LA MARCHE DES SOURDS DE PARIS À MILAN: 1000 KMS POUR

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LA MARCHE DES SOURDS DE PARIS À MILAN: 1000 KMS POUR
LA MARCHE DES SOURDS DE PARIS À MILAN: 1000 KMS POUR SE FAIRE ENTENDRE La parole, le propre de l’homme La communication est une caractéristique incontournable de la vie humaine. Comme tout un chacun, j’étais convaincu que la surdité est le drame des drames et que la vie d’une personne affligée de ce handicap est une misère. Le manque d’audition condamne en effet à un silence sans fond et sans fin. A cet égard, je ne pouvais que saluer le fait que la médecine mette en œuvre tous les moyens de la biotechnologie et de la génétique pour solutionner ce problème vital et pour permettre ainsi à ces handicapés de mener une vie normale. Pourtant, les Sourds ne l’entendent pas de cette oreille, si tant est qu’on puisse employer cette expression s’agissant d’eux. Durant un mois et demi, du 18 mai au 28 juin 2013, ils se sont mobilisés massivement et vigoureusement pour soutenir les 6 marcheurs qui ont fait le trajet à pied de Paris à Milan. Une marche de 1000 kms pour faire entendre leur voix. En fait, leur voix, comme ils disent, c’est la voix de leurs mains qui parlent une langue traçant dans l’air des arabesques complexes en trois dimensions et ponctuée par des mouvements subtils du corps et des expressions du visage. Il faut avoir l’œil exercé pour percevoir cette curieuse grammaire visuelle. Une langue appelée la langue des signes française reconnue officiellement par la loi du 11 février 2005 pour le droit des personnes handicapées. Les Sourds, des gens comme vous et moi A m’entretenir avec ces vaillants marcheurs, je me suis fait d’eux une idée diamétralement opposée à celle répandue de « handicapés de l’oreille ». Ce sont des personnes que j’ai rencontrées, des gens bien sympathiques, bien vivants loin de l’image misérabiliste de pauvres tares de l’humanité vouées à la misère existentielle. Ils s’appellent Jacques, Langue, Philou, Ode, Jeanine, Philippe, Josiane et Patrick. Ils sont comme vous, comme moi. Banquière, réalisateur en retraite, art-­‐thérapeute, guide-­‐
conférencière, … ils sont insérés dans le monde avec les mêmes préoccupations que nous : vivre dignement, confortablement, heureux… Ils ont des enfants. Pour les besoins de la vie quotidienne, ils se débrouillent sans assistance : courses, déplacements, banque, docteur, administration, etc. En fait, ils sont bien insérés dans la cité et ont une autonomie assez grande dans la gestion de la quotidienneté. « Nous n’avons pas besoin d’oreilles pour vivre ! », disent-­‐ils, l’œil malicieux. A les entendre, ces marcheurs, j’ai un sentiment curieux de familiarité : ils sont pareils à nous. Ils parlent mais dans une langue différente. Moi qui ne la connais pas, je dois avoir recours à un interprète pour communiquer avec eux. Ils ne sont pas les silencieux que je croyais. Leur langue semble être l’égale de la nôtre pour dire des banalités comme pour traiter des thèmes pointus de l’actualité et de la science. Je suis saisi d’étonnement et d’admiration devant cette capacité de communication. Tout y passe : les jeux de mots, les blagues, la poésie, le discours philosophique et scientifique, … et même la chanson. Tout peut se dire avec les mains, le corps et le visage, de manière fluide, instantanée, aisée… et même, il faut le dire, à voir les visages réjouis de mes vis-­‐à-­‐vis, avec bonheur. Je comprends que pour les Sourds, mot qu’ils écrivent systématiquement avec un S majuscule pour marquer leur appartenance à une minorité culturelle, la langue des mains soit un élément essentiel pour leur existence. « Elle est comme l’air qu’on respire », dit Patrick. Elle permet le savoir et la sociabilité. Une sociabilité qui prend appui sur leur appartenance à la communauté Sourde mais qui ouvre à la vie en société. Leur communauté comprenant, selon la WFD (World Federation of Deaf), 70 millions d’individus dans le monde témoigne d’une histoire et d’une culture riches. La médecine toute-­‐puissante La politique actuelle, disent-­‐ils, méconnaît ce gisement de potentialités que renferment leur langue et leur culture. En choisissant la voie du tout médical, en les écartant de la langue et de la communauté Sourdes, elle condamne les Sourds à une vie réductrice, à l’aliénation mentale, à la souffrance terrible d’être dépossédés de la seule langue qui leur soit accessible. Ils témoignent justement que le français oral malgré un long et éprouvant apprentissage orthophonique leur demeure inaccessible : ils ne peuvent pas parler le français comme vous et moi. Et, en plus, le taux d’illettrisme avoisine les 90% ! Ils indiquent aussi que l’insertion en milieu ordinaire avec les entendants, pendant la scolarité, est une expérience rarement heureuse. C’est l’expérience partagée par les supporters qui, au nombre de 5000, se sont mobilisés activement pour soutenir les marcheurs. C’est un appel pacifique et massif pour attirer l’opinion publique et le gouvernement sur l’injustice de leur sort sans cesse relégué au rang de corps à réparer. Ce, depuis le congrès des experts de l’éducation qui, en 1880 à Milan, recommandait l’usage exclusif de la « méthode orale » pour l’enseignement. Si avec la loi dite de « Fabius » de 1991, une ouverture législative a été amorcée dans la prise en compte de la langue des signes, son accès dans l’éducation pour les enfants Sourds peine à se développer. Seulement, 1% d’entre eux en bénéficient. La raison est que, affirment mes interlocuteurs, « on ne nous regarde que comme des oreilles cassées ». Ce regard sur le déficit auditif, ils le rejettent massivement et vigoureusement. Cela « nous rend malades ! ». Ils veulent être regardés comme des êtres humains. « Laissez-­‐
nous vivre ! », slogan qu’ils brandissent tout le long du parcours… ce n’est pas peu dire ! Leur indignation est ravivée avec la loi sur le dépistage ultra-­‐précoce de la surdité votée l’année dernière car elle oriente les enfants vers des filières de soins. « Mais ce sont des filières qui créent des problèmes bien pires que la surdité, en termes de sociabilité et de santé psychique », s’indigne Patrick Belissen, président d’OSS 2007. La demande du peuple Sourd Le mouvement OSS2007, pour « Opération de Sauvegarde des Sourds », qui lançait déjà en 2008 une grève de la faim, réclame plus concrètement une loi pour changer « les regards » et l’inscription dans la Constitution de la langue des signes comme « langue de France ». Ils revendiquent la création d’un « Observatoire des Affaires Sourdes » composé de scientifiques et de personnes Sourdes capable de faire face au lobby pharmaceutique et médical pour que les Sourds participent réellement aux processus de décision qui les concernent. Et, aussi, ils réclament le pardon de l’Etat pour les peines et les souffrances subies en silence depuis plus d’un siècle du fait de la privation de leur langue et de leur exclusion de la communauté des Sourds, écrivent-­‐ils dans leurs supports médiatiques, site internet, tracts, dossier de presse. Entre la parole des Sourds et le discours médical, que comprendre ? Les mots relayés par le groupe des marcheurs qui disent porter la parole du peuple Sourd sont forts. Discours difficile à comprendre, j’avoue honteusement mon ignorance. J’ai essayé de dire mes impressions et de restituer le plus fidèlement mais avec grande peine leur parole. Ils disent une vision à laquelle nous sommes loin d’adhérer d’emblée, convaincus que nous sommes, nous entendants pour qui entendre avec les oreilles est vital, que la surdité est un problème de santé et que de ce fait, il est logique que la médecine apporte ses réponses. Ces gens que j’ai eu la chance de rencontrer ne refusent pas la modernité. Ils vivent dans le temps et dans le monde. Ils ne rejettent pas la médecine en bloc. Ils veulent une médecine plus humaine. Une médecine qui reconnaisse l’importance, la vitalité de leur langue et de leur culture. Ils n’ont rien de farfelu, de marginal, de sauvage… Ils sont, comme nous, je le répète, à être confrontés à la complexité du monde, à aspirer au bonheur, à trouver du sens à leur vie, etc… Ils profitent du progrès technologique notamment en matière d’information et de communication à distance (la visio-­‐conférence et le sous-­‐titrage à la TV). Autrement dit, malgré une langue qui nous sépare, ils ont beaucoup de points en commun avec nous. Leur voix portée par 5000 paires de mains à travers cette marche pacifique de 1000 kms ne mérite-­‐t-­‐elle pas qu’on lui accorde une oreille, ou plutôt, un œil bienveillant ? Le courage des marcheurs et leur dévouement pour l’intérêt collectif appellent notre respect. Si leur langue leur permet, comme ils le disent, de vivre normalement, dignement, avec conscience et avec bonheur, nous ne pouvons pas continuer à faire la sourde oreille et rester indifférents à leur message. Il y a là de quoi remettre en question nos croyances et je fais confiance au débat public et en la Science pour élucider la question des Sourds. Le 6 septembre 2013, Joachim de BELPHEGOR 

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