Quelques réflexions sur les idées politiques de Stendhal

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Quelques réflexions sur les idées politiques de Stendhal
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Quelques réflexions sur les idées politiques de Stendhal
Shigeru SHIMOKAWA
Bien des stendhaliens ont déjà traité du problème de la pensée politique de Stendhal. Mais
Stendhal est « un être divisé, qui ne trouve nulle part son point d’équilibre »1); il est à la fois
jacobin et aristocrate, libéral et bonapartiste, démocrate et anti-américain. Chez cet être «
double » ou multiple « à tous les niveaux » 2) et qui s’alimente de contradictions et
d’ambivalences, il reste donc toujours des points obscurs. Dans ce qui suivra nous chercherons à
en éclaircir quelques-uns.
1. Stendhal le républicain impénitent
Vers la fin de sa vie, Stendhal dénonce au moins trois fois l’idée républicaine de la
régénération : deux fois dans Lucien Leuwen et une fois dans les Mémoires d’un touriste. Il
n’abandonne pas pour autant son républicanisme. Examinons d’abord les deux passages de
Lucien Leuwen :
[...] Après un silence, M. Leuwen père reprit :
—Oui, monsieur le sous-lieutenant, serez-vous assez coquin ? [...] voulez-vous, vous
subalterne, aider le ministre dans ces choses ou le contrecarrer ? Voudriez-vous faire aigre,
comme un jeune républicain qui prétend repétrir les Français pour en faire des anges ?3)
Le général Fari les lut attentivement et avec une attention marquée.
—M. Leuwen, dit-il ensuite [...] Tout ce qui est riche ici n’apprécie pas convenablement le
gouvernement du Roi, mais a une peur effroyable de la république. Néron, Caligula, le
diable, régnerait, qu’on le soutiendrait par peur de la république, qui ne veut pas nous
gouverner selon nos penchants actuels, mais qui prétend nous repétrir, et ce remaniement
du caractère français eixigera des Carrier et des Joseph Le Bon 4).
La première remarque à faire est que ce n’est ni Lucien ni le narrateur qui attaque les
républicains. Ce sont M. Leuwen père et le général Fari qui s’opposent au républicanisme du
héros. Il est à noter d’autre part que Lucien garde le silence face aux attaques des deux
détracteurs du républicanisme qui se situent bon gré mal gré du côté du gouvernement de la
monarchie de Juillet.
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Lucien, présenté au début du roman comme un républicain, ne partage certes plus toutes les
idées de ses amis républicains tels que Gauthier et Coffe. Mais il a néanmoins bien de la peine
à se « dérépublicaniser » ; « il ne peut s’interdire de penser et de sentir en républicain »5). Tout
en préférant les mœurs monarchiques de la France à celles de l’Amérique républicaine, il ne
peut s’empêcher de se sentir du côté des républicains, surtout lorsqu’il se trouve face aux abus
du régime. Nous sommes donc enclin à considérer le silence de Lucien devant les deux
opposants du républicanisme comme une désapprobation retenue. Malgré son penchant
aristocratique, vers la fin du roman, Lucien, hésitant encore entre la France et l’Amérique, s’en
remet au jugement de Mme de Chasteller 6). Peut-il abandonner cette « idée d’homme nouveau »,
« rêve central de la Révolution française » ?7)
Reste le narrateur qui ne commente pas non plus les propos des détracteurs sur l’idée de la
régénération. Quelle est sa prise de position ? Est-il républicain ou anti-républicain ? Michel
Crouzet, qui trouve une certaine analogie entre les deux passages cités et la pensée
dostoïevskienne 8), semble pencher pour la deuxième hypothèse. Le narrateur de Lucien
Leuwen et le dernier Stendhal avec lui, sont-ils anti-républicains ?
Le narrateur, qui a gardé le silence devant les deux anti-républicains, va nous faire cette
déclaration étonnante :
[...] Un pauvre honnête homme qui, au ministère de l’Intérieur, se fût occupé avec bonne foi
de choses utiles eût passé pour un sot ; toute la Chambre l’eût bafoué. Il fallait faire sa
fortune non pas en volant brutalement ; toutefois, avant tout, pour être estimé, il fallait
mettre du foin dans ses bottes. Comme ces petites mœurs sont à la veille d’être remplacées
par les vertus désintéressées de la république qui sauront mourir comme Robespierre, avec
treize livres dix sous dans sa poche, nous avons voulu en garder note 9).
Le narrateur est en train de raconter les intrigues politiques de M. Leuwen. Mais le monde
politique dans lequel celui-ci intrigue est tellement petit, tellement sordide qu’il se libère
soudain de toute sa frustration en prévoyant l’avènement d’une république dans un avenir
prochain et en allant jusqu’à faire l’éloge de Robespierre !
Lorsqu’il écrivait Lucien Leuwen, Stendhal, tout comme lors de la rédaction du Rouge et le
Noir, « était convaincu que le régime ne durerait pas »10). Anne-Marie Meininger écrit sur le
passage cité : « Dans ce passage, Stendhal écrit le plus décidément le futur premier roman de
l’ère républicaine »11). Les « lois de septembre » viennent détruire l’espoir de Stendhal et le
roman abandonné restera inachevé, ce qui n’empêchera nullement le dernier Stendhal de
conserver intact son républicanisme.
Examinons maintenant le passage des Mémoires d’un touriste :
Vu notre position non insulaire et le penchant au désordre, qui est peut-être inné chez les
Français, il me semble qu’en 1837 du moins, le gouvernement royal est préférable à la
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meilleure des républiques. Nous tomberions sous le plus mauvais des rois, sous un
Fernidand VII d’Espagne par exemple, que je l’aimerais mieux que les républicains au
pouvoir. Ils y arriveraient, je le crois, avec des intentions raisonnables ; mais bientôt ils se
mettraient en colère, et voudraient régénérer12).
Cette fois c’est le narrateur qui attaque les républicains. Malgré plusieurs réserves, il semble
donc à première vue anti-républicain. Mais cette impressin doit être nuancée par les lignes qui
suivent :
Si la révolution de 89 a réussi, c'est que tous les plébéiens qui avaient un peu de cœur
étaient animés d'une haine profonde pour des abus atroces. Où sont aujourd'hui les abus
atroces?
Tout à coup, et comme par miracle, accoururent au secours de la Révolution sept à huit
grands hommes, dont chacun tracera la liste suivant les passions ou les préjugés de sa
famille. Ces grands hommes eurent tant d'énergie, qu'aujourd'hui, après quarante ans, la
pusillanimité que nous devons à leurs victoires et à la position tranquille que nous ont faite
ces victoires n'est pas encore accoutumée à regarder en face cette énergie.
Ils furent secondés par une centaine d'hommes supérieurs : les Prieur, les Petiet, les
Darus, les Crétet, les Defermon, les Merlin.
Des milliers de Français, en 1789, aimaient la patrie avec enthousiasme. Qui nous
annonce cette réunion de miracles dans une nouvelle lutte avec l'Europe? La peur des
étrangers, qui voient leurs sujets prêts à nous imiter, leur a enseigné à être unis. Sachons
donc goûter notre bonheur présent et attendre. L'avenir ne peut que nous être favorable si
nous ne le violentons pas. Offrons à tous les tiers états de l'Europe le spectacle de notre
bonheur, et, pour faire éclater cette félicité dans toute sa splendeur, n'ayons pas d'émeutes
et doublons nos richesses13).
Le narrateur cache à peine son républicanisme dans ces lignes ; il raconte longuement son
admiration pour les « grands hommes » de la Révolution qui « a réussi », tandis qu’il déplore « la
pusillanimité » des Français de son époque. Vu « la position insulaire » de la France, il faudra
donc éviter des émeutes qui pourraient amener « une nouvelle guerre avec l’Europe ». Mais, de
toute façon, l’avenir sera républicain en France.
Il est facile de lire ce qui se cache sous ces raisonnements : s’il n’y a pas d’intervention
étrangère, une nouvelle révolution pour la république sera possible et le narrateur y
participera volontiers. D’autre part, le narrateur explique et justifie la Révolution française par
les « abus atroces » de l’Ancien Régime. Il va de soi que ce faisant, il justifie aussi la Terreur,
phase ultime de la Révolution. Or tout à l’heure, il critiquait justement l’idée de la régénération
qu’il considérait comme responsable de la Terreur. La critique de l’idée de la régénération est
difficilement compatible avec la justification de la Révolution française. Mais le narrateur, qui
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ne craint pas de se contredire, ne recule devant rien. Revenons en arrière dans le texte :
[...] on pourrait donc prédire le triomphe de l’esprit libéral des villes en France pour 1920 ;
mais l’absence de croyance véritable, dans ce que disent sur la morale certains personnages
payés pour cela, fait qu’au XIXe siècle tout court au dénouement avec une rapidité qui
abrège les calculs, et l’on peut avancer qu’en 1860 tout le monde en France pensera comme
les villes d’aujourd’hui. Et l’on remarquera peut-être que ma modération ne parle pas du
chapitre des accidents, qui tous tendent à amener rapidement parmi nous le gouvernement
dont l’Angleterre jouit en 1837, et sa gaieté. Je ne voudrais pas, pour tout au monde, que le
roi de France de l’année 1860 eût moins de pouvoir que n’en avait Guillaume IV
d’Angleterre14).
[...] À quoi bon choquer inutilement l’opinion régnante ? Ce qui me fait penser que cette
opinion ne durera pas, c’est qu’elle n’est qu’un intérêt ; et le Français n’a pas la prudence
anglaise, il peut s’ennuyer même de son intérêt. Les âmes nobles seront les premiers à se
révolter contre le genre hypocrite et ennuyeux. Après la révolte, on pourra donner une
seconde édition plus complète, si dans l’intervalle personne n’a mieux fait15).
Dans ces passages, à mots couverts, il est vrai, mais assez clairement pour les lecteurs, le
narrateur va jusqu’à dire qu’une nouvelle révolution peut arriver à tout moment. Le narrateur
des Mémoires d’un touriste ressemble bien à celui de Lucien Leuwen qui disait : « Comme ces
petites mœurs sont à la veille d’être remplacées par les vertus désintéressées de la république
qui sauront mourir comme Robespierre, avec treize livres dix sous dans sa poche, nous avons
voulu en garder note ».
Les Mémoires d’un touriste ont été écrits deux ans après les « lois de septembre », ce qui nous
oblige à réctifier ce que nous avons écrit plus haut. Les « lois de septembre » n’ont détruit que
momentanément l’espoir de Stendhal. Il le gardera jusqu’à la fin de sa vie.
Il va continuer à justifier la Révolution française y compris la Terreur par les « abus atroces »
de l’Ancien Régime. Mais la notion d’abus est toute relative et discutable. Qui décidera s’il y a
ou non des « abus atroces » ? Stendhal a beau déclarer qu’il n’y a plus d’« abus atroces », il y
aura toujours des révolutionnaires qui diront le contraire et qui chercheront à régénérer.
Stendhal lui-même est un de ces révolutionnaires, lorsqu’il dit : « Les âmes nobles seront les
premiers à se révolter contre le genre hypocrite et ennuyeux ». Le « genre hypocrite et
ennuyeux » n’est-il pas un des « abus atroces » du gouvernement de Louis-Philippe? Dans un
des textes destinés à constituer la deuxième partie des Mémoires d’un touriste, Stendhal écrit :
[...] Grand Dieu ! quelles anecdotes sur des magistrats bien payés n’ai-je pas rencontrées
sur ma route de Bordeaux à Bayonne, Pau, Narbonne, Monpellier et Marseille ![...] Mais,
grand Dieu ! quelle laideur ! Le monde a-t-il toujours été aussi vénal, aussi bas, aussi
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efffrontément hypocrite ? Suis-je plus méchant qu’un autre ? Suis-je envieux ? D’où me
vient cette envie démeusurée de faire donner une volée de coups de bâton à ce magistrat de
... par exemple ?[...] Grand Dieu ! quelle canaille ! [...] L’un d’eux, le plus doux, le plus
aimable, qui, dans un salon, a l’air d’un abbé de l’Ancien Régime, a fait guillotiner des
innocents, que le soupçon ne pouvait même atteindre. [...] C’est le souvenir de cet abbé de
cour qui me serre tellement le cœur à la vue des petites infamies datées de 1838. Le sang
politique ne coule pas sous Louis-Philippe. Mais si les mœurs de 1816 revenaient, ces gens
que je ne nomme pas feraient couler le sang, comme ils font des friponeries, en parlant
vertu et moralité16).
Au sens propre, le « sang ne coule pas sous Louis-Philippe ». Mais les magistrats vénaux
commettent des crimes atroces, en faisant « guillotiner des innocents ». Ce ne sont bien sûr pas
de « petites infamies », c’est un des « abus atroces » du gouvernement de Louis-Philippe. Après
avoir ainsi stigmatisé les « abus atroces » du régime, Stendhal se souvient d’une conduite
vertueuse accomplie par un soldat républicain pendant la Révolution17). Dès qu’il voit les abus
du régime, tout comme Lucien, « il ne peut s’interdire de penser et de sentir en républicain ».
La justification de la Terreur par les « abus atroces » de l’Ancien Régime ne nous semble pas
fondée. Nous voudrions la considérer comme une variante de ce que François Furet appelle la «
théorie des circonstances »18), même s’il ne l’avaient conçue comme telle, mais bien plutôt
comme une interprétation sociologique de la Terreur : « La « Terreur » peut ainsi avoir trouvé
une part de ses origines dans un fanatisme égalitaire né d’une pathologie inégalitaire de
l’ancienne société. Car rien n’empêche de penser que dans la genèse de la dictature sanglante
de l’an II, l’Ancien Régime et la Révolution ont cumulé leurs effets »19). La critique de la «
théorie des circonstances » par F. Furet n’est pas sans faille20). Un historien anglais nous offre
un argument contre la déculpabilisation de la Terreur par les abus de l’Ancien Régime : « Why
was the French Revolution like this ? Why, from the beginning, was it powered by brutality ?
[...] Was it just that French popular culture was already brutalized before the Revolution and
responded to the spectacle of terrifying public punishements handed out by royal justice with
its own forms of spontaneous sanguinary retribution? That all naive revolutionaries would do,
would be to give the people the chance to exact such retribution and make it part of the regular
conduct of politics ? This may be part of the explanation, but even a cursory look beyond French
borders, and especially over the Channel to Britain, makes it difficult to see France as uniquely
damaged, either by a more dangerous distance between rich and poor or indeed by higher rates
of crime and popular violence, than places which avoided violent revolution »21).
Chez Stendhal, la critique de l’idée de la régénération est neutralisée à la fois par la justification
de la Révolution par les abus de l’Ancien Régime et par le culte des républicains vertueux de la
Première République. Cependant, chez le dernier Stendhal, le culte des républicains désintéressés
est bien compatible avec l’éloge de l’Ancien Régime, lorsqu’il écrit dans son dernier texte :
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L’effroyable changement qui nous a précipités dans l’ennui actuel et qui rend
inintelligible la société de 1778, telle que nous la trouvons dans les lettres de Diderot à Mlle
Voland, sa maîtresse, ou dans les mémoires de Mme d’Épinay, peut faire rechercher lequel de
nos gouvernements successifs a tué parmi nous la faculté de s’amuser, et nous a rapprochés
du peuple le plus triste de la terre. Nous ne savons pas même copier leur parlement et
l’honnêteté de leurs partis, la seule chose passable qu’ils aient inventée. En revanche, la
plus stupide de leurs tristes conceptions, l’esprit de dignité, est venu remplacer parmi nous
la gaieté française, qui ne se rencontre plus guère que dans les cinq cents bals de la
banlieue de Paris, ou dans le midi de la France, passé Bordeaux.
Mais lequel de nos gouvernements successifs nous a valu l’affreux malheur de nous
angliciser ? Faut-il accuser ce gouvernement énergique de 1793, qui empêcha les étrangers
de venir camper sur Montmartre? ce gouvernement qui, dans peu d’années, nous semblera
héroïque, et forme le digne prélude de celui qui, sous Napoléon, alla porter notre nom dans
toutes les capitales de l’Europe.[...]
Inutile de pousser plus loin mon examen : le lecteur réfléchira et saura bien conclure...22)
Selon Stendhal, ce n’est pas le gouvernement de 1793 qui a tué la gaieté de l’Ancien Régime ;
énergique et héroïque, la Première République ne peut pas être responsable de l’anglicisation
de la France. C’est un bilan très étonnant pour nous qui croyons que c’est la Terreur qui a le
plus contribué à détruire l’Ancien Régime, mais un bilan profondément fidèle à la dualité
stendhalienne, puisqu’il permet à Stendhal d’être à la fois jacobin et aristocrate. D’autre part
Stendhal laisse entendre que les responsables sont les gouvernements de la Restauration et de
la Monarchie de Juillet, c’est-à-dire les deux monarchies constitutionnelles. Avec le
gouvernement des deux Chambres, ces monarchies se rapprochent de l’Angleterre, nous dit-il,
bien que les Français ne sachent pas l’imiter correctement. Il s’agit ici de l’anglicisation de la
France, mais chez Stendhal c’est l’Amérique républicaine qu’il présente plus souvent comme
modèle de la France future. Parce que, selon Stendhal, les « Américains ne sont que de la
quintessence d’Anglais » 23) . Nous allons donc parler de « l’affreux malheur » de
l’américanisation de la France.
Nous venons de voir que Stendhal impute la responsabilité de l’anglicisation à la
Restauration et à la monarchie de Juillet. Il en est de même de l’américanisation et c’est
surtout la monarchie de Juillet qui est mise en accusation :
[...] A Edimbourg, dans les belles conversations, les demoiselles ne parlent avec les jeunes
que du mérite de tel ou tel prédicateur, et l’on cite des fragments de sermon. C’est pourquoi
j’aime les jésuites que je haïssais tant sous Charles X. Le plus grand crime envers un
peuple n’est-ce pas de lui ôter sa gaieté de tous les soirs? Je ne verrai point cet
abrutissement de l’aimable France ; il ne triomphera guère que vers 186024).
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Au sujet de la gaieté, la Restauration est bien pardonnable en comparaison de la monarchie de
Juillet. Stendhal prévoit ici l’abrutissement de la France vers 1860, mais dans d’autres
passages, il se montre beaucoup plus pessimiste :
[...] j’avais pour compagnons de voyage des bourgeois riches ou plutôt enrichis. Jamais je ne
me suis trouvé en aussi mauvaise compagnie ; mon imagination était heureuse, ils l’ont
traînée dans la boue. [...] Ces gens parlaient constamment d’eux et de ce qui leur
appartient : leurs femmes, leurs enfants, leurs mouchoirs de poche, qu’ils ont achetés en
trompant le marchand de un franc sur la douzaine. [...] Jamais je ne vis l’espèce humaine
sous un plus vilain jour, ces gens triomphaient de leurs bassesses à peu près comme un
porc qui se vautre dans la fange. Pour devenir député, faudra-t-il faire la cour à des êtres
tels que ceux-ci ? Sont-ce là les rois de l’Amérique ? [...] Pour l’agrément de ma route, quelle
différence si j’avais eu affaire à cinq légitimistes ! Leurs principes n’auraient pas pu être
plus absurdes et plus hostiles au bonheur commun, et, loin d’être blessé à chaque instant,
mon esprit eût goûté tous les charmes d’une conversation polie. Voilà donc ce peuple pour
le bonheur duquel je crois qu’il faut tout faire25).
Stendhal, jacobin lorsqu’il considère les abus du régime, condamne en tant qu’aristocrate la
vulgarité des électeurs bourgeois déjà bien américanisés sous la monarchie de Juillet. En
accumulant les fautes, la monarchie de Juillet fait l’objet d’un double refus de Stendhal.
L’Amérique, avenir de la France, peut être elle aussi l’objet du double refus de Stendhal.
Stendhal le jacobin n’accepte pas totalement l’Amérique, qui est pourtant « la seule république
qui marche bien »26). Car la Première République qu’il admire tant est bien différente de la
république américaine. La Première Républiqe française est une république dont le rêve
central est la « régénération » de l’espèce humaine et dont les fondateurs sont des êtres
désintéressés, tandis que la République américaine est une république moderne fondée sur les
traditions parlementaires de l’Angleterre. Celle-là est en guerre permanente avec l’Europe,
tandis que celle-ci est florissante en paix. L’héroïsme, le désintéressement, le courage militaire,
toutes les vertus nécessaires à la République française n’ont pas leur place dans la République
américaine. Celui qui adore celle-là ne manque pas d’être déçu par celle-ci27).
La monarchie de Juillet, objet du double refus de Stendhal, est-elle à révolutionner ? Oui, si
le retour de la Première République est possible. Stendhal en rêve de temps en temps, comme
nous l’avons montré plus haut. Mais, tout en continuant à adorer la Première République, il
sait bien qu’elle n’est plus de mise. Décidément l’avenir sera américain et Stendhal refuse cet
avenir. Alors il ne lui reste que le passé dont les survivants lui procurent « tous les charmes
d’une conversation polie ».
Il nous reste à savoir si le « tableau si noir »28)de l’Amérique brossé par Stendhal correspond
bien à la réalité américaine.
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2. L’antiaméricanisme de Stendhal
L’auteur des Promenades dans Rome nous parle d’un curieux personnnage nommé « Clinker
». C’est un « Américain fort riche », nouvellement débarqué à Livourne avec l’intention de voir
l’Europe pendant un an. L’auteur passe trois jours à Rome avec M. Clinker, mais c’est « un
devoir » pour lui, et « la société de cet homme » l’attriste profondément29).
Deux stendhaliens30) ont douté de la réalité de cette anecdote et l’un d’eux a conclu que le
personnage de M. Clinker était « sans doute totalement fictif »31). L’autre n’exclut pas la
possibilité d’un personnage réel32). Mais les deux stendhaliens sont d’accord sur un point : M.
Clinker, qu’il soit un personnage fictif ou non, est le type même du riche Américain.
Il nous semble néanmoins bien douteux que M. Clinker soit vraiment américain. N’est-t-il
pas plus français qu’américain ? L’idée n’est pas neuve. C’est V. Del Litto qui l’a énoncée pour la
première fois, il y a plus de vingt ans, dans un débat : « [...] je crois que sa haine de l’argent, qui
est liée à l’hostilité qu’il éprouvait vis-à-vis de son père, s’est reportée sur l’Amérique »33). Mais
depuis Del Litto ne l’a pas développée et aucun stendhalien n’a emprunté jusqu’ici cette voie.
Nous nous proposons ici d’aller plus avant dans la recherche des origines françaises de
l’antiaméricanisme stendhalien.
M. Clinker est muni de plusieurs traits américains : il parle anglais : « How cheep ! how dear ! »34);
il est républicain et il a « beaucoup d’esclaves »35); ce qu’il dit du droit du père de disposer de son
argent aux États-Unis est exact36). Pourtant les traits de son caractère qui sont les plus
antipathiques à Stendhal : l’amour de l’argent et l’insensibilié devant la beauté, ne sont pas
nécessairement américains.
Monsieur et Madame Clinker, ce couple composé de la femme « souffrante et soumise »37)et du
mari qui ne pense qu’à l’argent, nous fait penser à Monsieur et Madame Boisseaux dans Féder.
Madame Boisseaux, incroyablement timide38), est d’ une « pureté angélique »39), tandis que M.
Boisseaux, bourgeois provincial enrichi, est un « être grossier », qui « de sa vie, n’a jamais
adoré que l’argent »40)et dont l’ignorance est extrême « à l’excepition de ce grand art de gagner
de l’argent »41); il ne possède pas « la moindre idée nette » sur la peinture42). L’idolâtrie de
l’argent, l’inculture, la grossièreté, Stendhal ne projette-t-il pas tous ces défauts des bourgeois
français sur M. Clinker ? M. Clinker n’est-il pas M. Boisseux déguisé en Américain ?
Citons le passage qui indique le plus explicitement la relation très intime et très étroite entre
M. Boisseaux et l’argent : « Et, revenant à son geste habituel quand il voulait se rassurer contre
quelque inconvénient, il plongea sa main droite dans la poche de son gilet, remplie de
napoléons ; il en prit une poignée, l’agita avec force dans sa main, plus les laissa retomber dans
la poche ; puis de nouveau les saisit violemment : c’était à la lettre manier de l’or »43). Stendhal
ne décrit certes pas le son produit par le geste de Boisseaux, c’est-à-dire le tintement des
napoléons qui retombent dans la poche. Dans l’anecdote de M. Clinker ce son est indiqué dans
le nom même du personnage, puisque le mot anglais « clink » peut suggérer le tintement des
pièces de monnaie et que « clinker » signifie « celui qui fait tinter ». Clinker et Boisseaux, deux
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adorateurs de l’argent, partagent donc sans doute cette même habitude de « manier de l’or ».
Mais ce n’est pas tout. Stendhal lui-même rêvait à ce geste dans sa jeunesse : « Mon peu
d’assurance vient de l’habitude où je suis de manquer d’argent. Quand j’en manque, je suis
timide partout ; comme j’en manque souvent, cette mauvaise disposition de tirer les raisons
d’être timide de tout ce que je vois est devenue presque habituelle pour moi. Il faut absolument
m’en guérir ; le meilleur moyen serait d’être assez riche pour porter pendant un an au moins,
chaque jour, cent louis en or sur moi. Ce poids continuel, que je saurais être d’or, détruirait la
racine du mal »44)Qui donc est responsable du manque d’argent du jeune Stendhal ? On sait
bien qu’il considérait son père comme premier responsable de ses difficultés pécuniaires.
Philippe Berthier montre d’ailleurs le rôle castrateur d’un père que le jeune Stendhal croyait
sinon avare du moins très regardant avec lui : « Entre Chérubin, qui, négligeant de constituer
un majorat, empêche Henri d’être baron et Cenci qui oblige ses fils à mendier au long des
chemins, il existe sans doute une différence de degré, mais la monstruosité est la même, la
castration aussi injustifiable et terrible »45). Or, M. Clinker lui aussi a un fils. Il est venu en
Europe « avec sa femme et son fils »46). Le fils n’apparaît jamais dans le texte, mais M. Clinker,
tout comme François Cenci, se considère comme « le maître absolu of his own money »47). Ce que
dit M. Clinker est bien conforme à la législation américaine relative aux successions, car les «
lois américaines partagent également les biens du père, mais dans le cas seulement où sa volonté
n’est pas connue » et que « chaque homme [...] a pleine liberté, pouvoir et autorité, de disposer de
ses biens par testament, de léguer, diviser, en faveur de quelque personne que ce puisse être,
pourvu qu’il ne teste pas en faveur d’un corps poliltique ou d’une société organisée »
48)
.
Tocqueville ajoute pourtant : « Ceci s’explique mieux qu’on ne le pense : en France, la
démocratie est encore occupée à démolir ; en Amérique, elle règne tranquillement sur des
ruines»49). L’Amérique est en effet un pays où l’« œuvre de destruction » par « la loi des
successions » « est à peu près terminée » et où la « législation anglaise sur la transmission des
biens fut abolie dans presque tous les Etats à l’époque de la révolution. La loi sur les
substitutions fut modifié de manière à ne gêner que d’une manière insensible la libre
circulation des biens »50), ce qui signifie que malgré le droit absolu du père de disposer de ses
biens, ceux-ci sont dans la plupart des cas partagés également entre les enfants. Il est donc fort
probable que le cas de M. Clinker sera bien exceptionnel, s’il veut priver son fils du droit
d’héritier. D’autre part, M. Clinker s’indigne de l’injustice de la loi française qui oblige le père à
laisser une certaine part de ses biens à chacun de ses enfants. L’auteur des Promenades dit
qu’il lui a montré « les articles du code relatifs aux testaments »51). Mais si l’on pense à ce que
Stendhal a hérité de son père « ruiné »52), l’on est bien tenté de considérer cette scène comme à
la fois une dénonciation du crime de la castration perpétré par le père et une acceptation
résignée du peu que celui-ci a laissé. Forcé par la législation française, Chérubin Beyle a laissé
à son fils un tout petit héritage, insuffisant pour guérir le fils du trauma de la castration. M.
Clinker, protégé par la loi américaine, pourra traiter son fils beaucoup plus durement que
Chérubin Beyle. Tout comme Cenci, il est le double diabolisé de Chérubin, et à ce titre l’objet du
43
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Quelques réflexions sur les idées politiques de Stendhal
profond ressentiment de Stendhal.
M. Clinker, qui brandit le « droit de disposer de son propre argent »53), est moins américain
que français, parce qu’il est exceptionnel comme Américain et qu’en lui sont projetés non
seulement la haine stendhalienne des bourgeois français, mais aussi le trauma de la castration
subie autrefois par Stendhal.
Sur ce dernier point, le nom de « Clinker » nous offre une autre piste. Selon Théodoridès, ce
nom a été inspiré à Stendhal par le roman de Tobias Smolette, The expedition of Humphry
Clinker54). Or, l’un des thèmes de ce roman anglais publié en 1775 est celui de la relation entre
un père et son fils naturel qui s’appelle Humphry Clinker. Lors de leur première rencontre, le
père qui ne sait pas que Clinker est son fils, lui donne « a guinea »55). Dans les Promenades
dans Rome, M. Clinker n’est pas le fils, mais le père égoïste ; le rôle est donc inverse, mais la
similarité est claire56). Un passage de la Vie de Henry Brulard montre bien que la haine
stendhalienne des bourgeois français provient de celle du père :
[...] je n’ai été pour mon père qu’un demandeur d’argent ; la froideur a sans cesse
augmenté, il ne pouvait dire un mot qui ne me déplût. Mon horreur était de vendre un
champ à un paysan en finassant pendant huit jours à l’effet de gagner 300 fr[ancs] : c’était
là sa passion.[...] L’argent fut donc, et avec raison, la grande pensée de mon père, et moi je
n’y ai jamais songé qu’avec dégoût57).
L’amalgame entre les Américains et les bourgeois français est fréquent chez Stendhal. Lucien
Leuwen identifie les marchands français aux citoyens américains : « Prenez un petit marchand
de Rouen ou de Lyon, avare et sans imagination, et vous aurez un Américain » 58) .
L’identification de la France avec l’Amérique commence déjà dans Le Rouge : « La tyrannie de
l’opinion, et quelle opinion! est aussi bête dans les petites villes de France qu’aux États-Unis
d’Amérique » ; « Le grand malheur des petites villes de France et des gouvernements par
élections, comme celui de New York, c’est de ne pas pouvoir oublier qu’il existe au monde des
êtres comme M. de Rênal. Au milieu d’une ville de vingt mille habitants, ces hommes font
l’opinion publique, et l’opinion publique est terrible dans un pays qui a la charte »59). M. de
Rênal est un aristocrate, mais il s’est enrichi grâce à « sa grande fabrique de clous » et au «
commerce du fer »60). Il ne peut être poli lorsqu’on parle d’argent61). Dès le début du roman,
l’auteur ne cesse de montrer la cupidité et la parcimonie de M. de Rênal, à la fois noble et
bourgeois, et répète ce thème à satiété62).
En plein milieu de la rédacition du Rouge et le Noir, Stendhal publie un article dans Le
National ( 10 mars 1830) où se côtoient tous les thèmes stendhaliens sur l’Amérique. D’abord le
thème du suffrage universel :
L’ouvrier est-il devenu riche, l’élection lui ouvre les portes de tous les emplois.[...]
Promettre sa voix, en prenant de l’eau-de-vie dans une auberge, ou solliciter la voix de son
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240
voisin pour soi ou pour un ami, est le grand amusement et la principale occupation d’un
Amécricain qui a amassé de quoi vivre. Ces électeurs sont jaloux de toute supériorité.63).
Il y a quinze ou vingt élections par an dans chaque ville ; chacun veut plaire à tous. Au lieu
de faire la cour à un roi, ou à un préfet, ou à un évêque, un riche Américain fait la cour à la
populace.64)
Ce dénigrement du suffrage universel aux États-Unis vient moins de l’information de la réalité
américaine que de la haine stendhalienne des bourgeois et du peuple français. Tout comme
Lucien Leuwen, c’est parce qu’il hait les bourgeois français que Stendhal refuse le suffrage
universel. Nous avons déjà cité, dans la première partie de cet article, le passage des Mémoires
d’un touriste où il décharge sa colère contre les bourgeois enrichis. Quant au peuple, il nous
faut citer d’autres passages des Mémoires :
[...] Je remonte en voiture en me demandant si l’habitude des élections, qui réellement ne
commence en France que cette année, va nous obliger à faire la cour à la dernière classe du
peuple commme en Amérique. En ce cas, je deviens bien vite aristocrate. Je ne veux faire la
cour à personne, mais moins encore au peuple qu’au ministre.[...] Notre gaieté libertine et
imprudente, notre esprit français, seront-ils écrasés et anéantis par la nécessité de faire la
cour à de petits artisans grossiers et fanatiques, comme à Philadelphie ?65)
[...] Je n’en finirais pas si je voulais raconter toutes les absurdités du grand travail qu’on
exécute en ce moment. Tel est l’effet de l’aristocratie du cabaret. Nous voici déjà en
Amérique, obligés de faire la cour à la partie la plus déraisonnable de la population66).
Stendhal a beau dire : « j’aime le peuple », ce serait pour lui « un supplice de tous les instants
que de vivre avec le peuple »67).
Sur le thème du culte de l’argent des Américains, Stendhal pousse le dénigrement jusqu’à la
calomnie dans l’article du National :
[...] un seul mot exprime toute la civilisation de l’Amérique : ce mot est dollars. Gagner de
l’argent honnêtement, c’est-à-dire sans être repris de justice, est la seule pensée d’un
Américain pendant six jours de la semaine68).
Stendhal relie ainsi par « c’est-à-dire » deux expressions dont la connotation est très différente.
Par cette manœuvre, il souligne l’immoralité des Américains. Cette déformation de la réalité
américaine vient elle aussi de la haine stendhalienne des bourgeois français qui sont aussi
immoraux que les Américains. Rappelons-nous le passage des Mémoires d’un touriste où
Stendhal nous montre les bourgeois français qui trichent :
45
Quelques réflexions sur les idées politiques de Stendhal
239
[...] j’avais pour compagnons de voyage des bourgeois riches ou plutôt enrichis. [...] Ces gens
parlaient constamment d’eux et de ce qui leur appartient : leurs femmes, leurs enfants,
leurs mouchoirs de poche, qu’ils ont achetés en trompant le marchand de un franc sur la
douzaine69).
Passons au thème de la stricte observance du repos dominical :
Prier Dieu, écouter un prêtre à idées sombres, et tâcher de ne pas aller en enfer, est la
seule occupation le dimanche. Ce peuple est, sans comparaison, le plus religieux du monde.
Si le dimanche il voit un homme galoper, il le prend en horreur comme impie70).
La critique du protestantisme américain animée par l’image d’un homme qui galope ou marche
trop vite le dimanche et qu’on prend « en horreur comme impie » revient de manière obsédante
chez Stendhal71). Certes cette critique est fondée sur la réalité des États-Unis ; on connaît bien
l’origine puritaine de ce pays et le rôle prépondérant du protestantisme dans la société
américaine. Nous ne le nions pas, mais ce que nous voulons faire remarquer, c’est que Stendhal
exagère beaucoup ce trait religieux lorsqu’il dit : «Prier Dieu, écouter un prêtre à idées sombres,
et tâcher de ne pas aller en enfer, est la seule occupation le dimanche », et que sous cette
critique se cache son expérience bien française. D’abord, la France, pays catholique par
excellence, ne manque pourtant pas de « prêtres à idées sombres » et de gens qui tachent « de
ne pas aller en enfer » :
[...] Si vous songez à faire la cour aux hommes qui ont la puissance, votre perte éternelle
est assurée.[...] permettez-moi de vous le dire,[...], dans l’état de prêtre, je tremblerai pour
votre salut72).
Sans cesse Julien trouvait écrites au charbon, sur les murs des corridors, des phrases
telles que celle-ci : qu’est-ce que soixante ans d’épreuve, mis en balance avec une éternité
de délices ou une éternité d’huile bouillante en enfer ?73)
Ensuite, l’horreur de Stendhal pour le repos dominical s’enracine dans sa haine des bourgeois
et du petit peuple français :
La conversation du vrai bourgeois sur les hommes et la vie, qui n’est qu’une collection de
ces détails laids, me jette dans un spleen profond quand je suis forcé par quelque
convenance de l’entendre un peu longtemps. Voilà le secret de mon horreur pour Grenoble
vers 1816 qu’alors je ne pouvais m’expliquer. Je ne puis pas encore m’expliquer aujourd’hui,
à cinquante-deux ans, la disposition au malheur que me donne le dimanche. Cela est au
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238
point que je suis gai et content ; au bout de deux cents pas dans la rue, je m’aperçois que
les boutiques sont fermées : « Ah ! c’est dimanche », me dis-je. À l’instant toute disposition
intérieur au bonheur s’envole. Est-ce envie pour l’air content des ouvriers ou des bourgeois
endimanchés ? J’ai beau me dire : « Mais je perds ainsi cinquante-deux dimanches par an
et peut-être dix fêtes » . La chose est plus forte que moi. Je n’ai de ressource qu’un travail
obstiné74).
Stendhal s’exclame ironiquement dans Le National : « Jugez du bonheur qu’un Français
trouverait dans les Etats-Unis ! »75). Mais il n’est pas sûr qu’il soit plus heureux le dimanche en
France qu’en Amérique.
Un autre thème apparaît, celui de la stérilité culturelle des Américains :
[...] dès l’âge de cinq ans, un enfant est utile à ses parents. Il ne faut donc pas espérer que
ces jeunes Américains liront Virgile, ni même Shakespeare. Ils sentent leur infériorité
sous le rapport de l’éducation littéraire, et sont, en conséquence, de la vanité la plus
amusante et la plus incroyable. Leur grande affaire, quand ils conversent avec un
Européen, n’est pas de chercher des idées vraies ou amusantes sur les choses d’Europe,
mais bien de profiter de toutes les occasions pour vanter l’Amérique. Ils sont pour les
beaux-arts comme pour la littérature. M. Hall fait le récit le plus plaisant d’une exposition
de tableaux à New York76).
Sur Shakespeare il faut se souvenir de ce que Stendhal a écrit dans Racine et Shakespeare :
L’année dernière ( août 1822 ), le soldat qui était en faction dans l’intérieur du théatre de
Baltimore, voyant Othello qui, au cinquième acte de la tragédie de ce nom, allait tuer
Desdemona, s’écria [...] Il ne se passe pas d’années sans que les journaux ne rapportent des
faits semblables77).
[...] vingt huit millions d’hommes, savoir : dix-huit millions en Angleterre, et dix millions
en Amérque, admirent Macbeth et l’applaudissent cent fois par an78).
Pour stigmatiser l’Amérique, double diabolisé de la France bourgeoise et inculte, Stendhal
n’hésite pas à se contredire. Par ailleur, comme bien des intellectuels européens de l’époque,
Stendhal, rassuré par la supériorité culturelle de l’Europe sur l’Amérique, n’a nullement
l’intention de connaître les artistes et les écrivains américains. Les intellectuels européens
croyaient voir en Amérique « un vide culturel », mais ce vide « n’était en réalité que le vide de
leur propre information »79). Citons le seul nom de Edgar Poe qui commence à publier ses
poèmes dès 1827 et que le public français ne connaîtra que bien des années après grâce à la
traduction de Baudelaire. Stendhal critique la vantardise des Américains, mais c’est plutôt du
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237
Quelques réflexions sur les idées politiques de Stendhal
côté des Européens que se trouvent alors l’orgueil et la vantardise.
Entraîné par l’avis très négatif d’un voyageur anglais sur l’Amérique, Stendhal va trop loin
dans son antiaméricanisme. Il va jusqu’à affirmer que « la civilisation recule aux Etats-Unis »80).
Philippe Berthier écrit dans sa note sur cette phrase stendhalienne : « On trouve ici l’écho de la
vieille controverse sur la dégénérescence américaine(cf. R. Rémond, op. cit., t.I, pp.261, 266) : le
XVIIIe siècle avait cru qu’étant plus récemment émergé que l’ancien, le nouveau continent, plus
froid, plus humide, moins fertile, développait moins complètement toutes les formes de vie » et il
cite un passage des Mémoires d’Outre-Tombe de Chateaubriand qui croit à la dégénérescence
américaine81). Berthier, qui ne critique nullement cette théorie désuète, semble y croire comme
Stendhal et Chateaubriand ! Mais c’est d’autant plus curieux que le livre de R. Rémond dont
Berthier indique jusqu’aux pages concernées raconte en détail « la riposte » qui « vint des plus
notoires et des plus qualifiés » d’entre les Américains : Franklin et Jefferson82). A la question de V.
Del Litto : « Etant donné que Stendhal a fait un tableau si noir de son temps, est-ce que l’on
connaît des écrivains américains de l’époque qui auraient fait des descriptions contestataires, qui
correspondraient à ce qu’en dit Stendhal ; parce que, qui n’entend qu’un son n’entend qu’une
cloche »83), Berthier répond : « Je confesse mon ignorance quant à la question de savoir s’il y avait
une contestation de l’intérieur à la même époque »84). Son ignorance est très proche de l’esquive.
Le « tableau si noir » de l’Amérique laissé par Stendhal reflète moins la réalité américaine
que celle de la France. C’est pourquoi lorsqu’il aborde le problème de l’Amérique, Stendhal est
trop simpliste, trop catégorique.
NOTES
1)Mona Ozouf, Les aveux du roman, le dix-neuvième siècle entre Ancien Régime et
Révolution, Fayard, 2001, p.155.
2)Jean-Pierre Richard, Connaissance et tendresse chez Stendhal, dans Stendhal et
Flaubert, Seuil, coll. «Points», 1970, p.19.
3)Stendhal, Lucien Leuwen, dans Romans et nouvelles, t.I, Gallimard, Bibliothèque de la
Pléiade, 1972, p.1072.
4)Ibid., pp.1227-1228.
5)Michel Crouzet, « Misanthropie et vertu. Stendhal et le problème républicain », Revue des
Sciences Humaines, janvier-mars 1967, p.50.
6)Stendhal, Lucien Leuwen, dans Romans et nouvelles, t.I, Gallimard, Bibliothèque de la
Pléiade, 1972, p.1072.
6)Ibid., p.1358.
7)Mona Ozouf, L’homme régénéré. Essai sur la Révolution française, Gallimard, 1989, p.116.
8)Michel Crouzet, « Misanthropie et vertu. Stendhal et le problème républicain », Revue des
Sciences Humaines, janvier-mars 1967, p.43.
9)Stendhal, Lucien Leuwen, dans Romans et nouvelles, t.I, Gallimard, Bibliothèque de la
Pléiade, 1972, p.1315.
10)Michel Crouzet, « Introduction » de son édition de Lucien Leuwen, Flammarion, t.I, 1982,
p.25.
11)Anne-Marie Meininger, dans une note de son édition de Lucien Leuwen, t.II, Imprimerie
nationale, 1982, p.362.
48
236
12)Stendhal, Mémoires d’un touriste, dans Voyages en France, Gallimard, Bibliothèque de la
Pléiade, 1992, pp.221-222.
13)Ibid., p.222.
14)Ibid., p.130.
15)Ibid., p.144. Cf. Fernand Rude, Stendhal et la pensée sociale de son temps, Gérard
Monfort, 1983, pp.237-238.
16)Stendhal, Voyage dans le Midi de la France, dans Voyages en France, Gallimard,
Bibliothèque de la Pléiade, 1992, pp.735-736.
17)Ibid., p.736.
18)François Furet, Penser la Révolution française, Gallimard, Folio Histoire No3, 1999, p.103.
19)François Furet, article « Terreur » du Dictionnaire critique de la Révolution française,
Evénements (avec Mona Ozouf), Flammarion, Collection. Champs, 1992, p.314.
20)Sur ce point, nous ne partageons pas l’avis de Philippe Berthier. Voir Philippe Berthier, «
Le Rouge et le Blanc », Recherches et Travaux, No46, Grenoble, U.F.R. de Lettres. Université
Stendhal, 1994, p.83.
21)Simon Schama, Citizens. A Chronique of the French Revolution, New York, Vintage
Books, 1990, p.860.
22)Stendhal, De l’amour, éd. H. Martineau, Garnier Frères, Classiques Garnier, 1959,
pp.333-334.
23)Stendhal, Journal, dans Œuvres intimes, t.II, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade,
1982, p.324 ; 23 août 1838.
24)Stendhal, Mémoires d’un touriste, dans Voyages en France, Gallimard, Bibliothèque de la
Pléiade, 1992, pp.5-6.
25)Ibid., pp.319-320.
26)Stendhal, Promenades dans Rome, dans Voyages en Italie, Gallimard, Bibliothèque de la
Pléiade, 1973, p.835.
27)Sur le culte de la Révolution française qui continue à alimenter l’antiaméricanisme
français jusqu’au XXe siècle, voir : Philippe Royer, L’Ennemi américain, Généalogie de
l’antiaméricanisme français, Seuil, 2002, pp.521-528.
28)V. Del Litto, dans un « débat » de Stendhal, le saint-simonisme et les industriels. Stendhal
et la Belgique, Bruxelles, Editions de l’Université de Bruxelles, 1979, p.255.
29)Stendhal, Promenades dans Rome, dans Voyages en Italie, Gallimard, Bibliothèque de la
Pléiade, 1973, pp.1121-1122.
30)Jean Théodoridès, « Stendhal et Jacquemont devant l’industrialisme, ou les affinités
électives », dans Stendhal, le saint-simonisme et les indutriels, Stendhal et la Belgique,
Editions de l’Université de Bruxelles, 1979, p.125 ; « A propos de M. Clinker », dans « Carnet
des lecteurs », Stendhal Club , No110, 15 janvier 1986, p.184 ; Harry Redman Jr., « M.
Clinker a-t-il existé ? », dans « Notes », Stendhal Club, No108, 15 juillet 1985, pp.372-374.
31)Jean Théodoridès, « A propos de M. Clinker », dans « Carnet des lecteurs », Stendhal
Club , No110, 15 janvier 1986, p.184.
32)Harry Redman Jr., « M. Clinker a-t-il existé ? », dans « Notes », Stendhal Club, No108, 15
juillet 1985, p.374.
33)V. Del Litto, dans Stendhal, le saint-simonisme et les industriels, Stendhal et la Belgique,
Bruxelles, Editions de l’Université de Bruxelles, 1979, p.254.
34)Stendhal, Promenades dans Rome, dans Voyages en Italie, Gallimard, Bibliothèque de la
Pléiade, 1973, p.1122.
35)Ibid.
49
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Quelques réflexions sur les idées politiques de Stendhal
36)Ibid., p.1121.
37)Ibid., p.1122.
38)Stendhal, Féder, dans Romans et nouvelles, t.II, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade,
1968, p.1293.
39)Ibid., p.1295.
40)Ibid., p.1330.
41)Ibid., p.1325.
42)Ibid., p.1297.
43)Ibid., p.1331.
44)Stendhal, Journal, dans Œuvres intimes, t. I, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1981,
p.96 ; 12 juillet 1804. Cf. Michel Crouzet, « Les Français du King Philippe », dans Le dernier
Stendhal, Eurédit, 2000, p.397.
45)Philippe Berthier, Stendhal et la sainte famille, Genève, Droz, 1983, p.5. Cf. Stendhal, Les
Cenci, dans Romans et nouvelles, t.II, Gallimard, Biblitothèque de la Pléiade, 1968, p.689 :
«[...] un père [...] malgré ses immenses richesses, ne voulut ni les [= ses fils ] vêtir ni leur
donner l’argent nécessaire pour acheter les aliments les plus grossiers ».
46)Stendhal, Promenades dans Rome, dans Voyages en Italie, Gallimard, Bibliothèque de la
Pléiade, 1973, p.1121.
47)Ibid.
48)Tocqueville, De la démocratie en Amérique, t.I, Gallimard , FOLIO/HISTOIRE, 1993,
p.616.
49)Ibid.
50)Ibid., p.100.
51)Stendhal, Promenades dans Rome, dans Voyages en Italie, Gallimard, Bibliothèque de la
Pléiade, 1973, pp.1121-1122.
52)Stendhal, Correspondance, t. II, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1967, p.215 ; à
Mareste, 17 janvier 1831.
53)Stendhal, Promenades dans Rome, dans Voyages en Italie, Gallimard, Bibliothèque de la
Pléiade, 1973, p.1122.
54)Jean Théodoridès, « Stendhal et Jacquemont devant l’industrialisme, ou les affinités
électives », dans Stendhal, le saint-simonisme et les indutriels, Stendhal et la Belgique,
Editions de l’Université de Bruxelles, 1979, p.125.
55)Tobias Smolett, The expedition of Humphry Clinker, New York/London, Norton, 1983,
p.78.
56)Sur le nom de Humphry Clinker, James L. Thorson écrit dans sa note de l’édition citée : «
“ To dine with Duke Humpry ” was a proverbial phrase for doing without a meal, and “
clinker ” was a slang term for a piece of excrement»(p.76). Son interprétation du nom «
Clinker » diffère donc de la nôtre, mais elle ne l’invalide pas, car, comme le dit Sigmund
Freud dans son article « Caractère et érotisme anal » ( Charakter und Analerotik )(1908), il
y a une étroite relation entre l’or et les matières fécales.
57)Stendhal, Vie de Henry Brulard, dans Œuvres intimes, t.II, Gallimard, Bibliothèque de la
Pléiade,1982, pp.596-597.
58)Stendhal, Lucien Leuwen, dans Romans et nouvelles, t.I, Gallimard, Bibliothèque de la
Pléiade, 1972, p.855.
59)Stendhal, Le Rouge et le Noir, Editions Garnier Frères, Classiques Garnier, 1977, pp.6,
141.
60)Ibid., p.5.
50
234
61)Ibid., p.14.
62)Ibid., pp.4, 8, 31, 36, 47, 58-59, etc.
63)Stendhal, Travels in North America, Mélanges, t.II, dans Œuvres complètes, Genève,
Cercle du Bibliophile, 1972, t.XLVI, p. 233.
64)Ibid., p.237.
65)Stendhal, Mémoires d’un touriste, dans Voyages en France, Gallimard, Bibliothèque de la
Pléiade, 1992, pp.5-6.
66)Ibid., p.30.
67)Stendhal, Vie de Henry Brulard, dans Œuvres intimes, t.II, Gallimard, Bibliothèque de la
Pléiade, 1982, p.686.
68)Stendhal, Travels in North America, Mélanges, t.II, dans Œuvres complètes, Genève,
Cercle du Bibliophile, 1972, t.XLVI, p.233.
69)Stendhal, Mémoires d’un touriste, dans Voyages en France, Gallimard, Bibliothèque de la
Pléiade, 1992, pp.319-320.
70)Stendhal, Travels in North America, Mélanges, t.II, dans Œuvres complètes, Genève,
Cercle du Bibliophile, 1972, t.XLVI, pp.233-234.
71)Lucien Leuwen , éd.cit., p.1358 ; Promenades dans Rome , éd.cit., p.652 ; Voyage en France
, éd.cit., p.500 ; De l’amour , Garnier Frères, 1959, p.159.
72)Stendhal, Le Rouge et le Noir, Editions Garnier Frères, Classiques Garnier, 1977, pp.4344.
73)Ibid., p.172.
74)Stendhal, Vie de Henry Brulard, dans Œuvres intimes, t.II, Gallimard, Bibliothèque de la
Pléiade, 1982, pp.730-731.
75)Stendhal, Travels in North America, Mélanges, t.II, dans Œuvres complètes, Genève,
Cercle du Bibliophile, 1972, t.XLVI, p.234.
76)Ibid., pp.234-235.
77)Stendhal, Racine et Shakespeare, Œuvres complètes, Genève, Cercle du Bibliophile, 1970,
t. XXXVII, pp.15-16.
78)Ibid., p.92.
79)Jean-François Revel, L’obsession anti-américaine, Plon, 2002, p.252.
80)Stendhal, Travels in North America, Mélanges, t.II, dans Œuvres complètes, Genève,
Cercle du Bibliophile, 1972, t.XLVI, p.237.
81)Philippe Berthier, « Stendhal et la “ civilisation ” américaine », dans Stendhal, le saintsimonisme et les industriels, Stendhal et la Belgique, Bruxelles, Editions de l’Université de
Bruxelles, 1979, pp.141-142.
82)René Rémond, Les Etats-Unis devant l’opinion française 1815-1852, Armand Colin, 1962,
pp.264-265.
83)V. Del Litto, dans Stendhal, le saint-simonisme et les industriels, Stendhal et la Belgique,
Bruxelles, Editions de l’Université de Bruxelles, 1979, p.255.
84)Ibid., p.256.
(Faculté des Lettres, Université Ritsumeikan)
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