Le Brisset sans peine

Transcription

Le Brisset sans peine
Jean-Pierre Brisset
Le Brisset
sans peine
Textes choisis et adaptés
par Gilles Rosière
Illustrations
Quentin Faucompré
Ginkgo
PARIS
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© Ginkgo éditeur, 2005.
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L’élection de Jean-Pierre Brisset au titre de
Prince des Penseurs en 1913 marque l’apogée d’un
itinéraire singulier, jalonné de huit ouvrages,
publiés pour la plupart à compte d’auteur. Habitué à discourir devant un public clairsemé, Brisset
connaîtra, le 13 avril 1913, à Paris, à l’hôtel des
Sociétés savantes, le succès le plus éclatant de
sa carrière. Cette soirée mémorable fut relatée
dans les journaux de l’époque et l’on en retrouve
trace dans les écrits des amis de Jules Romains,
organisateur de l’événement. C’est à partir de ces
témoignages et d’extraits des œuvres de Brisset
que j’ai tenté de reconstituer le texte de la conférence prononcée à cette occasion par le Prince des
penseurs. Ce texte, mis en scène par la compagnie
Bernard Froutin, est représenté sous le titre Mots à
lier depuis avril 2001. Publié une première fois par
Deleatur, sous le titre le Brisset sans peine
peine, ce texte a
été revu et complété pour la présente édition. Les
photos de Marc Chevalier qui illustrent l’ouvrage
sont extraites du spectacle.
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Jean-Pierre Brisset est né dans le département
de l’Orne, à La Sauvagère, le 30 octobre 1837. Les
œuvres elles-mêmes contiennent peu de renseignements directs sur l’enfance de l’auteur. Il aura
fallu attendre les travaux de Marc Décimo* pour
lever une partie du mystère qui régnait autour de
ce personnage hors du commun. Une enfance de
petit paysan déjà intéressé par les grenouilles et
les jeux sur les mots, un apprentissage de pâtissier
à Paris interrompu à dix-sept ans, un engagement
dans l’armée et une participation active aux campagnes du Second Empire constitueront l’essentiel
de sa vie avant qu’il ne se découvre, en 1870, des
talents d’écrivain en publiant son premier ouvrage,
La Natation ou l’Art de nager appris seul en moins
d’une heure. Après sa démission de l’armée en 1871,
Brisset tente à Marseille une carrière de professeur
de natation. Il va même jusqu’à déposer le brevet
d’une « ceinture caleçon aérifère à double réservoir
compensateur » qui sera un échec commercial. Il
décide alors de retourner en Allemagne, à Magdebourg, où il avait été prisonnier pendant l’hiver
1870-1871. Il y restera cette fois plus de quatre ans,
donnant des leçons de français et d’italien. C’est là
qu’il publiera en 1874 la Methode zur Erlernung der
französischen Sprache, méthode de français à l’usage
des Allemands, où sont exprimées ses premières
idées sur la langue.
Après son retour en France et un nouveau passage éclair par la carrière militaire, il sollicite un
emploi de commissaire de surveillance administrative dans les chemins de fer et prend ses fonctions
en 1879 à Orchies, dans le département du Nord.
* Voir bibliographie, page 119.
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L’année précédente, il avait publié sa Grammaire
logique, brochure de 48 pages, première ébauche
de son œuvre future. En 1880, il obtient un poste
de surveillant à la gare Saint-Serge, à Angers, où
il effectuera la plus grande partie de sa carrière et
où il écrira la plupart de ses livres.
Photo Marc Chevalier
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En 1883, il publie une nouvelle édition de la
Grammaire logique, qu’il soumet à Ernest Renan
pour l’obtention du prix Archon-Desperousses
décerné par l’Académie française. C’est certainement l’originalité de l’œuvre qui lui vaudra d’être
refusée à ce concours : on y découvre que le latin
n’est qu’une langue artificielle et que l’origine de
la parole humaine est à chercher du côté de nos
archiancêtres batraciens.
Cette thèse s’affinera au fil des publications
dont le lecteur trouvera la liste exhaustive en fin
d’ouvrage : Le Mystère de Dieu est accompli (1890),
édité par l’auteur en gare d’Angers Saint-Serge,
puis la Science de Dieu et la Grande Nouvelle (1900),
les Prophéties accomplies (1906) et, enfin, les Origines
humaines (1913).
Cet ouvrage sera le dernier publié par JeanPierre Brisset. La même année, il sera couronné
Prince des Penseurs, à la suite d’un canular monté
par Jules Romains et ses amis.
Depuis la Grammaire logique de 1883, tous les
ouvrages développent les mêmes thèmes, et reprennent souvent les mêmes exemples avec des
formulations différentes.
Le texte du Brisset sans peine est un patchwork
d’extraits significatifs de l’œuvre. J’ai choisi pour
chaque exemple l’expression qui m’a semblé la
mieux adaptée à une présentation théâtrale. Pour
que l’auditeur puisse saisir les thèses de l’auteur
sans le support de l’écrit, le raccordement des différentes citations a nécessité quelques liaisons et
interversions. Brisset lui-même m’y a autorisé – par
anticipation : « Si l’on intervertit les différentes parties d’une phrase, sa valeur n’en est pas essentiellement
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changée et il n’y a, dans le principe, aucune différence
entre une consonne et une autre consonne, entre une
voyelle et une autre voyelle. »
En complément du texte du Brisset sans peine,
j’ai réuni une anthologie thématique, qui offre
un éclairage sur les thèses les plus singulières de
Brisset.
Si l’auteur est mort à La Ferté-Macé (Orne)
en 1919, son œuvre demeure bien vivante : elle
n’a cessé de passionner les écrivains, de Jules
Romains aux surréalistes et aux pataphysiciens,
d’André Breton à Marcel Duchamp, Raymond
Queneau ou Michel Foucault. Les écrits de Brisset
continuent à être étudiés par les linguistes et les
psychanalystes.
Le Brisset sans peine initie à une œuvre proliférante et abondante, aujourd’hui rééditée dans son
intégralité sous la direction de Marc Décimo, à qui
nous devons l’essentiel de ce que nous savons sur
Brisset. Qu’il en soit ici remercié.
Gilles ROSIÈRE
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Vous voudrez bien excuser les imperfections
de notre élocution, nous n’avons pas l’habitude
de parler en public, jusqu’à ce jour, nous pensions
dans la solitude.
Nous adressons d’abord une confraternelle
pensée à Messieurs Henri Bergson et Jean Jaurès
qui n’ont pas eu, comme nous, la chance d’être
élus au titre de Prince des Penseurs. Cet honneur,
nous l’acceptons d’un cœur reconnaissant. C’est à
Monsieur Jules Romains que nous devons toute
cette gloire. C’est de lui que Dieu s’est servi pour
changer notre obscurité en célébrité. Nous n’avons
personnellement aucun mérite. Comme Jésus ou
Jeanne, nous n’avons fait qu’accomplir une mission… Nous n’avons pas été libre d’écrire ou de ne
pas écrire nos livres, l’esprit qui nous les a dictés
nous a forcé à les publier.
Nous remercions également les délégations
étrangères de l’intérêt qu’elles portent à nos
travaux.
Grazie mille i dodieci membri délia delegazione italiana… und meine Bewunderer der deutsche Auftrage…
y los eminentes profesores venidos de España… and the
Cambridge University’s teachers, for coming so far to
celebrate such a modest provincial thinker… Grazie
mille, gracias, Danke schön, thank you very much…
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Ce n’est que pour notre faible intelligence qu’il
y a plusieurs langues, l’esprit unique de Dieu qui
les a toutes créées n’en voit qu’une, c’est la parole.
Nous allons vous donner quelques exemples de
leur origine unique : on fait venir le mot tramway
de l’anglais, mais ce n’est pas autre chose que le
dialecte tire à moué, ordre donné pour se faire tirer
sur une branche d’arbre ou autrement.
La mauvaise prononciation des étrangers, bien
loin de causer une perturbation dans l’analyse
des langues, en montre au contraire la parfaite
unité. Ainsi un Allemand prononcera : che fous
tis, pour : « je vous dis ». Che égale je. On peut
en tirer la conclusion que le mot allemand schön,
qui signifie beau, n’est autre que notre mot jeune.
Jeunesse et beauté, n’est-ce pas la même chose ?
L’esprit de la parole est le même sur toute la
terre et dans tous les mondes habités. Même les
argots les plus barbares sont des cris venant des
ancêtres car ils ont, pendant des millions d’années,
poussé tant de cris qu’il est admissible que nulle
combinaison possible ne leur a été étrangère.
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FORMATION
DE NOTRE MONDE
L’esprit dont nous sommes l’instrument pour
faire connaître aux hommes leur origine, nous inspire aussi, puissamment, de montrer comment il
créa notre monde.
Photo Marc Chevalier
Les cieux furent autrefois créés par la parole
de Dieu, aussi bien que la terre qui fut tirée de
l’eau. Tout l’espace dont le soleil occupe le centre,
jusqu’à mi-chemin des étoiles les plus rapprochées,
était rempli de ténèbres et d’atomes invisibles. Au
point central de ce vide, l’esprit s’enflamma et un
éclair jaillit, se scindant en deux et commençant
à tourner sur lui-même. Rapide comme la foudre,
ce tournoiement s’étend bientôt jusqu’au-delà des
plus lointaines planètes. L’électricité attire toutes
les molécules sous forme d’eau et l’eau retarde
le mouvement circulatoire. Les parties éloignées
restent en arrière. Des globes de feu se séparent
de la masse et l’eau les entoure de tous côtés,
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s’élève dans les airs et retombe dessus en torrents
formidables. Ainsi se forment peu à peu les terres
entourant le soleil et chaque terre est, à son début,
un soleil qu’éteignent les eaux abondantes. Notre
terre n’est extérieurement qu’une immense goutte
d’eau et de vapeurs, mais cette goutte d’eau se
resserre et le sommet des plus hautes montagnes
émerge sous forme de petits îlots. La vie commence à se développer dans les eaux et à la surface
terrestre aussitôt que la température le permet, le
pôle Nord étant le premier point habité. Comme la
nuit y durait six mois, on s’y mourait d’ennui, dans
nuit. Les Polonais l’abandonnèrent les derniers :
au pôle on est, disaient-ils à nos ancêtres.
Dans les diverses couches terrestres, on a
retrouvé des traces d’animaux incrustées dans la
pierre et des ossements. On a ainsi reconnu que
la vie commença dans les eaux et que les poissons
furent les premiers créés, puis vinrent les insectes
et divers genres de batraciens ou grenouilles,
ensuite les serpents et enfin les oiseaux et les
mammifères.
Ainsi donc, la terre porte l’empreinte irrécusable que nos grenouilles actuelles ont eu, au
commencement du monde, un développement
extraordinaire qui ne s’est pas maintenu.
Le corps de l’homme avant de naître passe par
les divers états qu’a parcourus l’homme éternel.
Il est têtard dans la semence de son père. Dans le
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sein de la mère, le sexe se forme après l’ouverture
anale, et pendant une période ne se différencie
point extérieurement ; encore à la naissance on
confond quelquefois la fille et le garçon ; même il
se trouve des personnes qui n’ont point de sexe et
qui évacuent tout par l’anus, comme la grenouille.
L’homme qui voudra s’examiner dans sa parfaite
nudité et se comparer à la grenouille, en imitant
ses poses et sa marche, reconnaîtra bientôt en lui
son ancêtre et il comprendra que, comme animal,
il n’est qu’un gros parvenu.
D’après la fable païenne, le plus ancien des
dieux est Uranus, Ure-anus désigne l’être qui urine
par l’anus, ce qui est le propre de la grenouille.
L’urètre ou ure-être est l’être primitif.
Les sages nous ont déjà taxé de folie, car nous
faisons connaître les choses qui paraissent folie
et dont ils sont confondus et confus. Ces vérités,
sévérité, les écrasent et ils ne peuvent les combattre.
Nos analyses montrent ce qui a été dit et fait, et
aussi ce qui n’a été ni dit ni fait, mais aurait pu
l’être.
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