La télévision au défi de l`art
Transcription
La télévision au défi de l`art
La télévision au défi de l’art Dominique Chateau Université de Paris I Dans ce texte, l’auteur se demande si la question de l’art télévisuel renvoie à la capacité propre et objective de ce média à produire des œuvres ou bien à l’appréciation qu’on porte sur lui en vertu d’une certaine conception de l’art. Pour esquisser une réponse, il propose de suivre la piste qui, tracée par Gilles Delavaud dans son analyse des discours et des productions de la Télévision française entre 1945 et 1965, fait apparaître deux grands registres de réflexion : d’un côté, la production d’œuvres qui tentent de rivaliser peu ou prou avec la forme artistique de l’œuvre traditionnelle ; de l’autre, les émissions en direct ou toutes sortes de programmes dont censément la finalité n’est pas l’art. Cette dualité implique de prendre en compte les possibilités d’expérimentation télévisuelles autant que les conditions systémiques de l’existence de ce média. En posant la question de l’art télévisuel, on soulève, au sujet de la télévision, un problème que l’on ne poserait pas pour la peinture. En termes kantiens, l’effectivité de sa pratique esthétique constatée depuis des siècles dispense de se demander si la peinture peut être un art ; on se demande, au contraire, si la télévision peut être un art parce qu’elle ne l’est pas effectivement ou, du moins, parce qu’un doute pèse sur la qualification comme art de ce qu’elle produit. Or, en parlant d’être un art, puis de la qualification comme art, on introduit une sérieuse nuance : l’effectivité dont il est question est-elle de l’ordre d’un fait objectif qui s’imposerait de lui-même aux consciences qui le considèrent ou l’étudient, ou bien une pure et simple question d’appréciation en vertu d’une idée peu ou prou préconçue, d’une certaine conception de l’art ? Il faut avoir cette interrogation constamment à l’esprit lorsque l’on se penche sur la question de l’art télévisuel et que l’on tente, comme je le ferai ici, de déblayer le terrain dans l’espoir que la formulation de cette question s’éclaircisse, à défaut de pouvoir y répondre. Ce n’est pas que j’affectionne l’esprit Shadock qui pousse l’intellectualisme à compliquer les problèmes plutôt qu’à les résoudre ; ce n’est pas même, du moins je l’espère, que mes capacités intellectuelles ne soient pas à la hauteur ; c’est plutôt qu’il serait vain de croire trouver une solution sur le papier, s’agissant d’une question qui se règle sur le terrain – et qui, lorsqu’elle n’y semble justement pas réglée de manière claire comme dans le cas présent, excite l’entendement. 27 MEI « Médiation et information », nº 16, 2002 Pour éviter de parler dans le vide, ou de masquer un choix partial d’exemples sous des propos sentencieux, il est utile de jeter un œil sur les discussions que notre question suscite ou a suscité dans le milieu de la production et de la critique télévisuelles. Certes, comme le souligne Goodman, « parler du discours sur l’art ce n’est pas parler de l’art » 1 ; mais le philosophe vise par là le discours purement théorique sur l’art, celui de ses pairs philosophes. Le discours du milieu exprime naturellement une certaine distance vis-à-vis de son objet, il en est la réflexion plutôt que la pratique immédiate ; toutefois, à la différence du discours purement théorique, il fait directement partie du référent à partir duquel on peut, par induction, espérer tirer des enseignements. On ne saurait trop insister sur l’idée que cette démarche inductive concerne non seulement les faits télévisuels poïétiques, institutionnels ou autres, mais aussi la réflexion peu ou prou immédiate de ces faits – on remarquera, en outre, qu’aujourd’hui, par le biais d’émissions comme Arrêt sur l’image où des théoriciens sont parfois invités, la réflexion théorique pure, dûment vulgarisée, fait plus ou moins timidement candidature à l’effectivité… Parmi les discussions relatives à l’éventuelle portée artistique de la télévision, celles des commencements sont particulièrement notables. Elles attestent que la question de cette portée loin d’être une inquiétude récente, a accompagné l’émergence du nouveau médium, comme Gilles Delavaud le montre dans un texte sur la Télévision française (19451965) où il considère à la fois les discours et les productions 2. Du côté des discours, on constate que l’interrogation sur la spécificité télévisuelle ne saurait se limiter au thème purement sémiologique de la spécificité des médiums et de leurs « codes » respectifs (pour employer le vocabulaire sémiologique d’antan). Il n’y a pas un langage télévisuel face à un langage cinématographique, l’un nettement distinguable de l’autre. D’abord, il y a une dualité dans le langage télévisuel qui n’existe pas dans le langage cinématographique ; ainsi, George Freedland, distinguant la « télé-vision », les émissions en direct, du « télécinéma », les émissions enregistrées sur pellicule, constate que, dans le premier, cas l’habileté du réalisateur l’emporte sur les considérations syntaxiques, tandis que, dans le second, les conditions de diffusion et de réception impliquent des métamorphoses syntaxiques touchant à la dimension de l’image et au comportement du téléspectateur ; tandis que le spectateur de cinéma est captif, le téléspectateur est libre de toute contrainte chez lui, en sorte que la syntaxe doit être plus explicite, le rythme plus lent. 1 2 Langages de l’art, Une approche de la théorie des symboles (Languages of Art, A n Approach of a Theory of Symbols, 1968), trad. par Jacques Morizot, Nîmes, Éditions Jacqueline Chambon, Coll. « Rayon-Art », 1990, p. 85. « Espace télévisuel, espace plastique. La question de l’esthétique télévisuelle (1945-1965) », communication au colloque de Cerisy Cinéma, Art(s) plastique(s), juin 2001 (dir. C. Murcia et P. Taminiaux, à paraître). 28 La télévision au défi de l’art D. Chateau Corrélativement, on rencontre l’idée que la spécificité de la télévision réside moins dans la spécificité de son langage que dans les conditions de diffusion-réception de ses produits. Pour Jean Thévenot, le médium télévisuel est propre à retransmettre des spectacles, notamment du théâtre, mais, étant « exclu qu’on puisse mettre des caméras sur la scène, sous les yeux du public, pour procéder à un découpage de type cinématographique », il faudra recréer le spectacle en studio. Il est rejoint par Jean Luc qui considère que le langage télévisuel emprunte « les procédés fondamentaux du cinéma » ; la spécificité du cinéma réside moins dans son langage que dans le dispositif spectatoriel et la nouvelle relation de réception qu’il instaure. André Vigneau et Pierre Viallet assignent la sphère de l’intime à la télévision, non seulement celle du spectateur qui reçoit le message dans l’intimité de son chez soi, mais celle de l’image elle-même qui doit se rapprocher de lui, ce qui implique à nouveau divers partis pris de mise en scène et de syntaxe filmique. André Bazin en tire des conséquences précises en ce qui concerne l’espace : il exprime le sentiment d’« un espace spécifique de la télévision, un espace déterminé d’une part par l’objectif de la caméra et de l’autre par la section du petit écran ». On rencontre bien des tentatives de cerner une spécificité de la syntaxe télévisuelle en amont des effets spatiaux qu’il produit. Gilles Margaritis non seulement défend l’idée d’un espace télévisuel spécifique qui trouve sa pleine expression en studio, mais avance une véritable caractéristique différentielle : la télévision est moins un art du montage, composé à partir de plans préétablis, que du mélange, du truquage, imposé à un flux de prises de vue simultanées. « C’est dans l’inépuisable jeu des truquages que réside toute la poésie de cet art nouveau… », écrit-il. Or, la tentation de la caméra unique, illustrée par l’élégante fluidité de Rébecca de Fred O’Donovan (d’après Daphné du Maurier, 1952), montre la relativité de la théorie du mélange qui suppose une pluralité de caméras. La télévision se spécifierait soit par la manière dont elle compose les images à partir de prises de vue multiples, soit, au contraire, par l’exclusion de toute multiplicité au profit d’un pur continuum visuel. Deux manières antinomiques d’improviser – n’est-ce pas alors l’improvisation, par-delà ses moyens, qui constituerait le trait spécifique recherché ? Un autre paramètre (et paradoxe) interfère. Corrélativement à la conviction que la télévision est d’abord un art de studio, certains réalisateurs militent pour l’idée d’un art pauvre ou, du moins, plus simple et dépouillé que le cinéma – ce qui incline Vermorel (Jeanne avec nous, 1952) au retour à l’esthétique du cinéma muet (surimpression, gros plan). On remarquera que ce thème de la pauvreté a une forte résonance dans l’histoire de l’art : de Lessing aux formalistes russes, en passant par Quatremère de Quincy, domine l’idée que la spécificité d’un art réside dans le respect de ses limites ; la pauvreté du cinéma est sa richesse, disent Tynianov et Eikhenbaum. La pauvreté de la télévision au regard du cinéma relève du même registre ; comme le note Gilles Delavaud, 29 MEI « Médiation et information », nº 16, 2002 « la référence au cinéma (…) permet d’en mesurer les servitudes techniques et, en même temps, d’en évaluer les potentialités techniques ». Toutefois, cette prétendue richesse de la pauvreté à son revers : l’art du studio, confiné en un seul lieu, sent le renfermé. D’où l’apparition des inserts de séquences filmées dans des réalisations en direct inaugurée par Claude Barma, généralisée par Pierre Viallet dans l’alternance intérieur-extérieur de son Pygmalion (d’après Shaw, 1953), et le plaisir de Bazin plus le collage est imperceptible – quand le montage n’est pas interdit, il doit être invisible… Et lorsque tombe l’interdiction pour la télévision de diffuser les films sortis en salle depuis moins de cinq ans, il faut bien qu’elle produise elle-même des succédanés. Marcel Bluwal propose explicitement le défi de fabriquer « quelque chose qui ressemble à des films ». Gilles Delavaud note ici un double paradoxe : la dramatique en direct, préparée comme une pièce de théâtre et enregistrée comme un film, est elle-même un genre paradoxal ; toutefois, loin de n’être qu’un compromis entre les deux autres arts, elle s’émancipe grâce à l’action de réalisateurs qui « voient dans le recours au support film le moyen le plus efficace pour continuer à explorer les voies possibles d’un art télévisuel ». À propos de la célèbre réalisation de Jean Prat, Les Perses (d’après Eschyle, 1961), André S. Labarthe ne parle-t-il pas de la naissance du huitième art ? Je m’arrête là dans le compte rendu proposé par Delavaud, non sans noter l’importance d’un élément supplémentaire : l’action des réalisateurs et leur esprit d’expérimentation sur lesquels l’auteur insiste à juste titre. « En ce début des années cinquante, écrit-il, chaque réalisation télévisée relève, plus ou moins, de l’expérimentation : pour le réalisateur débutant qui découvre le maniement d’une régie vidéo, comme pour le réalisateur chevronné qui, une émission après l’autre, explore les possibilités de ce nouvel outil qu’est le studio de télévision directe. » La série des réflexions sur l’art télévisuel est, d’ailleurs, inaugurée par le « poème chorégraphique », La Danse de la robe de plume, présenté en circuit fermé par Jean Thévenot en mars 1945, qui retient justement l’attention par son caractère expérimental autant que par le commentaire du réalisateur qui prétendait y rechercher « les possibilité d’un art spécifiquement télévisuel » – à travers, note Delavaud, « l’intégration formelle d’éléments hétérogènes (fragments filmés, maquettes) » et « la prise en compte des dimensions de l’écran (découpage et montage doivent s’y adapter) ». Dans ce cas comme dans tous ceux que Delavaud décrit, les détails de l’expérimentation, et leur influence réelle sur la conviction que la télévision a une vocation artistique, ont moins d’importance que la volonté d’expérimentation elle-même. Les discours sont aussi des symptômes de cette volonté ; leur contenu est moins significatif que leur existence. C’est une erreur classique que de récuser semblable discours en s’appuyant sur ses contradictions, ses paradoxes. Il s’agit de discours relatifs à la pratique dont les contradictions sont moins des fautes théoriques ou logiques que des effets de leur implication dans la pratique – y compris la réfraction que le discours impose à son sujet lors même qu’il 30 La télévision au défi de l’art D. Chateau est appréhendé avec la plus grande sincérité. Dans le même ordre d’idées, le poncif (postmoderne) de l’effet de l’expérimentateur sur son expérience ne doit pas être surévalué. La plupart de ces discours sont produits a posteriori et, lorsqu’une nouvelle production est envisagée, leur impact, sans être négligeable, est moins conséquent que la confrontation avec les défis pratiques, comme l’adaptation d’un texte donné (cas de figure de la majorité des dramatiques). Surtout, pour qu’il y ait expérimentation, il faut qu’existe un contexte favorable. C’est une caractéristique fondamentale de l’intention artistique que d’être surdéterminée par un contexte favorable et c’en est une autre pour ce contexte que d’impliquer l’intention artistique dans la promesse d’une liberté de création. Les contradictions du discours des réalisateurs attestent cette situation paradoxale où le sine qua non du contexte propice s’accompagne d’une ouverture à la créativité ; elles attestent la possibilité de choix différents, voire antagonistes (par exemple, le mélange des prises de vue multiples versus la caméra unique, le repli sur le studio versus l’intromission de l’extérieur, etc.), dans un milieu où ces possibles sont accessibles, où il s’agit aussi de les imaginer. Les plaidoyers pour la spécificité télévisuelle sont le fait de praticiens qui inventent cette spécificité ; les plaidoyers pour l’art de la télévision sont le fait de praticiens qui démontrent que la télévision peut être un art. Là encore, il ne faut pas trop demander au discours. Il est inévitable que, croyant offrir une réponse simple à ses questions, il ne parvienne souvent qu’à ouvrir une boîte de Pandore – mais ne faut-il pas la perspective « planante » de l’historien-théoricien pour le faire voir ? La discussion sur la spécificité fait saillir une série de paradoxes qui ont l’utilité de révéler la complexité du médium télévisuel. C’est au point que l’idée même de médium semble ébranlée. On le sait, Benjamin souligna que les techniques de reproduction peuvent non seulement servir à reproduire des œuvres traditionnelles, mais être employées comme des nouveaux modes de représentation : « elles vont être en mesure, désormais, non seulement de s’appliquer à toutes œuvres d’art du passé et d’en modifier, de façon très profonde, les modes d’influence, mais de s’imposer d’elles-mêmes comme des formes originales d’art. » 1 Cependant, le conditionnement de la photographie et du film reste comparable à celui des arts traditionnels ; même la multiplicité des matières de l’expression cinématographique reste confinée dans la forme de l’œuvre. La télévision est d’emblée partagée entre un rôle de médium encore traditionnel (télécinéma) et celui d’un médium inédit dont les caractéristiques se rapprochent moins des arts traditionnels que des médias ou mass-médias, à commencer par la radio. La question de l’art 1 L’Œuvre d’art à l’ère de sa reproductivité technique (1936), in L’Homme, le Langage et la Culture. De la politique à la sémiologie, trad. par Maurice de Gandillac. Paris : Denoël-Gonthier, Bibliothèque « Médiations », 1971, p. 141. 31 MEI « Médiation et information », nº 16, 2002 ne se pose pas de la même façon des deux côtés ; et il est patent qu’elle se pose moins évidemment du second côté. Du côté mass-média, une intervention artistique pourrait consister dans l’activité d’un réalisateur pratiquant en direct le mélange cher à Margaritis, courant d’une manette à l’autre comme Monet courait d’une toile à l’autre. J’emploie le conditionnel, parce que, à ma connaissance, infiniment peu d’expériences de la sorte ont pu avoir lieu (l’exemple unique de Nam June Paik est parfois évoqué). C’est que le statut de massmédia, comme son nom l’indique, est constitutivement réfractaire à la sorte de créativité qu’implique l’intervention proprement artistique. Ce que Benjamin disait du cinéma vaut à plus forte raison pour la télévision. Le cinéma, outre sa technique, implique une attitude spectatorielle et humaine caractéristique de la culture de masse qui définit la modernité : la masse est la « matrice des nouvelles attitudes à l’égard de l’œuvre d’art », à commencer par le critère quantitatif qui caractérise la masse elle-même 1. Il ne s’agit pas d’entonner le chant du dénigrement ; au contraire, Benjamin récuse « la vieille plainte : les masses cherchent le divertissement, mais l’art exige le recueillement », car, dit-il, « c’est un lieu commun » et « il reste à se demander s’il offre une bonne perspective pour comprendre le cinéma » 2. Il est persuadé du contraire. Le dénigrement empêche tout simplement de comprendre ce qu’il en est de cette nouvelle forme d’art qui a changé la notion même de l’art. Mais rétrospectivement, il appert que le cinéma a résisté aux sirènes de la massification, qu’il s’est constitué un patrimoine d’œuvres qui l’a réinscrit dans la tradition de l’art par le biais de la néotradition moderne. Les films de masse célébrés par Benjamin, tels ceux de Chaplin, sont devenus très vite des classiques du cinéma où l’on remarque davantage le style d’un auteur que la fonction d’entertainment. Le cinéma serait originellement moderne ; la télévision, elle, aurait « toujours été postmoderne », comme le dit Jérôme Bourdon qui cite Caldwell : « Tout examen systématique de l’histoire de la télévision nous montre rapidement que ces traits formels et narratifs que nous avons crus caractéristiques de la postmodernité, l’intertextualité, le pastiche, les présentations multiples, le collage, ont été des propriétés présentes à la télévision dès les débuts. » 3 Cependant, cette énumération est ambiguë ; elle caractérise aussi bien certaines œuvres postmodernes 1 2 3 Ibid., p. 175. Ibid., p. 176. « L’archaïque et le postmoderne. Éléments pour l’histoire d’un peu de télévision », Penser la télévision, actes du colloque de Cerisy, sous la direction de Jérôme Bourdon et François Jost. Paris : Nathan-INA, Coll. « Médias recherches », 1998, p. 25 (la citation de J. T. Caldwell est tirée de Televisuality, Style, Crisis and Authority in American Television, New Brunswick, Rutgers University Press, 1995, p. 33). 32 La télévision au défi de l’art D. Chateau prisées par l’élite rompue aux critères de l’art contemporain que des productions sans aucune visée artistique. De même, ce n’est pas l’expérimentation en soi qui fonde le caractère artistique. Il y a de l’expérimentation en science aussi bien que dans le quotidien. Il faut renverser la proposition : c’est la finalité artistique qui implique l’expérimentation et lui confère un sens distinct. Si l’on revient aux expérimentations analysées par Delavaud, on constate qu’elles ne concernent pas la « télé-vision », le programme ordinaire ou la créativité en direct, mais plutôt le « télécinéma », pour des raisons techniques relatives au stade de développement de la télévision au moment concerné. Le contexte d’expérimentation laisse le champ libre à la créativité dans l’étroite mesure du matériau et des outils disponibles. On fait des dramatiques, toutes novatrices qu’elles soient, parce qu’on ne peut faire que des dramatiques. Il n’y a donc pas lieu de regarder cette période avec nostalgie, même si elle semble avoir représenté un moment privilégié vis-à-vis du projet d’un art de la télévision. D’ailleurs, il semble bien qu’il aura manqué quelque chose de fondamental pour que cet art ait pu être véritablement reconnu pour tel. Ce n’est pas par leur seule force que les films de masse des débuts du cinéma devinrent des classiques : ils furent promus à ce rang par un contexte non seulement favorisant la création, mais l’enregistrant comme telle. Il faut une critique et une histoire pour qu’un médium accède à l’art ; il faut aussi que, au regard de la société, le médium considéré s’avère digne de ce traitement et de la légitimation qu’il a charge de sanctionner, de transmettre. Il eût fallu que le travail effectué maintenant par Gilles Delavaud (et quelques autres) soit fait sur le moment pour que les œuvres qu’il exhume reçoivent la sanction d’un statut d’art… Il faut une histoire de la télévision pour que, dans l’énumération de ses productions, opère le critère de légitimation artistique. Trop « télé-vision », marginalement « télécinéma », la télévision n’estelle pas, dans le fantasme social, un médium de l’éphémère, un robinet d’images, oubliées aussitôt que goûtées, sans cesse remplacées par d’autres, jamais fixées dans des œuvres permanentes ? On sait que Baudelaire, au moment même où il définissait la modernité comme actuelle et éphémère, rappelait que, pour être légitimée comme art, elle doit s’installer dans la permanence, celle du classique et de l’antique. Cependant, la permanence n’est pas un critère suffisant. Il y a des permanences sociales qui n’ont rien à voir avec le critère artistique. Pour Baudelaire, l’accès à la permanence dépend d’un opérateur poétique qui transfigure le donné moderne. En outre, l’éphémère n’est pas non plus, à l’inverse, un empêchement dirimant à l’accès à l’art, comme la performance le montre dans le cadre de l’art contemporain. L’opérateur poétique peut agir dans l’éphémère. La télévision ou, plus généralement la vidéo (voire le cinéma), peut témoigner de ce fait, à condition, qu’il y ait enregistrement. Celui de l’histoire, mais aussi plus simplement celui du magnétoscope. C’est pourquoi le critère de l’œuvre, ne serait-ce qu’au simple sens de la « mise en boite », ne doit pas être abandonné. 33 MEI « Médiation et information », nº 16, 2002 Lors du colloque de Cerisy « Penser la télévision », j’avouais « que, s’il y a en même temps une bonne série sur Canal Jimmy (Friends, Seinfeld, Dream on, etc.) et un excellent documentaire sur Arte, je choisis Canal Jimmy… » Mais j’ajoutais aussitôt : « À ce détail près – qui est bien plus qu’un détail – que, en même temps, j’enregistre le documentaire d’Arte. (…) En choisissant de regarder Canal Jimmy, j’atteste mon désir de jouissance immédiate dans un moment de pur divertissement ; pour le moment, Arte est reléguée au second plan ; mais, en même temps, en enregistrant le documentaire je lui confère un statut comparable à celui d’une œuvre (permanence, conservation, respectabilité), que l’on regarde à tête reposée plutôt que sur un coup de tête, et, du même coup, je dévalue rétroactivement le programme de Canal Jimmy, le rétrogradant au rang d’activité éphémère – vite consommée, vite oubliée ! » 1 Ce genre de comportement, et les motivations qui le fondent, font partie de la systémique de l’art, vis-à-vis de laquelle on peut dire que n’importe quoi peut un jour ou l’autre fonctionner comme art, mais sûrement pas n’importe comment. Fonctionner comme art est un défi que peut rencontrer n’importe quel médium. Qui aurait pu croire que l’on pût faire de l’art avec une photocopieuse ? Cela ne veut pas dire que la photocopieuse soit un instrument artistique par essence. Une tel instrument artistique par essence n’existe pas. Arnheim (tout sauf essentialiste 2) le disait clairement du film : « Le cinéma ressemble à la peinture, à la musique, à la littérature et à la danse ; ce sont des moyens d’expression qu’on peut utiliser, mais rien n’y oblige, à des fins artistiques. Une carte postale en couleurs, par exemple, n’est pas une œuvre d’art et n’en a pas l’ambition. Il en est de même d’une marche militaire, d’une confession intime ou d’un striptease. Tout ce qui est filmé n’est pas nécessairement de l’art. » 3 Le cinéma n’est pas un art, mais peut l’être, par-delà son statut supposé de reproduction mécanique du réel insiste Arnheim (une thèse, pour le coup, essentialiste). Il s’agit ensuite de savoir comment il peut l’être. C’est la même question, et la seule question pertinente, que l’on peut poser à propos de la télévision. Le défi de l’art se manifeste d’abord dans l’appropriation d’un médium par quelqu’un qui associe ce qu’il en fait à une finalité artistique (il n’y a pas d’art sans artiste) ; ensuite, comme on l’a déjà dit, si cette appropriation singulière suppose une liberté de créativité, celle-ci est à son tour dépendante de conditions de possibilité qui surdéterminent sa 1 2 3 « Interprétance et activation : deux concepts clés d’une théorie de la réception télévisuelle comme pratique », ibid., p. 194. Contrairement à ce que dit Jost dans Un monde à notre image, Énonciation, Cinéma, Télévision. Paris : Méridiens Klincksieck, 1992, p. 115. Le Cinéma est un art, textes choisis de Film (1933), trad. De Françoise Pinel. Paris : L’Arche, 1989, p. 19. 34 La télévision au défi de l’art D. Chateau réalisation ; de plus, l’accès à l’art suppose la tentative d’appropriation singulière, mais nécessite la sanction d’instances de légitimation à plus ou moins long terme (il n’y a pas d’art sans institution artistique). Cette systémique n’agit pas simplement comme la confrontation d’une proposition d’artiste ou supposé telle avec une norme donnée une fois pour toutes, tel le beau (ainsi que le souligne François Jost, à propos du cinéma, « les mouvements de caméra techniquement parfaits de Lelouch sont constamment dévalorisés par la critique, les images “sales” du Rayon vert (Rohmer, 1986) n’empêchent nullement certains de considérer ce film comme un chef-d’œuvre » 1). La systémique de l’art est beaucoup plus complexe, non seulement parce que les critères esthétiques sont frivoles, mais dans la mesure où l’apparition d’un nouveau médium est susceptible de rétroagir sur la notion même de l’art. Benjamin semblait le dire en ces termes : « On s’était dépensé en vaines subtilités pour décider si la photographie était ou non un art, mais on ne s’était pas demandé d’abord si cette invention même ne transformait pas le caractère général de l’art ; les théoriciens du cinéma devaient succomber à la même erreur. » 2 En fait, il sombrait lui-même dans l’erreur essentialiste en supposant que le cinéma puisse être tenu de fonctionner comme mass-média, alors que l’art cinématographique s’est avéré être, comme le disait Arnheim, le résultat d’une manière de faire usage de ce médium, y compris dans le cas de films d’abord destinés à la masse ou appréciés par elle. L’Antiquité, témoigne Cicéron, élabora deux sortes de modèles de la représentation artistique : le modèle inductif de Zeuxis, qui, de plusieurs femmes réelles, entendait tirer une représentation idéale de la femme ; le modèle déductif de Phidias qui sculptait Zeus à partir de l’idée qu’il en avait dans l’esprit. De même, on peut aborder la question des rapports entre l’art et la télévision de manière inductive, en partant de ce qu’est réellement la télévision, ou déductive, en partant d’une idée a priori de l’art. La première optique semble propice à satisfaire d’emblée quiconque ne se résout pas au verdict sans appel ni examen de l’incapacité de la télévision à accéder à l’art. N’est-il pas toujours préférable de juger sur pièces ? Mais de quelles pièces s’agit-il ? Cette simple question nous met dans l’embarras. Si nous répondons comme par réflexe : « les œuvres, bien sûr », nous restreignons considérablement le corpus. Ce n’est plus la télévision qui serait possiblement artistique, mais certaines formes de sa manifestation, celles, en l’occurrence, qui ressemblent le plus aux formes classiques que nous sommes accoutumés de juger à l’aune du critère artistique. À la limite, ce serait en n’étant pas elle-même, un art de la programmation continue, ce serait parce que certains formes 1 2 Op. cit., pp. 129-130. Op. cit., p. 154. 35 MEI « Médiation et information », nº 16, 2002 qu’elle diffuse peuvent, une fois soustraites théoriquement ou pratiquement à la programmation, s’assimiler au film de cinéma, que la télévision accéderait à l’art. La télévision serait un art malgré elle, parce que le désir d’art lui résisterait et s’emparerait de certaines productions auxquelles elle n’est pas d’elle-même capable de conférer l’aura. La seconde optique nous renvoie au nécessaire constat que quelque chose prétendant au statut d’art ou y accédant ne le peut en aucune façon sans référence à une définition même minimale de l’art. De même, dans la pensée des réalisateurs que j’ai considérée plus haut affleure significativement à côté de l’évaluation du pouvoir de la télévision, une certaine conception apriorique de l’art (à la démarche inductive qui part de l’observation du médium, dans un état de développement donné, se mêle toujours une démarche déductive). Lorsqu’on parle de l’art de la télévision, on peut ne songer qu’au sens large de l’art (celui du grec ancien tekhnè ou du latin ars), le métier, le savoir-faire, etc. S’il s’agissait de ce sens, la discussion serait close ; il n’y a pas moins de raison de tenir la télévision pour un art en ce sens que de parler de l’art militaire ou culinaire. S’agissant du sens spécifique et moderne du mot art, c’est-à-dire de l’idée qu’il existe (ou a existé) une pratique sociale spécifique à laquelle se vouent des individus que l’on nomme artistes, la question rebondit et son examen menace de s’éterniser. D’autant que la définition de l’art n’a cessé, depuis sa formation au XIXe siècle, de subir toutes sortes de contradictions venues du sein même de cette sphère : surenchère des mouvements artistiques, auto-dissolution, dé-définition, etc. D’autant que le télévision, loin d’avoir participé à ces multiples rebondissements, semble s’être tenue résolument à l’écart. Sa seule participation aux remous de l’histoire de l’art concernerait l’histoire actuelle, l’idée postmoderne selon laquelle l’art ne serait plus aujourd’hui une pratique distinctive et se serait fondue dans le vaste ensemble du culturel. En ce sens, si la télévision rejoignait aujourd’hui le club de l’art, ce serait au moment où celui-ci se noie dans la grande nébuleuse culturelle. La télévision accéderait à l’art à l’ère de sa mort, tant annoncée, enfin accomplie. La démarche inductive et la démarche déductive semblent au premier abord conspirer : la télévision ne serait art que lorsqu’elle se détourne de sa vraie vocation pour se raccrocher au patrimoine ; elle ne le serait pas par elle-même, puisqu’elle est, au contraire, l’un des instruments les plus efficaces de l’indifférenciation dans le tout culturel. On peut reprocher à cette conclusion moins d’être pessimiste que d’être idéologiquement correcte, d’exemplifier trop clairement l’harmonie que la conception patrimoniale de l’art et l’éclectisme culturel sont censés former dans la pensée postmoderne. (L’éclectisme trouve son expression la plus significative dans le retour nostalgique à l’ordre de l’œuvre – picturale, filmique ou autre –, mais il n’est pas aussi libéral qu’il y paraît : il ne tolère pas le dogmatisme de la novation avant-gardiste qu’il récupère néanmoins comme « tradition du nouveau » ; il ne tolère pas non plus 36 La télévision au défi de l’art D. Chateau l’idée que la quête de l’art pour un médium quelconque puisse impliquer sa spécificité en tant que tel.) La question de l’accessibilité de la télévision à l’art se pose différemment des deux côtés que cette idéologie amalgame. Du côté de l’œuvre, il s’agit de savoir si la télévision est capable de rivaliser avec les autres arts qui en produisent, à commencer par le cinéma et le théâtre. Du côté de ce qui ne prend pas la forme d’une œuvre, émission en direct ou programme en général, il s’agit de savoir si ce caractère n’est pas contradictoire avec la recherche d’une finalité artistique. Or, en regardant dans une autre direction, celle de l’art avant-gardiste et contemporain, on voit bien que le second côté ne doit pas systématiquement être rabattu sur le premier. Les nombreuses expériences artistiques qui se sont succédées depuis le début du siècle ont permis à l’acte artistique de revêtir des conditionnements antinomiques de l’œuvre : objet anesthétique, acte éphémère, installation provisoire, etc. Qui plus est, le médium de la télévision ou, du moins, le médium voisin de la vidéo n’a pas cessé et ne cesse toujours pas de participer de cette expérimentation. Le défi de l’art peut donc s’entendre en un autre sens que la possibilité d’introduire l’art dans la sphère d’un médium. Suivant la nature du médium et sa complexité, le défi est plus ou moins conséquent. Un peintre, aujourd’hui, relève le défi d’intégrer ses peintures à l’art s’il parvient à imposer la candidature de son style propre dans le monde de l’art (pour faire référence à la théorie institutionnelle de Dickie). Mais il est soutenu par le statut systémique de la peinture comme art, préalable à son entreprise. La systémique du cinéma, déjà, est moins accueillante : le cinéaste doit lutter contre la grosse production s’il entend réaliser un projet artistique en son sein, sinon, il doit recourir aux producteurs indépendants ou marginaux, ou encore, comme les cinéastes expérimentaux, recourir à des circuits spécialisés, non sans renoncer alors à une exploitation grand public (sauf exception). Le défi de la télévision est encore plus difficile, parce que sa systémique ne prévoit pas le minimum de conditions favorables. Au contraire, la contrainte des grilles de programme est un instrument de régulation apparemment inexpugnable où l’écart artistique ne trouve que fort rarement à s’introduire. Je ne sais si cela existe, mais on peut observer qu’en France, en tout cas, le réseau câblé, pourtant ouvert à la diversité de multiples ciblages, non assujettis à la dictature du grand public, n’offre aucune chaîne de pure créativité artistique. Même les chaînes spécialisées dans le documentaire ne laissent qu’une faible marge de créativité aux produits qu’elles diffusent. Dans leur critique radicale de l’industrie culturelle, Adorno et Horkheimer remarquaient que la télévision, « synthèse de la radio et du film », promet « d’accroître l’appauvrissement des matériaux esthétiques à tel point que l’identité à peine masquée de tous les produits de l’industrie culturelle risque de triompher ouvertement et d’aboutir à l’accomplis- 37 MEI « Médiation et information », nº 16, 2002 sement dérisoire du rêve wagnérien de l’œuvre d’art totale » 1. Le même thème est actuellement entonné, mais positivement, par les penseurs de la postmodernité, tenants d’un pluralisme absolu et de l’hybridation généralisée. La culture dans son ensemble réaliserait l’œuvre d’art totale, non sans nous avoir débarrassé du préjugé élitiste d’une œuvre organique et des critères esthétiques traditionnels. Dès lors, pourquoi demander à la télévision de réveiller ce préjugé dépassé et son critère empesé ? La télévision, postmoderne de naissance, n’est-elle pas justement le modèle d’un art débarrassé du préjugé d’art, d’un art enfin populaire ? Au vrai, ces questions ne sont pertinentes que si elles ne concernent pas seulement la télévision, quand bien même elle y figure en première ligne. Elles concernent notre société toute entière : la posture d’artiste y est-elle désormais surannée ? L’artiste n’est-il plus un rôle social actif, son impertinence n’est-elle plus socialement pertinente ? Certes, on admettra que certains individus puissent encore trouver dans cette posture une sorte de refuge à l’écart de la société standardisée, mais ils seraient condamnés à une pratique autarcique et périmée. L’art contemporain, tant vilipendé par des envieux, nous dissuade en fait d’agréer une telle conviction sans broncher, non plus que la présence de la vidéo dans les expositions d’installations contemporaines qui manifestent l’appropriation artistique dans des sortes de réseaux télévisuels ultra-privés, quoique offerts à l’appréciation du public (comme j’ai pu le constater tout récemment en visitant l’intéressante Biennale de Gwangju 2002 en Corée où la vidéo est pour le moins omniprésente). Ce repli de l’expérimentation télévisuelle sur l’espace de l’exposition peut être considéré comme une réponse des artistes à l’obstacle que le dispositif médiatique dresse devant leurs rêves d’appropriation. Mais il nous indique aussi qu’une formulation plus précise de notre question initiale nécessiterait de discerner l’accès à l’art par l’entremise de la télévision de l’accès de la télévision à l’art. Visant l’accès de la télévision à l’art, les expérimentations des débuts exprimaient l’espoir que ce médium ne soit pas qu’un simple robinet d’images de la modernité et que l’on puisse réaliser dans son cadre des produits artistiques ; les œuvres produites dans cette obédience, formellement « classiques », ont accrédité cet espoir, loin toutefois qu’il soit devenu la règle et qu’ait pu être endigué ni régulé le robinet d’images. Visant l’accès à l’art par l’entremise de la télévision, les expérimentations des artistes contemporains font incessamment référence au robinet d’images dans des dispositifs qui en sont réduits à simuler la diffusion télévisuelle ; leurs œuvres, formellement « postmodernes », relèvent d’une pratique critique qui renonce, du même coup, à s’inscrire dans le conditionnement médiatique de la télévision… 1 La Dialectique de la raison, Fragments philosophiques (Dialektik des Aufklärung, Philosophische Fragmente, 1944). Paris : Gallimard, coll. « Tel », 1974, p. 133. 38