Quand c`est l`heure… Ils arrivèrent au milieu de l`après

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Quand c`est l`heure… Ils arrivèrent au milieu de l`après
Quand c’est l’heure…
Ils arrivèrent au milieu de l’après-midi, comme d’habitude. La vieille femme les
attendait, assise dans son fauteuil où elle somnolait dans le tic-tac des horloges accrochées
sur chaque pan de mur… Sur la table, un service à dessert ébréché depuis longtemps et des
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flûtes à champagne prêtes à s’animer du pétillement d’un mousseux de kermesse qui leur
décaperait l’estomac sans pitié !
Le froid était encore vif en cette fin d’hiver et les arrière-petits-enfants de l’aïeule
déboulèrent bruyamment, encapuchonnés dans des anoraks ornés de fourrure, comme des
Inuits sur la banquise.
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- Ah ! Mes enfants, mes enfants. Venez, entrez ! Il fait froid… Comme vous êtes grands !
C’est si beau d’être jeune et plein d’énergie, bredouilla la vieille femme fatiguée.
- Bonjour mémère Jeannette ! Tu vas bien ?
Un bonjour, un câlin, quelques mots et déjà les adolescents étaient partis, qui vers la cuisine
où il avait rapidement ciblé un paquet de bonbons traînant sur la table, qui vers la chambre
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d’amis où de vieux livres poussiéreux attendaient qu’une adolescente curieuse leur offre une
seconde vie.
Les parents des deux jeunes venaient de faire leur entrée dans la petite salle à
manger de Jeannette. Ce lieu n’avait rien d’ordinaire et en même temps, il ressemblait à
toutes les salles à manger de vieille personne. C’était un amalgame de souvenirs du passé,
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de marques de tendresse et de symboles pieux. Une carte postale de Bretagne côtoyait un
calendrier des postes, un méli-mélo de photos de famille s’étalait près d’une vierge en
plastique pleine d’eau bénite tout droit venue de Lourdes, des faire-part de naissance
s’égrenaient en cascade près d’un chapelet épinglé au mur… Et partout des papes sur des
assiettes ou des images découpées ça et là comme le font les fans pour leur idole ! Dans ce
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décor complètement kitsch, Jean-Paul II occupait une place de choix sur une assiette en
faïence clouée telle un Christ en croix au-dessus de la porte d’entrée. Pie X et Benoît XVI
devaient se contenter de figurer au milieu des photos de famille au format carte postale. Le
pape François bénéficiait quant à lui d’un traitement de faveur : images saintes, revue de
presse et mieux que tout, une horloge à son effigie ! Cette dévotion extrême pouvait
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sembler bien peu chrétienne mais elle était si sincère que personne ne pensait à la
reprocher à la vieille femme.
Le père Malolo, tout juste arrivé d’Afrique pour remplacer le père Pafret désormais
trop âgé pour officier, aimait cette atmosphère un peu magique et superstitieuse. Il venait
volontiers passer quelques minutes auprès de cette paroissienne et de ses gris-gris peu
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orthodoxes… La chaleur de l’Afrique couvait dans le cœur de la vieille femme qui l’accueillait
toujours avec gentillesse. Aujourd’hui, Jeannette avait invité le père pour lui présenter son
petit-fils et sa famille. Il les rejoindrait tout à l’heure.
Les horloges commencèrent à sonner la demie de quinze heures. Aucune d’entre
elles n’indiquait la même heure. Ainsi le temps s’étirait, s’allongeait, s’éternisait dans cette
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maison. A quatre heures moins le quart selon l’horloge offerte par ses petits-enfants, il serait
à peine quinze heures vingt-cinq d’après le coucou en bois qui ne surgirait de son repère
qu’un peu plus tard. Quant à la sainte horloge, elle indiquait l’heure en silence, sans fracas ni
bravos, presque consciente du glissement discret des jours qui mène vers la mort et
soucieuse de ne pas le rappeler sans cesse à Jeannette.
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Assis autour de la table, Laurent et sa famille écoutaient Jeannette et essayaient de
démêler ses propos pour suivre sa conversation. A quatre-vingt-neuf ans, elle dormait peu,
priait beaucoup et avait tendance à monologuer :
- J’ai vu Mme Ferret. Tu te souviens de Mme Ferret, Laurent ? Elle a bien du malheur ! Ses
enfants ne viennent plus la voir… Et vous les enfants, ça va à l’école ? Quel bonheur d’avoir
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des enfants qui réussissent. Et toi ma puce, tu as trouvé les livres dans la chambre ? Je les ai
posés là pour toi et…
- Oui, je les ai regardés. J’aimerais bien en remporter un si tu veux bien mémère… C’est un
conte, Les trois Princes de Serendip.
- Oh mais oui ! Prends, prends, ma fille ! C’est pour toi, lui confirma Jeannette.
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- D’ailleurs papa si tu pouvais me prêter ton portable, j’aimerais chercher sur wiki la
définition d’un mot que j’ai lu sur la quatrième de couverture du livre, ajouta la jeune fille.
- Ecoute, c’est mon portable et je ne veux pas que tu joues à des jeux en ligne…
- Ça va ! Je te dis que je veux chercher une définition ! La zénitude tu connais ?
- Allons, ne vous disputez pas… Tu n’as qu’à prendre le mien de portable, Léa. Laisse ton
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père. Alors, quel mot cherches-tu ?
- Au dos du conte, on explique que l’histoire des trois princes a donné naissance à la notion
de « sérendipité ».
- Hein ? Je n’ai pas bien entendu ma fille…
- La SÉRENDIPITÉ ! répéta Léa en parlant plus fort et en détachant chaque syllabe.
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- C’est bien ! Tiens, prends mon portable, coupa Jeannette qui n’avait toujours pas compris
de quoi il retournait.
Souvent, ses petits-enfants l’écoutaient avec patience et la laissaient s’épancher en souriant.
C’était suffisant et c’était ce dont elle avait besoin.
- Tu n’es pas trop fatiguée mémère, lui demanda Laurent. Et ton amie, Sœur Colombe, tu as
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des nouvelles ? Elle n’a pas trop souffert cet hiver ?
- Oh ! Ma Sœur Colombe ! La pauvre… Elle est malade, tu sais. Je lui envoie des lettres et des
colis mais on ne les lui donne pas ! La Mère supérieure est une vraie teigne ! Elle dit que
Sœur Colombe ne mange pas au réfectoire, alors elle refuse de lui donner les gâteaux que je
lui envoie… Qu’est-ce que ça peut lui faire ? Ma petite Colombe… On a le même âge toutes
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les deux. Bientôt il sera temps qu’on parte… Tiens ! Elle m’a écrit une belle lettre. Je vais
vous la montrer…
La lettre était rangée dans un tiroir. Jeannette la sortit doucement, la déplia et la remit à
Laurent qui en commença la lecture à voix haute :
« Ma très chère Jeannette,
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Aujourd’hui je me sens un peu moins faible. Il semble que Dieu ait décidé de
m’accorder un bref répit dans les souffrances de ma maladie. Le soleil est chaud à travers la
vitre. Je me suis assise juste près de la fenêtre de ma cellule pour t’écrire en écoutant les
oiseaux.
Je sais que bientôt je ne verrai plus la nature. Pourtant je ne m’en attriste pas. J’ai fait
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mon temps parmi les hommes. La mesure de ma vie est pleine, à quoi bon la laisser
déborder ?
Je n’ai pas eu d’enfants, mais j’ai été la mère de tous mes frères et sœurs. Je n’ai pas
eu d’amant, mais j’ai aimé Dieu sans jamais être déçue ni trompée. J’ai suivi mon chemin
sans me perdre et j’en aperçois le bout avec confiance. Tes pensées m’accompagnent dans
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ces derniers moments et j’en suis très heureuse... »
La voix de Laurent tremblait d’émotion. Jeannette avait fermé les yeux et souriait tout en
murmurant des prières. La Mort, ni Faucheuse cruelle, ni Squelette effrayant s’était invitée
parmi eux. Acceptée, acceptable, Elle avait apporté avec Elle une sérénité étonnante. Un
coup de sonnette retentit, Jeannette rouvrit les yeux et se leva pour accueillir le père
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Malolo.
-Quand c’est l’heure… se contenta-t-elle de dire.

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