première étape 1940 camp d`internement de Saint

Transcription

première étape 1940 camp d`internement de Saint
25
première étape
1940
camp d’internement
de Saint-Cyprien
et Bordeaux
27
fig. 3
Entête de lettre de la mairie
de Saint-Cyprien.
À Perpignan , je quitte l’autoroute et cherche la petite route qui doit me conduire,
en passant par Elne, à la Méditerranée, à Saint-Cyprien. Le paysage est plat et marécageux. Les roseaux sont si hauts qu’on ne peut rien voir au-delà. Soudain, à gauche
et à droite de la route, de grands panneaux annoncent un lieu de villégiature, vantant ses hôtels, ses courts de tennis, ses terrains de football, son camping Gala Gogo,
sa maison de repos et son centre équestre. La mer est proche, je sens sur mon visage
le vent chaud et salé qui entre par la fenêtre ouverte de la voiture, mais je ne peux
pas encore la voir. Puis tout à coup, à ma droite, la surface gris-vert et lisse comme
un miroir d’une lagune. Ce n’est qu’une fois parvenue au centre de Saint-CyprienPlage, et alors que les voitures et les piétons m’ont pratiquement contrainte à l’arrêt,
que j’aperçois enfin la mer, presque entièrement émaillée de bateaux. Je contourne
le port de plaisance, longeant les grands hôtels, passant devant des cafés, des restaurants et des boutiques qui proposent tout l’attirail nécessaire à des vacances au bord
de la mer : matelas pneumatiques, planches de surf, bouées, équipements de plongée,
maillots de bain. Je m’arrête sur une place semi-circulaire. Derrière la balustrade
s’étend la plage de sable. Je ne peux aller plus loin en voiture, à partir d’ici il n’y a
plus que la promenade de la plage, le long de la mer. Pas de possibilité de stationner
non plus. Il me faut faire demi-tour, puis tourner longtemps, dans la chaleur brûlante, avant de trouver une place libre sur le parking archicomble.
À mon grand étonnement, je trouve à louer sans difficulté, au syndicat d’initiative, un petit studio avec balcon à l’extrémité sud de Saint-Cyprien. Peut-être parce
que l’ensemble immobilier ne se situe pas directement en bord de mer et que, du
balcon, le regard lui-même doit franchir une voie de circulation très empruntée, des
chantiers, des lotissements uniformes et des poteaux électriques avant de découvrir,
tout au loin, la ligne que dessine la mer.
J’aimerais m’asseoir sur le balcon, lézarder dans la chaleur du soleil, lire un livre.
Ou prendre ma serviette et aller à la plage, chercher une place libre, courir jusqu’à
l’eau, me laisser porter par les vagues, sentir le sable sur ma peau mouillée.
BORDEAUX
— 1
L’auteur est la fille de Heinz
Pollak et d’Ilse Leo.
Mais la lettre du maire de Saint-Cyprien est là pour me rappeler le but de ma
visite. 1 « Madame, j’ai lu votre lettre avec beaucoup d’attention, et je tiens à vous informer que je suis tout disposé à vous aider dans vos recherches concernant votre père. Je
suis né à Saint-Cyprien et j’en suis maire depuis 1956. J’ai vécu cette triste époque et je
SAINT CYPRIEN
première étape — 1940
camp d’internement de Saint-Cyprien et Bordeaux
28
29
pourrai donc certainement vous apporter des renseignements… »
— 3
Expression employée
durant la guerre civile d’Espagne
(1936-1939) pour désigner les
partisans nationalistes qui aidaient
secrètement les quatre colonnes
franquistes assiégeant la capitale.
En 1939-1940, cette expression
fut reprise pour dénoncer l’action
de petits groupes de « civils »
allemands, armés, qui s’infiltraient
dans les files de réfugiés venant
de Belgique ou du Luxembourg en
France, provoquant ainsi la panique
et la désorganisation.
Il me faut trouver où se situe la mairie et à quel moment le maire reçoit.
Une fois assise en face de lui, je peux à peine le voir ; le corps ramassé du
vieillard disparaît presque entièrement derrière son volumineux bureau, poli comme
un miroir et sur lequel figurent seuls un téléphone, un bloc et de quoi écrire.
J’ai les plus grandes difficultés à le comprendre, il mâchonne probablement ses
fausses dents. Oui, il aurait entendu parler du camp, lequel se serait situé à l’extrémité sud de Saint-Cyprien. Les hommes y auraient vécu sous des tentes, directement
sur la plage. Je n’obtiens pas plus d’informations, bien que la conversation dure près
d’une heure et que j’essaie de savoir comment le camp était administré et de quelle
façon les gens étaient nourris. Le vieil homme passe le plus clair de notre entretien à
soupirer sur « cette terrible époque ».
Le lendemain, ils apprirent que les Allemands avaient envahi la Belgique et que
ces derniers seraient en quelques heures à Tournai. Quant à eux, ils devaient être
transportés en France dans des wagons à bestiaux et remis aux Français. Des soldats
belges, qui attendaient sur le quai d’en face un train devant les conduire au front,
brandissaient des poings menaçants en direction des internés. À chaque arrêt, et il y
en eut beaucoup, ces injures se répétèrent. Ils n’en comprirent la raison qu’en descendant : sur les wagons, on avait écrit à la craie « espions », « parachutistes », « prison-
— 2
Le 10 mai 1940, la Belgique
est envahie par l’armée allemande.
Le matin même est organisée l’arrestation des étrangers « nationaux
ennemis » ; parmi eux, une majorité
de réfugiés juifs originaires des
territoires du IIIe Reich. Tous les
hommes de dix-sept à soixantecinq ans citoyens allemands ou
apatrides d’origine allemande sont
soit sommés de se présenter dans
les commissariats, soit arrêtés dans
la rue.
C’est presque au pas que le long train se faufila en France ; deux autres trains,
partis quelques minutes auparavant, furent survolés par des bombardiers allemands.
À peine eurent-ils parcouru quelques kilomètres qu’ils durent déjà s’arrêter, parce
que le train devant eux avait été touché par une bombe. Un wagon était totalement
détruit, les autres étaient endommagés. Ce n’est qu’après un long travail de déblaiement qu’ils purent continuer leur route. Le train contourna Paris, s’arrêtant sans
cesse. Une nuit passa, le lendemain matin arriva, midi, un soleil impitoyable brûlait
le toit du wagon, une autre nuit. Dans l’après-midi du troisième jour, ils atteignirent
leur destination provisoire, Le Vigan, au cœur des Cévennes, sur le versant sud du
mont Aigoual, qui culmine à 1 567 mètres.
Exténués, ils descendirent des wagons et parcoururent à pied le court chemin
qui conduisait au camp. Prévu à l’origine pour l’hébergement de troupes, il était inachevé, les murs blanchis à la chaux encore humides, les baraques béantes, vides, des
gravats sur les sols de béton. La France avait été tout aussi surprise que la Belgique
par les événements, la ligne Maginot avait cédé, et sur les routes le dramatique exode
des populations civiles françaises avait commencé. De tout cela cependant, les internés, épuisés, n’avaient aucune idée. Il leur fallait s’y retrouver dans leur propre chaos,
en premier lieu calmer leur faim et leur soif et dormir. Alentour, ni cuisine ni eau
potable. Pour le dîner il y eut du poisson salé, dont on venait de livrer des tonnes. Ils
étaient si affamés qu’ils l’avalèrent sans mot dire, mais ils ne purent étancher leur soif
que tard le soir à un camion-citerne. Ils durent dormir à même le sol, sur le béton. À
l’épuisement physique vint s’ajouter la peur de l’avancée des Allemands.
•
Quelques jours seulement après son arrestation à Anvers, en mai 1940 2 , Heinz
fut, en même temps que ses compagnons d’infortune – exclusivement des hommes –,
expédié à la gare la plus proche, où ils furent tous parqués dans des wagons de marchandises plombés. Ils mirent une journée entière pour couvrir la distance de cent
cinquante kilomètres qui sépare Anvers de la ville frontalière de Tournai. Ils passèrent la nuit dans une caserne, où on ne leur donna ni à manger ni à boire. Celui qui
voulait s’allonger devait se coucher à même le sol. Nombre d’entre eux restèrent assis
sur les bancs, laissant tomber leur tête sur la table dans l’espoir au moins de s’assoupir. Quelques ampoules électriques bleutées diffusaient un peu de lumière ; on avait,
sinon, ordonné le black-out. Des couvertures, qu’ils tiraient par-dessus leur tête pour
se protéger du froid, constituaient le seul élément de confort.
niers allemands » et « cinquième colonne » 3 .
fig. 4
— 4
Hans Mayer.
Hans Mayer, alias Jean
Améry (1912-1978), écrivain et
essayiste autrichien.
C’est là que l’on a commencé à nous « trier », c’est-à-dire à séparer les émigrants
juifs et les marins allemands qui avaient été pris ensemble à Anvers. Seulement,
comment fait-on pour savoir si quelqu’un est juif ou pas ? Beaucoup pensaient qu’on
les déshabillerait pour séparer les circoncis des non-circoncis. À cette idée, mon
bon ami Hans 4 s’est mis dans tous ses états, car il n’était pas circoncis. Ce sont les
nazis qui, comme à tant d’autres, lui ont imposé son identité juive. Alors, comment
pouvait-il donc bien s’y prendre pour leur faire croire qu’il était circoncis ? C’était
moi le médecin, je n’avais qu’à trouver quelque chose. Il ne voulait surtout pas être
renvoyé en Allemagne. Dieu merci, on n’en est pas arrivés là. Ils procédaient selon
première étape — 1940
camp d’internement de Saint-Cyprien et Bordeaux
30
31
des listes précises. Quel soulagement pour ce cher Hans ! Je n’aurais de toute façon
rien pu faire pour lui ! »
Lorsque, au bout de quelques jours, ils furent reconduits à la gare, les wagons
étaient plus bondés encore : le nouveau train était plus court, mais le nombre des
internés, lui, n’avait pas varié. Et pendant qu’ils montaient, le soleil brûlait au-dessus
de leur tête comme si on était déjà en août.
Dès que les portes furent fermées et plombées, il y eut de vrais drames : les derniers avaient été poussés à l’intérieur dans la pénombre et étaient tombés sur ceux
qui étaient assis par terre. Ce fut une mêlée de bras, de jambes et de corps qui
occasionna de nouvelles chutes. Il était impossible de se tenir debout, on étouffait, criait dans le noir, s’écrasait, chacun se défendait comme il pouvait, la panique
s’empara de tout le monde et on se mit à lutter sauvagement pour gagner un peu de
place, un peu d’air. Quelqu’un brandit même un couteau pour défendre sa place, hurlant comme un forcené. D’autres se jetèrent les uns sur les autres. Puis quelqu’un
réussit à rétablir le calme. Nous nous comptâmes, et il apparut que nous étions
cinquante-six individus dans une voiture prévue pour quarante-huit. Il fut décidé
que huit d’entre nous, les plus âgés et les plus faibles, pourraient rester assis tout
le long du trajet, adossés à la paroi. Les autres pourraient s’asseoir à tour de rôle
toutes les deux heures. Dès que le train se mit en marche, notre situation s’améliora
un peu, et surtout on respira mieux.
Mais étant donné la longueur du voyage, la chaleur devint insupportable, l’air
saturé devint irrespirable, sans parler du problème des déjections. Le train s’arrêtait
bien de temps en temps, mais les portes demeuraient fermées. Il leur était impossible
de savoir où ils se trouvaient. Les fentes étroites dans les parois de bois permettaient
tout au plus de deviner les contours d’une gare. D’après le soleil, le train se dirigeait
vers le sud, bien qu’il prît souvent aussi la direction de l’ouest ou de l’est. Vers minuit,
il fit une courte halte à Montauban. Pour la première fois depuis leur départ, on ouvrit les portes et on leur donna du pain et de l’eau. Le lendemain, alors que la chaleur
était à son comble, ils purent reconnaître la silhouette de Carcassonne, et neuf ou
dix heures plus tard ils entrèrent enfin en gare d’Elne, à quelques kilomètres à l’ouest
de Saint-Cyprien.
fig. 5
Liste de transfert SaintCyprien - Gurs, 29 octobre 1940.
Sur la carte routière de la France, je suis le tracé de la ligne de chemin de fer.
D’Anvers à la frontière, en passant par Lille et Arras, il faut compter environ trois
cent quatre-vingts kilomètres pour atteindre Paris. Combien d’heures le train mit-il
pour contourner Paris ? Dans quel sens ? Par l’ouest ? Par l’est ? Quelle ligne de chemin de fer a-t-il suivie vers le sud ? Est-il passé par Orléans ? ou Nevers ? Le premier
arrêt d’une certaine durée eut lieu au Vigan. Paris-Le Vigan, cela fait environ sept
cent vingt kilomètres, estimation approximative, parce que j’ignore comment le train
est parvenu au Vigan, au cœur des Cévennes. La ligne de chemin de fer passe obligatoirement par Alès, mais en venant d’où ? De Nîmes ? ou d’Aubenas ?
En partant du Vigan, le train doit nécessairement repasser par Alès, il n’existe
pas d’autre ligne. Et ensuite ? En direction de l’ouest, vers Montauban, il y a plusieurs
possibilités. Suivre la côte, le long de la Méditerranée, serait le chemin le plus court.
En tous les cas, cela mènerait directement à Perpignan, puis à Elne et Saint-Cyprien.
Cependant, le train s’est arrêté à Montauban, au nord de Toulouse. Pourquoi ce long
détour de presque quatre cents kilomètres ? Et pour finir, le trajet Montauban-Elne,
en passant par Carcassonne, soit environ trois cent cinquante kilomètres.
Je fais le compte. L’un dans l’autre, le train dans lequel se trouvait mon père a
parcouru presque deux mille kilomètres pendant ces journées de mai de l’année 1940.
Combien lui a-t-il fallu de jours pour cela ? Le trafic ferroviaire, dans le même état de
confusion que le pays tout entier, que sa population et son gouvernement, fonctionnait mal. Dans ce chaos généralisé, on semblait ne pas savoir dans quelle direction
expédier ces milliers d’émigrés.
•
fig. 6
Internés espagnols sur la
plage du camp de Saint-Cyprien,
1939.
Elne était le terminus. De là à Saint-Cyprien il n’y avait plus rien, aucune liaison
ferroviaire, ni aucune route non plus. Des roseaux sur une terre marécageuse qu’aucun chemin ne parcourait, un désert de sable, et enfin la Méditerranée.
Trois trains de marchandises en tout, cent cinquante wagons, s’arrêtèrent en
gare d’Elne. La tête du convoi se trouvait bien au-delà de la gare et les derniers wagons se perdaient dans les champs. Un peloton de soldats descendit du train et prit
position sur le quai. Plusieurs camions stationnaient près des voies. Des plaintes, des
gémissements et des cris s’élevèrent des wagons plombés, s’amplifiant progressive-
première étape — 1940
camp d’internement de Saint-Cyprien et Bordeaux
32
33
ment. De la rumeur qui montait ainsi, deux syllabes se détachaient, toujours plus
nettes : « De l’eau ! » Enfin on ouvrit les portes. Des cartons, des paquets, des étuis
et des valises furent jetés sur le quai. Les passagers, épuisés, descendirent les hautes
marches avec peine. La confusion, le bruit étaient indescriptibles. On n’entendait
presque pas de français, mais, en revanche, un mélange d’allemand, de tchèque, de
polonais, de hongrois, de russe. Les soldats donnaient des ordres qui étaient à peine
suivis. Ils hurlaient en vain : « En avant, en avant, en colonne par trois ! » Enfin, les
premiers camions quittèrent la gare, pleins à craquer. Le transport jusqu’au camp
dura des heures, car les camions durent faire d’innombrables allers et retours. Sur le
simple chemin de sable, ils n’avançaient qu’en patinant, et au pas.
Le camp d’internement, déjà reconnaissable de loin à cause des barbelés, donnait directement sur la plage et se composait de blocs séparés (les îlots), d’environ
cent mètres sur soixante-dix chacun, regroupant plusieurs baraquements. Au sud on
distinguait les Pyrénées, à l’ouest les eaux gris-vert de la lagune. Sur trois côtés, les
îlots étaient ceints d’une double rangée de barbelés ; le quatrième côté, à l’est, était
bordé par la Méditerranée, dont les prisonniers ne purent profiter qu’après l’armistice. Des baraquements de fortune avaient été construits à titre provisoire, de simples
planches de bois maintenues entre elles par du papier goudronné, sans poutres ni chevrons. Le sable s’insinuait immédiatement dans les chaussures et les vêtements, mais
se révélait aussi fort utile, parce qu’il n’y avait ni savon ni papier hygiénique.
Toujours est-il que les nouveaux arrivés purent disposer au moins de ce « confort ».
Lorsque, à l’hiver 1938-1939, à la fin de la guerre civile, les Espagnols, des hommes,
des femmes, des enfants, épuisés par les combats et à demi affamés, blessés pour
nombre d’entre eux, avaient déferlé sur la frontière, les autorités françaises les avaient
rassemblés et encerclés de barbelés. Des centaines moururent de froid, de faim, des
suites de leurs blessures, parce qu’il n’y avait ni eau potable ni la moindre installation
sanitaire. On leur jetait du pain depuis les camions directement dans le sable.
Et de même, pour les deux à trois mille nouveaux venus de Belgique, la vie dans
le camp était à peine mieux organisée. Dans les premiers temps, ils durent dormir à
même le sable ; heureux ceux qui possédaient des draps. Pour tout oreiller ils avaient
le sable, tassé avec les mains. Les hommes durent d’abord s’habituer à dormir dans
un espace réduit avec leurs compagnons de captivité. Ils ne cessaient de se réveiller
mutuellement par leurs ronflements, leurs toux, leurs murmures, leurs gémissements
et les cris de leurs cauchemars. Les nuits étaient courtes. Dès que le soleil brillait, les
planches de bois et le papier goudronné chauffaient tellement que les baraques se
transformaient en fours. Au bout d’environ une semaine, on apporta des bottes de
paille, qui, certes, améliorèrent le couchage, mais introduisirent une nouvelle plaie
dans le camp : les poux. Les démangeaisons prenaient dans le cou, aux aisselles, et
dans la région de l’aine. En quelques heures, la démangeaison s’intensifiait pour bientôt devenir insupportable. Penchés sur leurs vêtements, les hommes passaient leur
temps à chercher les poux et, plus important encore, les lentes. Mais ce désagrément,
corrélatif de l’apparition des poux, n’était rien comparé au danger que représentait la
propagation des microbes qu’ils véhiculaient.
Les toilettes consistaient en de petites estrades construites sur des barils de pétrole, auxquelles on accédait par une échelle. Seuls ceux qui n’étaient pas sujets au
vertige et dont l’odorat était peu délicat osaient grimper aussi haut. Cela expliquait
le grand nombre de ceux qui restaient sur la terre ferme, et les essaims de mouches
qui bientôt vinrent s’ajouter au fléau que représentaient les poux.
La ration de pain que l’on distribua aux internés les premiers jours était piquée
de moisissure. Certains en réservèrent la moitié pour le lendemain – Dieu seul savait
quand on leur redonnerait du pain –, pour ensuite devoir constater que les précieuses
provisions avaient été mangées par les rats. Même plus tard, l’approvisionnement ne
s’améliora guère. L’administration française du camp faisait venir, de Perpignan tout
proche, des fruits et légumes abîmés, ramassés à la pelle après leur mise au rebut à la
fin du marché. Le jour de leur arrivée, les internés tentèrent d’étancher leur soif aux
robinets jalonnant les nombreuses conduites d’eau qui passaient dans le sable entre
les baraquements. Le lendemain, ils s’aperçurent qu’ils avaient bu de l’eau non potable. Beaucoup attrapèrent le typhus. Les puces et punaises aggravèrent le risque de
contamination. Des centaines d’entre eux en moururent. La dysenterie et la malaria
sévirent, conséquences des mauvaises conditions d’hygiène et du manque de nourriture. Malgré la chaleur, les internés se bandaient chaudement le ventre pour apaiser les douleurs. À part un peu d’aspirine, il n’y avait pas de médicaments. L’aide la
plus efficace vint des internés eux-mêmes, comme beaucoup d’autres choses dans ces
camps dominés par le chaos. Un pharmacien allemand réussit à fabriquer du charbon
animal avec les déchets osseux provenant de la cuisine du camp :
première étape — 1940
camp d’internement de Saint-Cyprien et Bordeaux
36
37
Je trouvais dans le camp tout ce dont j’avais besoin. La matière première, les déchets osseux, je pouvais les obtenir à la cuisine du camp. Sinon, j’avais besoin de
boîtes de conserve vides, d’une paire de pinces, d’un clou, d’un poêle et d’un moulin à café. La marche à suivre pour la fabrication était la suivante. On perce deux
trous avec le clou, près du bord supérieur d’une boîte de conserve vide ; on remplit
la boîte de déchets osseux provenant de la cuisine. Puis on fixe le couvercle rond
détaché de la boîte avec un fil de fer fort passé dans les trous – ainsi, les gaz émis
par la « distillation sèche » peuvent ensuite s’échapper et brûler dans le four, mais
les trous sont trop petits pour risquer la combustion du charbon obtenu.
fig. 7 (p. 34)
prendre contact avec elle. Il envoyait des lettres en Angleterre, en Amérique, et à des
parents en Hongrie. Le service de recherche de la Croix-Rouge ne fonctionnait pas
encore correctement dans ces camps de transit établis à la hâte.
Carte SNCF, 1939.
Par certaines de ses connaissances qui venaient de Belgique, il apprit qu’au cours
de ces jours décisifs qui suivirent le 10 mai 1940, les femmes des prisonniers avaient
essayé de rejoindre Ostende et de se sauver en embarquant sur un bateau en partance
pour l’Angleterre. Dans une lettre envoyée à son frère Max en Amérique, il écrit :
Mon cher Max 7,
Avec un autre morceau de fil de fer (en forme de crochet), on descend la boîte ainsi
préparée dans le feu d’un poêle allumé avec du charbon (dans la cuisine du camp).
Au bout d’une heure ou deux, les os sont complètement carbonisés. On peut savoir
que la distillation sèche est terminée lorsque plus aucun gaz ne s’échappe du bord
de la boîte pour ensuite brûler dans le poêle. On sort alors la boîte du poêle avec le
fil de fer, et on la pose sur une tôle pour qu’elle refroidisse. Lorsque le tout est complètement froid, on ouvre la boîte. Le charbon d’os, noir comme de la poix, friable,
est alors moulu en poudre fine avec le moulin à café, et la «médecine» est prête. On
la mettait dans des récipients ou des sacs appropriés, et le service de santé pouvait
alors en disposer. Les internés ne tardèrent pas à créer leur propre administration, parce que l’administration française du camp était irrémédiablement débordée. Ils tentèrent de
mettre de l’ordre dans ce chaos, prenant en charge la distribution de la nourriture et
les soins donnés aux malades. Heinz, dont beaucoup se souvenaient encore de l’activité au sein du « comité juif » d’Anvers, fut élu au Douzième Comité, comme on l’appelait, et s’occupait de l’aide médicale autant que faire se pouvait. « Quand quelque
chose n’allait pas, ils s’en prenaient aussi à moi : «Vous êtes un drôle de docteur !» »
Entre-temps, il avait découvert dans le camp l’oncle Fritz 5 , le frère de sa mère.
Celui-ci avait, au cours d’une odyssée semblable à la sienne, été expédié de Bruxelles
à travers toute la France, et sa situation n’était en rien plus enviable, excepté que sa
femme Blanka l’avait suivi, avait loué une chambre à Perpignan et lui rendait visite
au camp aussi souvent que possible, apportant vêtements et nourriture. Heinz, par
contre, était sans nouvelle aucune de sa femme, Suzy 6 . Désespérément, il tentait de
— 5
Fritz Lewinsohn, frère
d’Ella Lewinsohn-Pollak. Blanka
Lewinsohn est sa femme.
fig. 8 – 9
Fritz et Blanka
Lewinsohn, Bruxelles, 1939.
— 7
— 6
En 1938, Heinz avait épousé
Susanne Breiner (Suzy), qui disparut lors de l’invasion de la Belgique
par l’armée allemande.
Max Pollak est le frère cadet
de Heinz. À la date de la lettre, Max
a réussi à émigrer aux États-Unis.
La lettre que je t’ai écrite est partie hier, et aujourd’hui Muschi [Blanka] arrive avec
l’argent que tu as envoyé – cependant, sans la lettre dont tu fais mention (peut-être
se trouve-t-elle aux Bermudes). En ce qui concerne l’argent, je dois te dire ceci : on
a perçu 645 francs, Muschi m’a glissé dans la main «généreusement» 300 francs,
l’American Express aurait retenu 20 francs, elle a décompté 25 francs pour les frais
de port aérien qu’elle avait avancés, et elle a honnêtement partagé le reste, n’est-ce
pas ? Sans lettre de toi, il n’y avait rien à objecter, parce qu’il était impossible de deviner à qui tu destinais l’argent. Pour ta gouverne, je voudrais ajouter ceci : Muschi
et Fritz sont eux aussi dans le besoin, aucune opportunité de gagner de l’argent ne
se présentera dans un proche avenir, non plus que celle de récupérer l’argent ou les
bijoux qui sont restés en Belgique – si donc il t’est possible, sans que cela te cause
une quelconque gêne, de leur envoyer de l’argent à eux aussi, alors fais-le ! Toujours
est-il que leur situation se différencie présentement de la mienne pour les raisons
suivantes. Muschi a retiré de la vente de son face-à-main environ 1 000 francs, dont
il reste encore à peu près la moitié. Avec la différence, elle a acheté pour elle et Fritz
des vêtements, des chaussures, du linge, etc., et nous apporte une ou deux fois
par semaine des provisions, et aussi elle paie son loyer et subvient à ses propres
besoins à Perpignan. Bien sûr, elle touche en plus l’allocation mensuelle : pour elle
et Fritz, environ 100 francs par semaine !… Au fait, pourrais-tu au moins m’envoyer
quelques livres médicaux (anglais) ? Par exemple un almanach médical, diagnostique et pharmacologique, comme on en trouve à Vienne en livre de poche pour quelques schillings. Ce serait vraiment une aubaine si tu pouvais faire cela.
Ou bien une revue, par exemple le Reader’s Digest américain. Quant à ma femme,
absolument aucun indice, malheureusement, au sujet de l’endroit où elle peut se
première étape — 1940
camp d’internement de Saint-Cyprien et Bordeaux
38
39
L’un d’eux nous assura : «Nous vous connaissons tous – y compris ceux qui se sont
cachés. Nous les attraperons le moment venu, comme vous tous, du reste.» Les
véritables membres de la cinquième colonne partirent avec eux, et nous, les véritables amis de la France, restâmes internés dans le camp. trouver. J’en suis très malheureux. S’il n’y avait pas ici cette épidémie de typhus et
de malaria et suffisamment de travail pour que dans la journée au moins on n’ait pas
le temps de penser, ce serait encore pire. Ne m’en veux pas de t’avoir rapporté les
choses avec une telle profusion de détails pour ce qui est de l’argent et de Muschi
– je ne suis pas mesquin, je pense que tu le sais –, mais tu connais Muschi ! Sois
chaudement remercié pour ton envoi et écris s’il te plaît à nouveau bientôt, et souvent et avec force détails – tout ce que j’ai eu de toi depuis le 10 mai, ce sont deux
télégrammes.
Cependant, Heinz et son ami Hans Mayer étaient fort désireux de quitter le
camp au plus vite pour retourner en Belgique, même s’ils couraient là-bas le risque
de tomber entre les mains des Allemands. Ils étaient tenaillés par l’inquiétude quant
au sort de leur femme, et tout changement leur paraissait préférable à l’inaction dans
ce camp de désolation. Lorsque la commission allemande demanda aux internés
lesquels, parmi eux, voulaient retourner en Belgique, ils se firent inscrire. Fin août
1940, ils se trouvaient de nouveau dans un train qui les conduisait vers une destination inconnue.
Je t’embrasse de tout cœur.
Heinz
Mes sincères amitiés à ta femme ! Après la capitulation de la France le 22 juin 1940, les Allemands devinrent actifs. Ils envoyèrent des commissions sur les lieux où des Allemands étaient détenus,
munies de listes précises sur lesquelles figuraient le nom de leurs propres hommes,
avant tout des espions de la « cinquième colonne », mais aussi des exilés politiques.
Dans un rapport de la commission présidée par le conseiller de légation Ernst Kundt 8 ,
relatif aux camps de la France non occupée et établi après une visite effectuée au
« Camp de St Cyprien près d’Elne, 15 km au sud-ouest de Perpignan (Pyr.-Orient.) les 12
et 13.08 », il est indiqué en termes laconiques : « Nombre total des internés : 2 595
Allemands du Reich, dont 296 Aryens. »
La commission arriva à l’heure et comme prévu dans une voiture d’état-major, accompagnée de plusieurs véhicules apparemment civils. Elle était composée d’environ huit hommes. Ils firent défiler devant eux, en l’espace de trois heures, à peu près
mille cinq cents personnes. Aucun de nous ne fut oublié. En une longue file, nous
passions devant les officiers qui, assis à une table, vérifiaient notre identité. Ils
nous examinaient avec arrogance et dédain et comparaient nos déclarations avec
les listes de personnes recherchées. Parmi les visiteurs se trouvaient surtout deux
généraux et leurs ordonnances, tous vêtus de magnifiques uniformes. Évidemment,
les mieux informés d’entre nous ne regardaient pas tant les généraux avec toutes
leurs décorations que les deux individus qui se tenaient derrière eux.
Leur mise et surtout leur mine les trahissaient, révélant des envoyés de la Gestapo.
— 8
Mission Kundt :
la commission d’armistice allemande de Wiesbaden
(Waffenstillstandskommission,
WAKO) est chargée de l’application
de l’armistice du 22 juin 1940 avec
la France. Elle décide d’envoyer
dans le courant du mois de juillet
une commission d’enquête dans
les camps d’internement du sud de
la France, pour vérifier la situation
matérielle des internés, faire libérer
ceux qui souhaitaient rentrer en
Allemagne, et contrôler l’application de l’article 19 de la convention
d’armistice, c’est-à-dire dresser la
liste de ceux dont le Reich désirait
qu’ils lui soient livrés par le gouvernement de Vichy.
fig. 10
Billet signé par Heinz Pollak
lors du passage de la WAKO.
Nous nous sommes dit : «Où que nous parvenions, ce ne pourra pas être pire qu’ici.»
Nous ne pouvions pas survivre à l’hiver, au bord de la mer, avec les vêtements dans
lesquels nous avions été arrêtés, sans valise, rien. Ils ont pris tous ceux qui le
voulaient, ainsi que quelques-uns qui ne le voulaient pas, et ont mis tout ce beau
monde dans un train. Mais personne n’est arrivé en Belgique. Dans le camp d’internement sur la plage de Saint-Cyprien, le nombre des internés avait entre-temps atteint les quatre mille. À un moment donné, en septembre,
le camp fut presque totalement détruit par une terrible inondation. Un important
glissement de terrain dans les Pyrénées avait obstrué le lit d’une rivière et causé une
retenue d’eau qui se transforma en un fleuve impétueux, lequel déferla sur toute la
plaine entre Perpignan et la côte. En outre, il y eut une marée d’une amplitude exceptionnelle, ce qui renforça l’effet dévastateur des eaux. Le camp fut réparé avec des
moyens de fortune pour tenir quelques jours, le temps nécessaire pour trouver aux
internés une place dans d’autres camps. Fin octobre, il fut définitivement désaffecté.
•
C’est le soir et je me promène le long de la plage. Des lambeaux de sacs en plastique, des gobelets vides, écrasés, des pailles, des papiers d’emballage de glaces froissés, des morceaux de pain, des trognons de pommes, des râpes de raisin, une sandale
en plastique esseulée, les restes d’un chapeau de paille sont disséminés sur le sable
première étape — 1940
camp d’internement de Saint-Cyprien et Bordeaux
40
41
retourné, foulé par des millions de pas. La plage est presque déserte. Deux femmes,
vêtues des pieds à la tête, sont assises et surveillent de jeunes enfants qui courent vers
la mer avec leurs petits seaux, prennent de l’eau, la déversent sur le château de sable,
bâtissent, courent encore vers la mer avec leurs seaux, les remplissent et ainsi de suite,
inlassablement.
D’après la description du maire de Saint-Cyprien-Plage, le camp d’internement
devait se trouver à peu près ici. Je m’assieds sur le sable, laisse les vagues me lécher les
pieds, et regarde la mer. J’essaie de m’imaginer le camp : les baraquements, les barbelés, la vermine. Les hommes dans leurs vêtements usagés, barbus, négligés, pâles,
désespérés, amaigris, malades. Où ont-ils enterré les morts ? Y a-t-il un cimetière ? Je
n’ai nulle part vu de plaque commémorative, le camp a sombré dans l’oubli.
Sur la place principale – des cafés, côte à côte, remplis de gens bronzés et ivres
de soleil, qui ont passé la journée sur la plage et maintenant se font servir des rafraîchissements et de délicieux repas, tous les commerces sont encore ouverts, faisant
étalage de leurs marchandises – je cherche également en vain une plaque commémorative. Où pourrait-elle bien avoir été posée ? Je ne peux pas comprendre qu’il n’y ait
plus rien pour évoquer le souvenir du camp d’internement.
•
Le train dans lequel se trouvait Heinz n’allait pas en Belgique, mais se dirigeait
vers l’ouest, et il s’arrêta finalement à Bordeaux.
On conduisit les hommes dans une caserne, qui avait manifestement été abandonnée en toute hâte. Par bonheur, les magasins étaient bien fournis en uniformes et
couvertures, ainsi que Heinz ne tarda pas à le découvrir.
La guerre battait son plein, l’Allemagne avait commencé à attaquer l’Angleterre,
des avions militaires survolaient Bordeaux. Il y eut des rumeurs selon lesquelles les
Anglais ripostaient victorieusement et que la guerre serait bientôt finie. Mais Heinz
était plus au fait que cela :
Rien que des balivernes, je n’y ai jamais cru. Au contraire, j’ai su qu’une longue
période d’internement en camp m’attendait. Nous ne resterions pas dans cette
caserne. Où que nous allassions, armé comme je l’étais, avec mes vêtements d’été
et mes chaussures en lambeaux, je n’y survivrais pas. Alors je me suis équipé pour
l’hiver avec des pièces d’uniformes. Un camarade, qui avait fait la guerre d’Espagne,
m’a appris comment fabriquer des chaussettes russes avec du drap d’uniforme
pour remplacer les chaussures. •
Je me promène dans Bordeaux, à la recherche de la caserne dans laquelle mon
père fit halte à l’automne 1940, sur le chemin d’un camp d’internement à un autre.
De larges boulevards, richement aménagés, bordés de hauts immeubles bourgeois aux couleurs claires ; des jardins publics bien entretenus, avec de vieux arbres
dont les branches proéminentes dispensent une ombre généreuse ; des pelouses
vertes ; des massifs de fleurs éclatants de couleurs ; les Bordelaises en promenade,
sur d’étroits canaux, à bord d’embarcations de bois démodées. Avant que le trafic
bruyant et puant de cette grande ville ne me rende folle, je gare la voiture dans un
parking souterrain.
Au centre, une zone piétonne. Des boutiques de luxe, regorgeant de ravissants
vêtements et de chaussures à la mode, des restaurants élégants et des terrasses de
cafés, un établissement de restauration rapide McDonald’s au beau milieu de ce faste
urbain.
De nombreux magasins d’antiquités, les meubles ouvragés, l’argenterie étincelante, les bibelots fragiles, si précieux que le prix n’en est pas mentionné. Dans une
gigantesque librairie aux multiples entrées, on s’occupe de moi sans aucune aménité.
J’achète malgré tout des livres sur le mouvement local de la Résistance pendant la
seconde guerre mondiale.
Un policier surveille un bâtiment officiel. Pour lier conversation, je m’enquiers
de la situation d’une rue. Comme il me répond avec amabilité, je continue à le questionner. Saurait-il où pouvait se situer une ancienne caserne dans laquelle des réfugiés ont été hébergés en octobre 1940 ? Il est serviable, il réfléchit, va chercher sa
femme, qui est de service dans la loge du gardien. Ce pourrait être la caserne Palmer,
au sommet de la colline des hauts de Cenon, derrière la gare. Ils ne sauraient me dire
s’il existe encore des bâtiments anciens ; actuellement, une base d’aviation militaire
y serait installée.
première étape — 1940
camp d’internement de Saint-Cyprien et Bordeaux
42
43
Je ne tarde pas à découvrir la caserne Palmer. Elle se situe, contre toute attente,
dans un quartier agréable, est entourée de villas et de jardins. C’est par hasard que
je découvre l’entrée de la base d’aviation. À travers la clôture métallique, je distingue
des baraquements en pierre, bas et modernes, et des antennes de radar. Partout, des
doubles ou triples rangées de barbelés.
Je sonne. Un moment après, l’une des deux portes d’acier s’ouvre brièvement,
pour se refermer tout de suite. Plusieurs secondes passent, la porte s’ouvre de nouveau lentement, je la pousse – et me retrouve à l’intérieur. « À l’intérieur », cela signifie
un petit couloir dans lequel je peux tout juste faire deux pas en avant et en arrière.
Derrière moi, la double porte d’acier s’est refermée immédiatement ; face à moi s’en
trouve une autre, bien verrouillée. Durant la demi-heure que dureront mes investigations, je ne vais pas quitter ce couloir protégé par l’acier. À gauche, au travers de barreaux étroitement serrés, je peux jeter un coup d’œil sur le terrain de la caserne. Des
militaires, dans un seyant uniforme bleu marine, se déplacent avec plus ou moins de
hâte sur les pelouses bien entretenues et les chemins de gravier clair. De petits véhicules électriques filent à toute allure sur d’étroites bandes d’asphalte. Il s’en dégage
une impression de sérénité, presque comme dans un village de vacances.
À ma droite, la jeune sentinelle, assise dans son poste de garde aux murs d’acier,
me regarde d’un air interrogateur à travers la vitre probablement blindée.
Je raconte mon histoire : mes parents réfugiés pendant la guerre, je recherche
leurs lieux de séjour. J’aimerais qu’il me dise si, pendant la guerre, il existait aussi
une caserne ici. Il secoue la tête, il n’en sait rien, mais il va informer son officier de
semaine. Il téléphone, j’attends dans ma cage. Bientôt, deux militaires à bicyclette
s’approchent du poste de garde – un homme entre deux âges et une jeune femme. Ils
descendent de vélo, doivent se soumettre à la même procédure d’ouverture et de fermeture de la porte d’acier ; cette fois, il s’agit de la porte intérieure, qui jusque-là n’a
pas bougé. Maintenant, ils se tiennent tous deux avec moi dans l’étroit couloir entre
les deux portes d’acier et tentent de répondre à mes questions. Ils se concertent, la
jeune femme, l’adjudante de semaine, avec vivacité, et l’homme, originaire du sud
de la France, avec bonhomie. Non, il ne leur est vraiment pas possible d’imaginer
qu’une caserne ait existé ici avant, toutes les constructions sont récentes, je le vois
bien. S’agissait-il d’une base de l’armée de terre ou de la marine ? s’enquièrent-ils,
mais pour faire aussitôt des gestes de dénégation avec un sourire de commisération :
comment, en effet, pourrais-je bien savoir cela ?
Le petit soldat, dans son poste de garde blindé, fait apparaître comme par
enchantement un plan de Bordeaux. L’adjudante de semaine marque à différents
endroits, sur les indications de son officier de semaine, l’emplacement d’anciennes
casernes : à la gare principale de Saint-Jean, aux abords de la Garonne, à la Maison
du vin. De charmants gribouillis ici et là, parce qu’elle fait des cercles plutôt que des
croix. Un de leurs supérieurs, un général ou un maréchal, ne pourrait-il me renseigner sur cette caserne ? Le lieutenant secoue la tête, il n’y a pas de maréchal chez eux,
et l’adjudante de semaine de me dire, sceptique, que je peux naturellement écrire au
ministère de la Défense, mais qu’avant la dixième lettre je n’obtiendrai probablement pas de réponse, et que pour ce qui serait de sa valeur… Elle laisse sa phrase en
suspens.
Dès que je prends congé, le même impressionnant mécanisme d’ouverture et
de fermeture que pour pénétrer dans la base se met en branle. Ouverture de la première porte blindée, fermeture, ouverture de la seconde porte blindée, je fais un pas
au-dehors, la porte claque derrière moi en reprenant sa place dans son chambranle
métallique.
En réponse aux courriers que j’ai adressés au ministère des Armées et au ministère des Anciens Combattants et Victimes de guerre, ce dernier m’informe que ma
demande aurait été transmise à leur service d’archives à Caen. Deux jours plus tard,
je reçois aussi la réponse du ministère de la Défense :
Madame,
Vous m’avez demandé des renseignements concernant l’internement de votre père
dans une caserne de Bordeaux en juillet-août 1940. Il me faut malheureusement
vous informer de ce que le département historique du ministère de la Défense ne
dispose d’aucune archive relative aux camps d’internement, ces derniers ayant en
effet été administrés par le ministère de l’Intérieur. Les archives de ce ministère
sont consultables aux Archives nationales.
Veuillez agréer…
première étape — 1940
camp d’internement de Saint-Cyprien et Bordeaux
44
45
Deux mois et demi plus tard, je reçois trois autres réponses négatives de divers
services d’archives du ministère des Anciens Combattants et Victimes de guerre –
mes indications seraient trop imprécises, il n’existerait pratiquement plus de documentation –, jusqu’à ce qu’enfin atterrisse sur mon bureau une lettre en provenance
de la préfecture des Pyrénées-Atlantiques, à Pau, contenant six copies d’attestations
qui concernent mon père et qui émanent des camps d’internement de Saint-Cyprien
et de Gurs. Cependant, aucune information sur la caserne de Bordeaux 9 .
•
Un certain jour d’octobre, les réfugiés durent se rassembler tôt le matin. Chacun
put emporter ce qu’il avait sur lui.
Heinz était maintenant mieux équipé pour résister à la saison d’hiver. Il avait
confectionné, avec des couvertures, plusieurs couches de vêtements chauds, avait déchiré de longues bandes dans des pièces d’uniformes pour se constituer une réserve
de chaussettes russes.
On les emmena en camion à la gare la plus proche, les rares passants dans la rue
s’arrêtaient pour regarder le convoi. Les internés ignoraient toujours où on allait les
conduire. Ils avaient abandonné tout espoir d’atteindre la Belgique. Lorsque, le soir
venu, harassés, ils descendirent des wagons à Oloron-Sainte-Marie, ils virent de la
neige sur les cimes des Pyrénées.
Vers le 20 octobre 1940, Heinz et 3 869 autres hommes entrèrent au camp d’internement de Gurs, le plus grand et le pire de tous.
— 9
Note de l’auteur : alors que
je révise mon texte pour la dernière
fois – nous sommes aujourd’hui
en 2009 –, les archives que j’ai
pu explorer ces dernières années
ont infirmé les souvenirs de mon
père. Il semble que ce soit le convoi
l’amenant d’Anvers en mai 1940 qui
se soit arrêté à Bordeaux avant de
reprendre l’itinéraire vers Toulouse,
puis vers Saint-Cyprien.
fig. 11
Dessin de Karl Schleswig
réalisé à Saint-Cyprien, 1940.