Boclé, l`artiste militant
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Boclé, l`artiste militant
LA LIBERTÉ SAMEDI 10 SEPTEMBRE 2011 32 33 34 35 37 39 MAGAZINE CHANSON Gustav à l’interview HUMOUR Siné, c’est reparti pour un tour LIVRES Liscano: la douleur continue LIVRES Paul Auster: accueil mitigé aux Etats-Unis ENQUÊTE Soyez heureux: c’est un ordre! CHRONIQUE DVD Le Juge Ti à l’écran 31 CULTURE Métissage: blacks à part... Identités. Pascal Légitimus sera en scène à Bulle. En France, l’Année des Outre-Mer s’écoule dans l’indifférence. CORINNE JAQUIÉRY e «En France, derrière un Noir en costume, il y a souvent la porte d’une boîte de nuit ou l’entrée d’un magasin. Aux Etats-Unis, il y a une MaisonBlanche.» Dans Alone man show, son premier spectacle en solitaire, Pascal Légitimus prend le biais de l’humour pour dénoncer certains aspects du racisme ordinaire. Déboulant sur scène au rythme d’un tambour, il part de ses ancêtres esclaves et de ses aïeuls rescapés du génocide arménien pour remonter jusqu’à nos jours. Le comédien surprend par un ton incisif et un engagement qui va au-delà des clichés en s’inspirant de la richesse d’un héritage entremêlant les racines antillaises et arméniennes. Le mensonge de l’art Hasard ou émergence d’un nouveau courant visant à démonter les préjugés et les clichés sur les Noirs qui persistent en France et ailleurs? Deux jeunes comiques, Fabrice Eboué et Thomas Ngigol, viennent de sortir Case départ, un premier film qui lie passé et présent dans une comédie décomplexée sur l’esclavage. Elle associe deux personnages en forme de clichés: le «Bounty», Noir à l’extérieur et Blanc à l’intérieur au service du système et le voyou black, sans foi ni loi, qui se dit victime de racisme. Sans être une révélation sur le plan de l’interprétation, le film a le mérite de parler du racisme actuel et de la traite des esclaves, osant quelques scènes d’un réalisme cru à faire se dresser les cheveux sur la tête. Les trois artistes n’avaient pas attendu que Nicolas Sarkozy décrète 2011 l’Année des Outre-Mer pour s’interroger sur la place des Noirs et des métis en France. Censée célébrer les dix ans de la loi française reconnaissant l’esclavage comme un crime contre l’humanité, cette année des «ultra-marins» rencontre peu d’écho après avoir suscité la polémique en organisant des festivités au Jardin d’acclimatation de Paris, ancien lieu d’exhibitions ethnographiques. cal Légitimus soulignait sa différence en s’en amusant. «Si le trait était parfois caricatural, c’est parce qu’on ne fait pas rire avec du bonheur. Etre nonchalant, comme mon personnage de Joséphine, l’aide-soignante dans le sketch Hôpital, est une attitude que l’on voit dans les îles. Dans mon spectacle, j’évoque ces aspectslà. Je joue sur l’effet miroir. Et si je fuis loin, parfois, de la réalité, les personnages incarnés en sont directement inspirés.» David contre Goliath Métissage: mondialisation Pour Pascal Légitimus, rien d’étonnant à ce que cette Année des Outre-Mer ne représente rien et révèle plutôt l’hypocrisie du pouvoir politique. «Les artistes ne font pas forcément plus bouger les choses, mais ils font tout pour que le ver soit dans le fruit. D’ailleurs, on ne peut pas lutter avec des politiques, chacun son territoire. Nous artistes utilisons le mensonge pour dire la vérité, les hommes politiques l’utilisent pour la masquer. C’est David contre Goliath.» Dans Alone man show, le comédien se dévoile multifacettes et tire un fil entre Caucase, l’Arménie, et Cocotier, la Guadeloupe. «Je ne veux pas donner de leçons de vie. Je témoigne, je chronique. Je donne mon point de vue. Je n’attends rien, simplement que les gens tristes soient plus heureux et qu’ils apprennent des choses à travers mon histoire.» Plus que la question d’une identité, c’est la confrontation des différences et leurs interactions qui l’intéressent. «La plus belle preuve de métissage aujourd’hui c’est la mondialisation. Le mélange en tous genres. Il n’y a plus de frontières…» Et de conclure sur une pirouette inspirée par sa passion pour l’écologie. «La preuve, il y a quelques années on a arrêté deux responsables français qui envoyaient des déchets toxiques hollandais en Côte d’Ivoire sous pavillon ukrainien. Si c’est pas du métissage ça!» I L’effet miroir Celui qui jouait volontiers de sa couleur de peau dans des sketchs créés avec Les Inconnus avoue qu’il a parfois souffert des regards que l’on posait sur lui dans la réalité. «Enfant et adolescent, puis jeune comédien, c’était parfois difficile d’exister audelà des apparences. Quand j’ai commencé à être connu, les contrôles de ma carte d’identité sont devenus un vrai plaisir!» Avec Les Inconnus, Pas- L’Année des Outre-Mer Déjà bien entamée, l’Année des Outre-Mer ne semble pas avoir rencontré le succès escompté. Après un démarrage difficile et une polémique autour du Jardin d’acclimatation de Paris qui, après avoir accueilli des exhibitions d’hommes de triste mémoire, a été l’hôte de festivités du printemps, l’Année des OutreMer s’écoule désormais sans bruit. Rares sont les Français, et a fortiori les francophones, à savoir que l’on fête cette année la culture des habitants vivant hors de l’Hexagone. Célébrant aussi bien l’écrivain Aimé Césaire dans un hommage solennel que l’histoire de ces territoires, le zouk ou les dix ans de l’adoption de la loi reconnaissant l’esclavage comme un crime contre l’humanité, l’Année des Outre-Mer a programmé toute une série de manifestations, entre conférences, arts vivants et arts visuels, sans parvenir à attirer l’attention sur l’essentiel: le manque de reconnaissance et d’intégration sans réserve des citoyennes et citoyens noirs à la société française. Une dernière exposition fin novembre au Musée du Quai Branly à Paris suscitera peutêtre plus d’intérêt. Initiée par l’ex-footballeur Lilian Thuram, l’historien Pascal Blanchard et l’anthropologue Nanette Jacomijn Snoep, elle s’intitule «Exhibitions. L’invention du sauvage». Elle mettra en lumière l’histoire de femmes, d’hommes et d’enfants, venus d’Afrique, d’Asie, d’Océanie ou d’Amérique, exhibés en Occident à l’occasion de numéros de cirque, dans des zoos ou dans le cadre des expositions universelles et coloniales. CJ > Spectacle: Salle CO2, Bulle. 14 septembre, 20 h 30. Le premier spectacle seul en scène d’un illustre Inconnu. DR Boclé, l’artiste militant Né en Martinique, l’artiste plasticien de renommée internationale Jean-François Boclé vit et travaille à Paris. Depuis qu’il y est arrivé, il est devenu agoraphobe. «C’est peut-être lié au délit de faciès. Je me suis > www.2011-annee-des-outremer.gouv.fr Jean-François Boclé. MARTIN POLAK fait arrêter peu après mon arrivée à l’âge de 15 ans en 1986. Je correspondais à un vague signalement. Je suis petit-fils de magistrat, je n’ai pas osé en parler à mon grand-père qui est Martiniquais, mais ex-ma- gistrat, appartenant aux élites dans toutes les colonies où il a officié.» Jean-François Boclé parle de l’Année des Outre-Mer comme d’un événement aux expos mineures dans des lieux mineurs alors que la France regorge d’institutions artistiques connues internationalement qui auraient pu les accueillir et les mettre en valeur. Selon lui, la France se réserve un dernier curseur bien colonial. «C’est assez pathétique et insupportable au quotidien, mais c’est la France. Comme le dirait son président, «Tu l’aimes ou tu la quittes». Pour ma part c’est mon lieu de résidence pour des raisons familiales, mais aujourd’hui, je ne ferais pas les Beaux-Arts à Paris comme je l’ai fait, mais j’irais plutôt à Londres, New York ou Amsterdam. En ce qui concerne la notoriété et la reconnaissance professionnelle, ça ne se passe pas en France pour moi, alors qu’on m’invite un peu partout ailleurs.» Le choc de l’arrivée au «pays» a paradoxalement inspiré l’artiste. Sur un mode volontiers provocateur, son travail évoque un monde marqué par les migrations, l’exil, l’exclusion, l’échange et la perte. Il dit qu’il entend les hommes tomber, notamment ceux dont les racines ont été entachées par la colonisation, et son œuvre le reflète. «L’Amérique, là où l’Atlantique s’est noyé, est mon laboratoire. C’est de là que je pense. Nous n’avons pas l’Histoire si courte, elle touche à la démesure. Démesure de cinq siècles de tragédies coloniales et de trauma des anciennes frontières du monde.» CJ www.jeanfrancoisbocle.com