Boclé, l`artiste militant

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Boclé, l`artiste militant
LA LIBERTÉ SAMEDI 10 SEPTEMBRE 2011
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MAGAZINE
CHANSON Gustav à l’interview
HUMOUR Siné, c’est reparti pour un tour
LIVRES Liscano: la douleur continue
LIVRES Paul Auster: accueil mitigé aux Etats-Unis
ENQUÊTE Soyez heureux: c’est un ordre!
CHRONIQUE DVD Le Juge Ti à l’écran
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CULTURE
Métissage: blacks à part...
Identités. Pascal Légitimus sera en scène à Bulle. En
France, l’Année des Outre-Mer s’écoule dans l’indifférence.
CORINNE JAQUIÉRY
e
«En France, derrière un Noir en costume, il y a souvent la porte d’une
boîte de nuit ou l’entrée d’un magasin. Aux Etats-Unis, il y a une MaisonBlanche.» Dans Alone man show, son
premier spectacle en solitaire, Pascal
Légitimus prend le biais de l’humour
pour dénoncer certains aspects du
racisme ordinaire. Déboulant sur
scène au rythme d’un tambour, il
part de ses ancêtres esclaves et de ses
aïeuls rescapés du génocide arménien pour remonter jusqu’à nos
jours. Le comédien surprend par un
ton incisif et un engagement qui va
au-delà des clichés en s’inspirant de
la richesse d’un héritage entremêlant
les racines antillaises et arméniennes.
Le mensonge de l’art
Hasard ou émergence d’un nouveau courant visant à démonter les
préjugés et les clichés sur les Noirs
qui persistent en France et ailleurs?
Deux jeunes comiques, Fabrice
Eboué et Thomas Ngigol, viennent
de sortir Case départ, un premier film
qui lie passé et présent dans une comédie décomplexée sur l’esclavage.
Elle associe deux personnages en
forme de clichés: le «Bounty», Noir à
l’extérieur et Blanc à l’intérieur au
service du système et le voyou black,
sans foi ni loi, qui se dit victime de racisme. Sans être une révélation sur le
plan de l’interprétation, le film a le
mérite de parler du racisme actuel et
de la traite des esclaves, osant
quelques scènes d’un réalisme cru à
faire se dresser les cheveux sur la
tête.
Les trois artistes n’avaient pas attendu que Nicolas Sarkozy décrète
2011 l’Année des Outre-Mer pour
s’interroger sur la place des Noirs et
des métis en France. Censée célébrer
les dix ans de la loi française reconnaissant l’esclavage comme un crime
contre l’humanité, cette année des
«ultra-marins» rencontre peu d’écho
après avoir suscité la polémique en
organisant des festivités au Jardin
d’acclimatation de Paris, ancien lieu
d’exhibitions ethnographiques.
cal Légitimus soulignait sa différence
en s’en amusant. «Si le trait était parfois caricatural, c’est parce qu’on ne
fait pas rire avec du bonheur. Etre
nonchalant, comme mon personnage de Joséphine, l’aide-soignante
dans le sketch Hôpital, est une attitude que l’on voit dans les îles. Dans
mon spectacle, j’évoque ces aspectslà. Je joue sur l’effet miroir. Et si je fuis
loin, parfois, de la réalité, les personnages incarnés en sont directement
inspirés.»
David contre Goliath
Métissage: mondialisation
Pour Pascal Légitimus, rien
d’étonnant à ce que cette Année des
Outre-Mer ne représente rien et révèle plutôt l’hypocrisie du pouvoir
politique. «Les artistes ne font pas
forcément plus bouger les choses,
mais ils font tout pour que le ver soit
dans le fruit. D’ailleurs, on ne peut
pas lutter avec des politiques, chacun
son territoire. Nous artistes utilisons
le mensonge pour dire la vérité, les
hommes politiques l’utilisent pour
la masquer. C’est David contre
Goliath.»
Dans Alone man show, le comédien se dévoile multifacettes et tire
un fil entre Caucase, l’Arménie, et
Cocotier, la Guadeloupe. «Je ne veux
pas donner de leçons de vie. Je témoigne, je chronique. Je donne mon
point de vue. Je n’attends rien, simplement que les gens tristes soient
plus heureux et qu’ils apprennent
des choses à travers mon histoire.»
Plus que la question d’une identité,
c’est la confrontation des différences
et leurs interactions qui l’intéressent.
«La plus belle preuve de métissage
aujourd’hui c’est la mondialisation.
Le mélange en tous genres. Il n’y a
plus de frontières…» Et de conclure
sur une pirouette inspirée par sa passion pour l’écologie. «La preuve, il y a
quelques années on a arrêté deux
responsables français qui envoyaient
des déchets toxiques hollandais en
Côte d’Ivoire sous pavillon ukrainien.
Si c’est pas du métissage ça!» I
L’effet miroir
Celui qui jouait volontiers de sa
couleur de peau dans des sketchs
créés avec Les Inconnus avoue qu’il a
parfois souffert des regards que l’on
posait sur lui dans la réalité. «Enfant
et adolescent, puis jeune comédien,
c’était parfois difficile d’exister audelà des apparences. Quand j’ai commencé à être connu, les contrôles de
ma carte d’identité sont devenus un
vrai plaisir!» Avec Les Inconnus, Pas-
L’Année des Outre-Mer
Déjà bien entamée, l’Année
des Outre-Mer ne semble pas
avoir rencontré le succès
escompté. Après un démarrage difficile et une polémique
autour du Jardin d’acclimatation de Paris qui, après avoir
accueilli des exhibitions
d’hommes de triste mémoire,
a été l’hôte de festivités du
printemps, l’Année des OutreMer s’écoule désormais sans
bruit. Rares sont les Français,
et a fortiori les francophones, à
savoir que l’on fête cette
année la culture des habitants
vivant hors de l’Hexagone.
Célébrant aussi bien l’écrivain
Aimé Césaire dans un hommage solennel que l’histoire de
ces territoires, le zouk ou les
dix ans de l’adoption de la loi
reconnaissant l’esclavage
comme un crime contre l’humanité, l’Année des Outre-Mer
a programmé toute une série
de manifestations, entre
conférences, arts vivants et
arts visuels, sans parvenir à
attirer l’attention sur l’essentiel: le manque de reconnaissance et d’intégration sans
réserve des citoyennes et
citoyens noirs à la société française.
Une dernière exposition fin
novembre au Musée du Quai
Branly à Paris suscitera peutêtre plus d’intérêt. Initiée par
l’ex-footballeur Lilian Thuram,
l’historien Pascal Blanchard et
l’anthropologue Nanette Jacomijn Snoep, elle s’intitule
«Exhibitions. L’invention du
sauvage». Elle mettra en
lumière l’histoire de femmes,
d’hommes et d’enfants, venus
d’Afrique, d’Asie, d’Océanie ou
d’Amérique, exhibés en Occident à l’occasion de numéros
de cirque, dans des zoos ou
dans le cadre des expositions
universelles et coloniales. CJ
> Spectacle: Salle CO2, Bulle.
14 septembre, 20 h 30.
Le premier spectacle seul en scène d’un illustre Inconnu. DR
Boclé, l’artiste militant
Né en Martinique, l’artiste
plasticien de renommée internationale Jean-François Boclé
vit et travaille à Paris. Depuis
qu’il y est arrivé, il est devenu
agoraphobe. «C’est peut-être
lié au délit de faciès. Je me suis
> www.2011-annee-des-outremer.gouv.fr
Jean-François Boclé. MARTIN POLAK
fait arrêter peu après mon arrivée à l’âge de 15 ans en 1986.
Je correspondais à un vague
signalement. Je suis petit-fils
de magistrat, je n’ai pas osé en
parler à mon grand-père qui
est Martiniquais, mais ex-ma-
gistrat, appartenant aux élites
dans toutes les colonies où il a
officié.»
Jean-François Boclé parle
de l’Année des Outre-Mer
comme d’un événement aux
expos mineures dans des
lieux mineurs alors que la
France regorge d’institutions
artistiques connues internationalement qui auraient pu
les accueillir et les mettre en
valeur.
Selon lui, la France se réserve un dernier curseur bien
colonial. «C’est assez pathétique et insupportable au
quotidien, mais c’est la
France. Comme le dirait son
président, «Tu l’aimes ou tu la
quittes». Pour ma part c’est
mon lieu de résidence pour
des raisons familiales, mais
aujourd’hui, je ne ferais pas
les Beaux-Arts à Paris comme
je l’ai fait, mais j’irais plutôt à
Londres, New York ou Amsterdam. En ce qui concerne la
notoriété et la reconnaissance
professionnelle, ça ne se
passe pas en France pour moi,
alors qu’on m’invite un peu
partout ailleurs.»
Le choc de l’arrivée au
«pays» a paradoxalement inspiré l’artiste. Sur un mode volontiers provocateur, son travail évoque un monde
marqué par les migrations,
l’exil, l’exclusion, l’échange et
la perte. Il dit qu’il entend les
hommes tomber, notamment
ceux dont les racines ont été
entachées par la colonisation,
et son œuvre le reflète.
«L’Amérique, là où l’Atlantique s’est noyé, est mon laboratoire. C’est de là que je
pense. Nous n’avons pas l’Histoire si courte, elle touche à la
démesure. Démesure de cinq
siècles de tragédies coloniales
et de trauma des anciennes
frontières du monde.» CJ
www.jeanfrancoisbocle.com