement, le modèle qui fonde la croissance
sur l’exportation et le tourisme n’a pas suffi. Il ne suffit pas d’amener des touristes, la
preuve : ils ont arrosé la côte du pays mais pas du tout l’intérieur. Le problème c’est
que les gens demandent du travail, et déjà à l’époque la création d’emploi nécessitait
un investissement de 70 millions de dinars. Il aurait été nécessaire de développer
une véritable vision de politique économique, mais ni Ennahdha ni Nidaa n’est
1 Salah Ben Youssef, cadre dirigeant du Néo-Destour s’est opposé à Habib Bourguiba lors de la
lutte pour l’indépendance, ses partisans se sont affronté avec ceux de Bourguiba et ont fait l’objet
d’une répression très violente. Lui-même est mort assassiné à Francfort en 1961.
2 Ahmed Ben Salah a été secrétaire général de l’UGTT et ministre de Bourguiba. Afin de
« décoloniser l’économie nationale », il met en place un système de coopératives en 1962 et
cumule les portefeuilles. Il sera disgracié en 1970 et condamné à 10 ans de travaux forcés.
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LA CONSTITUTION DE LA TUNISIE - Processus, principes et perspectives
capable de le faire : Ennahdha est seulement tournée vers l’idéologie et la politique
et Nidaa à force de mettre en avant ses compétences n’en fait rien. Leurs demandes
de financement au G20 portent sur deux projets, il y a le dossier sécuritaire où les
failles sont tellement grosses, qu’elles ont donné lieu au Bardo et Sousse et il y a à côté
un dossier économique. Jusqu’à aujourd’hui, si les dirigeants ont pu mettre en œuvre
un programme sécuritaire, ils ne parviennent pas à s’entendre sur un programme
économique. Nous nous étouffons par nos propres doigts. Au lieu de faire des barrages,
des infrastructures économiques et de chiffrer les projets, les dirigeants ne font rien.
Une redéfinition du cadre de l’action politique
Est-ce que c’est seulement l’article 1 et 2 qui définissent l’Etat ? Non la Constitution
forme un tout, et elle définit l’Etat : la Tunisie est participationniste, et décentralisatrice,
et droit de l’hommiste, et féministe. Elle est antimilitariste. C’est tout ça, mais ce n’est
pas seulement ça. De la même manière que pour faire un bon plat, la pièce de viande
ne suffit pas, il faut les légumes, les épices, les sauces, ici la constitution ne suffit pas
à définir l’identité de l’Etat, l’important c’est l’environnement, ce qu’il y a autour, la
culture sociologique, politique, dans laquelle va mariner cette constitution.
Comparez rapidement ce qui peut se passer en Tunisie avec cette Constitution et ce
qui se passe ailleurs dans la région. En Syrie, la famille Assad a le pouvoir et a toujours
vécu avec la corruption, le népotisme, la violence et les assassinats. Cette famille est
incapable d’exploiter toutes les ressources de ce pays très riche, à la culture millénaire.
A l’inverse, nous avons cette chance d’avoir un environnement socio-politique plutôt
favorable à une osmose entre la société et l’Etat. Le Maroc est un pays développé mais
reste constitué d’une classe aristocratique et religieuse d’une part et du peuple qui
reste à la marge. Le régime marocain fonctionne en happant les catégories sociales
utiles en les intégrant à l’Etat puis en oubliant le reste. Moi, je suis professeur, je suis
payé 2000 dinars par mois, alors qu’au Maroc un professeur est payé trois fois plus,
avec une voiture, les vêtements et les honneurs. Le Maroc est une société fondée sur
une fracture injuste. Ici c’est moins le cas. Nous avons failli perdre la chance apportée
par la révolution. La société civile a joué un rôle important dans la fabrication de la
Constitution. Finalement, le résultat n’est pas si mauvais que ça.
Nous aurions pu avoir une Constitution Ennahdha, mais seulement voilà, il y a une
autre face, une autre jambe. Qui va mettre cette Constitution en œuvre ? Ce n’est ni
Si Ben Jafaar, ni Si Chebbi, ni Maya Jribi, ni Hammami qui vont la mettre en œuvre,
ce seront de nouvelles personnes. Nous assistons actuellement à une redéfinition
du cadre de l’action du décideur politique. Avant seules certaines élites, certaines
zones privilégiées participaient à la décision. Il y a aujourd’hui beaucoup de choses
à construire. Il ne suffit pas d’une bonne Constitution, d’un bon article 1 2 qui sont
arrachés de hautes luttes. La Tunisie se construira sur les cinquante prochaines années
et par ses futures générations. Jusqu’à présent la Tunisie est pleine de potentialités
mais elle n’a pas encore construit les instruments de réalisation de ces potentialités. Elle
n’a pas encore de classe politique de rechange. Un véritable balayage des anciennes
classes politiques a eu lieu, au point que le pays est dégouté de la politique et des
politiciens, mais qu’aucune nouvelle figure n’émerge. La constitution est capable de
beaucoup de belles choses, encore faut-il que les Tunisiens s’attachent avec ténacité
et rigueur à les mettre progressivement en œuvre.
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