article en pdf

Transcription

article en pdf
LES DROITS DE L’HOMME :
DE L’INTUITION UNIVERSALISTE
À L’UNIVERSALITÉ RÉCUSÉE
par
Roger Koussetogue KOUDÉ (*)
Enseignant à l’Institut des droits de l’homme de Lyon –
Université catholique de Lyon
La question des droits de l’homme s’est posée depuis toujours (1).
Il importe donc, s’agissant de l’universalité de ces droits, d’en
débattre en permanence pour qu’une vision trop optimiste – ou trop
facilement optimiste – ne prenne pas le dessus sur les réalités (2). En
effet, les droits de l’homme passent parfois pour des évidences premières et une certaine facilité intellectuelle voudrait les réduire au
rationalisme des Lumières (3) et que ce ne serait qu’à partir de cette
époque qu’ils se seraient progressivement exportés vers le reste du
monde au gré des contingences historiques. Aussi, les querelles
actuelles au sujet de l’universalité des droits de l’homme ne relè-
(*) Les analyses qui suivent sont largement inspirées de la Communication de
l’auteur lors du Colloque international sur le thème : «Quelle contribution de l’Afrique de l’ouest à la tradition universelle des droits de l’homme?» (Abidjan-Côted’Ivoire, 13-15 mars 2006), colloque organisé par le Centre de recherche et d’action
pour la paix (CERAP) et l’Organisation internationale de la francophonie (OIF).
(1) En réalité, les droits de l’homme ont une histoire très ancienne et, pour mieux
la comprendre, la poursuivre pour en être finalement les transmetteurs, il est indispensable de chercher jusqu’à leurs sources les plus profondes pour en dégager les fondements véritables ainsi que les explications. En recourant à l’histoire des droits de
l’homme depuis les origines, on s’aperçoit que cette pensée – qui n’est étrangère à
aucune société humaine –, a connu une longue évolution, se précisant progressivement, avant de prendre la morphologie actuelle à travers les textes qui s’y rapportent.
(2) Yacoub J., Les droits de l’homme sont-ils exportables?, Ed. Ellipses, Paris,
2004, pp. 5-11.
(3) Il est vrai, en effet, qu’il existe un certain optimisme rationaliste inspiré des
Lumières et de la logique galiléo-cartésienne qui voudrait fonder toutes les affaires
humaines sur des évidences – rationnelles ou expérimentales – communes à toute
l’humanité. Seulement, l’être humain n’est pas exclusivement un sujet rationnel! Il
est aussi un être lié à une histoire particulière, c’est-à-dire à des traditions sociales,
culturelles, religieuses, affectives, etc., qui ne peuvent être ignorées.
910
Rev. trim. dr. h. (68/2006)
vent-elles pas davantage de cette erreur historique que d’un véritable débat de fond (4)?
De même, la tendance croissante à la politisation du débat et les
résistances étatiques (multiformes) qui lui sont corollaires font parfois douter de la nature intrinsèquement universelle des droits de
l’homme et de la nécessité de leur respect inconditionnel. Comment
peut-on expliquer une telle tendance à la politisation du débat?
Quels en sont les enjeux? Prenant parti pour l’universalité des
droits de l’homme et leur effectivité, Pierre Boutros-Ghali – alors
Secrétaire général des Nations unies – avait lancé cette mise en
garde assez révélatrice dans son allocution lors de la Conférence
mondiale de Vienne de 1993 (5) : «Lorsque la souveraineté devient
l’ultime argument des régimes autoritaires pour porter atteinte aux
droits et libertés des hommes, des femmes, des enfants, à l’abri des
regards, alors – je dis gravement – cette souveraineté-là est déjà
condamnée par l’histoire» (6).
L’universalité proclamée des droits de l’homme ne peut, cependant, se faire sans tenir compte des identités particulières car chaque culture a sa propre façon de la formuler. Aussi, dans un monde
où les effets pervers de la mondialisation génèrent misère, pauvreté
et violence, comment faire pour rendre effectif ce qui représente l’un
des objectifs majeurs de la communauté internationale qui, depuis
la Charte de San Francisco de 1945, proclame régulièrement sa «foi
dans les droits fondamentaux de l’homme»?
L’objet de cette étude est de saisir les droits de l’homme dans
toute leur complexité et leur polysémie (ci-après I), mais il sera
aussi question des résistances à la mise en œuvre effective de ces
droits (ci-après II).
(4) Cette politisation croissante des droits de l’homme est due à la fois au zèle de
ceux qui en font un sacerdoce et un moyen de pression politique sur les Etats d’une
part, et d’autre part, aux Etats eux-mêmes qui n’hésitent pas parfois – et même souvent – à se livrer à des manœuvres dilatoires lorsqu’ils sont invités à assumer leurs missions de protection, ou lorsqu’ils doivent rendre compte des graves violations dont ils
se rendent coupables. D’ailleurs, il est assez fréquent que les Etats qui sont les «cibles»
des organisations de défense récupèrent à leur compte le discours des droits de l’homme
en affirmant la légitimité de ces droits tout en les violant quotidiennement.
(5) Dans le sillage de la chute du Mur de Berlin marquant la fin de la guerre
froide, les Nations unies ont organisé une conférence mondiale consacrée aux droits
de l’homme. Celle-ci s’est tenue à Vienne en Autriche du 14 au 25 juin 1993.
(6) M. Boutros-Gali définit, à l’occasion, trois impératifs aux droits de l’homme :
l’universalité, tout en reconnaissant les particularités; la garantie, c’est-à-dire «des
mécanismes et procédures efficaces et, enfin, la démocratie qu’il considère comme le
plus sûr garant du respect des droits de l’homme.
Roger Koussetogue Koudé
911
I. – Les droits de l’homme :
un discours polysémique et hégémonique?
En réalité, les droits de l’homme ne sont pas une création ex
nihilo comme on voudrait parfois le faire croire. Il y a une histoire
et une généalogie des droits de l’homme dont les sources de légitimation sont aussi diverses que variées.
A. – Du pourquoi au pour-quoi
des droits de l’homme
Même dans leur formulation actuelle, telle que nous en avons connaissance à travers les instruments juridiques internationaux, les
droits de l’homme sont loin d’être le monopole d’une culture particulière qui se serait imposée dans l’histoire. A partir de cette idée
de base et suivant une certaine casuistique, il est possible de penser
les droits de l’homme à partir de quelques postulats :
a. Les droits de l’homme sont, tout d’abord, un discours de représentation de l’homme et cette parole de l’homme sur l’homme vise
à définir la place et le statut de l’être humain dans la société. C’est
le fondement philosophique et éthique des droits de l’homme qui
sera peu à peu transcrit en règle de droit. La difficulté à ce niveau
réside dans le fait que toutes les sociétés ont leurs propres discours
de représentation de l’humain.
b. En deuxième lieu, ils résultent d’une affirmation de la dignité
humaine et c’est une constante dans tous les grands courants religieux. Elle donne aussi aux droits de l’homme des fondements
métaphysiques, d’où leur sacralité – voire leur «indiscutabilité» (7).
(7) Voy. à ce sujet les différentes déclarations des droits de l’homme qui se fondent
sur des évidences. Nous pouvons en citer deux, à titre d’exemple :
– La Déclaration d’indépendance américaine (4 juillet 1776) commence par cette
formule : «Nous tenons pour évidentes par elles-mêmes les vérités suivantes : tous les
hommes sont créés égaux; ils sont doués par le Créateur de certains droits inaliénables;
parmi ces droits se trouvent la vie, la liberté et la recherche du bonheur. Les gouvernements sont établis par les hommes pour garantir ces droits, et leur juste pouvoir émane
du consentement des gouvernés. Toutes les fois qu’une forme de gouvernement devient
destructive de ce but, le peuple a le droit de le changer ou de l’abolir et d’établir un
nouveau gouvernement, en le fondant sur les principes et en l’organisant en la forme
qui lui paraîtront les plus propres à lui donner la sûreté et le bonheur…»;
– La Charte africaine des droits de l’homme et des peuples (28 juin 1981) proclame
que «les droits fondamentaux de l’être humain sont fondés sur les attributs de la personne humaine, ce qui justifie leur protection internationale…» tout en réaffirmant
→
912
Rev. trim. dr. h. (68/2006)
c. Ensuite, les droits de l’homme ont également à être pensés
comme une révolte de la conscience humaine (8), c’est-à-dire comme
l’expression de la capacité de l’homme à s’indigner devant le mal,
devant l’arbitraire ou l’inacceptable (9).
d. Enfin, les droits de l’homme peuvent être pensés simplement
comme une stratégie de survie face au pire et à la régression barbare. Ce qui traduit là encore la capacité de l’homme à faire le choix
de la vie (et donc de l’à-venir) plutôt que de se complaire dans la
logique de la violence infernale (10).
De ce qui précède, on peut dire que les droits de l’homme sont
de nos jours considérés comme des valeurs devant être partagées par
l’ensemble de la communauté internationale, voire par tous les
membres de la famille humaine. Il se dégage de ce statut des droits
de l’homme – comme valeurs – trois éléments de réflexion :
a. Les droits de l’homme sont des valeurs fondatrices des sociétés
modernes et à ce titre, les constitutions de nos pays respectifs s’y
référent systématiquement, généralement dès le préambule (11). De
←
l’attachement des Etats africains «aux libertés et aux droits fondamentaux de l’homme
et des peuples contenus dans les déclarations, conventions et autres instruments adoptés
dans le cadre de l’Organisation de l’unité africaine, du Mouvement des pays non alignés et de l’Organisation des Nations unies».
(8) Lors de la Table ronde sur les droits de l’homme (Oxford, 11-19 novembre
1965), René Cassin disait : «La Déclaration universelle […] ne se présente pas uniquement comme la protestation nécessaire et positive de la conscience humaine en
riposte à des atrocités d’une ampleur inouïe. Elle est aussi, c’est ce qui fait sa force
durable, l’expression des aspirations élémentaires, permanentes de l’ensemble de
l’humanité : celles sans doute des êtres déjà parvenus à un certain niveau de vie, de
culture et d’exigences, mais aussi celles des centaines de millions d’êtres humains
encore accablés par l’oppression, la misère, l’ignorance et commençant à prendre
conscience des conditions nécessaires à leur dignité collective et individuelle» (in
L’enseignement des droits de l’homme, Unesco, Paris, 1985).
(9) Notre communication sur l’«Approche pénale et les questionnements sur les
«réparations» : peut-on modéliser un concept?» lors du «Parlement des Mémoires
2005» : «Mémoires croisés d’Europe et d’Algérie», Lyon 20 & 21 mai 2005, Université
Catholique de Lyon, colloque organisé conjointement par la Compagnie des Artisans
de Mémoires et l’Institut des Droits de l’Homme de Lyon.
(10) Tutu D., Il n’y a pas d’avenir sans pardon, Albin Michel, Paris, 2000.
(11) Ainsi, la Constitution indienne (adoptée par l’Assemblée constituante le
26 novembre 1949 et entrée en vigueur dès le 26 janvier 1950) fonde une république
démocratique et souveraine en vue d’assurer à tous les citoyens «la justice sociale,
économique et politique; la liberté de pensée, d’expression, de convictions, de croyance
et de culte; l’égalité de conditions et l’égalité des chances dans tous les domaines;
→
Roger Koussetogue Koudé
913
même, les peuples des Nations unies, résolus à préserver les générations futures du fléau de la guerre, ont proclamé à nouveau leur «foi
dans les droits fondamentaux de l’homme, dans la dignité et la valeur
de la personne humaine, dans l’égalité des droits des hommes et des
femmes…» (12). Cette foi dans l’homme et sa dignité intrinsèque sera
reprise systématiquement dans l’ensemble des instruments juridiques internationaux et régionaux relatifs aux droits de
l’homme (13).
b. Les droits de l’homme sont des valeurs régulatrices de l’existence collective et des institutions. Ceci se vérifie, là encore, à la lec-
←
la fraternité propre à assurer la dignité de l’individu et l’unité de la nation…» (Constitution indienne du 26 janvier 1950, Préambule).
La Constitution sénégalaise du 8 mars 1963 proclame solennellement l’indépendance du peuple du Sénégal et «son attachement aux droits fondamentaux, tels qu’ils
sont définis dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 et dans
la Déclaration universelle des droits de l’homme du 10 décembre 1948». La suite du
texte proclame «le respect et la garantie intangibles : des libertés politiques; des libertés
syndicales; des droits et des libertés de la personne humaine, de la famille et des collectivités locales; des libertés philosophiques et religieuses; du droit de propriété; des
droits économiques et sociaux».
Nous pouvons ajouter un troisième exemple avec la Constitution togolaise du
14 octobre 1992 selon laquelle le peuple togolais est conscient de la solidarité qui le
lie à la communauté internationale et est décidé, à ce titre, à «bâtir un Etat de droit
dans lequel les droits fondamentaux de l’homme, les libertés publiques et la dignité de
la personne humaine doivent être garantis et protégés». Qu’un tel Etat de droit ne peut
être «fondé que sur le pluralisme politique, les principes de la démocratie et de la protection des droits de l’homme tels que définis dans la Charte des Nations unies de 1945,
la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 et les Pactes internationaux
de 1966, la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples adoptée en 1981 par
l’Organisation de l’unité africaine». Tout en proclamant solennellement la ferme
volonté du peuple togolais à «combattre tout régime politique fondé sur l’arbitraire, la
dictature, l’injustice», la Constitution du Togo précise en son article 10 que «tout être
humain porte en lui des droits inaliénables et imprescriptibles» et que la «sauvegarde
de ces droits est la finalité de toute communauté humaine». Ce qui fait que «l’Etat a
l’obligation de les respecter, de les garantir et de les protéger».
(12) Charte de l’Organisation des Nations unies, Préambule, §1er.
(13) Notamment la Déclaration universelle des de l’homme de 1948, les deux Pactes de 1966, etc. Aux termes de la Convention américaine relative aux droits de
l’homme du 22 novembre 1969, les Etats américains signataires :
«Réaffirmant leur propos de consolider sur ce continent, dans le cadre des institutions démocratiques, un régime de liberté individuelle et de justice sociale, fondé sur le
respect des droits fondamentaux de l’homme;
Reconnaissent que les droits fondamentaux de l’homme ne découlent pas de son
appartenance à un Etat donné, mais reposent sur les attributs de la personne humaine,
ce qui justifie leur protection internationale, d’ordre conventionnel, secondant ou complétant celle que procure le droit interne des Etats américains».
914
Rev. trim. dr. h. (68/2006)
ture des textes fondateurs de nos sociétés qui se disent toutes fondées sur le droit et le règne de la loi (14).
c. Les droits de l’homme sont, enfin, des valeurs donatrices de
sens (15), leurs fonctions étant entre autres de nous amener à nous
interroger en permanence sur le sens et le pourquoi (et le pour-quoi)
de notre vivre-ensemble, voire notre être-ensemble.
Penser les droits de l’homme et leur fonction critique (16) revient
finalement à s’interroger sur une triple expérience, à savoir : l’expérience sociale, l’expérience politique et l’expérience éthique. C’est
toute l’approche philosophique des droits de l’homme qui doit consister à réfléchir et à débattre en permanence sur :
– le sens de notre vie commune malgré nos expériences parfois dramatiques (17), ce qui la fonde ou la légitime et nous lie en tant
que communauté (nationale, continentale, internationale ou simplement comme «famille humaine»);
(14) La Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, après avoir rappelé que «le but du Conseil de l’Europe est de réaliser une union plus étroite entre ses membres, et que les moyens d’atteindre ces buts
est la sauvegarde et le développement des droits de l’homme et des libertés
fondamentales»; tout en réaffirmant le «profond attachement des Etats membres à ces
libertés fondamentales qui constituent les assises mêmes de la justice et de la paix dans
le monde et dont le maintien repose essentiellement sur un régime politique démocratique, d’une part, et, d’autre part, sur une conception commune et un commun respect
des droits de l’homme dont ils se réclament», affirme la résolution et l’attachement des
Etats membres au respect de la liberté et «la prééminence du droit».
De même, la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples affirme dès le
préambule sa filiation à la Charte de l’Organisation de l’unité africaine (O.U.A.,
aujourd’hui Union africaine) aux termes de laquelle «la liberté, l’égalité, la justice et
la dignité sont les objectifs essentiels à la réalisation des aspirations légitimes des peuples africains».
(15) Voy. à ce sujet la communication de Kä Mana lors du séminaire
international : «Cultures africaines et droits de l’homme» (Dakar-Sénégal, du 29 juillet
au 1er août 2002); séminaire organisé par la Fédération internationale de l’Action des
Chrétiens pour l’Abolition de la Torture (Fi-Acat), Actes du séminaire, pp. 99-117.
(16) Les droits de l’homme assurent aussi une fonction critique et à ce titre, on
ne peut véritablement parler des droits de l’homme dans une société qu’en prenant
acte de cette fonction en tant que critique et comme limite du pouvoir et du politique.
(17) D. Tutu, Il n’y a pas d’avenir sans pardon, op. cit. Voy. aussi à ce sujet nos
articles relatifs à la gestion du génocide rwandais de 1994 :
– «Justice, Vérité et Réconciliation au Rwanda après le génocide : la question du
‘gacaca’», Cahiers de l’Institut des Droits de l’Homme de Lyon-IDHL, mai 2004,
pp. 189-225,
– «Le Rwanda ose relire les pages de son l’inommable : essai de refléxion sur les
juridictions ‘gacaca’», Le Courrier de l’ACAT, janvier-février 2003, pp. 32-34.
Roger Koussetogue Koudé
915
– le pouvoir et l’autorité de l’Etat, car c’est le pouvoir qui organise
le droit et en assure la mise en œuvre; or, la relation pouvoir-droit
est à envisager sous deux angles possibles : si le pouvoir se réfère
au droit comme source et limite de toute autorité, c’est alors un
système d’exercice contrôlé du pouvoir que l’on peut appeler Etat
de droit ou démocratie; mais il arrive aussi que le pouvoir prétende être le droit – ou sa source première – en s’exerçant sans
limite ni contrôle réel et c’est la logique de la dictature;
– nos aspirations, nos attentes ou espérances individuelles et
collectives; c’est tout cela qui constitue la réflexion éthique, non
pas nécessairement au sens religieux du terme, mais au sens de
valeurs fondamentales communes; cette réflexion éthique sur ce
qui constitue nos valeurs communes renvoie à la citoyenneté qui
est aussi l’idée morale du souci de l’autre.
A partir des quatre postulats ci-dessus posés, nous pouvons dire
que ce que nous appelons aujourd’hui «droits de l’homme» correspond en réalité à des expériences vécues dans différentes sociétés à
travers l’histoire. Car, dans toutes les sociétés, la question du statut
et de la dignité irréductibles de l’homme s’est toujours posée d’une
manière ou d’une autre. Aussi, toutes les sociétés ont essayé
d’apporter des réponses diverses et variées à la question des droits
de l’homme en produisant des lois, en adoptant des codes ou des
mécanismes de régulation sociale ainsi que des stratégies appropriées pour la survie du groupe. Il est donc possible d’affirmer que
toutes les cultures sont des architectures de réponses, car il n’y a
pas de société sans règles ni de cultures sans tentatives de réponses
plus ou moins concrètes aux questions que l’homme se pose à luimême, aux autres et à l’univers qui l’entoure.
B. – De l’axiologie à la «justiciabilité» :
la question de l’effectivité des droits de l’homme
Les discours sur l’homme, convaincus de leur vérité, insistent sur
l’unité du genre humain en s’adressant à l’humanité dans son
ensemble. Par exemple, dans les sociétés africaines, ces discours
sont fondés avant tout sur l’éminente dignité de la personne
humaine qui trouve ses explications dans les mythes les plus
anciens : l’homme a été créé par Dieu afin de devenir son interlocuteur. Ainsi, dans les injonctions des Anciens Egyptiens (18), il est
(18) Le Livre des Morts des Anciens Egyptiens contient des formules de confession
négative au moment où le cœur de chacun est pesé devant le tribunal d’Osiris : «Je
→
916
Rev. trim. dr. h. (68/2006)
dit : «N’usez pas de la violence contre les hommes à la campagne
comme en ville car ils sont nés des yeux du Soleil, ils sont le troupeau de Dieu». Dans la pensée persane, il est dit que tous les hommes sont membres d’un seul et même corps «puisqu’ils sont créés
d’une seule et même essence» et que «tous les êtres humains ne forment qu’un seul être; qui touche à l’un des membres me touche –
et s’il le blesse, il me blesse» (19).
La lecture des différentes visions et représentations de l’homme à
travers l’histoire et les cultures laisse penser que ce que nous appelons aujourd’hui «droits de l’homme» est non seulement un bien
commun à l’humanité (20), mais une exigence humaine universelle
dont l’évolution a connu trois grandes phases (21), se traduisant par
les affirmations suivantes :
a. Au plan philosophique et théologique, l’unité et de l’éminence de
la nature humaine (universalisme axiologique) se trouvent dans toutes les traditions. L’affirmation de l’unité du genre humain s’est
faite aussi bien dans la pensée hellénistique (22) – notamment avec
le stoïcisme –, la sagesse asiatique avec Confucius (23) que les diffé←
n’ai pas causé de souffrance aux hommes; je n’ai pas usé de violence contre ma
parenté; je n’ai pas fréquenté les méchants; je n’ai pas maltraité mes serviteurs; je n’ai
pas privé l’indigent de sa subsistance; je n’ai pas provoqué la famine; je n’ai pas tué
ni ordonné le meurtre; je n’ai pas fait pleurer les hommes mes semblables; je n’ai pas
provoqué de maladie parmi les hommes» (extrait du Livre des Morts des Anciens Egyptiens, G. Kolpaktchy, Stock-Plus, p. 213).
(19) Saadi (de Chiraz), poète persan musulman (1213-1291), auteur de Gulistan.
(20) Yacoub J., Les droits de l’homme sont-ils exportables?, op. cit., pp. 26-33.
(21) Gandini J.-J., Les droits de l’homme, Librio, E. J. L., 1998, pp. 5-18.
(22) Le sophisme grec affirmait déjà avec Protagoras (486-410 av. J.- C.) que
«l’homme est la mesure de toute chose» et Sophocle faisait dire à un de ses personnages
qu’«il est bien des merveilles en ce monde mais qu’il n’en est de plus grande que
l’homme» (Antigone). Lire aussi à ce sujet l’ouvrage de Guy Haarscher : Philosophie
des droits de l’homme (Bruylant, Ed. de l’Université de Bruxelles, Bruxelles, 1993).
(23) A partir de la pensée de Confucius (551?- 479 av. J.-C.), l’enseignement philosophique classique en Chine affirme que la loi que le Ciel a mise dans le cœur de
l’homme s’appelle la loi naturelle et que l’observation de cette loi naturelle est la voie
(ou la règle) de nos actions. Tzeu Seu montre aussi que la loi naturelle, commune à
tous les hommes parce que présente en chacun de nous, trouve son fondement dans
le Ciel et est immuable; qu’elle est tout entière en chaque homme et qu’il n’est
jamais permis de s’en écarter. Il encourage chaque disciple de la sagesse à chercher
en lui-même et à trouver par lui-même ces vérités, afin qu’il repousse les mauvaises
impressions faites sur lui par les objets extérieurs et qu’il rende parfaites ses vertus
naturelles. C’est la voie de l’équilibre et de l’harmonie qui sont la loi générale de tout
se qui se trouve et se fait dans l’univers. Quand l’équilibre et l’harmonie atteignent
leur plus haut degré, chaque chose est à sa place dans le Ciel et sur la Terre; tous les
→
Roger Koussetogue Koudé
917
rentes traditions issues du monothéisme (24). Ces différents discours
sur l’unité du genre humain sont en parfaite adéquation avec les
visions africaines de l’homme. C’est d’ailleurs ce que démontre si
bien Desmond Tutu dans son ouvrage précité à travers le principe
d’ubuntu, expression non seulement de notre appartenance commune mais aussi de notre participation à la même humanité (25).
b. Au plan juridique, on reconnaît l’égale dignité de tous les hommes en droits et en devoirs (universalisme juridique (26)). Ces droits
déclarés inhérents à la nature humaine, imprescriptibles et inaliénables sont aussi caractérisés par leur sacralité, leurs prétentions à
←
êtres se développent et se propagent heureusement (Cf. Les Quatre Livres, Tchoung
Ioung, L’invariable milieu, 1 à 4, éd. Séraphin Couvreur, Cathasia, Les Belles Lettres).
(24) Paul de Tarse affirme l’unité du genre humain au cœur même de la diversité :
«Il n’y a ni Juifs, ni Grecs, il n’y a ni esclaves ni hommes libres, il n’y a ni hommes
ni femmes; car tous vous ne faites qu’un dans le Christ» (Epître aux Galates 3-28).
En remontant plus loin, on peut citer l’étonnement du psalmiste devant la grandeur
de l’homme : «Qu’est-ce que l’homme que tu penses à lui, le fils d’un homme que tu
en prennes souci? Tu l’as voulu un peu moindre qu’un dieu, le couronnant de gloire
et d’honneur. Tu l’établis sur les œuvres de tes mains, tu mets toute chose à ses
pieds», dit le Psaume 8. De même, le Psaume 138 : «Je te louerai car je suis une vraie
merveille». Et ce très beau verset coranique : «Ô hommes! Nous vous avons créés (à
partir) d’un mâle et d’une femelle et nous vous avons constitués en confédérations
et en tribus pour que vous vous connaissiez. Le plus noble d’entre vous, aux yeux
d’Allah, est le plus pieux» (Coran, XLIX, 13).
(25) En défendant l’option sud-africaine pour la justice restauratrice (celle qui
honore à la fois victimes et bourreaux) plutôt que la justice des vainqueurs (système
Nuremberg) ou l’amnistie générale (système adopté par beaucoup de pays sud-américains après la chute des dictatures à la fin des années 1980, choix que l’auteur
qualifie d’ailleurs d’«amnésie»), Desmond Tutu écrit ceci : «[…] cette troisième voie
est en accord avec la vision du monde africaine – ce que nous appelons ubuntu dans
les langues du groupe nguni, ou botho dans les langues sotho. Qu’est-ce qui pousse
tant de gens à choisir de pardonner plutôt que de réclamer un châtiment, à se montrer magnanimes et prêts à accorder leur pardon plutôt que d’assouvir leur
vengeance?»
Le mot ubuntu est très difficile à traduire dans une langue occidentale. Il exprime
le fait de se montrer humain. Lors que nous voulons faire connaître tout le bien que
nous pensons de quelqu’un, nous disons : «Yu u nobuntu»; ce qui signifie qu’il est
tout à la fois généreux, accueillant, amical, humain, compatissant et prêt à partager
ce qu’il possède. C’est aussi une façon de dire : «Mon humanité est liée inextricablement à la vôtre» ou «Nous appartenons au même faisceau de vie». Nous avons un
principe : «Un être humain n’existe qu’en fonction des autres êtres humains». C’est
assez différent de «Je pense donc je suis». Cela signifie plutôt : «Je suis humain parce
que je fais partie, je participe, je partage».
(26) Tel qu’il résulte de la Charte des droits des l’homme des Nations unies,
notamment la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 et les deux Pactes de 1966.
918
Rev. trim. dr. h. (68/2006)
l’universel, leur «indiscutabilité» (27) et leur optimisme parfois
excessif… Cette étape qui marque le processus de codification des
droits de l’homme a connu diverses fortunes à travers les sociétés
et c’est en Europe occidentale que la production juridique a été la
plus abondante, depuis la Magna Carta jusqu’aux révolutions des
XVIIIe et XIXe siècles. Même si les textes du XVIIIe siècle avaient
déjà quelques prétentions universelles (28) (voire «universalisantes»), ce n’est qu’au cours de la deuxième moitié du XXe siècle
que le processus de codification au plan universel a pu véritablement se réaliser tout en se développant.
c. Enfin, au plan juridictionnel (la «justiciabilité» des droits de
l’homme avec, notamment, l’universalisation des possibilités de contrôle, de recours et de sanction) plusieurs mécanismes de sanction
de portée universelle ont été créés, dont la toute récente Cour
pénale internationale (CPI) (29). C’est précisément dans la Charte
de l’Organisation des Nations unies que résident les fondements de
(27) C’est le côté un peu dogmatique des droits de l’homme et le caractère déclaratif des textes qui les proclament. En effet, pour les déclarants, il s’agit de «droits
a priori» inhérents à la nature même de l’homme. Les mots sont gravés dans le marbre, les constituants n’ont eu pour seule mission que de les faire constater (d’où l’idée
de «déclaration», du Latin «declaratio», qui veut dire action de faire constater, de
montrer clairement). Dès lors, «la conservation des droits naturels et imprescriptibles
de l’homme, inviolables et sacrés» devient un devoir pour les gouvernants qui n’ont
d’autres choix que de les reconnaître! Ce qui rend impossible toute contestation de
ces droits de l’homme proclamés, y compris la résistance à l’oppression…
(28) La Déclaration américaine d’indépendance de 1776, qui est a priori un texte
destiné aux habitants des treize colonies anglaises d’Amérique, n’en demeure pas
moins un instrument de lutte à vocation universelle qui s’adresse à l’«opinion de
l’humanité», énonçant dès le préambule des droits que les déclarants tiennent pour
des vérités évidentes par elles-mêmes : «tous les hommes sont créés égaux». Par contre,
la déclaration «française» de 1789 n’était pas conçue pour les Français
exclusivement! C’est une déclaration qui se voulait universelle dès le départ, s’adressant à tous les hommes, présents et à venir. Le contenu de la Déclaration de 1789
ne fait apparaître le mot «français» qu’une seule fois pour parler des représentants
du peuple français. Tout le reste du texte reste abstrait et parle de l’homme en général, sans références géographiques ni historiques précises car c’est une déclaration des
droits qui se situe d’emblée hors du temps et de l’espace, ce qui lui donne un caractère et une portée universels…
(29) La Cour pénale internationale – créée par le Traité de Rome du 17 juillet 1998
– est effective depuis le 1er juillet 2002, date d’entrée en vigueur dudit traité. Son
siège est à La Haye au Pays–Bas et, conformément au Traité de Rome précité, la
compétence matérielle de cette instance pénale internationale (permanente, contrairement aux Tribunaux internationaux ad hoc pour l’ex Yougoslavie et pour le
Rwanda qui sont des juridictions non permanentes) couvre les crimes de génocide
(article 6), les crimes contre l’humanité (article 7) et les crimes de guerre (article 8),
etc.
Roger Koussetogue Koudé
919
ces mécanismes de contrôle et de sanction, comme indiqué à
l’article 1, alinéa 3 de ce texte fondateur qui fait du respect des
droits de l’homme l’un des objectifs essentiels de l’Organisation (30).
Ainsi, l’article 13, alinéa 1b autorise-t-il l’Assemblée générale à faire
des recommandations en vue de «faciliter pour tous sans distinction
de race, de sexe, de langue ou de religion, la jouissance des droits de
l’homme et des libertés fondamentales».
L’universalité des droits de l’homme, loin d’être acquise dans les
faits, reste cependant une affirmation forte qui trouve sa légitimation dans la plupart des instruments juridiques internationaux auxquels ont librement souscrit presque tous les Etats membres de la
communauté internationale. Mais, les droits de l’homme sont un
discours à la fois polysémique et hégémonique; ils sont un outil à
tout faire (31), avec des risques évidents d’être détournés de leurs
fonctions véritables (32). Ainsi, les droits de l’homme représentent
aujourd’hui un enjeu politique, géopolitique et géostratégique
majeur dans les relations entre Etats. C’est ce que montre la fonc-
(30) En vertu de l’article 55 de la Charte, «le respect universel et effectif» des ces
droits et libertés doit être favorisé dans le cadre de la coopération économique et
sociale internationale. Cette politique onusienne visant le respect universel et effectif
des droits de l’homme ne va pas sans poser des problèmes, compte tenu de l’interférence permanente des considérations liées aux intérêts (politiques) des Etats. Pour
Pierre Boutros Boutros-Ghali, ancien Secrétaire général des Nations unies, il y trois
problèmes principaux dans la protection et l’application universelles. Il y a
«premièrement, la question de deux poids deux mesures : dans certains cas, on se préoccupe des violations, dans d’autres, on choisit d’ignorer. C’est la difficulté la plus
grave, qui fait perdre toute crédibilité au système. Sa faiblesse, c’est d’être appliqué de
façon arbitraire». La deuxième difficulté, selon Pierre Boutros Boutros-Ghali, «vient
du fait que l’on s’attache à l’aspect politique formel – comme les libertés d’expression
ou de religion, alors que l’on néglige un autre aspect, celui des droits économiques
comme le droit au logement ou de manger à sa faim. Dans des conditions d’extrême
misère, il est difficile d’appliquer les droits de l’homme». Et la troisième difficulté viendrait de «la tendance à vouloir poser des conditions. Ainsi, des experts venus d’Occident
prétendent imposer des critères comme la bonne ‘gouvernance’, la liberté ou la démocratie, des libertés formelles à des populations de l’autre bout du monde. C’est donnantdonnant : fonds ou aide contre démocratie, la quadrature du cercle. Un dernier point
qui complique tout, ce sont les sanctions : elles aggravent les problèmes de développement
et indirectement affaiblissent la promotion des droits de l’homme...» (Pierre Boutros
Boutros-Ghali, entretien avec Jean-Claude Buhrer et Claude B. Levenson, cité
dans L’ONU contre les droits de l’homme, op. cit., pp. 229-230).
(31) J. Yacoub, Les droits de l’homme sont-ils exportables?, op. cit., pp. 133-166.
Voy. aussi N. Chomsky, R. Clark, E.W. Said, La loi du plus fort-Mise au pas des
Etats voyous, Le Serpent à Plumes, Paris, 2002.
(32) S. Bessis, L’Occident et les autres, Ed. La Découverte & Syros, Paris, 200102, pp. 238-328.
920
Rev. trim. dr. h. (68/2006)
tion qui leur est dévolue, laquelle fonction se décline sous différentes formes :
a. Il s’agit d’abord d’un facteur d’intégration éthique : la Déclaration de la Conférence de Vienne de 1993 affirme que, «eu égard
aux buts et principes de l’Organisation des Nations unies, la promotion et la protection de ces droits sont une préoccupation légitime de
la communauté internationale» (33). Les droits de l’homme, tels
qu’ils résultent des instruments juridiques internationaux, développent un consensus mondial quant au statut même de l’homme. Dès
lors, ne peuvent véritablement faire partie de cette communauté
internationale ou s’en réclamer que ceux des Etats qui font clairement allégeance à ces valeurs des droits de l’homme, s’engageant
ainsi à les respecter et à les faire respecter.
b. Ils sont aussi un facteur de «civilisation» (34) des Etats en tant
que membres de la communauté mondiale, ce qui les engage à respecter un certain nombre d’obligations tant au niveau national
qu’international. Les instruments juridiques internationaux sont
des outils de mise en œuvre et d’évaluation de cette civilisation
mondiale des droits de l’homme.
c. Les droits de l’homme contribuent à renforcer la citoyenneté et
la démocratie aussi bien au niveau national qu’international. Il y a
aujourd’hui la manifestation d’une conscience de citoyenneté mondiale qui fait que l’on se sent concerné par ce qui se passe ici ou
ailleurs : résistance à l’oppression à l’échelon mondial, interdiction
de la torture et combat pour l’abolition de la peine de mort, lutte
contre la pauvreté, les maladies ou tout autre fait qui porterait
atteinte à la dignité de l’homme.
d. Enfin, les droits de l’homme sont, aujourd’hui, un enjeu politique et géostratégique important dans les relations internationales (35). C’est un argument de poids dans la conception des nouvel(33) Déclaration de la Conférence des Nations unies sur les droits de l’homme du
25 juin 1993, art. 4.
(34) L’article 3 commun aux quatre Conventions de Genève du 12 août 1949 fait
mention des garanties reconnues comme «indispensables entre les peuples civilisés». Le
préambule de la IVème Convention de La Haye de 1899 contient une clause, la
«Clause Martens» qui dispose que, «dans les cas non compris dans les dispositions
réglementaires (…), les populations civiles et les belligérants restent sous la sauvegarde
et sous l’empire des principes du droit des gens, tels qu’il résulte des usages entre
nations civilisées, les lois de l’humanité et les exigences de la conscience publique».
(35) J. Yacoub, Les droits de l’homme sont-ils exportables?, op. cit., pp. 69-168.
Voy. aussi N. Chomsky, R. Clark, E.W. Said, La loi du plus fort-Mise au pas des
Etats voyous, op. cit.
Roger Koussetogue Koudé
921
les théories, notamment le droit (et même le devoir) d’ingérence
politique, puis humanitaire et maintenant judiciaire avec l’avènement des juridictions pénales internationales et l’universalité de
leurs compétences (36).
II. – Les résistances à l’universalité
des droits de l’homme
De tout ce qui précède, l’universalité des droits de l’homme doit
compter avec la résistance des Etats dont les actions et les formes
sont variables. Il y a trois niveaux (possibles) de compréhension et
d’analyse de cette résistance politique des Etats.
A. – Les résistances des Etats
au titre du principe de l’article 2, alinéa 7
de la Charte des Nations unies
En premier lieu, il y a la résistance au titre de la pensée politique
stricto sensu, axée sur le sacro-saint principe de la souveraineté des
Etats (37), tel qu’il a été consacré par la Charte des Nations
unies (38). Une souveraineté qui, pour beaucoup de pays, reste
(36) Dans son allocution du 20 septembre 1999 lors de la séance inaugurale de
l’Assemblée générale des Nations unies, le Secrétaire général de l’Organisation Kofi
Annan a même parlé de la «souveraineté de l’individu» : «Aujourd’hui, il est largement admis que l’Etat est au service de sa population, et non le contraire. Dans le
même temps, la souveraineté de l’individu – j’entends par là l’ensemble des droits
de l’homme et des libertés fondamentales de chaque individu, tels qu’ils sont consacrés par la Charte – s’est trouvée renforcée par une prise de conscience renouvelée
du droit qu’a chaque individu de maîtriser sa propre destinée».
(37) Voy. notre article, «La pertinence opératoire de la justice pénale
internationale : vers un universalisme juridique toujours inachevé», Rev. trim. dr. h.,
2005, pp. 955-978.
(38) Article 2, alinéas 4 & 7. Ce principe trouve ses fondements dans le traité fondateur de Westphalie de 1648 et dans la pensée philosophico-politique de Jean Bodin
issue des Six Livres de La République. Cette œuvre de Jean Bodin (1529/30-1596) est
devenue célèbre pour sa définition de la souveraineté, envisagée par l’auteur comme
un pouvoir indivisible et absolu reconnu à l’Etat de faire les lois générales. Sans ce
pouvoir souverain, il n’y a véritablement pas d’Etat car le souverain est celui qui a
la compétence de sa compétence. Ce qui veut dire qu’il n’a de compte à rendre qu’à
lui-même, d’où son «injusticiabilité». Cependant, l’analyse de l’Etat et de la souveraineté dans la conception bodinienne ne peut être comprise qu’en la plaçant dans
le contexte et l’univers métaphysique dont est issu l’auteur. C’est pourquoi, la souveraineté étatique telle que défendue par Jean Bodin est aujourd’hui difficilement
envisageable, sauf si l’on ne s’en tient qu’à une logique purement idéologique, et
donc dogmatique.
922
Rev. trim. dr. h. (68/2006)
encore fragile du fait, entre autres, de son acquisition très récente
et parfois au prix de lourds sacrifices. En effet, le droit international
est fondé sur le principe de souveraineté susmentionné et son corollaire, la non-ingérence dans les affaires intérieures des Etats. Ce
principe est conçu pour garantir à chaque Etat, en tant qu’entité
politique dotée d’un pouvoir souverain, le respect de son intégrité
territoriale et son droit à l’autodétermination (39).
Cependant, outre le fait que les Etats eux-mêmes reconnaissent
traditionnellement la primauté des traités internationaux sur les
lois nationales y compris la Constitution, certaines dispositions du
même droit international – notamment les différents instruments
juridiques internationaux en matière de droits de l’homme (40) –
reconnaissent à chaque personne humaine des droits naturels sacrés
et imprescriptibles. Ce qui confère au titulaire de ces droits la possibilité de bénéficier d’une aide ou d’une assistance nécessaire à la
protection de sa vie, de sa santé ou de sa liberté (41). Ces droits sont
reconnus à l’individu en tant que tel, c’est-à-dire par-delà les contingences historiques, culturelles, religieuses ou politiques (42).
Cependant, cette double exigence fait que le caractère universel des
droits de l’homme ne les rend pas moins tributaires de la doctrine
matrice des Etats, à savoir la souveraineté. En effet, l’universalité
des droits de l’homme est légalement fondée par et sur le même
texte onusien qui fait du principe posé à l’article 2, alinéa 7 de la
Charte de 1945 la base même des relations internationales. Comme
(39) Le principe de souveraineté confère à l’Etat deux attributs essentiels : le
dominium (pouvoir domanial) et l’imperium (pouvoir impérial).
(40) Ces instruments juridiques internationaux en matière de droits de l’homme
trouvent leurs bases de légitimation dans la Charte des droits de l’homme des
Nations unies même, comme nous l’avons déjà évoqué.
(41) Voy. la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, les Conventions de Genève de 1949 et les Protocoles de 1977, les deux Pactes internationaux
relatifs aux droits de l’homme de 1966 ainsi que les textes qui les ont complétés.
(42) «Je suis tenté de dire que, par leur nature, les droits de l’homme abolissent la
frontière traditionnelle entre l’ordre interne et l’ordre international. Ils sont créateurs
d’une perméabilité juridique nouvelle. Il s’agit donc de ne les considérer, ni sous
l’angle de la souveraineté absolue, ni sous celui de l’ingérence politique. Mais, au contraire, il faut comprendre que les droits de l’homme impliquent la collaboration et la
coordination des Etats et des organisations internationales. Dans ce contexte, l’Etat
devrait être le meilleur garant des droits de l’homme. C’est à l’Etat que la communauté internationale devrait, à titre principal, déléguer le soin d’assurer la protection
des individus. Mais la question de l’action internationale doit se poser lorsque les
Etats s’avèrent indignes de cette mission, lorsqu’ils contreviennent aux principes fondamentaux de la Charte et lorsque, loin d’être les protecteurs de la personne humaine,
ils en deviennent des bourreaux» (P. Boutros-Ghali, allocution lors de l’ouverture
des travaux du Sommet mondial des droits de l’homme à Vienne le 14 juin 1993).
Roger Koussetogue Koudé
923
le montre si bien le professeur Joseph Yacoub, l’architecture même
du système international des droits de l’homme est assortie – tant
au niveau des principes que des mécanismes d’application – d’un
certain nombre de conditions et de restrictions qui réduisent considérablement la dimension universelle des droits de l’homme et altèrent leur efficacité (43).
Ces limites interviennent sous forme de réserves sur telle ou telle
clause, de déclarations interprétatives à fonction restrictive, de révision d’un traité ratifié, de dérogation, d’amendement, d’annulation
ou même de dénonciation (44). Les Etats usent de ces possibilités –
parfois en abusent! – au nom de leur souveraineté, arguant dans
certains cas d’une menace grave susceptible de nuire à leur existence même! Aussi, le caractère subsidiaire des organes de contrôle
et de sanction n’autorise les recours au niveau international
qu’après épuisement des recours internes. C’est donc dire que toute
ingérence, même immatérielle et quelles que soient les raisons, dans
les affaires intérieures d’un Etat est une atteinte aux dispositions
du droit international (45).
Même au niveau des instances régionales, la saisine de celles-ci
n’est possible que lorsqu’il y a épuisement des recours devant les
instances nationales. Il est vrai que cette modalité permet d’éviter
que les instances régionales ou internationales ne deviennent des tribunaux de grande instance, une fonction qui ne leur est pas dévolue
et pour laquelle elles ne disposent pas de moyens adéquats (46).
Cependant, il est de notoriété publique que dans beaucoup de pays,
la justice n’est pas toujours accessible aux citoyens en raison, entre
autres, de son éloignement géographique et même culturel, son coût
(43) J. Yacoub, Les droits de l’homme sont-ils exportables?, op. cit., p. 73.
(44) On se demande d’ailleurs si les réserves émises quasi systématiquement par
certains Etats visent réellement à exprimer une vision différente des droits de
l’homme ou – plus subtilement – à contourner les engagements internationaux pris
par les mêmes Etats. Toutefois, il existe ce qu’on appelle le «noyau dur», c’est-à-dire
des droits «indérogeables» expressément cités dans le Pacte relatif aux droits civils
et politiques de 1966. Il s’agit des articles 6, 7, 8, 11, 15, 16 et 18.
(45) Voy. arrêt de la Cour internationale de justice du 9 avril 1949 (affaire du
Détroit de Corfou, Royaume-Uni de Grande-Bretagne c. Albanie). Pour la Cour, le prétendu droit d’intervention dont se prévaut le Royaume-Uni de Grande-Bretagne est
la «manifestation d’une politique de force qui ne saurait trouver aucune place dans
le droit international» et que, «entre les Etats indépendants, le respect de la souveraineté nationale est l’une des bases essentielles des rapports internationaux».
(46) Telle est par exemple la position de la Commission africaine des droits de
l’homme et des peuples (Communication 74/92, §28 ; affaire contre le Tchad).
924
Rev. trim. dr. h. (68/2006)
excessif, sa lenteur et son impartialité souvent contestée (47). C’est
pourquoi, au niveau régional africain par exemple, la Commission
africaine des droits de l’homme et des peuples a tenu à préciser le
contenu du principe d’épuisement des voies de recours internes qui
prête souvent à confusion. En effet, pour la Commission, «il serait
incorrect d’obliger les plaignants à user des voies de recours qui ne
fonctionnent pas de façon impartiale et qui ne sont pas tenues de statuer conformément aux principes de droit. Le recours n’est ni adéquat
ni efficace» (48). Autrement dit, il serait indécent d’exiger des plaignants l’épuisement «des voies de recours internes qui, en termes pratiques, ne sont ni disponibles ni pratiques (49)».
C’est dire que le principe posé par l’article 2, alinéa 7 de la Charte
des Nations unies met en lumière le dilemme de ce qui est généralement appelé «l’ingérence» : d’un côté, il y a l’obligation juridique
de non immixtion (politique, diplomatique, judiciaire ou autres)
dans les affaires intérieures d’un Etat pour quelque motif que ce
soit, et de l’autre, l’impératif reconnu universellement de s’opposer
résolument à toues formes de violations graves et systématiques des
droits de l’homme pouvant représenter une menace à la paix et à
la sécurité internationales ou une atteinte à la dignité humaine (50).
Mais les initiatives en matière des droits de l’homme, mêmes inspirées par des motivations purement altruistes, ne sont pas toujours
(47) Voy. notre article : «Peut-on encore faire confiance à la justice tchadienne?»,
Contact, N’djaména-Tchad, septembre 1994.
(48) Communication 60/91, affaire Constitutional Rights Project contre le Nigeria.
(49) Communication 71/92, affaire Raddho contre la Zambie. Cette position constante de la Commission découle de l’interprétation selon laquelle «sur des cas de violations graves et massives des droits de l’homme, étant donné l’ampleur et la diversité des violations alléguées et le grand nombre de personnes impliquées, la
Commission considère que les voies de recours internes ne doivent pas être épuisées»
(Communication 27/89, 46/91, 49/91 et 99/93 jointes, affaire relative à l’expulsion des
Burundais du Rwanda en 1989). La Commission rejette ainsi toute interprétation littérale du concept d’«épuisement des voies de recours internes», car elle estime ne pas
pouvoir «exiger que la demande d’épuisement des recours internes s’applique littéralement aux cas où le plaignant se trouve dans l’incapacité de saisir les tribunaux
nationaux pour chaque plainte individuelle» (Communication 74/92, §30). De même,
lorsque les atteintes ayant fait l’objet de la communication relèvent des violations
«sponsorisées» par l’Etat, les recours présumés disponibles n’ont aucun intérêt. La
Commission estime aussi que lorsque les victimes des violations sont décédées, «il est
évident qu’aucune voie de recours interne ne peut apporter une solution satisfaisante
pour les plaignants» (affaire Ken Saro-Wiwa précitée, §6). Même si une telle possibilité existait, «l’exécution des victimes a définitivement forclos un tel recours» (affaire
Forum of Conscience contre la Sierra Leone, communication 223/98, §15).
(50) Résolutions 45/100, 45/101 et 45/102 des Nations unies du 14 décembre 1990.
Roger Koussetogue Koudé
925
exemptes d’un certain paternalisme propre à irriter certaines sensibilités. Ce qui peut s’expliquer par des raisons historiques que l’on
sait (51)... En effet, certains dirigeants des pays du sud se plaignent
régulièrement et parfois ouvertement d’une approche trop occidentale des modalités de mise en œuvre des droits de l’homme ou de
la démocratie et des pressions (politiques ou autres) qui s’en suivent
tandis que d’autres insistent sur les droits de l’homme qu’ils jugent
prioritaires par rapport au autres (52). Cette tendance semble opposer l’individualisme des pays riches (au nord et à l’ouest) à l’esprit
de solidarité qui caractériserait les autres sociétés. Un autre argument consiste à dire qu’il existe des spécificités culturelles en vertu
desquelles la vie politique, la démocratie et le respect des droits de
l’homme ne devraient pas être de simples copies de ce qui se fait
ailleurs, notamment en occident.
B. – Les résistances
au titre des spécificités culturelles (53) :
de l’affirmation de la particularité
à la tentation de la fascination du particularisme
Les querelles idéologiques qui ont marqué les relations internationales dès la fin du second conflit mondial ont créé une «cassure»
ayant abouti à la dissociation en 1966 entre les droits civils et politiques d’une part, les droits économiques, sociaux et culturels
d’autre part. Cette conception binaire des droits de l’homme – qui
tend malheureusement à opposer les droits dits de «première
génération» à ceux de «deuxième génération» – porte les stigmates
de la division idéologique du monde en deux blocs. Elle est aussi
caractéristique d’une double vision : l’individualisme (imputé au
pays riches au nord et à l’ouest) opposé à l’esprit de solidarité qui
serait le propre des pays moins nantis du sud et de l’est. A cette
première dissociation idéologique des droits de l’homme vont s’ajouter des particularismes régionaux touchant tour à tour les conti(51) S. Bessis, L’Occident et les autres, Ed. La Découverte & Syros, Paris, 200102. Lire en particulier les pages 238-328.
(52) M. Delmas-Marty, Trois défis pour un droit mondial, Seuil, Paris, 1998, p. 27.
(53) Outre la souveraineté nationale et les spécificités culturelles, c’est l’argument
religieux que certains dirigeants n’hésitent pas à avancer pour justifier leurs pratiques douteuses. Interpellé par la communauté internationale suite aux massacres des
populations et autres exactions commises dans le Darfour par les «Janjawid» (milices
«arabes» pro-gouvernementales), le président soudanais Omar Hassan al-Bechir (au
pouvoir depuis 1989 à la suite d’un coup d’Etat militaro-islamiste) a tout simplement dénoncé « un complot des croisés et des sionistes visant à attaquer l’islam», et a
appelé les musulmans à défendre leur religion menacée!
926
Rev. trim. dr. h. (68/2006)
nents européen, américain et africain. Ces particularismes régionaux
qui étaient essentiellement géographiques au départ (54) vont amorcer un virage religieux avec la Déclaration des droits de l’homme en
islam (1990) tandis que la Charte arabe des droits de l’homme de
1994 se fonde sur l’identité et la solidarité arabo-musulmane!
Ce phénomène est parfois perçu comme autant d’oppositions ou
d’obstructions à l’universalité des droits de l’homme proclamée
dans la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 puis
réaffirmée à différente reprises. Ce qui semble se vérifier, car à y
voir de près, on s’aperçoit que ce mouvement aboutit justement à
la fragmentation des droits de l’homme, marquant ainsi une certaine résistance à l’universalisme de la Déclaration de 1948, pourtant réaffirmé lors du Sommet des droits de l’homme de Vienne de
1993 par l’ensemble des Etats membres de l’Onu (55). Cette fragmentation apparaît plus ou moins nettement en procédant au
décryptage des textes régionaux susvisés qui renvoient finalement
chacun chez soi (56). Ainsi, la Convention européenne des droits de
l’homme et des libertés fondamentales tout comme la jurisprudence
de la Cour européenne des droits de l’homme dégagent un nette préférence pour les droits civils et politiques nonobstant l’adoption en
1961 d’une Charte sociale européenne (57) et l’adhésion massive des
nouveaux Etats (58) qui a quasiment fait doubler le nombre d’Etats
parties au système européen des droits de l’homme.
La Charte africaine des droits de l’homme et des peuples, adopté
en 1981 par les Etats africains, dit être fondée sur les «vertus de
(54) Convention européenne des droits de l’homme et des libertés fondamentales
de 1950, Convention américaine des droits de l’homme de 1969 et la Charte africaine
des droits de l’homme de 1981.
(55) P. Tavernier, «L’Onu et l’affirmation de l’universalité des droits de
l’homme», Rev. trim. dr. h., 1997, p. 379.
(56) M. Delmas-Marty, Trois défis pour un droit mondial, op. cit., pp. 25-44.
Cependant, la réalité est bien plus complexe que cela, car nous vivons une époque
marquée par des jeux d’influences diverses, la mobilité des personnes qui changent
d’ensembles culturels de temps à autre. Il y a aussi une transformation rapide de
représentations : parler plusieurs langues, changer de religion et/ou de mode de vie,
etc. En effet, il est difficile de parler aujourd’hui d’une culture ou d’une identité spécifiquement (exclusivement?) africaine, européenne ou autres, même s’il y a des particularités culturelles et symboliques évidentes. Voy. aussi à ce sujet quelques exemples dans la littérature contemporaine, notamment : Les identités meurtrières d’Amin
Maalouf (Grasset & Fasquelle, Paris, 1998), Je suis noir et je n’aime pas le manioc
de Gaston Kelman (Max Milo, Paris, 2004).
(57) La Charte a été révisée en 1996.
(58) Il s’agit essentiellement des pays du Centre et de l’Est de l’Europe ainsi que
des Balkans.
Roger Koussetogue Koudé
927
leurs traditions historiques et des valeurs de civilisation» (59) qui,
selon certains, seraient incompatibles avec le discours universel des
droits de l’homme (60). C’est pourquoi, tenant compte des «vertus
des traditions historiques et des valeurs de civilisation africaine qui
doivent inspirer et caractériser toute réflexion en matière des droits de
l’homme», la Charte africaine protège simultanément la personne et
les peuples en instituant de façon originale les devoirs vis-à-vis de
la communauté. L’affirmation des droits des peuples constitue une
originalité africaine (61) fondée sur le droit de tous les peuples à
l’existence et à l’autodétermination (62). Les droits et devoirs
qu’énonce la Charte se trouvent dans sa première partie, tandis que
la deuxième partie est consacrée aux mécanismes de contrôle. Les
devoirs consacrés par le texte de 1981 se répartissent en deux grandes catégories : les devoirs généraux vis-à-vis de la famille, de la
société et de l’Etat d’une part (article 27), et les devoirs spécifiques
vis-à-vis de ses «semblables sans discrimination aucune» (article 28),
d’autre part.
(59) Charte africaine des droits de l’homme et des peuples de 1981 (Préambule).
(60) Delmas-Marty M., Trois défis pour un droit mondial, op. cit., pp. 25-44. Voy.
aussi à ce sujet, notre article : «Peut-on, à bon droit, parler d’une conception africaine des droits de l’homme?», Rev. trim. dr. h., 2005, pp. 539-561.
(61) Toutefois, il faut préciser que cette originalité africaine issue de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples n’est pas sans lien avec le système international onusien qui est fondé sur l’égalité entre toutes les nations, grandes et petites, ainsi que sur le respect du «principe de l’égalité des droits des peuples et leur droit
à disposer d’eux-mêmes» (Voy. art. 55 de la Charte de 1945). Le droit des peuples à
disposer d’eux-mêmes est un droit si populaire en droit international qu’il a fait
l’objet de nombreux instruments juridiques internationaux adoptés en 1960, 1962,
1965 et 1970, etc. De même, les activités de la Cour internationale de justice (CIJ)
nous offrent une jurisprudence abondante et constante à ce sujet. Parmi les décisions
les plus connues, nous pouvons citer, entre autres : affaire du Détroit de Corfou (Albanie c. Royaume-Uni de Grande Bretagne, arrêt du 9 avril 1949), affaire des activités
militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. Etats-Unis
d’Amérique, arrêt du 27 juin 1986), affaire du Timor-Oriental (Portugal c. Australie,
arrêt du 30 juin 1995), etc.
(62) C’est une idée largement partagée dans les pays du sud dès les années 1950,
notamment avec la Conférence afro-asiatique de Bandung (24 avril, 1955) qui s’est
fondée, entre autres, sur la Charte des Nations unies. La Conférence a déclaré notamment que le «colonialisme dans toutes ses manifestations est un mal auquel il doit
être mis fin rapidement» et que la «question des peuples soumis à l’assujettissement
de l’étranger, à sa domination et à exploitation constitue une négation des droits fondamentaux de l’homme». Que tout cela était «contraire à la Charte des Nations unies
et empêche de favoriser la paix et la coopération mondiales». Aussi, la Conférence dit
apporter tout son soutien à «la cause de la liberté et de l’indépendance de tous les
peuples». Cette conférence est une étape décisive dans la lutte pour l’émancipation
et l’autodétermination des peuples colonisés; elle a marqué le début des vagues successives de décolonisation, principalement en Asie et en Afrique.
928
Rev. trim. dr. h. (68/2006)
Cependant, une analyse approfondie des droits de la personne
protégés par la Charte africaine ne dégage aucune originalité par
rapport aux instruments juridiques internationaux classiques tels la
Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, ou les Pactes
internationaux de 1966 (63). C’est d’ailleurs ce que fait remarquer
Fatsa Ouguergouz lors qu’il écrit : «[…] les points de convergence
entre celles-ci (la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples et la Déclaration universelle des droits de l’homme) l’emportent
en effet nettement sur leurs différences» (64). Cette opinion est partagée par Valère Yemet qui souligne que «la majorité des normes de
la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples est une
reprise des autres instruments universels et régionaux des droits de
l’homme» (65).
Par contre, une étude attentive du texte du 15 septembre 1994
montre que les difficultés (et les objections!) contenues dans la
Charte arabe des droits de l’homme (ci-après, la Charte arabe) sont
plus sérieuses et plus précises. Les références de légitimation de la
(63) En ajoutant la corde juridictionnelle à son arc, la Commission africaine a
mené une importante activité qui laisse dégager quelques principes «jurisprudentiels»
pouvant inspirer les travaux de la toute récente Cour africaine des droits de l’homme
et des peuples. En effet, dans plusieurs affaires soumises à sa compétence, la Commission a parfois fait preuve d’une grande audace en procédant à une interprétation
exhaustive et téléologique de la Charte et, à l’occasion, cette instance s’est donné une
certaine marge de manœuvre qui ne lui était pas reconnue statutairement. Ainsi, at-elle conclu dans l’affaire Ken Saro-Wiwa qu’elle «a été chargée par la Charte de
l’obligation positive de prévenir la violation des droits de l’homme» (communication
154/96, §43) et que «la Charte africaine a été élaborée et a reçu l’adhésion volontaire
des Etats africains désireux d’assurer le respect des droits de l’homme sur ce continent. Une fois ratifiée, les Etats parties à la Charte sont légalement liés par ses dispositions. Un Etat qui ne veut pas respecter la Charte africaine aurait dû ne pas la
ratifier. Une fois légalement lié, cependant, l’Etat doit respecter la loi au même titre
que l’individu», communication 154/96 précitée, 48). De même, la Commission ne se
contente pas des droits issus de la Charte mais souscrit à une interprétation plus
large de la notion d’engagement de l’Etat. C’est ainsi que dans l’affaire Gaëtan
Bwampamye (avocats sans frontières contre le Burundi), la Commission a fait remarquer que «le Burundi a ignoré les engagements des cours et tribunaux à se conformer
aux normes internationales en vue d’assurer un procès équitable» (§30). C’est une position assez constante de la Commission qui sera d’ailleurs réaffirmée dans deux autres
affaires, à savoir l’affaire Legal Ressources Foundation contre la Zambie et l’affaire
relative aux militaires nigérians condamnés à mort par le régime du Général Sani
Abatcha (communication 218/98, §24).
(64) F. Ougergouz, La Charte africaine des droits de l’homme et des peuples. Une
approche juridique des droits de l’homme, entre tradition et modernité, Paris, Puf, 1993,
p. 67.
(65) E. Yemet V., La Charte africaine des droits de l’homme et des peuples, Paris,
l’Harmattan, 1996, p. 44.
Roger Koussetogue Koudé
929
Charte arabe – que l’on peut regrouper sous trois catégories – sont
suffisamment révélatrices de ces difficultés (66). En effet, les termes
de la Charte arabe font référence à la fois à la loi islamique, au
nationalisme arabe et à un «civilisme» inspiré du droit international
des droits de l’homme (67). Une lecture approfondie du texte invite
à s’interroger premièrement sur la nature et le statut exacts de la
Charte : s’agit-il d’une charte arabe ou islamique des droits de
l’homme? En deuxième lieu, en quoi la référence fréquente aux
«religions divines» en général et à l’islam en particulier représentet-elle un enjeu fondamental (68)?
En essayant de répondre à la première question, Ramdane Babadji pense qu’il n’y a aucune ambiguïté quant on remonte au texte
fondateur qu’est la Charte de la Ligue des Etats arabes (69), car «à
aucun moment de ce texte relativement court (20 articles) précédé d’un
préambule tout aussi court (3 paragraphes), il n’est question ni de
l’islam ni de la religion en général…» (70). En effet, dès le préam(66) Après avoir proclamé «la foi de la nation arabe dans la dignité humaine, depuis
que Dieu a privilégié cette nation en faisant du monde arabe le berceau des révélations
divines et le lieu des civilisations...» et «les principes éternels définis par le droit musulman et les autres religions divines sur la fraternité et l’égalité entre les hommes», le
Préambule de la Charte réaffirme l’attachement des gouvernements des Etats membres de la Ligue des Etats arabes «à la Déclaration universelle des droits de l’homme,
aux Pactes internationaux relatifs aux droits de l’homme et à la Déclaration du Caire
sur les droits de l’homme en Islam».
(67) B. Botiveau, «Nationalisme arabe et droit islamique dans la Charte arabe des
droits de l’homme», in Vers un système arabe de protection des droits de l’homme, Centre arabe pour l’éducation au droit international humanitaire et aux droits humains
& Institut des droits de l’homme de Lyon, Imprimerie de l’Université catholique de
Lyon, Lyon, 2002, pp. 10-23. L’auteur y aborde la question sous deux angles
différents :
– d’une part les enjeux d’identité perceptibles à l’énoncé, qu’il considère comme
rendant problématique une acception commune de valeurs universalisables;
– d’autre part, «les exigences de civilité, c’est-à-dire le respect de la personne
humaine, qui trouvent leur expression dans les programmes d’action qui tirent
aujourd’hui leur légitimité des normes historiques établies par les instances
internationales» (p. 12), lesquelles normes sont adaptables à des situations concrètes
par les multiples institutions et association de la société civile internationale.
(68) R. Babadji, «Une Charte arabe des droits de l’homme : pourquoi faire?», in
Vers un système arabe de protection des droits de l’homme, op. cit., pp. 24-45.
(69) La Charte a été adoptée dans le cadre d’une organisation internationale, la
Ligue des Etats arabes, qui réunit des Etats d’Afrique du Nord, de l’Est et de la
péninsule arabique. Cet acte constitutif est un traité international signé au Caire en
1945. L’article 2 de la Charte précise les objectifs généraux contenus dans le préambule, lesquels objectifs touchent aux domaines suivants : les questions économiques
et financières, les communications, les questions intellectuelles, de nationalité et de
coopération judiciaire, les questions sociales et sanitaires, etc.
(70) Ibidem, pp. 26-27.
930
Rev. trim. dr. h. (68/2006)
bule, les Etats parties se disent «désireux de resserrer les liens étroits
qui lient les Etats arabes» et, «soucieux de cimenter et de renforcer ces
liens sur la base du respect de l’indépendance et de la souveraineté de
ces Etats, d’orienter leurs efforts vers le bien commun de tous les pays
arabes, l’amélioration de leur sort, la garantie de leur avenir, la réalisation de leurs aspirations» (71). C’est sans doute ce qui fait dire à
Burhan Ghalioun que l’arabisme est un concept tout à fait laïc (72)!
Dès lors, comment peut-on expliquer les renvois quasi systématiques de la Charte arabe aux religions révélées, et plus particulièrement à l’islam? Bien que la totalité des Etats membres de Ligue
arabe se disent musulmans et soient membres de l’Organisation de
la conférence islamique (OCI), Ramdane Babadji décèle dans ce
phénomène une double explication, révélatrice de deux moments de
l’attitude des pays arabes à l’égard des droits de l’homme (73). Un
premier moment correspondant à la période allant de la création de
la Ligue arabe en 1945 à la fin des années soixante, marquée par
l’adhésion des pays arabes au caractère universel des droits de
l’homme (74). Intervient ensuite une deuxième période qui corres(71) L’arabisme dont il est question ici n’est nullement exclusif mais plutôt un fait
de civilisation, une culture, une langue, etc. Bref, un arabisme volontariste comme le
dit Cati’ al-Huçri, l’un de ses promoteurs : «L’arabisme n’est pas circonscrit aux habitants de la péninsule arabique, pas plus qu’il n’est spécifique des musulmans. Tout au
contraire, il s’étend à tous ceux qui se rattachent aux pays arabes et parlent la langue
arabe, qu’ils Egyptiens, Koweitiens, Marocains, musulmans ou chrétiens, sunnites,
dja’farites ou druzes, catholiques, orthodoxes ou protestants...» (Primauté de l’arabisme, extrait de Al-‘Ourouba awwalan!, Beyrouth, 1961 et traduit par Anouar Abdel
Malek, dans : Pensée politique arabe contemporaine, Seuil, 1970, pp. 201 et s.
(72) B. Ghalioun, «Islam, modernité et laïcité», Confluences Méditerranée, n° 33,
Les sociétés arabes contemporaines, Printemps 2000, p. 29.
(73) Pour continuer la réflexion à ce sujet, voy. L’exception islamique de Hamadi
Redessi (Seuil, Paris, 2004).
(74) En effet, une étude faite par Paul Tavernier sur la position des Etats arabes
lors de l’adoption de la Déclaration universelle des droits de l’homme et des deux
Pactes le montre clairement. Le vote portant adoption le 10 décembre 1948 de la
Déclaration universelle des droits de l’homme a donné les résultats suivants : 48 voix
pour, 0 voix contre et 8 abstentions, deux Etats étant absents. De ce vote, il se
dégage la répartition suivante concernant les voix des pays arabes : 4 voix pour
(l’Egypte, l’Irak, le Liban et la Syrie), une abstention (l’Arabie Saoudite) et une
absence (le Yémen). L’auteur en conclut qu’une forte majorité des Etats arabes
s’était ralliée à la position dominante au sein de l’Assemblée générale des Nations
unies. Concernant les deux Pactes de 1966 qui ont été adoptés à l’unanimité, le
même auteur soutient que les Etats arabes y ont adhéré dans «une proportion tout à
fait comparable à l’ensemble des Etats membres» des Nations unies. Voy.
Tavernier P., «Les Etats arabes, l’ONU et les droits de l’homme. La Déclaration
universelle et les Pactes de 1966», in Islam et droits de l’homme, Conac G., et
Amor A., Economica, 1994, p. 59.
Roger Koussetogue Koudé
931
pond à un repli identitaire autour de la religion, notamment la religion musulmane.
Ramdane Babadji explique ce revirement des pays arabes par la
montée du fondamentalisme islamique et l’abdication de la Ligue
arabe devant l’Organisation de la conférence islamique. D’où la
référence de la Charte arabe à la Déclaration des droits de l’homme
en islam qu’elle reprend à son compte comme source de légitimation
possible d’une part, et, d’autre part, par le déficit de légitimité à la
fois de la Ligue elle-même et des Etats arabes – majoritairement
autocratiques (75) – qui vont ainsi tenter de se greffer à celle de
l’O.C.I. qui en aurait une (76). Et l’auteur de faire remarquer qu’il
y a une contradiction évidente entre les deux textes (la Charte
arabe et la Déclaration des droits de l’homme en islam) quant à la
philosophie qui les sous-tend et, partant, leurs fondements (77). En
effet, écrit-il, comment concilier «[…] la reconnaissance de la dignité
inhérente à tous les membres de la famille humaine et leurs droits
égaux […]» (78) avec le «[…] statut de l’homme comme vicaire de
Dieu sur terre» (79)? Comment concilier le principe d’égalité qui est
au fondement même de la Déclaration onusienne de 1948 selon
lequel «tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et
droits» (80) avec le préambule des principes du Caire qui fait de la
ummah (communauté musulmane) une communauté à part, dotée
d’un statut particulier étant donné qu’elle est «[…] la meilleure communauté que Dieu ait créée…» (81)?
Pour les auteurs comme Slim Laghmani, si les droits de l’homme
devaient être considérés comme «des protections voulues par Dieu
(75) Les références à l’islam comme source de légitimation des droits de l’homme
procéderaient alors d’un opportunisme politique visant à la fois à rassurer les masses
arabes et à contrer la montée du fondamentalisme (Cf. Babadji R., «Une Charte
arabe des droits de l’homme : pourquoi faire?», in Vers un système arabe de protection
des droits de l’homme, op. cit., pp. 35-45). Lire aussi L’exception islamique de Hamadi
Redessi, op. cit., pp. 151-178 et 179-197.
(76) R. Babadji, «Une Charte arabe des droits de l’homme : pourquoi faire?», in
Vers un système arabe de protection des droits de l’homme, op. cit., p. 32.
(77) Ibidem.
(78) Préambule de la Déclaration universelle des droits de l’homme.
(79) Préambule de la Déclaration du Caire du 5 août 1990.
(80) Article 1er de la Déclaration.
(81) D’autres exemples peuvent s’ajouter à cette liste d’incompatibilités, notamment en matière d’éducation par exemple où le texte du Caire prône une éducation
orientée vers «[…] la fortification de la foi en Dieu» (art. 9, b) alors que dans la Déclaration onusienne de 1948, il est écrit que «l’éducation doit viser au plein épanouissement de la personne humaine et au renforcement des droits de l’homme et des libertés
démocratiques […]» (art. 26. 2).
932
Rev. trim. dr. h. (68/2006)
et, en tirant de cette volonté toute leur puissance, on s’interdit
toute liberté à leur égard. On ne peut ni ajouter ni adapter» (82).
Car, écrit-il, les droits de l’homme sont des droits «non dérivés, non
attribués, attachés à la nature même de l’homme. Leur irréductible
spécificité réside dans leur indépendance à l’égard de tout pouvoir,
leur transcendance à toute volonté» (83). Aussi, les différentes
incompatibilités entre la Déclaration du Caire sur les droits de
l’homme en islam et la Déclaration universelle des droits de
l’homme ont parfois fait émettre de sérieuses réserves quant à la
pertinence de la publication par les Nations unies du texte du
5 août 1990. C’est ainsi que l’Association pour l’éducation d’un
point de vue mondial a saisi la Commission des droits de l’homme
des Nations unies en faisant constater que la Déclaration du Caire
est un «document spécial à caractère religieux qui est totalement
soumis aux dispositions de la chari’a» et que, à ce titre, elle ne pouvait pas être introduite dans les recueils des textes onusiens en
matière des droits de l’homme (84).
En guise de «conclusion» à ce débat sur de la résistance des Etats
à l’universalité des droits de l’homme au nom de leurs spécificités
culturelles ou autres, il convient de noter que la régionalisation de
ces droits n’est pas en soi incompatible avec leur universalité. Bien
au contraire, c’est un processus voulu par les Nations unies ellesmêmes (85) comme modalité pratique de mise en œuvre et de réalisation effective des droits de l’homme au plan universel. C’est une
démarche visant à prendre en compte les préoccupations spécifiques
des peuples afin que l’universalité proclamée dans la Déclaration du
10 décembre 1948 soit plus concrète et proche des réalités particulières (86). On s’aperçoit d’ailleurs que c’est une nécessité pour que
tous les peuples puissent s’approprier les droits de l’homme en vue
de donner corps et visage à leur universalité proclamée (87).
(82) Laghmani S., «Pensées musulmanes et droits de l’homme», in Les droits fondamentaux, Morin J.-Y., (dir.), Bruylant, Bruxelles, 1997, p. 155.
(83) Idem.
(84) E/CN.4/2000/NGO/3.
(85) Voy. à ce sujet l’article 52, alinéa 1 selon lequel : «Aucune disposition de la présente Charte ne s’oppose à l’existence d’accords ou d’organismes régionaux destinés à
régler les affaires qui, touchant au maintien de la paix et de la sécurité internationales,
se prêtent à une action de caractère régional, pourvu que ces accords ou ces organismes
et leurs activités soient compatibles avec les buts et les principes des Nations unies».
(86) Yacoub J., Les droits de l’homme sont-ils exportables?, op. cit., p. 167.
(87) Ainsi dira-t-on dire que les systèmes régionaux ont contribué à enrichir et à
donner sens à l’universalité des droits de l’homme; ce mouvement ayant touché tour
à tour l’Europe avec la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme
→
Roger Koussetogue Koudé
933
Cependant, et à titre d’exemple, les pays slaves – qui ont une
identité spécifique et sont majoritairement de confession orthodoxe
– seraient-ils fondés à se doter d’une déclaration des droits de
l’homme spécifiquement slave? De même, une déclaration turcophone des droits de l’homme est-elle envisageable? Le monde bantou – qui représente un ensemble ethnique et culturel homogène –
serait-il en droit d’avoir sa propre charte des droits de l’homme?
Comment comprendre que l’ex-Union soviétique et les pays communistes d’alors – qui avaient toutes les raisons et mêmes les moyens
de le faire – se sont abstenus de se donner leur propre déclaration
des droits de l’homme? Nonobstant tout ce qui précède, la régionalisation demeure néanmoins l’un des moyens les plus prometteurs
pour une universalité effective et efficace des droits de l’homme.
Mais le contraire est tout aussi possible quant on prend en compte
l’inflation juridique en matière des mêmes droits de l’homme
aujourd’hui et le brouillage qui en découle, la fascination identitaire
et les réticences étatiques classiques auxquelles il faudra désormais
ajouter la crainte d’une mondialisation darwiniste, etc.
C. – Les résistances face à l’hégémonie
de la mondialisation
Il y a, en effet, un troisième type de résistance lié au processus
de globalisation en cours, lequel processus tend à invalider les cultures nationales et à affaiblir (voire dissoudre!) les institutions traditionnelles de médiation, notamment l’Etat (88). Il convient de
préciser que ce phénomène concerne non seulement les nations
anciennement colonisées ou autres (dont l’influence varie d’ailleurs
suivant leurs poids économique, démographique, etc.), mais aussi
certaines sociétés occidentales traditionnellement influentes économiquement et politiquement. C’est ce qui explique d’ailleurs la
←
et des libertés fondamentales de 1950, les Amériques avec Convention américaine relative aux droits de l’homme de 1969 et l’Afrique avec la Charte africaine des droits de
l’homme et des peuples de 1981. Ce mouvement s’est même étendu, de façon tout à
fait originale, aux Etats membres de l’Organisation de la conférence islamique puis
ceux de la Ligue arabe qui ont adopté respectivement la Déclaration des droits de
l’homme en islam de 1990 et la Charte arabe des droits de l’homme en 1994.
(88) A. Touraine, Pourrons-nous vivre ensemble?, Fayard, Paris, 1997. Voy. aussi
à ce sujet, Actes du Colloque de Ouagadougou : «La promotion et la protection des
droits de l’homme à l’heure des ajustements structurels», colloque organisé en 1994 par
l’Organisation mondiale contre la torture (Omct/Sos-Torture) et le Mouvement burkinabé des droits de l’homme et des peuples.
934
Rev. trim. dr. h. (68/2006)
montée des nationalismes parmi les plus virulents au cours de ces
deux dernières décennies.
En effet, depuis la fin de la guerre froide, la mondialisation est
devenue le sujet à la fois des attentes et des peurs de toutes les
sociétés. Les mutations actuelles de notre monde et le processus de
trans-nationalisation en cours tendent à nuancer certains de nos critères ou éléments traditionnels de référence. Ce processus est à la
base de deux logiques plutôt contradictoires : l’homogénéisation et
la fragmentation. Le processus d’homogénéisation tout d’abord,
avec ses prétentions globalisantes dont la mondialisation d’une
part, et le processus de fragmentation avec le regain des nationalismes et autres fondamentalismes, d’autre part.
Alors que la légitimité politique des Etats est fondée sur l’exercice
d’une souveraineté nationale et le droit des peuples à disposer d’euxmêmes, le processus de mondialisation en cours crée un «sans
frontiérisme» qui tend à relativiser, voire à rendre «inopérants» les
critères et les attributs de l’Etat. Cette situation est à l’origine de ce
qu’Alain Touraine appelle la dé-modernisation qui, selon l’auteur,
comporte elle-même trois composantes, à savoir : la désinstitutionalisation, la désocialisation et la dépolitisation qui en sont les conséquences (89). Ce phénomène de dé-modernisation est à l’origine des
crispations diverses qui conduisent parfois à un repli identitaire (90),
(89) Si la dé-modernisation se définit, selon Alain Touraine, comme la dissociation
de l’économie et des cultures ainsi que la dégradation de l’un et des autres qui en
est la conséquence directe, ses deux aspects principaux et complémentaires sont la
dés-institutionnalisation et la désocialisation, laquelle désocialisation est aussi une
dépolitisation… Par dés-institutionnalisation, il faut entendre un affaiblissement
voire une disparition des normes codifiées et protégées par des mécanismes légaux,
et plus largement la disparition des jugements de normalité qui s’appliquent aux
conduites régies par des institutions. La désocialisation, c’est la disparition des rôles,
normes et valeurs sociaux par lesquels se construisait le monde vécu. Elle est, selon
Alain Touraine, la conséquence directe de la dés-institutionnalisation de l’économie,
de la politique et de la religion. Alors que les politiques économiques traditionnelles
étaient nécessairement conçues comme des systèmes de rapports sociaux de production, l’économie mondialisée, commandée par la compétitivité internationale, la prolifération des techniques nouvelles et les mouvements de spéculation des capitaux,
etc., est de plus en plus dissociée de ces rapports sociaux de production. La dépolitisation est l’expression de la crise politique consécutive à la mondialisation : l’ordre
politique ne fonde plus l’ordre social et on ne croit plus en un pouvoir pouvant faire
émerger une société nouvelle. Cette dépolitisation est aussi liée à la crise de l’Etat
national devenu trop petit pour les grands problèmes posés par la globalisation.
(90) Le nationalisme religieux ou culturel – c’est-à-dire l’identification d’un pouvoir avec une religion ou une culture – doit sa forte influence sur les masses populaires à sa prétention à être l’unique solution face au rouleau compresseur de la globalisation...
Roger Koussetogue Koudé
935
laissant imaginer un retour à un ordre global fondé sur une identité
ou des institutions politiques susceptibles de mettre un terme à la
fragmentation.
Défenseur enthousiaste de la mondialisation, Kenichi Ohmae soutenait dans The Borderless World que les frontières ne comptent
plus quand les Etats ne sont plus à même de contrôler leur économie nationale. Pour l’auteur, l’«économie intégrée» (Inter-Linked
Economy (91)) de la Triade (Etats-Unis, Europe et le Japon que
viennent rejoindre d’autres économies «agressives» comme celles du
sud-est asiatique) est devenue si puissante qu’elle a «absorbé la plupart des consommateurs et des entreprises; elle a presque fait disparaître les traditionnelles frontières nationales, reléguant les
bureaucrates, les politiciens et les militaires au rang des industries
en déclin […]. Si un Etat augmente le loyer de l’argent, les prêts
peuvent jaillir de l’étranger, privant le sens de sa politique monétaire. Si une banque centrale essaie d’augmenter ses taux d’intérêts,
des fonds moins onéreux arriveront aussitôt d’autres endroits de
l’Inter-Linked Economy. En pratique, l’Inter-Linked Economy a
rendu obsolète les instruments traditionnels des banques centrales –
taux d’intérêt et masse monétaire. Sur les cartes politiques, les frontières sont toujours aussi nettes. Mais sur une carte de la compétitivité, une carte qui montrerait le flux réel des activités financières
et industrielles, ces frontières ont en grande partie disparu» (92).
Les nations du sud – qui sont majoritairement jeunes et qui
comptent parmi les moins influentes économiquement sur la scène
internationale – font face à ce phénomène avec inquiétude (parfois
avec colère!) et y voient une sorte de «monarchie universelle» visant
à les anéantir (93). En effet, comment peut-on accepter que l’on
prône la solidarité internationale, l’attention privilégiée à accorder
aux plus faibles, le respect universel des droits de l’homme – y compris les droits économiques et sociaux – tout en faisant, sur plan
économique, les apologies d’une compétition où seuls les «meilleurs»
peuvent espérer s’en sortir? De la mondialisation espérée comme
possibilité de permettre à tous d’accéder aux bienfaits du progrès,
on est très vite passé à une mondialisation darwiniste où seules les
(91) Ce concept peut être aussi traduit par «économie interconnectée» ou « économie
mondialisée».
(92) Ohmae K., The Borderless World, New York, Harper & Collins, 1990, p. 18.
(93) En réalité, la crainte d’une hégémonie que Kant (déjà) nommait «monarchie
universelle» ne date pas d’aujourd’hui. Cependant, l’hégémonie liée à la mondialisation
économique est désormais sans frontières. Voy. Projet de paix perpétuelle, 1er supplément, in Œuvres, Paris, Gallimard, coll. «Bibl. de la Pléiade», 1986, t. III, p. 361.
936
Rev. trim. dr. h. (68/2006)
économies les plus aptes et les plus «agressives» peuvent véritablement en tirer profit, laissant à la périphérie des pans entiers de la
population du globe qui ne peuvent guère titrer le moindre profit ce
phénomène.
Aussi, la fragilisation du pouvoir de l’Etat liée à la mondialisation
de l’économie conduit souvent à des crises sociales ou politiques,
voire à des situations de violence graves et généralisées dans de
nombreux pays du sud, en particulier sur le continent africain (94).
C’est alors qu’on tombe dans une double dégradation : d’une part,
l’économie mondialisée est dominée par des circuits non étatiques
qui en contrôlent l’activité et, d’autre part, les «réalités» nationales
servant parfois à justifier les politiques et les régimes peu démocratiques, voire répressifs. Le processus de mondialisation en cours
semble finalement faire naître de profondes inquiétudes quant à
l’avenir des droits de l’homme et de la démocratie (95), plus particulièrement dans les pays en voie de développement comme le montre la situation de ces pays au cours des deux dernières décennies (96).
Hypothèse à poursuivre...
De tout ce qui précède et par-delà les résistances susvisées, la
Déclaration et le Programme d’action de Vienne (97) ont finalement
consacré l’idée que «la Déclaration universelle des droits de l’homme
(94) Voy. Actes du Colloque de Ouagadougou : «La promotion et la protection des
droits de l’homme à l’heure des ajustements structurels», colloque organisé en 1994 par
l’Organisation mondiale contre la torture (Omct/ Sos-Torture) et le Mouvement burkinabé des droits de l’homme et des peuples. Lire en particulier les pages 9-45
(Chap. Ier : Les politiques économiques et les droits de l’homme).
(95) S. Berger, Notre première mondialisation, Seuil & La Républiques des Idées,
Paris, 2003, p. 14.
(96) Par exemple, dans beaucoup de pays africains, il existe de nombreux obstacles au développement économique et au bien-être des populations. Parmi ces obstacles, on peut citer : une baisse du produit intérieur brut (PIB) et une très faible
participation au commerce international, une dépendance vis-à-vis des grandes puissances économiques du nord, une paupérisation croissante de la population, une
faillite des politiques sociale, agricole, sanitaire et un endettement très élevé, des
guerres tribales, fratricides et leur cortège de populations déplacées et réfugiées, une
instabilité politique, un système éducatif inadéquat et une modification des écosystèmes, etc. Cette situation n’est pas sans lien avec la conjoncture économique mondiale dont les répercussions sur les économies les plus fragiles sont généralement
socialement désastreuses. C’est du moins ce que les crises africaines des années 1990
liées aux fameux programmes d’ajustement structurel ont révélé!
(97) Adoptés par la Conférence mondiale sur les droits de l’homme à Vienne, le
25 juin 1993.
Roger Koussetogue Koudé
937
constitue un modèle commun à suivre pour tous les peuples et toutes
les nations […]» (98) et que le caractère universel des droits et libertés contenus dans les instruments juridiques internationaux était
«incontestable» (99). Ce texte historique a aussi consacré le principe
d’indivisibilité et d’interdépendance des droits de l’homme, et donc
sans hiérarchie ni priorité (100). Des deux Pactes de 1966, qui portent les stigmates des guerres idéologiques d’alors, la Conférence de
Vienne va consacrer une sorte de pacte unique en proclamant l’indivisibilité et l’interdépendance des droits de l’homme comme langage
commun de toute l’humanité.
Cependant, ce consensus mondial majeur incontestable cache mal de
nombreuses réticences – voire de graves tensions qui subsistent – au
sujet de l’universalité des droits de l’homme (101) comme nous en
avons eu la preuve chaque année lors des travaux de la (défunte) Commission onusienne des droits de l’homme (102). Les querelles à répétition lors des travaux de la Commission ne sont-elles pas, finalement,
l’expression d’un certain malaise dans la civilisation des droits de
l’homme (103)? Est-il possible de poser la question des droits de
l’homme autrement que de façon binaire et surtout, en essayant de la
dissocier quelque peu des considérations strictement politiques, idéologiques ou autres qui ont la fâcheuse tendance à fausser le débat?
Comment – par-delà les antagonismes politiques et idéologiques
évoqués – rendre compatibles entre elles les différentes sensibilités
– culturelles et/ou religieuses notamment (104) – afin d’honorer ce
qui est l’objet même des droits de l’homme, à savoir la dignité
humaine? Ce qui revient à considérer fondamentalement – et prioritairement – la transcendance de la personne humaine par rapport
à tout système (105), quel qu’il soit. Dans cette hypothèse, quelles
(98) Préambule, paragraphe 8.
(99) Déclaration et le Programme d’action de Vienne, II. 1.
(100) J. Yacoub, Les droits de l’homme sont-ils exportables?, op. cit., p. 71.
(101) J.-C. Buhrer, & C. B. Levenson, L’ONU contre les droits de l’homme, Mille
et une nuits, 2003.
(102) Ibidem.
(103) Ibidem.
(104) Les cultures et les traditions ne sont pas des livres sacrés. Elles ne sont ni
définitives ni figées; bien au contraire, elles sont de nature évolutive. Les hommes
sont à la fois appartenance à la rationalité et expérience culturelle particulière
puisqu’ils sont à la fois semblables comme des êtres pensants, rationnels, et en même
temps différents culturellement, dans la formation de leur personnalité et dans leurs
rapports aux autres. C’est pourquoi, la question philosophique par excellence
aujourd’hui doit consister à réconcilier la raison et la culture, l’égalité et les différences dans chaque projet de société.
(105) J. Vialatoux, La doctrine catholique et l’Ecole de Maurras, CSF, 1927.
938
Rev. trim. dr. h. (68/2006)
sont les garanties données par les différents discours (culturels, politiques ou idéologiques) qui s’opposent les uns aux autres au sujet
de l’universalité des droits de l’homme? En quoi peuvent-ils contribuer, ne serait-ce que localement, au respect inconditionnel de la
dignité humaine? La réalité est cependant que, tout en reconnaissant que la dignité humaine demande une adhésion absolue (sans
excuses ni conditions), les hommes trouvent à chaque fois de
«bonnes» justifications (106) pour trahir les droits de l’homme. Et
l’histoire humaine, toujours oublieuse de bien de choses, se poursuit
ainsi avec ses avancées et ses régressions souvent dangereuses (107).
L’histoire semble nous montrer que les guerres des civilisations ou
autres conflits identitaires que se livrent les peuples depuis toujours
et qui les conduisent à s’opposer les uns aux autres, ne sont pas
dues à leurs «différences» exactement (n’en déplaise à Samuel
Huntington (108)!) mais à la prétention de chacun à la supériorité
fondée généralement sur des thèses de l’élection et de la primodominance. De même, ce qui oppose nos Etats au sujet de l’universalité des droits de l’homme n’est pas dû à nos différences exactement, mais au fait des rapports souvent difficiles – et parfois tragiques – entre nos sociétés (109). Existe-t-il un moyen de démontrer
que la simple appartenance au genre humain est en soi un titre de
noblesse? Dans cette hypothèse, les peuples particuliers – tous supérieurs, tous égaux et libres à disposer d’eux-mêmes – auraient de
bonnes raisons à accepter l’idée qu’ils font partie de «la grande
famille humaine». Osons espérer que l’Humanité pourrait un jour se
ré-unir, non par le triomphe final d’une monarchie hégémonique ou
par la toute puissance des capitaux, mais simplement au nom de
notre commune humanité…
Lyon, le 4 avril 2006
✩
(106) Ces justifications sont généralement la sécurité collective, la raison d’Etat,
etc. Aujourd’hui, la lutte contre le terrorisme est le maître mot qui justifie les régressions en matière des droits de l’homme.
(107) J. Hersch, in Défis actuels, op. cit., p. 10.
(108) P. S. Huntington, Le Choc des civilisations, (éd. fr.) Odile Jacob, Paris,
2000.
(109) Voy. à ce sujet : S. Bessis, L’Occident et les autres, op. cit., (lire en particulier
les pages 238-328); J.-C. Buhrer & C. B. Levenson, L’ONU contre les droits de
l’homme, op. cit., (lire en particulier les pages 17-65); G. Corm, Occident-Orient La
fracture imaginaire, Ed. La Découverte, Paris, 2002; F. Hoveyda, Que veulent les
Arabes?, First, Paris, 1991; J. Yacoub, Les droits de l’homme sont-ils exportables?,
op. cit., (lire en particulier les pages 130-147).