L`échange des regards: Normes sociales et - EACH
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L`échange des regards: Normes sociales et - EACH
« L’échange des regards: Normes sociales et interactions visuelles.» de Stéphane Malysse « Autrui est, par principe, celui qui me regarde. » Jean-Paul Sartre, L’être et le néant. Ce que l’ont voit dépend bien autant de qui regarde et comment il ou elle regarde que de la personne qu’il ou elle regarde. Que s’échange-t-il alors lorsque des regards se croisent ? Par le regard nous pouvons exprimer tour à tour la tendresse, la colère et la peur, l’attirance ou l’indifférence.., mais le rôle du regard ne se borne pas à l’expression des émotions, car il est à la fois un canal et un signal, un moyen de communication et un message, et il participe ainsi de toutes les situations sociales. La ritualité du regard (où, quand et comment porter les yeux sur Autrui ? ) varie donc beaucoup selon les sociétés1 et les époques : elle correspond à un ordre symbolique2 qui change de forme non seulement d'une culture à une autre, mais aussi d'un groupe social à un autre. Elle connaît également des variations contextuelles, selon les positions sociales respectives des acteurs en présence, leur degré de parenté ou de familiarité et leurs intentions réciproques3. Le regard joue un rôle central dans les échanges sociaux et les systèmes de la (re)connaissance et, dans la vie quotidienne, c’est le regard qui permet d'interpréter les apparences d’autrui et de se repérer dans l'immense réseau des regards anonymes. C’est 1 surtout dans l’espace public, dans les rues, que les interactions sociales s’intensifient et que les regards peuvent appréhender librement la diversité des apparences physiques. Mais qu’évacue-t-on alors quand les regards s’évitent ? « En baissant les yeux, j’enlève à celui qui me regarde un peu de la possibilité de me découvrir 4 », mais l’inattention polie 5, qui est de rigueur, en Europe, dans tous les lieux où se croisent des inconnus, n'est pas d'usage fréquent au Brésil. Au contraire, les rites d'interaction visuelle brésiliens 6 demandent une participation active, à la fois sensorielle et gestuelle, des personnes mises en présence. Actuellement, l'utilisation du regard a une fonction cognitive si importante qu'elle peut parfois faire oublier que le fait de regarder quelqu’un est également un engagement physique. Le regard semble parfois avoir le même impact qu'un contact physique : le regard est un contact, il touche l'Autre. Alors que chaque société codifie de façon différente l'usage que l'on peut faire de son regard à l’autre, il apparaît clairement que certaines cultures de contact7, caractérisées par une grande proximité physique entre les individus, favorisent beaucoup plus les échanges de regards que les sociétés européennes. Des regards échangés semblent toujours ouvrir un espace de communication mais aussi de séduction, ne serait-ce que visuelle: la rencontre commence par le regard et utilise toute la sensualité du regard, qui fonctionne alors comme un catalyseur d'images émotives et érotiques8, reçues et envoyées. Etre exposé ou observé, c’est prendre des poses: c’est là tout l’art de l’exposition pour chacun de nous ; assumer le fait que nous sommes “lisibles”, observables, sans doute, mais aussi observateurs parce que nous savons que nous sommes observables. Finalement, l’échange des regards rend imaginable (physiquement) qu’autrui, c’est un peu moi, lorqu’au fond de ses yeux, je me regarde et prend sa place. 2 1 La composante culturelle est un élément fondamental de la communication par le regard. Les variations culturelles du regard sont le fruit de règles bien précises qui codifient la manière dont il convient de regarder autrui et quelles sont les significations à attribuer à ces échanges de regards: attitudes et interprétations qui prennent un autre sens dans une culture ou un contexte différents. (Argyle). 2 « Mon corps est vécu simultanément avec celui d’autrui à travers l’émotion qu’il exprime et qu’il suscite en moi » (Borel). « Le corps et son image dépendent du regard de l’autre. Voir et être vu ne font qu’un. La simple observation des enfants montre que c’est en regardant le corps des autres qu’ils découvrent le leur... » (Schilder) 3 « Toute l’énigme tient en ceci que mon corps et à la fois voyant et visible. Lui qui regarde toutes choses, il peut aussi se regarder, et reconnaître dans ce qu’il voit alors l’autre côté de sa puissance voyante : il se voit voyant, il se touche touchant, il se sent sentant. » 4 G. Simmel, Essai sur la sociologie des sens, Puf, 1981 5 En France, en principe, « l’échange de regards entre inconnus reste neutre, les visages restent impassibles, rien ne transparaît du contact un instant noué. (Le Breton) » bref, la discrétion, la pudeur du regard marque une distance sociale formelle : « L’interaction, qui repose dans nos sociétés occidentales sur un effacement ritualisé du corps, exige que rien n'arrête le regard, que nul n'en sente le poids insistant... et qu'une indifférence rituelle préside au contact oculaire et dissipe la gêne qui pourrait naître à la faveur de ce moment .” (Le Breton,1998) 6 Contrairement à l'Europe, où les auto-contrôles régissent l'essentiel des conduites inter-personelles, il m'a semblé qu'au Brésil, les gens agissent plutôt sous l'égide d'un allo-contrôle: “les gens agissent ensemble, ils font ce qu'ils font avec un œil sur ce que les autres ont fait, sont en train de faire ou sont susceptibles de faire dans le futur. Les individus cherchent ainsi à ajuster mutuellement leurs lignes d'action sur les actions des autres perçues ou attendues” (Becker,1985).Dans la société brésilienne, on vit ainsi constamment sous le regard de l'autre. Il me semble alors que la culture visualiste brésilienne confirme bien la fonction sociologique du regard évoquée par Simmel, celle qui “réalise l'union et l'interaction entre les différents membres de la société” et fonde ainsi la culture, d'abord visuellement. De par cette importante fonction socialisante accordée au regard au Brésil, les regards semblent se croiser ici avec beaucoup plus d'intensité qu'en Europe, et les gens se regardent parfois les yeux dans les yeux, avec insistance, sans que cette attitude traduise autre chose que le fait de voir, sans qu'elle soit affectivement connotée. 7 L'augmentation du taux et de l'intensité des regards échangés entraîne dans les « cultures de contact » des relations sociales plus intimes, en termes de sentiments subjectifs, et les regards acquièrent des significations bien plus différenciées que dans les cultures européennes. Il es important de remarquer qu’avec l’intensification et la banalisation des usages sociaux du regard, une vaste rhétorique des significations du regard à autrui se met en place : regards assumé, regard amusé, regard complice, regard de surveillance, regard surpris... Dans tous les cas, le corps semble accompagner les regards et participe à cette chorégraphie générale que fait que le corps du voyeur se positionne vers sa cible visuelle : c’est le corps tout entier qui regarde l’autre corps. 8 Comer com os olhos, c'est une façon imagée de décrire un regard dit de paquera, (regard sexualisé) en créant dans la langue une synesthésie entre la vue et le goût. En effet, alors que pour les Américains regarder quelqu'un droit dans les yeux est une marque d'honnêteté, pour les Chinois, c'est une invasion, un viol de l'intimité, au Brésil, regarder quelqu'un droit dans les yeux, dévisager une personne, c'est lui montrer un intérêt sexuel certain, car “manger”, c'est à la fois regarder et consommer dans l'acte sexuel. En France, l'expression “manger des yeux” existe aussi, mais uniquement dans le sens propre, qui interdit de toucher la nourriture, et n'exprime rien d'autre que le désir de manger ce que l'on voit. En cherchant un équivalent à cette expression en français, j'ai remarqué que l'expression serait plutôt traduite par “dévorer des yeux”: acte barbare, violent, cruel, en bref acte tabou ! En opposant la banalité du “manger” et la violence symbolique du “dévorer”, l'on découvre alors la grande différence du traitement culturel de l'acte de regarder quelqu'un avec désir, tout comme de l'acte sexuel. 3