La muse de Salvanhac - Jean

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La muse de Salvanhac - Jean
La muse de Salvanhac
Philippe Crubézy
Au cœur du pays vert. Fin de journée d’été. Une baignoire vide, deux chaises. Sur une des
deux chaises un peignoir en soie à peine déballé de son paquet-cadeau.
Des fenêtres qui ouvrent sur la montagne auvergnate.
Yoana :
Et je me dépoile quand ?
André:
Pardon ?
Yoana :
A quel moment je me désape ?
André :
Je… nous… Désaper ? C’est toi qui ?…
Jean-Pierre :
Pas du tout, tu plaisantes. Comme si c’était mon genre.
André :
Désaper vous avez dit ? Mettre à nu, quoi. Voir le corps, quoi. Votre corps, quoi.
Jean-Pierre :
Comme si c’était mon genre, tiens.
Yoana :
Hé dites ! Une femme, deux hommes, 300 euros, Salvanhac sept heures du soir,
une baignoire, le peignoir en soie cadeau, faut pas non plus me prendre pour une
débile. Mon métier c’est la Gogo Dance et vous êtes pas venus me chercher à la
bibliothèque à ce que je sais.
André :
Ah…. Non. Non non non, là…
Vous avez cru que… Ah non.
Jean-Pierre :
Ah mais pas du tout. Le plaisir tarifé ne fait pas du tout partie de notre univers
socialo-mental, voyez-vous. Erreur, erreur. Du tout.
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André :
Mademoiselle. Voyez-vous, Mademoiselle ? Pas du tout notre culture, quoi.
Jean-Pierre :
Oui culturel, c’est juste culturel, rien de moral là-dedans, n’allez vraiment pas croire
que nous nous permettons. Les gens font ce qu’ils veulent et surtout de nos jours.
Mais nous, non. Oh non.
André :
De toute façon, nous le plaisir…
Jean-Pierre :
Oui, nous, le plaisir…
Yoana :
Eh ! Oh ! Les frangins ! On se réveille, je suis gogo-danseuse pas pute. On ne rêve
pas les doudous.
André :
Oh mais il n’y a pas de problème, mademoiselle. Quoi.
Jean-Pierre :
Rien de tout ça, rassurez-vous. Par contre, votre beauté. Ah la beauté, oui ! la
beauté. Nous passionne. Mais toutes les beautés, hein ? Toutes.
André :
C’est ça. Et vous, vous êtes… vous êtes…
Jean-Pierre :
La nature est si belle. La nature est si belle par chez nous. Regardez ces belles
montagnes qui nous entourent. Dans ce soir qui descend. Sur la prairie. Comme
elles sont douces et courbes. Belles.
André :
Et vous, vous êtes… vous êtes…
Jean-Pierre :
On les touche du regard. Les caresse des yeux tant qu’on veut. Jusqu’à la nuit.
Voyez, toutes nos fenêtres donnent sur les montagnes et la prairie. Au moment de
vers le crépuscule, et quelle que soit la saison, nous ouvrons les fenêtres en grand et
alors là ! Ouf !... Ça vaut toutes les peintures.
André :
La beauté, quoi. Et vous, vous êtes… vous êtes…
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Jean-Pierre :
Et l’odeur ! L’odeur dans le vent de la saison en cours. Comprenez, nous sommes
des gens de la terre, des tactiles émotifs. Ce qui nous intéresse c’est l’émotion.
André :
Et vous, vous êtes… vous êtes…
Jean-pierre :
L’émotion d’où qu’elle vienne, toutes les émotions.
Le matin qui se lève sur la Cère, les animaux qui soufflent la fumée près l’abreuvoir,
l’odeur d’une étable, d’une casserole de lait frais, couper un morceau de Cantal,
écarter les fougères quand on se promène, enfiler la valvarope parce que pendant la
nuit le poêle s’est éteint…
André :
Et vous, vous êtes… vous êtes…
Jean-Pierre :
Tout ça c’est de la beauté, n’est-ce pas ? Ce sont toutes ces émotions qui nous
tiennent, mon frère et moi.
Ou bien rentrer dans la cuisine de l’hôtel du Pont et du Parc, à Vic,
vous ne le connaissez pas ? C’est un vieil hôtel tenu par un vieux couple qui va
bientôt fermer certainement
avec ses faïences bleues et blanches, toutes les casseroles en cuivre et le consommé
qui mijote. Les chiens de chasse qui viennent vous renifler, leurs muscles qui
tremblent. Y a une odeur dans cette bâtisse… Hein André. Quasi les larmes.
Et puis aussi et surtout
non pas surtout quoique… enfin aussi… et un peu surtout
pareillement beau, voir Gigi, la fiancée de Maurice le réparateur de télé, allumer une
cigarette avec sa grosse boite d’allumettes. Ouf !… Les lèvres de Gigi. Ses Royales
Menthol. Ses doigts… tendres et osseux…
Parce que Gigi, elle est…
Silence.
André :
Très belle, quoi.
Yoana :
Et bêh voilà, nous y voilà. Mais faut pas avoir honte les garçons, c’est humain, ça
fait partie de l’humanité d’aimer la beauté et particulièrement la beauté des dames.
Si vous saviez toute l’humanité que je rencontre dans mon boulot.
André :
Oh… l’humanité…
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Jean-Pierre :
Ouais… l’humanité.
On entend meugler une vache compatissante.
C’est Colza ! Elle sent quelque chose, tu sais comme elle est sensible. Il faut
ramener la fille. Ça va pas coller, ça va mal se passer. Tu as entendu, elle n’est pas
contente.
Yoana :
Et puis vous payez bien et d’avance, alors rien à dire. Mais on laisse les mains dans
les poches, OK ? Et vous me ramenez à Aurillac après le show.
Jean-Pierre :
Le show.
André :
Un spectacle ? Une exhibition, quoi. Ici.
Yoana :
Oh hé, les frangins !
Allez, on démarre. Let’s dance ! Woman on the top ! Wouh ! Sex Machine ! Vous
avez de la musique ?
André :
C’est grotesque une exhibition féminine dans cette maison.
Jean-Pierre :
La voiture, André. Il faut ramener la fille.
André :
Je l’ai rendue à Raymond.
Jean-Pierre :
Poudérou a repris sa voiture ?
André :
Il en avait besoin pour monter à Curebourse ce soir. Voir les animaux, quoi.
Yoana :
Vous n’avez plus la voiture ? C’est une blague, les frangins ? Moi, dix heures et
demies au plus tard je suis à Aurillac, il faut que j’y sois. Je vous préviens, si je ne
suis pas au Diam’s à onze heures au plus tard, ça va fumer.
On est d’accord, on est bien d’accord ?
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Jean-Pierre :
Poudérou en avait besoin pour monter voir les animaux à Curebourse.
Yoana :
Ça se gâte. Là ça se gâte. Je peux téléphoner ?
André :
Pourquoi Mademoiselle ?
Yoana :
Vous savez en ce moment – à Salvanhac, je ne sais pas mais partout ailleurs je suis
sûre - le boulot… y en a à peu près un peu moins autant que pas du tout. Et
arriver en retard, au Diam’s…
André :
La situation sociale est terrible, nous le savons, nous avons la télévision. Mais là,
maintenant, avec nous, vous en avez du travail.
Jean-Pierre :
Vous avez dit que c’était bien payé et d’avance.
André :
Et puis c’est net d’impôts, quoi.
Yoana :
A quelle heure, il redescend votre Poudérou ?
Jean-Pierre :
Raymond ? Il est allé pour voir les bêtes avant la nuit.
André :
Il en a. Un bon peu. Mais enfin c’est surtout son père qui a
Yoana :
C’est loin ?
André :
Le col de Curebourse ? Un quart d’heure en voiture.
Jean-pierre :
Sur le coup de dix heures je monte voir s’il est rentré et on vous ramène. A dix
heures, il fera quasi nuit de toute façon, on aura fini. Vous avez faim ?
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André :
Oui, mangez un petit quelque chose avant le travail. Ne vous faites pas de soucis,
Mademoiselle. Vous avez faim.
Yoana :
…
Nous autres les artistes, on mange toujours après le spectacle. Question d’influx.
André :
Mais dites ! Il faut prendre des forces avant le travail, ça ne va pas comme ça. C’est
ce qu’on dit toujours à notre neveu qui part toujours au lycée sans rien dans le
ventre. Hein, Jean-Pierre.
Yoana :
Si vous avez un yaourt.
Jean-Pierre :
Vous ne préférez pas du fromage ? Avec un peu de vin ?
Yoana :
Vous me voyez en string sous les lights avec une haleine de chacal ?
André :
Les lights, ce sont ces lumières très fortes, n’est-ce pas ? Mon Dieu.
Jean-Pierre :
Je… Un yaourt. Je vais voir.
Il sort. Silence.
André :
Qu’est-ce qu’on peut bien voir avec ces lumières-là ? Trop fortes, pas de dégradés,
peu de nuances, trois couleurs ; rouge, bleu, vert… saturées... ça bouge tout le
temps.
Avant-hier soir, vos corps presque nus
Yoana :
Presque nus ? Vous en avez de bonnes, vous.
André :
Votre copine qui passe avant vous, la rouquine, vue sous cet éclairage, avec ces
couleurs criardes… j’ai trouvé ça d’une cruauté… d’une cruauté…
Terriblement moderne.
Yoana :
Ah oui.
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André :
Dans la vie c’est certainement une gentille personne, mais là, elle avait l’air d’avoir
un air… méchant. Non ! tranchant. Elle bougeait et ça vous rentrait dedans comme
un couteau de boucher. J’ai détesté son numéro. A vomir.
Regardez comme la lumière est douce ici. Ici, les couteaux restent dans la poche.
Ici, la lumière va vous aller gentiment et tout va se passer en douceur.
Yoana :
…
Qu’est-ce que je fais alors ? Je danse ? Je peux faire un petit bout de numéro mais si
vous n’avez pas de musique… Le strip sans musique…
Se déshabiller dans le silence ça fait un peu salace, surtout en privé devant deux
messieurs. Ou alors c’est pour le va et vient… enfin c’est comme ça que je vois les
choses et là, c’est pas question. On est bien d’accord ?
…
Vous voulez quoi ? Qu’est-ce que vous voulez, Jean-Pierre ?
André :
André.
Jean-Pierre revient avec un yaourt.
Jean-Pierre, c’est lui. Qu’est-ce qu’on veut Jean-Pierre ?
Jean-Pierre :
Le bonheur, André.
Yoana :
Quoi le bonheur ?
André :
Le bonheur, quoi.
Jean-Pierre :
Le bonheur des peintres qui épousent leurs modèles.
Yoana :
Vous faites de la peinture, vous voulez me peindre ? Ah, ça me plait bien ça, je
préfère. Mirer pour mirer autant faire de l’art avec ce qu’on voit.
Jean-Pierre :
Mentalement, Mademoiselle, seulement mentalement. Ah ! si seulement, la
peinture, si seulement. Mais non.
Chez nous, tout est à l’intérieur. Nous ne pouvons que nous gaver d’images que
nous ne savons pas reproduire. Il y a si longtemps que l’espace nous envahit, nous
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déborde et nous l’enfouissons au plus profond de nous et en silence. C’est notre
bonheur de tactiles émotifs.
André :
Son infini dans notre intimité. Au fond, quoi.
Yoana :
Heu… Je crois que je vois.
Jean-Pierre :
Voir, c’est ça.
André :
Voir.
Jean-Pierre :
Voir la nature, toute la nature. Tout estrapassés d’impressions et de reconnaissance.
Et ce soir, nous aimerions que, grâce à vous qui êtes aussi la nature n’est-ce pas,
une nouvelle émotion nous submerge.
André :
Submerge.
Jean-Pierre :
Il s’agirait de prendre une pose… en peignoir… dans la baignoire… vide… une
femme au bain sec.
André :
Bain sec.
Jean-Pierre :
Sans lumière dans la lumière du jour qui meurt sur la montagne… la fenêtre est
ouverte sur les monts d’Auvergne… quelque part, pas loin, une vache meugle.
André :
Colza.
Jean-Pierre :
Un dernier soupir de soleil vibre dans vos cheveux puis la nuit peu à peu dévore le
corps blanc de la femme… le votre… sa peau… votre peau devenue si pâle
doucement se confond au peignoir de soie qui lui-même ne fait plus qu’un avec
l’émail immaculé de la baignoire…
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André :
Sans toile. Sans pinceaux.
Jean-Pierre :
Une peinture jamais peinte, détruite dans l’instant de sa réalisation. L’émotion pure.
Mallarméenne.
André :
Nous ne savons pas peindre.
Yoana :
Vous êtes un peu malade, peut-être. Ramenez-moi à Aurillac.
On entend un deuxième meuglement.
Jean-pierre :
C’est Colza qui se demande. Elle ne vous fait pas confiance et nous prévient. Vous
savez, les animaux connaissent la vérité et là, elle nous dit que vous ne voulez pas
nous croire, que vous allez nous faire des histoires.
Pourquoi voulez-vous nous faire des histoires ?
André :
Maintenant, il faut passer le peignoir.
Jean-pierre :
C’est la montagne qui vous fait peur, l’air pur. Vous êtes une citadine, vous voyez la
nature comme votre rivale mais vous avez tort. L’arbre, le ruisseau, la pierre,
vous… tout dans la même vibration. Abandonnez-vous à ce mouvement
d’ensemble… avec nous.
Yoana :
Je vais crier.
André : (Il hurle.)
Vous allez passer ce peignoir !
Yoana :
Ne me touchez pas ! J’veux rentrer. Ramenez-moi.
Jean-Pierre :
Enfin, Yoana, un contrat est un contrat. Nous avons tapé dans les mains avant-hier
soir au Diam’s.
T’as pas de parole, alors ! Cévenole !
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Yoana :
J’ai peur, je ne suis pas modèle. Je suis incapable de rester longtemps sans bouger…
J’suis danseuse moi, j’ai fait dix ans de danse classique et après j’ai fait
contemporaine, faut que j’bouge, moi. Je vous rends l’argent…
Si vous voulez, je vous fais un petit bout de danse. Gratos… J’enlève le haut,
d’accord ?
André :
Elle est très belle. Hein, Jean-pierre.
Yoana :
J’enlève le bas aussi, d’accord ? S’il vous plaît…
Jean-Pierre :
Vous avez besoin de cet argent, Yoana. Ne barguignez pas, mangez votre yaourt et
allez vous préparer pour la séance de pose, Yoana. Le temps passe, il nous faut
tenir compte de la lumière, c’est sur votre corps qu’elle doit venir s’en aller, la
lumière, la lumière du ciel, à rebours.
André :
Pas pour nous les lights.
Jean-Pierre :
Idée ! Si la femme au bain sec dégustait un yaourt nature dans son crépuscule ?
Blanc, blanc et blanc sur blanc.
André :
Malévitch, pardi.
Jean-Pierre :
Puis la mort inexorable qui submerge la hideuse beauté pensive.
André :
Bacon, pardi.
Yoana :
La mort ? Non… pas mourir, je vous en prie. J’ai un petit garçon. Il a besoin de sa
maman, le bout de chou…
Jean-Pierre :
La mort comme métaphore de la nuit, voyons.
André :
Jean-Pierre lit beaucoup durant ses insomnies. On n’est pas des bœufs, tu sais.
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Jean-Pierre :
« Vélasquez est le peintre des soirs, de l’étendue et du silence… »
Silence.
Mon idée est très bonne. Va te préparer à côté. Pendant ce temps, je sucre ton
yaourt. Allez !
Yoana :
A côté ? Bon… Mais vite, hein ?... Et pas de blague, s’il vous plaît…
Sans sucre, s’il vous plaît. Et je ferme la porte.
Elle sort, emportant le peignoir. Il lui crie.
Jean-Pierre :
Nue, bien sûr, sous le peignoir !
Yoana :
Je connais mon métier.
Silence.
Jean-Pierre :
André, ce yaourt est périmé.
André :
C’est celui dont n’a pas voulu la fille de l’autre fois, Cynthia. Pas étonnant, quoi.
Faut pas qu’elle le mange, déjà qu’elle fait des problèmes, si elle nous vient à
vomir…
En plus que c’est toujours moi qui nettoie quand c’est fini.
Jean-Pierre :
Elle n’aura qu’à le tenir à la main, sa bouche entrouverte devant la petite cuillère
prête à avaler la première bouchée. Du coup, on aura aussi le blanc des dents et la
sensualité du geste nourricier.
André :
Elle est belle, Jean-Pierre.
Jean-Pierre :
Nous allons droit au chef d’œuvre, André. J’en ai déjà des frissons.
Pour l’instant c’est la plus belle de toutes celles qui sont venues ici, non ?
André :
J’ai envie que ça commence. Je vais la chercher ?
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Jean-Pierre :
Ne la presse pas, relâche la bride. Tu sais, ce sont de pauvres filles qui ne sont pas
habituées à ce qu’on les laisse prendre leur temps. Elles sont toujours considérées
comme de la marchandise qu’il faut rentabiliser, toujours bousculées. C’est un luxe
aujourd’hui, la lenteur. Pour qu’elle prenne confiance, il faut qu’elle comprenne que
nous, nous ne la mépriserons pas, que le peignoir est vraiment en soie et que c’est
un intérêt bien supérieur à elle qui l’a mise en notre présence. Ici, elle n’est plus une
pauvre petite prolétaire du sexe…
Alors, elle prendra la mesure de son rôle. Gigi, Reine blanche dans le paysage, muse
absolue.
La femme qui ne fait rien qu’être là.
André :
Gigi.
Jean-Pierre :
Ne prononçons plus ce mot devant elle et toi ne va pas te mettre à pleurer quand
elle prendra la pose, pas comme la dernière fois. Ça leur fait peur, elles te prennent
pour un dingue, pour un paysan pervers et elles se tétanisent. Pas de gémissement,
pas de soupir ni de cri, pas de geste brusque, pas de bouche ouverte et de langue
pendante. De la tenue et les bras croisés, pas d’équivoque. Tu n’es plus un homme
à c’t’heure, tu es un artiste, un protégé des Dieux. Respire calmement, ouvre grand
tes yeux, ton cœur, prépare ta palette.
Aiguise ton pinceau.
André :
Quand même, elle est longue. Pour enfiler un peignoir, faut pas des plombes. J’vais
voir.
Il sort.
Jean-Pierre :
Convoque les souvenirs et aiguise ton pinceau mon frère ajuste ton viseur elle
revient elle est là la Gigi dans sa baignoire dans son peignoir encore une fois la nuit
va nous la dévorer la nuit est jalouse sans pitié elle est là encore une fois nous allons
la perdre elle va nous échapper elle va nous regarder elle va rire sa jolie poitrine se
gonfle se dégonfle monte descend elle met sa main devant sa bouche pour ne pas
rigoler trop fort mais elle pleure tellement elle se marre en nous regardant pourquoi
tu te moques de nous Gigi on est comique avec mon frère tu crois qu’on n’est pas
capable pas assez bien pour toi Gigi pourquoi tu te moques de nous on n’est pas
des ploucs arrête de rire Gigi tu n’es pas drôle tu n’es pas gentille tu nous fais du
mal garde la pose arrête de bouger tu crois que c’est facile pour nous on a sa dignité
d’artiste merde quand même mais qu’est-ce que tu es belle Gigi ta peau ça va bien
dans la lumière y a le soleil qui va s’en aller on va être tout seul Gigi arrête de rire
arrête de rire
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Revient André, le peignoir à la main.
André :
Elle s’est tirée par la fenêtre au-dessus du tilleul. J’ai pu l’apercevoir en train de se
cavaler vers la ferme des Meymargues. Elle était déjà trop loin.
Jean-Pierre :
…
Partie ?... Sacrée Gigi. Colza avait vu juste, alors. Sacrée Colza.
…
Bon. Tu fermes les volets, tu fermes tout, tu ranges le peignoir et tu ramènes tout le
reste du matériel à la cuisine. Je vais me coucher.
André :
Tu ne veux pas manger ?
Jean-Pierre :
Plus faim. Ce soir, j’ai mangé mon bonheur, faut que je pleure un peu sur mon
traversin. N’oublie pas de réparer l’embrayage du Ferguson, demain matin.
Il sort.
André :
Elle a gardé l’argent. Malhonnête, quoi.
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