Miguel-Angel Estrella,
Transcription
Miguel-Angel Estrella,
5 10 15 20 25 30 35 40 45 Dans les prisons ou chez les paysans, on joue plusieurs fois de suite le même morceau, ce qui ne se fait pas dans les concerts. Alors il faut chercher l'image qui correspond à la musique, un moment de créativité, de complicité plus fort. À la prison des Baumettes, à Marseille, je jouais une pièce de Jean-Sébastien Bach et un détenu a raconté qu'il s'était senti ailleurs, qu'il avait voyagé avec cette musique et qu'il s'était retrouvé en Suisse, ce qui ne l'intéressait pas du tout ; derrière lui, il avait vu un château qui ne l'intéressait pas non plus, et devant il y avait un lac. Ce lac était important à cause de la couleur de l'eau, qu'il n'avait jamais vue. Un autre m'a dit : « J'étais également ailleurs, j'étais assis au bord d'une rivière où l'eau coulait sereinement. » Et un autre a simplement commenté : « II pleut. » Or je n'avais pas du tout parlé de mes impressions à moi, j'avais simplement joué trois fois le morceau. Après, j'ai sorti la partition où j'avais marqué mes premières impressions en travaillant cette œuvre : « L’eau qui coule sereinement. » Les professeurs des conservatoires n'insistent pas assez sur cet aspect de communication directe de la musique. On se préoccupe surtout de la perfection technique, du travail métronomique, et on oublie l'essentiel, qui est la respiration des sons, l'élan, l'énergie qu'il faut chercher dans son corps pour mieux transmettre chaque émotion. La musique révèle en nous des choses, et cette révélation peut devenir collective. Je pense que nous les musiciens, les artistes, les intellectuels, nous sommes en principe très généreux : nous avons besoin des contacts humains et nous avons besoin de donner. Mais notre entourage nous crée petit à petit, au fur et à mesure que nous avançons dans notre métier, des contraintes féroces surtout d'ordre matériel. Alors il nous est difficile de concilier cette sensibilité et les préoccupations de la carrière. C'est devenu presque une mode que de jouer pour les droits de l'homme. À condition que cela donne lieu à une grande publicité. Ou de jouer pour les réfugiés, mais à condition de le faire devant toutes les télévisions du monde. Quand, à l'époque de la dictature du général Pinochet, nous sommes allés au Chili, dans les quartiers pauvres de Santiago ou en milieu rural, nous avons senti que nous apportions quelque chose. Nous ne parlions pas des droits de l'homme parce qu'on ne voulait pas être chassé mais on parlait de Beethoven, de sa vie, en jouant certains morceaux, et de tous ses rêves concernant la Révolution française. J'ai joué Chopin et j'ai raconté l'exil de ce compositeur polonais, et tout était tellement lié à la vie chilienne que le public s'exprimait par des phrases, des cris. Et tous sortaient du concert en disant : « II faut rétablir la démocratie ! » J'ai connu un paysan latino-américain qui racontait sa vision de la vie de Jean-Sébastien Bach, il était tombé amoureux d'une musique qu'il n'avait jamais entendue. Il ne savait pas qui était Bach et croyait que c'était un contemporain, du nord de l'Argentine. Cet homme racontait à des milliers de personnes, dans une raffinerie de canne à sucre, son itinéraire pour découvrir la musique de Bach, pour arriver finalement à apprendre que Bach ne vivait plus de nos jours, mais qu'il avait été un merveilleux musicien. Il en a fait une lecture complètement différente de celle que nous faisions au conservatoire. Pour lui, Bach était un frère, un homme en chair et en os affrontant les problèmes du monde, mais avant tout un homme engagé, avec sa famille, avec une doctrine religieuse qu'il essayait de vivre pleinement, et non pas pour être bien vu des autorités ecclésiastiques à une époque où les musiciens étaient des esclaves. Alors il a parlé de l'importance qu'avait la musique populaire chez Bach. Moi qui avais passé trois ans de ma vie à l'étudier, je n'y avais jamais pensé. Je me suis battu contre les intellectuels latino-américains qui disaient : « À quoi bon jouer du Beethoven quand les gens ont faim ? » Et je leur répondais : « Mais quand ils écoutent Beethoven, leur vie change. Et nous, nous changeons aussi. » Le jour viendra où ces gens-là deviendront les défenseurs de leur culture dont ils percevront toute la beauté. Ce sera une manière de faire face à cette musique de consommation qui envahit la planète. Miguel-Angel Estrella