dans la lutte, corps et âme
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dans la lutte, corps et âme
PORTFOLIO dans la lutte, corps et âme Passionné par les combats traditionnels dans le monde, Pierre-Benoît Roux s’est rendu en Inde se frotter à la lutte kushti. Il raconte cette épopée à la Tintin, où l’on apprend beaucoup sur soi-même… Texte et photographies Pierre-Benoît Roux ’Inde en pleine mousson est magnétique. Fin juillet, les touristes ont déserté le pays et entre deux violentes trombes d’eau, l’air comme lavé devient respirable. C’est une période propice au combat. Arrivé à Kolhapur à la nuit tombée, à 600 km au sud de Mumbai, pas si loin de la festive Goa. Je suis encore plein de la fatigue du voyage en avion ; la halte dans un hôtel miteux de Mumbai n’a duré que quelques heures. C’est qu’il y a dans cette précipitation la volonté de ne pas oublier l’objectif unique de ma venue : intégrer le plus célèbre temple de lutte kushti d’Inde – l’akhara du Moti Bagh Talim. Si akhara signifie temple ou monastère, Moti Bagh rappelle les origines princières du lieu : c’est le nom d’un palais du XIXe siècle mis gracieusement à disposition par le maharaja local, afin d’accueillir les meilleurs lutteurs du pays. Quant à moi, après avoir pratiqué le judo pendant de très nombreuses années, puis la lutte en Mongolie, je me suis passionné pour les formes de combats traditionnels dans le monde. L PLUS DE 10 000 SPECTATEURS PAR TOURNOI Vieille d’un millier d’années, le kushti est une lutte indienne d’origine perse. Elle se pratique en pagne, dans une arène de terre battue et d’argile. Avant le combat, chaque lutteur recouvre le corps de son adversaire de cette terre rouge. Pour gagner, la règle est simple : il faut 96 Les douches de l’akhara Moti Bagh, à Kolhapur. 97 Ci-dessus, pièce dans laquelle les lutteurs se changent, cuisinent et prient. À droite, après les échauffements à 5 h 30 du matin, place à l’entraînement. plaquer les deux épaules de l’adversaire au sol. Interdiction d’étrangler ou de donner des coups. La puissance et la beauté qui se dégagent de ces combats attirent plus de 10 000 spectateurs lors des tournois – qui ont lieu à l’extérieur des temples, dans de nombreux villages, et qui sont à chaque fois l’occasion de grandes fêtes populaires. Il y a quelque chose de résolument absurde pour un Occidental de 60 kg qui ne parle pas un mot de marathi de faire 5 000 kilomètres pour défier des colosses en slip couverts d’argile. Mais aussi étrange que cela puisse paraître, c’est dans ces moments où mes repères culturels sont brouillés, où je suis perdu dans un lieu inconnu et hostile au cœur d’un combat intense, où le corps épuisé est au bord de la rupture, où tout invite à arrêter et à fuir, c’est dans ces moments limites que j’ai l’impression d’être le plus sincère avec moi-même, de toucher au plus près à la connaissance intime de mon être. L’ABOLITION DES DIFFÉRENCES DE CLASSE Il y a dans le combat au corps à corps la possibilité d’une rencontre au-delà de la langue et de la culture. Le combat abolit les différences de classes, de religions ou d’éducation ; l’attitude du combattant, ses stratégies, sa réaction face aux adversités, son courage sont autant d’informations, aussi immédiates qu’intimes. L’akhara, où vivent les lutteurs, devient alors un lieu de connaissance. Et je ne savais pas encore jusqu’à quel point, car on entre en kushti comme on entre en religion : c’est un mode de vie, une voie spirituelle. Lorsque j’ai préparé ce voyage, je n’ai trouvé aucune mention de la capitale du kushti, Kolhapur, si ce n’est dans un énorme guide qui en résumait l’intérêt en quelques mots : « Ville paisible et simple. Si l’odeur de l’urine et de la sueur froide ne vous rebute pas, allez vous recueillir devant les lutteurs du Moti Bagh Talim et n’oubliez pas de laisser une pièce à la sortie. » Arrivé à la porte de l’akhara, je trouve une grille fermée et très vite, une horde de jeunes plus musclés les uns que les autres m’entourent. J’explique dans un anglais simplifié, lui-même déformé par un 98 99 fort accent français, que je suis venu apprendre le kushti pendant deux semaines. Étonnés, ils me répondent que pour réellement progresser, il faut rester au minimum un an ; j’apprendrai plus tard que les lutteurs y restent en moyenne dix ans, à raison de deux entraînements quotidiens, six jours sur sept. Un des jeunes m’invite par une porte dérobée à pénétrer dans une cave, sous le monastère ; le piteux état de l’escalier est propice aux peurs les plus sombres. Je découvre des réchauds par terre, disposés entre de gros coffres en bois cadenassés. Le confort du pensionnat est sommaire. Surplombant la salle, accrochée aux murs décrépis, trône l’icône du dieu singe Hanuman. Le jeune m’invite à me recueillir sous l’image du saint patron des guerriers. Je réaliserai vite la place essentielle qu’occupe la divinité. Au cœur de l’arène, dans la fosse, la statue du dieu singe est l’objet de libation et de prière quotidiennes. Pratiquer la lutte kushti, c’est littéralement toucher au divin. Un des jeunes finit par me dire de revenir le lendemain à 5 heures pour l’entraînement. La suite ressemble presque à un prologue de Karaté Kid. Une nuit sans sommeil et j’arrive au petit matin déterminé, sous la pluie battante de la mousson. Je trouve le temple encore endormi, et tous les lutteurs à même le sol autour de la fosse remplie de terre. Quand j’ose en réveiller un, on me fait sèchement comprendre que je n’ai rien à faire ici. Je reviens à 5 h 30, on me dit que j’ai manqué le footing. Je reviens à 6 heures, nouvel échec. Enième tentative à 6 h 30, et là, un enfant d’environ 7 ans m’emmène finalement à l’étage. Ci-dessus, à la fin de chaque tournoi, le sable est retourné et l’autel de l’arène est béni. À gauche, en haut, la salutation au soleil, à 16 heures, qui marque le début du deuxième entraînement de la journée. En bas, toilettes et douches à l’eau froide pour 150 lutteurs. FIGHT. NO TECHNIQUE Un entraîneur, seul, fait quelques échauffements sur un tapis de lutte déchiré. Presque amusé, il me désigne un gamin de 14 ans qui finit sa montée de corde et se dirige vers moi. « Fight. No technique. » S’ensuit une humiliation que l’on qualifiera de rituelle… Pendant près de cinq longues minutes, j’expérimente à mes dépends de nombreuses techniques de projection qui à chaque fois m’enfoncent lourdement les épaules au sol. Puis le coach a cette 100 101 À droite, déjeuner dans l’unique pièce de vie. Ci-dessous, les plus jeunes lutteurs intègrent l’akhara dès l’âge de 6 ans. phrase salvatrice « Stop, fight finish, come for training 4 o’clock afternoon » (On arrête, le combat est terminé, reviens pour l’entraînement à 4 heures, cette après-midi). À l’heure dite, autour de la fosse, plus de 150 lutteurs alignés se préparent pour un échauffement à l’indienne. Sous les regards amusés des entraîneurs, un jeune me tend un pagne. Je n’en ai jamais porté, et devant ma maladresse, il me montre hilare comment le nouer tout en se déshabillant, et sans se retrouver complètement nu. Le résultat ne semble pas tout a fait convaincant mais préserve l’essentiel. Pendant plus d’une heure, nous allons enchaîner des sole namaskar – des salutations au soleil. Très vite, le sol maculé d’argile se mélange à la sueur des corps. À côté de moi, un homme énorme, au bord de l’asphyxie, déjà couvert de boue, pousse un cri qui rappelle celui du dieu Singe, repris en cœur par l’assemblée… Tout au long des deux semaines, et bien que souvent au bord de la rupture physique, je me suis peu à peu intégré au groupe. Faute de pouvoir dominer les combats, je savourais chaque jour le plaisir de battre les lutteurs lors du footing matinal. Les lutteurs, partagés entre indifférence et amusement, mais toujours bienveillants, m’ont aussi montré certains codes à respecter. Saluer ses entraîneurs en leur touchant les genoux, réciter les prières matinales, manger correctement avec les doigts. Obnubilés par leur régime alimentaire délirant, ils n’ont eu de cesse de m’inciter à manger chaque jour : 10 bananes, 3 litres de lait mixé avec des amandes, 500 grammes de viande, une tasse de ghee (beurre clarifié), et des chapatis, beaucoup de chapatis (pain traditionnel indien). Aujourd’hui encore, je ne peux plus manger de banane. Le jour du départ, un des coachs m’a donné quelques ultimes conseils : ne pas boire d’alcool, me tenir éloigné des femmes – elles absorbent votre force – et manger plus de beurre. Goguenard, il a ajouté que les coups de bâtons qu’il m’avait donné à l’entraînement devaient m’encourager pour poursuivre le travail. J’ai simplement répondu que je reviendrai. Mais quand ? La voie du guerrier est longue et laborieuse. 102 103