Sels ioniques à anions alcalins, à anion e

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Sels ioniques à anions alcalins, à anion e
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Sels ioniques à anions alcalins, à anion e - :
Mauvaises copies d’élèves ? sans aucun doute…
réalités chimiques pourtant !!
par Jean SALA PALA
Université de Bretagne Occidentale - 29285 Brest Cedex
[email protected]
RÉSUMÉ
Le degré d’oxydation + 1 qu’adoptent les alcalins dans leurs dérivés est un fait tellement habituel, et tellement facile à justifier sur la base de la configuration électronique,
que l’existence d’anions alcalins peut paraître, a priori, totalement exclue. Il n’en est
rien et s’il est clair que les anions monoatomiques proviennent, pour leur énorme majorité, des non-métaux, plusieurs métaux, les alcalins y compris, peuvent également donner des anions monoatomiques. Les dérivés qui les contiennent sont, comme tous les sels
ioniques, caractérisés par un empilement plus ou moins compact d’espèces chargées bien
définies.
Cet article explicite l’histoire de ces dérivés et résume leurs principales propriétés.
Il aborde un domaine connexe, plus surprenant encore, celui des électrures, c’est-à-dire
des solides où tous les anions sont des électrons.
1. LES PRINCIPES DE SYNTHÈSE
Si la stabilité des anions alcalins en phase gazeuse est connue depuis longtemps,
cette propriété n’est cependant pas à la base de la synthèse des dérivés dont il est question ici. La préparation de ces dérivés s’effectue en solution et illustre de manière remarquable l’importance considérable que peuvent avoir les phénomènes de complexation [1].
La stratégie consiste en effet à mettre en présence, dans un solvant approprié, le métal
alcalin M et une entité organique C choisie pour son fort pouvoir complexant vis-à-vis
du cation alcalin M +. Celui-ci est complexé selon l’équation-bilan :
M + + C + MC+
(1)
Ce cation alcalin est généré dans le solvant selon l’équilibre :
M (s) + M + + e(2)
Il est clair que, toutes choses égales par ailleurs, plus C présente un pouvoir complexant élevé pour le cation M +, plus l’équilibre (1) est déplacé vers la droite... et plus
l’équilibre (2) se déplace également vers la droite pour essayer de s’opposer à la diminution de la concentration des ions M +. Enfin, un autre équilibre, (3), faisant intervenir
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l’électron formé par (2), existe aussi dans la solution :
M (s) + e- + M -
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(3)
La coexistence de ces trois équilibres permet, selon les valeurs numériques respectives de leurs constantes, de préparer des solutions contenant à la fois le cation complexé
MC+ et, soit l’anion M -, soit l’anion e-, soit un mélange des deux.
Plusieurs conditions sont bien évidemment nécessaires pour que le processus soit
réellement opérationnel. En particulier :
– il faut que le solvant utilisé et aussi l’entité complexante C soient stables vis-à-vis de
la réduction pour ne pas réagir eux-mêmes avec le métal M très réducteur ;
– d’une manière plus générale, il faut que soit exclue du milieu réactionnel, tout au long
du processus, toute substance susceptible d’être réduite, et notamment bien entendu le
dioxygène et l’eau ;
– il est indispensable que le cation M + soit fortement piégé par le système pour empêcher, autant que faire se peut, la décomplexation sur le plan cinétique puisque cette dernière reconduirait à la formation du métal alcalin par réaction de rétrodismutation avec
l’anion alcalin.
Il faut donc, pour parvenir à de telles synthèses, qu’à des choix judicieux de réactifs et de solvant viennent s’ajouter du matériel de synthèse approprié et une habileté certaine du manipulateur. Ceci est d’autant plus vrai que, dans certains cas, en particulier
ceux des électrures, s’ajoute la contrainte supplémentaire de devoir travailler à basse température (de l’ordre de – 40 °C) non seulement durant la synthèse, mais aussi durant le
stockage et la réalisation des mesures physiques, compte tenu d’une instabilité thermique
évidente du produit.
2. LE CHOIX DES ENTITÉS COMPLEXANTES
Deux familles ont particulièrement retenu l’attention des chercheurs : les éthers-couronnes (cf. figure 1) et les cryptands (cf. figure 2), essentiellement construits, les uns et les
autres, par assemblage d’entités OCH2CH2O. Ces ligands et leurs complexes ont été très
étudiés depuis la fin des années 60 par diverses équipes et notamment celles de J.-M. LEHN
et d’un des deux autres lauréats qui ont partagé avec lui le prix Nobel de chimie en 1987,
C. J. PEDERSEN [2-4]. Dans un excellent article publié dans ce bulletin, A. GORGUES [5]
en avait réalisé en 1977 une rapide présentation et mis en évidence diverses applications
en chimie organique ; celles mentionnées ici relèvent de la chimie inorganique mais dans
les deux cas le principe est le même, l’existence de l’anion est favorisée par la complexation du cation qui lui est associé.
2.1. Les éthers-couronnes [3, 4]
Ce sont des polyéthers de type macrocyclique où les atomes d’oxygène sont séparés les uns des autres par des groupes CH2CH2 (cf. figure 1). Lorsqu’on leur propose un
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cation alcalin en les mettant en présence en solution avec un sel de l’alcalin considéré,
ces entités ont la propriété de former des complexes stables. Cette propriété, tout à fait
inhabituelle pour ce qui concerne les cations alcalins, résulte de la position qu’occupent
les atomes d’oxygène, tous « braqués » vers l’intérieur en direction de l’atome métallique, le reste du ligand formant comme une couronne autour du cation... d’où leur nom.
Chaque éther-couronne se caractérise par une taille de cœur spécifique de telle sorte que
chaque cation alcalin possède, en principe, un éther-couronne sensiblement plus adapté
que les autres pour le stabiliser. Si cela se confirme en phase gazeuse, les phénomènes
sont cependant plus complexes en solution.
Chaque éther-couronne se caractérise par deux nombres, n, celui d’atomes du noyau
macrocyclique et m, celui d’atomes d’oxygène du noyau ; il se note de manière abrégée
n-couronne-m ou en plus court encore nCm. Celui représenté figure 1 est donc le 18C6.
Le 12C4, le 15C5 et le 21C7 sont d’autres éléments de cette classe.
a
b
Figure 1 : Deux exemples d’éther couronne.
(a) Le 18C6 (dix-huit atomes dans le noyau macrocyclique dont six d’oxygène).
(b) Le dibenzo-18C6.
2.2. Les cryptands [2, 3]
Ces entités organiques, comme celle de formule N(CH2CH2OCH2CH2OCH2CH2 )3N,
sont en réalité des polyoxadiamines bicycliques (cf. figure 2a page ci-après). Mises en
solution en présence d’un sel alcalin approprié, ces entités forment une véritable cage tridimensionnelle autour du cation métallique (cf. figure 2b page ci-après). Chacun de ces
ligands présente, notamment vis-à-vis du cation alcalin le plus adapté à sa taille, un pouvoir complexant très fort... qui a valu du reste à cette famille le nom non équivoque de
cryptands pour bien indiquer son aptitude à ne pas relâcher facilement l’espèce piégée...
comme une crypte conserve les reliques qui y ont été placées.
Les dérivés métalliques ainsi obtenus à partir des cryptands, appelés cryptates, sont en
réalité des complexes d’inclusion (cf. figure 2b page ci-après). Pour les distinguer des complexes classiques, certains auteurs ont suggéré d’utiliser le symbole mathématique de l’inclusion, 1, d’autres, plus modernes encore, le symbole @. Ainsi, pour indiquer qu’un cation
K + est complexé par le cryptand de la figure 2a, on écrirait 7 K + 1 222 A ou 7 K + @ 222 A, mais
à notre connaissance aucune de ces écritures, qui aurait le mérite de souligner le caractère
spécifique de la complexation, n’a encore été reconnue de manière officielle.
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a
b
Figure 2 : Un exemple de cryptand et de cryptate.
(a) Vue schématique d’un [2]cryptand (le 2 précise que l’entité organique comprend deux macrocycles).
Pour différencier les éléments de cette famille, on utilise une notation abrégée faisant intervenir trois
nombres, chacun d’eux représentant le nombre d’atomes d’oxygène contenu dans chacun des ponts
N…N ; celui représenté est donc le C222. Pour dénommer cette famille, certains préfèrent parler de
« ligands en ballon de rugby » compte tenu de leur forme générale et de la présence des ponts polyéthers entre les atomes d’azote qui en rappellent les coutures... et même si le texte original les qualifiait de « football ligands » par référence au ballon ovale du football américain !!
(b) Vue schématique du cryptate 7 M + C222 A.
Il est évident que, dans cette structure [2]cryptand, plus les chaînes carbonées sont
longues et plus grande est la taille de cœur. Il y a donc pour chaque cation métallique un
cryptand plus adapté que les autres c’est-à-dire donnant un complexe plus stable que les
autres. Les mesures de constantes de formation des cryptates (cf. tableau 1) mettent clairement en évidence que les stabilités maximales sont obtenues pour 7 Li+ C211A,
7 Na+ C221A, 7 K + C222 A, 7 Rb+ C222 A et 7 Cs+ C222 A [6]. Ces valeurs de constantes optimales
sont de plusieurs ordre de grandeur supérieures à celles correspondant aux autres types
de ligands organiques, y compris les ligands naturels ; ainsi, par exemple, 7 K + C222 A est
environ 104 fois plus stable que le complexe 7 K + valinomycineA... ce qui est considérable
car la valinomicyne est le polypeptide cyclique intervenant dans le transport du potassium dans l’organisme au travers des membranes des cellules !!
Cryptant
C211
C221
C222
C322
Li+
7,6
4,2
1,8
< 2,0
Na+
6,1
8,8
7,2
4,6
K+
2,3
7,5
9,8
7,0
Rb+
1,9
5,8
8,4
7,3
Tableau 1 : Constantes de stabilité des cryptates des alcalins (mesures à 25 °C dans des mélanges
95/5 méthanol/eau) [6]. Les valeurs indiquées dans ce tableau correspondent à log K f 1, K f 1 étant
la constante de l’équilibre de formation du complexe 1 : 1 :
M + + Cnmp + M + Cnmp
K f 1 = 7 M + Cnmp A / 7 M + A 7 Cnmp A
Pour chaque alcalin, la valeur correspondant au cryptate le plus stable est indiquée en gras.
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3. LES DÉRIVÉS À ANIONS ALCALINS
La première caractérisation à l’état solide et sans aucune équivoque d’un sel contenant l’anion sodium date de 1974 [7].
A l’inverse de ce qui se passe dans l’ammoniac liquide, le sodium est, en absence
de tout agent complexant, quasiment insoluble dans un solvant comme l’éthylamine
C2H5NH2 (solubilité inférieure à 10- 6 mol.L- 1). Cependant, l’ajout à ce solvant du cryptant C222 conduit, en présence d’un excès de sodium, à des solutions dont la solubilité
totale en sodium est aussi élevée que 0, 4 mol.L- 1. Les études ont vite montré que les
espèces majoritaires que contenait alors la solution d’éthylamine étaient l’anion Na- et le
cation Na+ C222 formé d’un cation sodium piégé à l’intérieur de l’entité organique. Lorsqu’une telle solution est refroidie par de la neige carbonique, un solide cristallin de couleur dorée précipite. Quand on réalise ce refroidissement de manière très progressive, on
peut obtenir ce précipité sous forme de monocristaux apparaissant sous forme de plaquettes fines. Ces cristaux sont stables sous vide pendant plusieurs jours à température
ambiante [7].
Différentes propriétés chimiques ou physico-chimiques de ces plaquettes correspondent bien à celles attendues pour le dérivé à anion alcalin 7 Na+ C222 A Na- [7] :
♦ Leur analyse élémentaire s’accorde bien avec une composition globale de type
Na2 7 C222 A ;
♦ Leur réaction avec l’eau conduit à un dégagement de dihydrogène de 0,95 ± 0,03 mole
de gaz par mole de dérivé, valeur en très bon accord avec l’équation-bilan (4).
Na- + 2 H2O " Na+ + H2 + 2 OH(4)
♦ Le dosage par une solution de H3O+ d’un échantillon décomposé par l’eau selon (4)
nécessite 3,98 ± 0,05 mole d’ions H3O+ par mole de produit, en accord avec une première neutralisation correspondant aux deux fonctions bases fortes suivie d’une double
protonation de la molécule organique de l’espèce 7 Na+ C222 A sur les deux atomes
d’azote comme déjà observé pour 7 Na+ C222 A Cl -.
Mais, comme bien souvent, c’est l’apport de la diffraction des rayons X qui s’est
révélé déterminant [8].
♦ D’une part, cette étude a bien mis en évidence une espèce sodium « cryptée » par la
molécule organique. Le sodium, situé à l’intérieur de la cage (cf. figure 3), possède
une coordinence huit assurée par les six atomes d’oxygène (Na-O 257 pm) et les deux
atomes d’azote (Na-N 272 pm) ; ces longueurs de liaison, très proches de celles trouvées dans le dérivé 7 Na+ C222 A I - (Na-O 258 pm ; Na-N 275 pm) mettent clairement
en relief que cette espèce sodium est bien le cation Na+... et indiquent, par extrapolation, que les deux électrons de valence de l’ensemble des deux atomes de sodium de
départ sont donc localisés à l’extérieur de 7 Na+ C222 A.
♦ D’autre part, pour l’autre espèce sodium, celle située à l’extérieur de la cage, l’étude
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structurale a fait apparaître qu’elle se trouvait à des distances relativement longues des
atomes de la cage (Na…N 554 pm ; Na…O 572 pm). Un examen attentif a permis de
constater que ces distances interatomiques étaient de même ordre de grandeur que
celles faisant intervenir l’anion I - dans le dérivé 7 Na+ C222 A I - (I…N 539 pm ;
I…O 522 pm). Ainsi, l’espèce sodium située hors de la cage possède un comportement relativement proche de celui de l’anion I - dans son placement par rapport aux
autres atomes. Ce comportement indique bien la présence de sodium à l’état d’anion
Na -.
En définitive, la structure, qui s’appuie sur une maille hexagonale, est une structure
ionique clairement constituée de cations sodium complexés 7 Na+ C222 A et d’anions Na-,
la plus courte distance Na+ Na - étant de 706 pm (cf. figure 4). Il est très important de
noter aussi que l’étude attentive des positions anioniques conduit à attribuer à l’anion
sodium un rayon ionique élevé... légèrement plus élevé même que celui de l’ion iodure.
Cette idée, difficile à admettre pour qui est familiarisé au cation sodium et à son faible
rayon ionique de l’ordre de 100 pm, a été rapidement confirmée par diverses estimations
théoriques des rayons ioniques des espèces Na - et I - ; si des petits écarts existent selon
l’approche réalisée (de 220 à 230 pm pour Na -, de 210 à 220 pm pour I -), chacune
d’elles conduit à une valeur légèrement plus élevée pour le premier que pour le second.
Figure 3 : Le natrure 7 Na+ C222 A Na -.
Représentation schématique de la coordinence 8 du cation sodium dans le cryptate, coordinence clairement caractérisée par une étude par diffraction des rayons X [8].
Figure 4 : Le natrure 7 Na+ C222 A Na -.
Représentation schématique de la structure cristalline (maille hexagonale telle que a = b = 883 pm et c = 2926 pm ; groupe d’espace R32).
Les cations 7 Na+ C222 A, symbolisés par les grosses sphères blanches,
occupent les sommets et les positions 1/3, 2/3, 1/3 et 2/3, 1/3, 2/3. Les
anions Na -, symbolisés par les petites sphères noires, occupent les
milieux des quatre arêtes verticales (z = 1/2) et les positions 2/3, 1/3,
1/6 et 1/3, 2/3, 5/6. Chaque maille contient trois cations et trois anions.
Chaque ion possède six ions voisins de charge opposée.
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Les mesures physiques réalisées sur ce dérivé n’ont pas révélé un comportement
exceptionnel. Le dérivé est diamagnétique, en plein accord avec les configurations électroniques externes 3s2 de l’anion et 2s2 2p6 du cation. Pour ce qui est de sa conductibilité
électrique, et bien que l’éclat quasi-métallique de 7 Na+ C222 A Na - suggérait qu’il puisse
être conducteur, les mesures de conductivité électrique réalisées sur des poudres compactées ont rapidement mis en évidence qu’il n’en était rien. La variation de la résistance
en fonction de la température traduit un comportement de semi-conducteur intrinsèque
avec un écart de l’ordre de 2,4-2,5 eV entre la bande de valence issue des deux électrons
3s des anions sodium et la bande de conduction.
Pour ce qui est de la nomenclature, de tels composés à anions alcalins se caractérisent bien évidemment par la terminaison ure, spécifique des anions monoatomiques. Pour
ceux dérivés du sodium, a été retenu le nom de natrures, dérivé de la racine « natrium ».
Pour les autres alcalins, on parlera de lithures, potassures, rubidures, césures et françures. Enfin, on notera avec intérêt qu’il n’a pas été officiellement attribué à cette famille
de dérivés un terme générique, du type alcalure ou alcure, en dépit de ce qui peut être lu
dans certains articles.
Depuis ces tous premiers travaux sur les dérivés à anions sodium, différents composés de ce type ont été synthétisés et plusieurs d’entre eux également caractérisés par
diffraction de rayons X.
Le comportement des autres alcalins s’est révélé malgré tout plus délicat que celui
du sodium en ce sens qu’ils donnent des dérivés moins stables et que les synthèses sont
rendues plus difficiles encore par la tendance à former des électrures (cf. ci-dessous). Des
résultats intéressants ont malgré tout pu être obtenus. On citera en particulier :
♦ La préparation et la caractérisation de dérivés faisant intervenir deux alcalins différents, comme ceux de stœchiométrie NaM (15C5)2 et NaM (18C6) avec M = K ou Rb.
Des études très spécifiques (RMN 23Na à l’angle magique pour la première famille,
RPE pour la seconde) ont clairement mis en évidence que tous ces dérivés étaient des
natrures, c’est-à-dire des dérivés de formule 8 M + (nCm)2 B Na -, et non des potassures
ou des rubidures.
♦ La préparation et l’étude structurale de césures comme 7 Cs+ C222 A Cs - et 8 Cs+ (18C6)2 B Cs [9]. Dans le second, le cation Cs+ est coordonné aux douze atomes d’oxygène de l’ensemble des deux éthers couronnes (Cs-O de 311 à 352 pm). On retiendra aussi de ces
déterminations structurales que la position de l’anion et ses distances interatomiques
avec les autres atomes ont conduit à attribuer à l’anion Cs - un rayon ionique de l’ordre
de 350 pm. De toute évidence, Cs - est l’ion monoatomique le plus volumineux, occupant un volume environ quatre fois plus élevé que l’anion iodure I -.
4. LES ELECTRURES [10]
Le dernier dérivé présenté ci-dessus, 8 Cs+ (18C6)2 B Cs -, correspond bien évidemment à
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une stœchiométrie de type Cs (18C6). Par un processus expérimental différent, a été
obtenue en 1983 une autre phase cristalline présentant la même stœchiométrie mais
des propriétés se différenciant très sensiblement de celles de la première [11]. En particulier, le signal observé en RMN 13C pour les atomes de carbone de la cage organique se trouve déplacé d’une grandeur anormalement élevée qui traduit la présence
dans le solide d’une espèce paramagnétique. D’autres mesures, en particulier celles de
susceptibilité magnétique, sont en accord avec la présence dans le solide d’électrons
localement piégés et non appariés, c’est-à-dire avec une formule de type 7 Cs+ (18C6) A e correspondant à un électrure, ou encore un sel où tous les anions sont des électrons.
La première caractérisation structurale d’un électrure par diffraction des rayons X date
de 1986 [12a]. Ce dérivé, de formule 8 Cs+ (18C6)2 B e -, est isostructural au natrure
8 Cs+ (18C6)2 B Na - [12b] (cf. figure 5). Dans les deux cas, le cation Cs+ se trouve pris en
sandwich entre deux entités organiques 18C6, c’est-à-dire possède une coordinence 12
assurée par douze atomes d’oxygène. Cette isostructuralité entre les deux dérivés est réellement très surprenante en ce sens qu’elle concerne deux dérivés dont l’un, le natrure, présente des anions volumineux, ce qui est très loin d’être le cas de l’autre, l’électrure, puisque
la taille de l’électron est de plusieurs ordres de grandeur inférieure à celle du plus petit des
anions classiques ! Pour être complet, il faut indiquer que la résolution de la structure cristalline de l’électrure ne permet pas de détecter avec certitude la présence de l’électron sur
le site anionique, même si celle-ci ne fait guère de doute. Ceci est imputable à la technique
elle-même. En effet, la diffraction des rayons X est bien plus adaptée à la localisation
d’atomes comportant un nombre élevé d’électrons (atomes dits « lourds ») qu’à celle des
espèces en ayant peu puisque, toutes choses égales par ailleurs, la contribution de chaque
atome à l’intensité diffractée est proportionnelle au carré Z 2 de son numéro atomique.
Figure 5 : L’électrure 9 Cs+ (18C6)2 C e -.
Représentation schématique de la structure cristalline du natrure
9 Cs+ (18C6)2 C Na -, isostructural à l’électrure (maille monoclinique
telle que :
♦ a = 1307 pm, b = 1584 pm, c = 1736 pm et b = 92,3° pour
l’électrure ;
♦ a = 1358 pm, b = 1568 pm, c = 1743 pm et b = 93,2° pour le
natrure ;
dans les deux cas, groupe d’espace C2/c). Les anions, symbolisés par les petites sphères noires, occupent les centres de quatre
faces (z = 1/2) et les milieux de huit arêtes (z = 0 et 1). Les
cations 9 Cs+ (18C6)2 C, tous cristallographiquement équivalents, sont
symbolisés par les grosses sphères blanches ; certains sont situés
sur des faces en 0, y, 1/4 et 0, 1 – y, 3/4, d’autres sont à l’intérieur de la maille en 1/2, 1/2 + y, 1/4, et 1/2, 1/2 – y, 3/4 (avec
y = 0,0209). La maille contient quatre cations et quatre anions.
Chaque anion possède huit cations voisins à des distances 2 à 2
équivalentes allant de 790 à 930 pm.
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La mise en évidence de dérivés de ce type était de fait pressentie depuis le milieu
des années 1970 mais leur très fort pouvoir réducteur et leur instabilité thermique a freiné
leur caractérisation. Sur le plan chimique, ces dérivés constituent une remarquable nouveauté puisqu’il s’agit bien de sels à structure ionique dont tous les anions sont des électrons. Sur ce point, ils se différencient très nettement des solides à centres F déjà bien
connus. On savait en effet depuis longtemps que des électrons pouvaient être piégés dans
les solides ioniques lorsqu’on chauffe ces derniers en présence d’un métal alcalin. On
parle alors de centres F ; les études physiques montrent qu’un centre F est en réalité un
électron piégé dans un site anionique vacant par suite des défauts de réseau. Dans tous
les cas cependant, le dérivé ainsi obtenu présente des anions « classiques » et des centres
F dont la concentration est toujours faible même si elle suffit à conférer au cristal
concerné des propriétés spécifiques, et notamment des couleurs caractéristiques.
Pour illustrer la diversité de la chimie des électrures, on peut aussi mentionner deux
autres dérivés faisant intervenir des cryptants.
Le premier de stœchiométrie 7 K + C222 A e - possède une structure similaire à celle du
potassure 7 K + C222 A K -, les deux mailles cristallines ayant toutes deux la particularité de
présenter des cavités anioniques de forme allongée, permettant l’accueil d’une paire électronique pour le premier et d’un anion dimère K 22 - pour le second [13]. Les mesures
magnétiques révèlent un état fondamental singulet (S = 0), c’est-à-dire dans lequel les
deux électrons sont appariés, mais avec un état triplet (S = 1), autrement dit deux électrons de même spin, thermiquement accessible car situé seulement à environ 0,05 eV au
dessus de l’état fondamental.
Le second, de stœchiométrie 7 Li+ C211A e -, avait été signalé pour la première fois
en 1981, mais il a fallu mettre au point des méthodes de synthèse plus performantes pour
l’obtenir sous forme de monocristaux de qualité suffisante et permettre ainsi leur étude
par diffraction de rayons X. Celle-ci, réalisée en 1997, montre que ce dérivé contient un
cation 7 Li+ C211A structuralement très proche de celui de l’iodure 7 Li+ C211A I - [14]. Pour
les raisons évoquées précédemment, l’électron qui joue le rôle d’anion ne peut être localisé par cette étude aux rayons X mais, comme dans le cas des autres électrures, la structure se caractérise par la présence de très grandes cavités puisque capables d’accueillir,
dans le cas présent, des sphères de 440 pm de diamètre. Ces cavités ne sont pas isolées
les unes des autres mais connectées entre elles par des canaux de 240 pm de diamètre et
de l’ordre de 340 pm de longueur.
Pour les électrures, des modèles théoriques et des informations apportées par
diverses méthodes physiques permettent d’affirmer que les électrons sont localisés dans
ces cavités, soit individuellement soit par paire selon le composé [15]. L’existence de
canaux entre les cavités non seulement permet des interactions électroniques détectées
par le biais de mesures de susceptibilité magnétique mais conduit souvent aussi à des
échanges électroniques rapides de telle sorte que la RPE (Résonance paramagnétique
électronique), méthode de choix pourtant pour l’étude des dérivés radicalaires, n’apporte
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pas, pour ce qui concerne les électrures, d’informations complémentaires sur la structure.
CONCLUSION ET PERSPECTIVES
Sur le plan pédagogique, l’existence de tels dérivés méritait à nos yeux d’être soulignée. Elle amène à réfléchir et à parler avec prudence, puisque, une fois encore, la
conjugaison de la nature chimique des choses, du talent intellectuel et du savoir-faire
expérimental des chimistes fait que « le vrai peut quelquefois ne pas être vraisemblable ».
Pour les chercheurs, beaucoup de travail reste encore à réaliser sur ces dérivés, non
seulement sur le plan expérimental, mais aussi sur le plan théorique puisque plusieurs de
leurs propriétés, qui dépassent le cadre de cet article, nécessitent de nouveaux modèles.
Et puis se pose bien sûr la question toujours sous-jacente « à quoi cela peut-il bien
servir ? ». Pour ce qui est des électrures, l’utilisation « chimique » la plus évidente est
liée à l’exploitation de leur très fort pouvoir réducteur pour la réalisation de réductions
difficiles par d’autres voies, exploitation facilitée par la forte solubilité de ces dérivés
dans certains solvants aprotiques, l’éther diméthylique par exemple.
Ces dérivés pourront-ils avoir des applications d’ordre technologique ? Cela n’est
pas invraisemblable, pour ce qui concerne les électrures en particulier, mais il est clair
que de tels développements passent impérativement par l’obtention de dérivés thermiquement plus stables que ceux connus à ce jour.
REMERCIEMENTS
Je remercie vivement mes collègues F. CONAN, R. KERGOAT et S. TRIKI pour l’intérêt
qu’ils ont porté à ce travail et l’aide qu’ils m’ont fournie lors de la préparation de cet
article.
BIBLIOGRAPHIE
[1] DYE J. L. Progr. Inorg. Chem., 1984, 32, p. 327-441.
[2] LEHN J.-M. Angew. Chem. Int. Ed. Engl., 1988, 27, p. 89-112.
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Université, 1997.
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Titre de l’articleions alcalins, à anion e–...
BUP no 837
BULLETIN
DE
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1391
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Vol. 95 - Octobre 2001
Jean SALA PALA

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