Religion, sacre et mythe, Michel Meslin, octobre 2006
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Religion, sacre et mythe, Michel Meslin, octobre 2006
www.enseignement-et-religions.org/ _______________ Religion, sacre et mythe, Michel Meslin, octobre 2006 1 - RELIGION Depuis près d'un siècle, plus d'une centaine de définitions de la religion ont été proposées sans qu'aucune ne se soit véritablement universellement imposée. L'étude la plus exhaustive, celle d'Ernst Feil comprend quatre gros volumes (Münster, 2000) : c'est dire combien la multiplicité des définitions fait apparaître le caractère totalisant du concept de religion. Au point qu'un récent « essai impertinent » en propose la déconstruction et l'abandon du concept de religion afin d'arriver à une meilleure compréhension du religieux (R. Debray, Les communions humaines, pour en finir avec « la religion », Fayard, 2005). Cette interrogation sur le sens du concept n'est pas nouvelle. Dès l'Antiquité latine, le mot religion a fait l'objet de spéculations étymologiques qu'il faut brièvement rappeler : religio, c'est l'accomplissement scrupuleux des observances rituelles, dans le respect et la piété, pietas, dus aux puissances divines. C'est ce que dit Cicéron en reliant le mot religio au verbe relegere qui connote l'accomplissement attentif des observances rituelles selon la coutume des ancêtres, le mos majorum. La religion, c'est donc un ensemble de pratiques et de croyances inscrites dans une tradition propre à une société humaine qui honore ainsi ses dieux .C'est bien ce sens-là que, dix-huit siècles plus tard, reprendra Durkheim, lorsqu'en sociologue, il définit la religion comme « un système solidaire de croyances et de pratiques relatives à des choses sacrées ». Mais une véritable révolution sémantique intervient au 4ème siècle, lorsque le christianisme se voit reconnaître une situation privilégiée sous Constantin. Lactance, païen converti dans une démonstration apologétique fougueuse, réfute l'habituelle définition de la religion et rattache le mot religio au verbe religare : « le terme de religio a été tiré du lien de la piété, parce que Dieu se lie à l'homme et se l'attache par la piété, car il nous faut le servir comme notre maître et lui obéir comme à notre père », écrit-il (Institutions divines XIV, 28 12). La religion devient ainsi lien personnel qui lie l'homme au Dieu créateur comme la pietas est le lien de vénération qui unit le fils à son père. Un tel changement de sens devait marquer pour des siècles le sens du concept de religion. Mais on aurait tort, je pense, de voir dans ces deux sources étymologiques « une duplicité originaire de la religion » comme l'affirme J. Derrida. Je dirais volontiers qu'il s'agit d'un complément de sens : une religion fonde des liens entre des hommes et des femmes qui partagent une même croyance et, en même temps, elle est un lien vertical entre ces humains et le(s) dieu(x) qu'ils vénèrent. Car, au-delà des spéculations fondées sur l'étymologie, ces deux sources latines renvoient à une sphère sacrale, celle des êtres supérieurs à l'être humain, c'est-à-dire à un divin plus ou moins personnalisé. Mais faut-il, alors, rejeter le terme même de religion en déplorant un ethnocentrisme latin, d'autant plus qu'il a été fortement connote par la forme historique du catholicisme romain ? Non, car l'histoire comparée des religions, comme l'anthropologie religieuse, montrent bien qu'une religion n'est pas qu'un ensemble de croyances, ni qu'un corpus doctrinal; mais qu'il s'agit d'un système organisé de représentations du monde, de mode d'être au monde, de réponses données aux questions que se posent des hommes et des femmes sur le sens de la vie. Il est donc nécessaire de considérer une religion à la fois dans son essence particulière et dans ce qui en manifeste l'existence. Une religion vivante ne peut être saisie et comprise que par rapport à la conscience qu'en ont les adeptes ; c'est cette intentionnalité qui constitue l'essence même de toute religion saisie dans sa singularité historique et dans le vécu d'une expérience d'altérité, d'une relation existentielle entre un être humain et un absolu qu'il considère comme transcendant. Mais une analyse phénoménologique de la religion n'épuise pas le contenu même de la notion de religion. _______________ Document issu du site © www.enseignement-et-religions.org – 2008 1/6 En fait, ce sont d'autres sciences de l'homme qui ont mis en lumière l'une des fonctions importantes de toute religion, en la définissant comme étant un facteur de cohérence de sociétés humaines et un facteur de cohésion pour chacun de ses adeptes. Parce qu'elle est à la fois un mode d'expression hors de l'ordinaire, en mettant en contact l'homme avec un absolu, et un ensemble de modalités et de pratiques régulant le cours ordinaire de la vie. Des sociologues ont ainsi privilégié l'aspect fonctionnaliste de la religion, qui permet de maîtriser la contingence de toute vie humaine (N. Luhman, Funktion des Religion, 1977, et Religion des Geselleschaft, 2000). D'autres insistent sur le fait que la religion est transmission d'un passé dont elle fait mémoire, pour donner un sens au présent et orienter l'avenir (D. Hervieu-Léger, La religion pour mémoire, 1993). Enfin, d'un strict point de vue anthropologique, on peut définir la religion comme étant la réponse des hommes à leur condition d'êtres limités et finis, comme une sorte de témoignage personnel (J. Derrida et G. Vattimo, Séminaire de Capri, Le Seuil, 1996). Mais quelle que soit la valeur de l'éclairage qu'elles fournissent, il faut bien constater que les diverses sciences humaines ne peuvent plus donner une définition univoque de la religion, sinon dans une formule générale et englobante du type « un culte socialement établi de la réalité éternelle » (L. Kovalowski, Philosophie de la religion). Car ce n'est pas seulement une appartenance à une tradition, une observance à des rites, des croyances, qui doivent être prises en compte, mais aussi l'intérêt et la sensibilité personnels. En effet, la disponibilité actuelle de divers messages religieux favorise incontestablement la possibilité pour chacun d'effectuer un choix personnel, d'autant plus qu'on revendique fortement l'autonomie de la personne jusque dans le religieux. On assiste actuellement à un éclatement du croire, ce qu'exprime clairement la formule de Grace Davie, Believing without belonging, une croyance sans appartenance. Dès lors la conception d'une religion comme institution historique et sociale peut se trouver remise en cause. Dans la mesure où ce mot de religion désigne, dans notre culture occidentale, le plus souvent une institution d'Eglise fondée sur des dogmes et des rites particuliers, ce terme est apparu comme trop exclusif, donc trop limité pour désigner un phénomène anthropologiquement général. L'expression « fait religieux » lui est souvent préférée, parce que plus neutre et correspondant mieux pour un grand nombre de cultures à l'existence d'attitudes et de pratiques croyantes. Le « religieux » prend ainsi un sens objectif : c'est ce qui constitue la raison d'être d'une communauté de croyants confessant une même foi. Ce fait religieux devient ainsi un objet que l'on peut appréhender dans les diverses cultures de l'histoire humaine. Il peut ainsi être enseigné comme tel dans le cadre d'une laïcité ouverte. Et il doit l'être ! 2 - LE SACRE C'est un sujet difficile mais capital, car la question du sacré est au centre même du fait religieux. Si on définit la religion comme une relation vécue par les hommes avec le divin, il n'est pas d'historien des religions, d'anthropologue, de philosophe ou de théologien qui ne s'intéresse au sacré. Pourtant, comme pour la notion de religion, celle de sacré est ambiguë, car le mot révèle de nombreuses équivoques. En français, le premier piège est de l'ordre du vocabulaire. Le mot sacré peut être soit un substantif, le sacré, soit un adjectif. En tant que substantif, le concept est englobant : à partir de l'idée d'une puissance supérieure à l'homme, le sacré apparaît comme une substance unique, polyvalente, à la fois pure et impure, qui renferme l'idée du divin, voire même de Dieu. Comme adjectif, il qualifie un être, ou une chose, mis par l'homme en rapport avec la divinité (un lieu sacré, un vase sacré). Il est alors connote par les tabous, des interdits qui définissent ce qui est pur et ce qui est impur. Or, ce double constat grammatical du mot sacré constitue non seulement une réelle difficulté pour l'analyse, mais il est la source de perpétuelles confusions lorsqu'on ne prend pas la peine de distinguer entre le signe et le signifié, le sacré comme signe, indice du divin. Le danger d'erreur, en effet, est qu'à partir du concept global « Le Sacré », on en fasse une essence idéale, un absolu, en lui conférant une existence ontologique, ce qu'a fait Mircea Eliade, et même en en faisant l'équivalent du Dieu Saint de la Bible, ce qu'a fait naguère R. Otto dans son livre Das Heilige (1917). Ce concept global de Sacré, qui a nourri tant de théories depuis un siècle, - comme celui de religion -, est en réalité un concept purement théorique, construit à partir d'une multiplicité de faits liés à la religion. Ce qui explique certaines définitions telles que : « la religion est l'expérience du sacré » (J.Wach), ou « la religion, c'est la rencontre avec le sacré » (Mensching), « c'est l'administration du sacré » (Hubert et Mauss). Ce qui n'est pas exactement la même chose. _______________ Document issu du site © www.enseignement-et-religions.org – 2008 2/6 Il est donc nécessaire, dans une perspective anthropologique, d'inverser la démarche et de partir de l'action de l'homme. De même que nous ne pouvons connaître ce qu'est un rêve rêvé que par ce que le rêveur éveillé peut en dire, de même nous ne pouvons connaître ce qu'est le sacré qu'à travers l'être humain. Car, dans la sphère du religieux, dans cette relation qu'il établit volontairement avec une puissance supérieure, c'est bien l'homme qui définit, délimite le sacré par des actions rituelles précises (un sacrifice par exemple), par des règles, des interdits sur ce qu'il juge pur ou impur ; ce qui est possible de faire ou ce qui est tabou, en fonction de sa croyance religieuse particulière. Le sacrifice, en effet, est un acte volontaire d'un humain qui prélève, dans son domaine, sur son bien une offrande ou une victime pour la donner au dieu. C'est bien par la seule volonté d'un être humain agissant selon sa croyance que l'offrande, ou la victime, passe du domaine profane, humain, à celui de consacrée. On comprend donc que la seule démarche intellectuelle qui soit objective consiste à analyser les diverses formes que le sacré prend à travers les rites, selon les cultures qui peuvent en modifier les aspects. L'histoire des religions montre clairement que la signification précise et concrète du sacré se modifie sous l'influence de l'évolution de la morale, du langage, du droit ou de la conception que les hommes se font du divin. J'aimerais attirer votre attention sur un aspect du sacré qui me semble important : il n'existe pas, ni dans les êtres ni dans les choses, le moindre principe objectif qui permette de les répartir entre ce qui serait sacré et ce qui ne le serait pas, qui serait donc profane. La réalité est bien différente ! Le sacré est partout où l'homme le veut. Il n'est rien qui ne puisse en devenir le lieu et tout ce qui est tenu pour sacré peut un jour redevenir profane. La frontière en est ainsi constamment mobile, elle dépend du désir et du choix des hommes. Ainsi la dualité sacré/profane est-elle une donnée de la conscience ; elle n'est jamais un état des êtres ou des choses. Car le rôle de tout système religieux, qu'il soit polythéiste ou monothéiste, consiste précisément à offrir aux humains les moyens par lesquels du profane peut devenir sacré, comment d'un animal faire une victime sacrificielle offerte au dieu, à leur enseigner à distinguer le pur de l'impur et à reconnaître ce qui semble investi d'une puissance divine. Par une démarche tout à fait logique les hommes, et eux seuls, sont ainsi la mesure de la sacralité des êtres et des choses, parce qu'ils sont les agents de leur possible sacralisation. Ce n'est donc pas par essence ni par nature, mais selon la conscience qu'en ont les hommes que le sacré et le profane coexistent. Ce qui est objet sacré, victime sacrée demeure toujours de même nature que la réalité à laquelle elle appartient ; une pierre reste toujours une pierre, un arbre toujours un arbre, un agneau un petit ovin, même lorsqu'ils sont intégrés dans un système rituel et symbolique religieux. Seule la relation que l'homme établit entre cet objet et « un inconditionné mystérieux et transcendant », pour reprendre l'expression de P. Tillich, peut lui conférer la qualité de sacré, en le reliant à cet absolu. Il ne faut donc pas se méprendre sur le sens à donner à ce que Mircea Eliade appelait les hiérophanies, le ciel, le soleil, la lune, la terre. Car la nature en elle-même est muette et si, comme le dit un psaume « les cieux chantent la gloire de Dieu », ce n'est que pour ceux qui reconnaissent en Dieu le créateur de cette nature. En d'autres termes, la nature ne peut être hiérophanique, c'est-à-dire porteuse d'un sens sacré, qu'à partir de la foi d'un homme croyant. En réalité, le sacré ne nous est jamais livré à l'état pur, mais toujours au travers d'un système religieux qui édifie, informe des liens plus ou moins étroits entre les hommes et le divin. Ce sacré constitue un ensemble à la fois linguistique, sociologique, rituel et symbolique qui vit sa vie propre dans le temps de l'histoire des hommes. Pour cette raison, il est soumis à la loi du changement, donc à la mobilité : il change et se transforme. Si ce sacré est une notion quasi-universelle, présente dans toute les cultures humaines qui le définissent par des couples d'opposition (pur/impur ; homme/femme ; gauche/droite), il s'en faut qu'il revête partout et toujours le même aspect. Ce que les analyses historiques et sociologiques font ressortir, ce sont les continuels et plus ou moins rapides déplacements de ce sacré. La mobilité du sacré est ainsi corrélative à des états différents et successifs de la culture : c'est là un donné fondamental qu'on ne peut ignorer. Mais il reste que le sacré s'impose toujours de quelque manière à un être religieux parce qu'il est le lieu où celui-ci perçoit le divin. Il faut donc relier le sacré à l'expérience qu'un être humain peut faire du divin, que ce soit sous une forme ou sous une autre, indifférenciée, multiple, unique. Je dirais donc volontiers que le sacré, c'est du profane qui, parce qu'il sert de médiation signifiante et expressive, relie l'homme au divin et devient par là, ipso facto, du sacré. _______________ Document issu du site © www.enseignement-et-religions.org – 2008 3/6 Certes, dans les religions dites « primitives », celles des sociétés traditionnelles, le divin et le sacré tendent à se superposer, voire à se confondre, car l'élément médiateur est souvent le lieu où s'investit la puissance divine. On ne distingue pas toujours facilement la divinité, ou le génie, de l'animal, de la plante ou de l'objet matériel que cette puissance, ce power, investit. Mais d'autres systèmes religieux font disparaître presque totalement le sacré au profit de la seule transcendance divine : ainsi en est-il du judaïsme et de l'islam. Mais le fait demeure que le sacré est toujours le lieu médiateur entre l'humain profane et le divin, parce qu'il est comme le reflet du divin dans le monde des hommes. Ainsi le sacré n'est pas un concept idéologique ou métaphysique. Il appartient à l'ordre des phénomènes culturels qui se développent dans un contexte historique et social particulier. Certes le sacré est une notion plurivoque, d'où la difficulté d'en faire une analyse objective. Mais il résulte toujours d'une intentionnalité spécifique : lorsque des hommes veulent entrer en relation avec ce qu'ils croient être le divin, ils s'obligent, par des rituels particuliers, à fabriquer du sacré. 3 - LE MYTHE Il faut d'abord rappeler qu'il n'existe pas de culture humaine où nous ne puissions trouver l'un de ces récits, inventés par les humains, pour expliquer pourquoi le monde où ils vivent existe, quelle est la place de l'homme et de la femme dans ce monde, pourquoi le mal y est présent, pourquoi la mort survient et comment il faut faire avec les dieux. Cette omniprésence des mythes dans la diversité des cultures nous indique la nature même du mythe. Ce sont des paroles d'hommes, des langages d'hommes qui témoignent que ce qui caractérise l'être humain c'est d'abord sa faculté de parler, d'entrer par la parole en relation avec autrui, et de transmettre par cette parole un message. Mais pas n'importe lequel. Ces récits mythiques étranges, parfois cocasses, souvent poétiques et dramatiques, visent toujours à définir l'état des êtres et des choses qui constituent le monde où vivent les hommes et à leur expliquer comment ils peuvent y agir et y penser. La pensée mythique a d'abord pour objet d'effectuer un constat sur les réalités mêmes de la condition humaine et d'en expliquer les causes. Ces « beaux parlers » que sont les mythes, en précisant la place des humains dans le monde, révèlent l'homme à lui-même à partir des grandes interrogations que pose son existence, qu'il s'agisse de l'origine de la vie, de la sexualité, de l'amour, du mal, des institutions sociales, etc. Or, ces mythes sont, à l'origine, des produits de cultures de l'oralité, de cultures qui ne connaissent pas l'écriture et où la communication s'effectue par la perception auditive d'un message transmis et retransmis selon une tradition qui suppose une nécessaire mémorisation. Ces sociétés de culture orale reposent dans leur fonctionnement social et religieux sur la seule force persuasive de la parole, d'un récit qu'il convient de transmettre à chaque génération. Ainsi, la parole mythique, qui exprime les valeurs communes dans lesquelles une société d'humains se reconnaît, devient en quelque sorte sacralisée. Mais le fait que ces mythes aient été élaborés le plus souvent dans des sociétés archaïques et que nous les ayons découverts chez des peuples réputés, à tort, comme primitifs et non civilisés, a induit certains à penser que la langue mythique ne pouvait que représenter une forme infantile du développement de la pensée humaine. Les mythes ne seraient donc que les témoins des balbutiements enfantins de l'humanité. Le rationalisme, depuis la Grèce antique jusqu'au 19ème siècle, a ainsi considéré les mythes comme des fables, voire comme une opinion fausse, une divagation de l'esprit, un récit populaire, irrationnel. Est mythique ce qui est illusoire, intuitif, prélogique ! Cependant, les progrès de la connaissance des sociétés archaïques et traditionnelles ont peu à peu révélé toute l'importance de cette pensée mythique et la signification de ce langage. Les enquêtes ethnologiques sur le terrain ont permis de comprendre que le mythe est une histoire qui est crue par des hommes parce que ceux-ci y trouvent une explication de leur condition même. Les mythes racontent des réalités vécues ; ils constituent, sous une forme parfois imagée et symbolique, un modèle d'action et de vie. Le mythe apparaît donc comme l'expression immédiate d'un monde réel où l'homme vit ; il est la projection de l'expérience que l'homme fait de ce monde qui l'entoure avec tout ce qui le compose : les astres, les animaux, la végétation, les règles de vie. En ce sens, le monde mythique est d'abord celui de l'existence quotidienne. D'où le sentiment, bien perçu et analysé par Mircea Eliade, que « le mythe met à l'aise ». _______________ Document issu du site © www.enseignement-et-religions.org – 2008 4/6 Pour quelle raison ? Parce que, tout simplement, le mythe est un produit culturel. Il est le fruit d'une société humaine qui justifie par lui ses comportements dans le monde hic et nunc, ses rapports interhumains comme avec les puissances supérieures, génies ou dieux. Or ceci est très important : le mythe n'est pas seulement une parole de l'homme sur lui-même et sur le monde. Il est aussi un mode de connaissance et c'est pour cette raison qu'il est tenu pour vrai. Car la vérité du mythe réside dans le fait que les hommes y trouvent des connaissances dans le cadre culturel qui leur est familier, sur le monde, les êtres et les choses qui y vivent. C'est la connaissance d'un microcosme quotidien que les hommes apprennent à travers les mythes. Connaissance certes plus psychologique, immédiate, parfois affective que logico-rationnelle, mais qui par là s'insère dans toute existence personnelle. Le mythe énonce une vérité qui est tenue pour vraie et qui est crue, parce qu'il manifeste une adhésion de l'être humain au monde où il vit, parce qu'il lui enseigne une sagesse pour y vivre bien. Certes, cette vérité n'est pas fondée rationnellement, au sens scientifique du terme, mais elle se fonde sur l'adhésion des hommes au monde où ils vivent. Mais alors ne faut-il pas se demander comment peut se réaliser une telle connaissance ? Très simplement : le mythe explique que ce qui s'est passé autrefois, dans un in illo tempore, antérieur à celui que vivent les hommes, donc dans un temps qui se situe avant toute l'histoire humaine, cela constitue un modèle, un paradigme, et explique donc ce qui existe maintenant. C'est Aristote qui, le premier, a développé l'idée que ce que les mythes racontent, même si le récit paraît être une simple histoire, ne sont pas des événements historiques situés dans le temps des hommes, mais qu'ils sont les fondements même du monde. Dans le langage mythique, l'ancienneté - ce qui s'est passé jadis signifie l'essence même des choses. C'est parce qu'il se situe dans un temps antérieur à l'histoire humaine que le récit mythique prend une valeur étiologique : il énumère les causes de ce qui existe dans le monde et ces causes se situent dans les commencements. Pour parler grec, les aitiaï (les causes) sont des archaï (des commencements) (Métaphysique, A2, 1013 a). Or, pour exprimer cette relation causale, le langage mythique utilise des termes de biologie, ce qui prouve qu'il est bien un langage humain ; il exprime très souvent le devenir en termes d'union sexuelle. Produire, c'est engendrer, c'est enfanter, c'est mettre au monde. Il utilise un vocabulaire embryologique qui fait référence à l'expérience humaine la plus courante. C'est en employant l'image de la génération sexuelle que le mythe indique l'enchaînement des causes et des effets ; cela non seulement dans les mythes de la Grèce archaïque mais dans ceux de l'Afrique noire ou des sociétés amérindiennes. De plus, parce qu'il parle toujours des hommes, de ce qui est leur vie sociale, sexuelle, affective, il se situe à un niveau collectif, communautaire. Le mythe sauve ainsi l'individu d'un dangereux repli sur lui-même, d'un égocentrisme qui l'isolerait de ses semblables. Il acquiert ainsi une valeur d'universalité et aussi d'efficacité dans la mesure où ce qu'il signifie dépasse les limites même de la société qui l'a produit. Il est l'expression authentique de la nature de l'homme et par là il s'adresse à tous, parce qu'il signifie ce qu'il dit. Car le mythe est un langage, donc une pure création humaine, pour exprimer et expliquer à la fois des réalités auxquelles les humains sont confrontés sans toujours les comprendre, et d'autres auxquelles ils sont particulièrement attachés. Certains mythes cherchent à se représenter le cosmos, à définir les éléments qui le constituent, ce sont les mythes cosmogoniques qui, décrivant les origines du monde, aboutissent toujours à l'émergence de l'être humain dans le monde qu'il connaît. D'autres mythes racontent l'origine des institutions sociales, de la famille, du régime alimentaire, de la maladie et de la mort. Eux aussi renvoient toujours à l'expérience humaine quotidienne. Tous ces mythes transmettent un savoir technique, social, moral, parfois même spirituel, un savoir toujours fondé sur une expérience vécue quotidiennement. En se superposant à la vie de chaque jour, le mythe lui donne son vrai sens et constitue ainsi une valeur de cohérence qui justifie et renforce l'action des hommes dont il est le modèle. Bien entendu, cette application au réel est différente de celle de nos sociétés techniciennes ; mais elle n'est ni meilleure ni plus pauvre, mais simplement différente. Différente, parce que les éléments du discours mythique émis par des êtres humains sont essentiellement des images et des symboles, alors que dans la mentalité occidentale contemporaine, nous exprimons ce même réel du monde dans lequel nous vivons par des concepts rationnels. _______________ Document issu du site © www.enseignement-et-religions.org – 2008 5/6 Les mythes sont ainsi le fruit de la réflexion des humains, de leurs interrogations, de leurs angoisses comme de leurs espoirs. Ils renvoient donc toujours à leurs auteurs, les hommes, puisque tout langage est l'être lui-même parlant. Mais dans cette aube des sociétés humaines, où les mythes ont été élaborés et à laquelle ils se réfèrent, le sacré est précisément cette réalité conjointe d'une nature et d'une culture : c'est bien le monde où il vit, ce monde qu'il tente d'appréhender et de comprendre. Or, les mythes nous apprennent que chaque fois qu'un homme s'aperçoit que le fait même d'exister suscite une interrogation sur lui-même, et qu'il n'en possède pas forcément la réponse, il se heurte alors à une réalité supérieure, ultime, qu'il peut penser être le Sacré, voire le divin. Tout ceci est bien beau ! Mais cela n'empêche pas de se demander ce que pouvons-nous avoir à faire avec des récits issus d'une culture qui n'est pas la nôtre ? Comment penser que ce qui est tenu pour vrai par un Pygmée, un Indien, un Grec de l'époque homérique, puisse l'être pour nous ? N'est-ce pas là une difficulté majeure, car la culture qui a sécrété ces mythes serait précisément une limite à leur signification et à leur compréhension par autrui ? La diversité culturelle qu'attestent ces mythes n'estelle pas un barrage à leur valeur signifiante ? Ceci est une réelle objection qu'il nous faut surmonter. Il nous faut, en effet, aller au-delà des formes culturelles de ces mythes pour y chercher ce qu'ils disent tous sous des formes variées : à savoir cette méditation et ces interrogations sur l'être humain et sur le monde où il vit. La lumière que les mythes projettent sur la condition humaine est toujours un regard de l'homme sur lui-même. Or, cette vision anthropocentrique oppose les mythes aux religions révélées qui affirment que l'homme est la créature d'un Dieu tout-puissant. Car, même lorsque les mythes parlent de puissances supérieures à l'homme, d'êtres divins, génies, loas, dieux avec lesquels il faut nouer des relations - ce qui est le fondement de toute religion -, les mythes partent toujours de l'homme. C'est toujours à partir de celui-ci que le divin est perçu, toujours à partir d'une expérience humaine. Si, par exemple, dans les mythes d'Afrique noire, Dieu s'est retiré du monde des hommes, c'est parce que ceux-ci ont fait telle ou telle action, transgressé une recommandation. De plus, aucun mythe ne nous renseigne sur ce qu'est Dieu, sur l'Etre de Dieu en tant que tel, sur sa transcendance. Tout simplement parce que ceci demeure un mystère de la raison humaine et que seule une Révélation pourrait en fournir le sens. Les mythes diffèrent donc profondément des religions qui partent d'une transcendance divine pour expliquer le monde et l'homme. La pensée mythique, elle, se situe hic et nunc. Elle ne provient ni d'un Tout Autre ni d'un ailleurs de l'homme. En fait, la sagesse des mythes conduit les hommes à explorer tout ce qui est contingent, inéluctable, mortel dans leur propre condition. C'est-à-dire cette petite part du monde qui est le lot de chacun d'entre nous, là où se trouve son action et dont il espère un bonheur. Peut-être la sagesse des mythes indique-t-elle la voie d'un humanisme qui insère les êtres vivants dans un monde de valeurs où ils se reconnaissent tels qu'ils sont. C'est à la fois sa grandeur, et sans doute aussi ses limites. _______________ Document issu du site © www.enseignement-et-religions.org – 2008 6/6