Kevin et le moment rigolo

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Kevin et le moment rigolo
Kevin et le moment rigolo
Alexis Broudo, épirénées - année 2006-2007
Kévin et le moment rigolo
Dernier conseil avant la classe découverte, Dayal propose de « faire une surprise aux animateurs », un
« moment rigolo » où on les imiterait, le dernier jour, pour les remercier, et bien sûr, « pour faire rire ».
Proposition acceptée avec enthousiasme, les élèves souhaitant participer s'inscrivent : ceux qui font
vivre le moment rigolo depuis qu'il est apparu dans la classe bien sûr, et puis... Kévin. Comme beaucoup
qui s'exclament de façon peu discrète, je ne peux y croire, pensant qu'il a peut-être levé la main pour
s'étirer, comme il le fait si souvent au coin de parole, ou l'attention brusquement captée par quelque
insecte volant... Mais non, nous ne rêvons pas, Kévin l'éternel silencieux s'est inscrit au « moment rigolo
pour les animateurs de Jurvielle »...
Depuis l'an dernier qu'il est dans ma classe, Kévin n'a jamais écrit un texte libre, n'a jamais pris la
parole ni au Quoi de neuf ?, ni au conseil. Il est ceinture blanche en comportement malgré une attitude
exemplaire, bloqué par la compétence « Je parle dans les lieux de parole ». Il ne s'est d'ailleurs pas
inscrit au dernier conseil spécial ceintures pour en discuter. Il passe souvent la récré seul dans son coin,
semblant parfois être en compagnie d'un copain invisible, qu'il suit aux quatre coins de la cour.
Pourtant il n'est pas isolé dans la classe, les autres le respectent et apprécient de travailler avec lui. Il
est bon élève. Il a même été chargé au conseil d'aider Marc en l'accueillant à ses côtés, tâche ô combien
difficile à laquelle beaucoup se sont attelés pour vite s'en lasser. Il est gentil Kévin, trop ?
En classe, lorsque je m'adresse à lui de façon duelle, il semble paniquer un court instant, réfléchit de
toutes ses forces avant de répondre, comme si sa vie en dépendait. De quoi a-t-il peur ? Souvent il
répond : « je ne sais pas », même lorsqu'il s'agit de choisir entre une feuille bleue et une feuille rose
pour dessiner les illustrations du journal. Dés que la réponse n'est pas évidente, qu'il ne sait pas ou qu'il
doit, qu'il peut choisir, c'est l'angoisse.
Ne pas attirer l'attention, telle semble être son obsession permanente. Tout comme celle de sa famille.
L'année dernière, en classe découverte déjà, une rage de dents soudaine ne lui avait pas laissé le choix :
visite chez le dentiste, où l'on découvre une dentition en piteux état. Au retour, c'est sa soeur qui vient
me régler en liquide les frais engagés, mes questions concernant une couverture santé sont éludées,
elle semble inquiète devant mon insistance à ce que Kévin retourne au plus vite chez le dentiste pour se
faire suivre.
Kévin s'est inscrit au moment rigolo pour les animateurs de Jurvielle. Pendant la semaine, pas évident
de trouver du temps pour le préparer ce moment rigolo, le timing est serré, les animateurs toujours là.
Devant le manque de préparation, Kévin renonce. Il ne participe pas au sketch qui aura finalement lieu.
Trop d'improvisation. C'est Festoclaire qui connaîtra un vrai triomphe en imitant Caroline et son conte
nocturne dans le dortoir des filles.
Le vendredi suivant, en classe cette fois, Ali vient me voir à nouveau pour s'inscrire au moment rigolo.
Lui, Festoclaire et... Kévin. Jusqu'au dernier moment, je crains que Kévin ne renonce. Mais non, après
un choix de texte mouvementé au cours duquel Ali se fait sérieusement secouer par un groupe frondeur
et procédurier, c'est l'heure du moment rigolo. Et Kévin ne se démonte pas. C'est un remake du sketch
joué à Jurvielle, Festoclaire surfe sur la vague de son précédent succès et nous refait Caroline au
dortoir, Ali et Kévin jouent les filles qui minaudent, s'endorment et font les folles une fois l'animatrice
sortie de la pièce. Peu de mots de la part des deux garçons, beaucoup de mimiques et de fous rires
étouffés...
Mais Kévin s'est inscrit, s'est offert au regard des autres, s'est « donné en spectacle ». On l'a regardé,
écouté, il nous a fait rire. Il a pris une place, à un moment donné, pas au quoi de neuf ?, ni au conseil ou
au choix de texte, ces institutions rodées, qui « tournent », aux règles claires et respectées. Non, il a
choisi le moment rigolo... et il a été élu. Pour la première fois, nous avons voté pour « le moment rigolo
le plus rigolo », suite à une proposition de Salah au conseil. Et c'est celui d'Ali, de Festoclaire et de
Kévin qui a gagné. Pas mal pour un début, non ?...
Alexis Broudo, épirénées