La perception du Pacte Molotov-Ribbentrop dans l`historiographie

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La perception du Pacte Molotov-Ribbentrop dans l`historiographie
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RÉÉVALUATION POUTINIENNE DE LA SECONDE GUERRE MONDIALE
par Galia Ackerman*
La perception du Pacte Molotov-Ribbentrop
dans l’historiographie russe :
de Gorbatchev à Poutine
S
I LA PERESTROÏKA ne connut pas un grand succès sur le plan économique, elle a eu
le mérite essentiel d’avoir promulgué la glasnost, l’ouverture – y compris l’ouverture
des archives – entraînant la révélation de nombreux crimes du régime communiste,
dépassant largement le cadre de ce qui avait été admis lors du dégel khrouchtchévien. L’une
des révélations majeures de cette époque agitée, romantique et pleine d’aspirations à se
débarrasser de la malédiction du passé soviétique, fut la publication, en copie d’abord, des
protocoles secrets adjoints au Pacte de non-agression germano-soviétique, connu sous le
nom de pacte Molotov-Ribbentrop. Chacun des deux dictateurs, Staline et Hitler, ayant fait
le choix de la guerre, avaient ses raisons pour signer ce Pacte et les protocoles secrets qui
prévoyaient le partage de l’Europe de l’Est entre les parties: Staline faisait reculer ses fron-
23 août 1939 : Pacte germano-soviétique
* Chef du bureau russe de la revue Politique Internationale, Secrétaire générale du Forum européen pour
l’Ukraine, chercheuse associée à l’Université de Caen, spécialiste des mondes russe et ex-soviétique.
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tières, récupérait des territoires qui avaient jadis appartenu à l’Empire russe et triomphait
de la Pologne, ennemi historique; Hitler avait désormais les mains libres pour attaquer la
Pologne en déclenchant ainsi une nouvelle guerre mondiale. Le général allemand Kurt von
Tippelskirch, devenu historien après la guerre écrivait: «En 1939, la position soviétique était
décisive. Lorsque Hitler eut l’aval de Staline, il eut la conviction qu’il gagnerait la guerre
contre les puissances occidentales. La position de l’URSS l’aida également à dissiper les
doutes de ses conseillers militaires. Ceux-là croyaient difficile de prévoir l’étendue d’une
action militaire si elle dépasse le cadre d’un conflit local et déconseillaient à Hitler d’élargir
le front de la guerre».
Je ne vais pas vous rappeler les faits archi-connus : l’annexion des pays Baltes, de
l’Ukraine et de la Biélorussie occidentales, de la Bessarabie et des régions de Pologne, ainsi
que la guerre de Finlande; les déportations de masse, les arrestations, les exécutions dans
tous les territoires nouvellement soviétisés et en particulier en Pologne (près de 500000
Polonais envoyés au Goulag); l’arrêt de la propagande antifasciste en URSS ; la livraison à
Hitler de milliers d’antifascistes allemands qui avaient cherché asile chez les frères soviétiques (selon la publication dans la Pravda en 1989, 4000 furent livrés par le NKVD à la
Gestapo) ou leur envoi dans les camps soviétiques; l’exécution en 1940 par le NKVD de plus
de 20000 officiers polonais faits prisonniers de guerre lors de l’occupation soviétique d’une
partie de la Pologne.
Les deux tyrans étaient pleinement satisfaits de cet accord. Ils étaient tous deux heureux
notamment de dépecer la Pologne. On n’oubliera jamais le défilé conjoint des troupes
russes et allemandes en Pologne, à Brest, le 22 septembre 1939. Hitler et Ribbentrop ont
chaleureusement félicité Staline le jour de son anniversaire, le 21 décembre 1939. Hitler a
écrit notamment : « Pour vos 60 ans, je vous prie de recevoir mes félicitations les plus
sincères. Mes meilleurs vœux de santé à vous personnellement, et d’un avenir heureux aux
peuples de l’amicale Union soviétique». Staline a répondu aux deux, mais c’est sa réponse à
Ribbentrop qui fut particulièrement significative: «Je vous remercie, Monsieur le ministre,
pour vos vœux. L’amitié des peuples de l’Allemagne et de l’URSS, scellée par le sang, a tous
les fondements pour être longue et solide». Il s’agissait du sang polonais, bien évidemment.
Pour les populations occupées par les Soviétiques, en 1939 et 1940, ce fut le début d’un
long et solide cauchemar. Car elles ont subi trois vagues d’occupation: soviétique, nazie et
de nouveau soviétique. Au fond, la légitimité de l’annexion après la guerre de la plupart de
ces territoires, dont l’Ukraine occidentale (qui d’ailleurs n’a jamais fait partie de l’Empire
russe), est fondée sur les protocoles secrets de 1939, alors qu’ils auraient dû être proclamés
nuls et non avenus après l’invasion de l’URSS par l’Allemagne et que ces pays et territoires
auraient dû retrouver leur indépendance ou au moins être consultés par des référendums
honnêtes sous contrôle international.
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La reconnaissance du crime que représentait la signature de ces accords entre Staline et
Hitler était un acte courageux de l’époque Gorbatchev. Je me permets de rappeler que le
Congrès des députés du peuple en 1989 d’une part a reconnu l’existence même de ces
protocoles et d’autre part a proclamé leur invalidité a posteriori depuis le moment de leur
signature. Ce geste a peut-être accéléré les tendances centrifuges au sein de l’URSS, en particulier dans les pays Baltes et en Ukraine. Mais les conséquences de la décision du Congrès
des députés du peuple ont été plus vastes.
Comme le remarque le grand historien américain de l’Europe de l’Est, Timothy Snyder,
l’Union Soviétique a combattu des deux côtés pendant la Seconde Guerre mondiale.
Pendant la première partie de la guerre, de 1939 à 1941, l’URSS fut un allié de l’Allemagne,
en se battant sur le front de l’Est, en livrant à l’Allemagne des matières premières, du pétrole
et des produits alimentaires et en l’assistant ainsi dans la guerre déjà déclenchée contre la
Norvège, le Danemark, les Pays-Bas, la Belgique, le Luxembourg et, surtout, la France et
l’Angleterre. Staline a changé de camp une fois qu’il fut trahi par Hitler. On se souviendra
qu’il n’a pas cru à une bonne centaine de messages d’espions soviétiques au sujet d’une
attaque imminente contre l’URSS.
Avec la décision historique du Congrès des députés du peuple, cette vérité occultée et
gommée en URSS pendant plus d’un demi-siècle a fait surface, en renforçant le concept du
totalitarisme élaboré par Hannah Arendt, ainsi que les thèses de tous ceux qui, comme les
jeunes philosophes André Glucksmann et Bernard-Henri Lévy, affirmaient l’égalité de principe entre le régime soviétique (et les autres régimes communistes) et le régime nazi. Non
pas du fait de leurs idéologies respectives, mais de leurs pratiques meurtrières.
Intuitivement, le grand écrivain russe Vassili Grossmann l’avait vu bien avant nos philosophes et avant la publication en Occident de L’Archipel du Goulag, dans son roman génial,
Vie et Destin, publié beaucoup plus tard, mais achevé et confisqué en 1961.
Après la brève époque de la perestroïka et les premières années d’Eltsine, et surtout
depuis l’arrivée de Poutine au pouvoir (et je vous rappelle qu’il est au pouvoir depuis plus
de quinze ans), l’interprétation du rôle de l’URSS en tant qu’allié fidèle du régime hitlérien a
changé. Je ne parle pas ici d’historiens sérieux et internationalement réputés comme Arseni
Roguinski, mais d’historiens officiels et de l’espace médiatique.
Voici comment Arseni Roguinski explique ce refus de reconnaître la véritable portée du
pacte: «La principale raison, c’est que le pacte – quelles qu’en soient les circonstances – fut
conclu, avec ses protocoles secrets, entre deux figures symboliques, Hitler et Staline. Et ce
«et» qui met les deux personnages à titre d’égalité met mal à l’aise. Car Hitler est l’incarnation du mal absolu, alors que Staline, dans la conscience de masse, est un chef certes cruel
mais sans aucun doute grandiose, qui a mené le pays aux grandes réalisations, et surtout, à
la plus grande victoire de son histoire. Malgré les citations et les faits qui témoignent de
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l’admiration mutuelle entre Staline et Hitler, l’amitié entre ces deux personnes est impensable et impossible. Elle est réfutée. Telle est la mémoire historique russe».
À cela s’ajoute la conception du « passé glorieux » de la Russie qui est activement
promue par le pouvoir. Je cite encore Roguinski: «Il s’agit du passé soviétique auquel nous
avons droit et dont nous devons être fiers. Le besoin d’une telle perception du passé surgit
dans la population durant les années 1990 et fut activement soutenu et développé par le
pouvoir pendant la décennie suivante. L’idée est simple: nous avons des grandes réalisations dans tous les domaines, et notre principale victoire est celle de la Grande Guerre
patriotique. Nous avons toujours porté la lumière et le bien à tous les peuples que nous
avons côtoyés. La Russie d’aujourd’hui est héritière et continuatrice de ces victoires et ces
réalisations. C’est pourquoi nous avons l’obligation d’être fiers de cette Russie-là, c’est-àdire, de l’URSS ».
Pour ne pas être confrontés au besoin de reconnaître les appétits impérialistes de
Staline, exprimés dans les protocoles et mis dans la pratique, certains historiens, journalistes
et hommes politiques se mettent à en nier même l’existence, comme Guennadi Ossipov,
président de l’Académie des sciences sociales de la Russie. En 2010, cet ancien conseiller de
Vladimir Poutine demandait publiquement: «Aujourd’hui, on rappelle souvent le pacte
Molotov-Ribbentrop et ses parties secrètes. Mais a-t-il vraiment existé? Molotov a déclaré
qu’il n’en était rien», citant un de ses collaborateurs, sans divulguer le nom de ce précieux
témoin. D’autres historiens affirment que ces protocoles secrets étaient des faux, en s’appuyant sur des arguments curieux, par exemple le fait que Molotov a apposé sa signature en
lettres latines et non russes. Ceux-là sont pléthore, comme l’écrivain Arsen Martirossian,
ancien collaborateur du KGB. Le problème, bien entendu, est que ces allégations sont
publiées à grand tirage, et non dans des éditions confidentielles, comme les livres du
Mémorial.
Certains historiens soulignent le caractère forcé de ce pacte et le justifient par la nécessité de repousser le début de la guerre, en revenant aux arguments avancés par Staline luimême. Ainsi, le général à la retraite Lev Sotskov, devenu historien militaire, affirme: «Nous
avons obtenu le gain de deux ans, et ces deux ans furent utilisés pour réorganiser et mieux
armer l’armée soviétique. En plus nous avons repoussé les frontières de cinq cents kilomètres de Leningrad. Sans cela, nos divisions sibériennes ne nous auraient pas sauvés, et la
guerre aurait pu prendre une tout autre tournure».
On aime également à accuser de ce pas forcé la Grande-Bretagne et la France, coupables
des accords de Munich de 1938, en oubliant le fait que, si ces accords étaient effectivement
honteux, les deux puissances européennes n’obtenaient aucun gain territorial de leur signature qui n’était donc pas due à des ambitions impérialistes.
Depuis peu, et en particulier depuis la guerre en Ukraine où la Russie soutient ouvertement les séparatistes, on entend un nouveau son de cloche dans l’évaluation de ces accords.
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Signature du pacte : à gauche Molotov, à droite Ribbentrop
Il s’agit d’une réévaluation positive de l’Allemagne hitlérienne jusqu’en 1939, voire jusqu’à
cette «trahison» de sa part, à savoir le début de l’invasion de l’URSS en juin 1941.
Il y a un an, les Izvestia publiaient un article du politologue officiel, Agranik Migranian,
qui exalte la politique d’Hitler jusqu’en 1939 (il ne précise pas si c’est avant ou après l’occupation de la Pologne), un grand homme politique, rassembleur des terres allemandes et
pourfendeur des «nationaux-traitres». Ce papier fut mis en ligne sur le site du MGIMO, sans
commentaires. Si en 2009, pendant l’intermède Medvedev, Poutine affirmait que toute
forme de collusion avec le régime nazi était inacceptable d’un point de vue moral, cinq ans
plus tard, il a changé de ton.
En automne 2014, lors d’une rencontre avec des jeunes historiens, il dit : « L’Union
Soviétique a signé un pacte de non-agression avec l’Allemagne. On nous dit que c’est
mauvais. Mais qu’y a-t-il de mauvais si l’URSS ne voulait pas la guerre? Et puis, même si
l’URSS savait que la guerre était inévitable, elle avait besoin du temps, à tout prix, pour
moderniser son armée».
Ces paroles, faussement naïves, et qui ne font aucune mention des protocoles, rappellent la même fausse bonhomie utilisée par Staline dans sa conversation avec Dimitrov, le
chef du Komintern, le 7 septembre 1939, à dix jours de l’invasion soviétique: «De nos jours,
l’État fasciste (à savoir la Pologne) opprime des Ukrainiens et des Biélorusses. La destruction de cet État signifierait seulement qu’il y aurait un État bourgeois fasciste de moins.
Qu’y aurait-il de mauvais si, à la suite de la défaite de la Pologne, nous pouvions instaurer le
système socialiste sur de nouveaux territoires et pour de nouvelles populations ? » Il
explique également que «l’URSS aurait préféré un accord avec des pays soi-disant démocraN° 57
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tiques, mais les Anglais et les Français voulaient nous avoir en tant que serfs, sans rien payer
pour cela». En clair, sans l’élargissement possible du territoire.
Après l’annexion de la Crimée, le Kremlin semble enclin à fusionner l’image traditionnelle de l’URSS, vainqueur de l’agression nazie, avec les agissements personnels de Staline, en
tant que brillant agresseur. Notamment l’argument du retour aux frontières de l’Empire
russe est fréquemment utilisé. Il permet une réévaluation positive du pacte, et plus généralement, de la politique de rapprochement avec l’Allemagne nazie, présentée comme inévitable.
Il faut se rendre compte que le pacte Molotov-Ribbentrop dressait les bases d’un nouvel
ordre européen. Staline s’imaginait que son soutien à l’État nazi permettrait à celui-ci de
défaire les démocraties occidentales. Comme le remarque Timothy Snyder, à défaut d’avoir
en face de lui un nouvel Hitler, Poutine rallie les partis européens extrémistes, y compris
ceux d’inspiration néo-fasciste, pour briser l’Union européenne. Mais, précise Snyder, il y a
une différence de taille entre le Staline de 1939 et le Poutine actuel. Malgré ses visées impérialistes, Staline essayait de résoudre un problème réel: nonobstant l’amitié entre les deux
dictateurs, les intentions d’Hitler à long terme étaient faciles à prévoir. De son côté, Poutine
n’avait pas d’ennemis en Europe. Cependant, dès 2013, l’UE est désignée comme ennemi, et
les médias, la télévision en particulier, présentent l’Occident en général et l’UE en particulier
comme «décadents» et «hostiles». La nouvelle alliance avec les souverainistes et les antiEuropéens n’a pas été officiellement scellée, mais la logique sous-jacente de la politique
poutinienne semble s’inspirer de modèles obsolètes. Avec Vladimir Poutine, la Russie
plonge de plus en plus dans les mirages de son passé impérial.
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