Analyse du traitement médiatique du viol dans la Presse

Transcription

Analyse du traitement médiatique du viol dans la Presse
Université de Lyon
Université lumière Lyon 2
Institut d'Études Politiques de Lyon
Analyse du traitement médiatique du viol
dans la Presse - un discours sexiste ?
Brinai Elisa
Violence et medias
Isabelle Garcin Marou
Mémoire soutenu le 3 septembre 2012
Table des matières
Remerciements . .
Introduction . .
1.L´affaire DSK et les réactions féministes . .
2.Réflexions et élaboration du sujet . .
3.Choix du corpus et méthode d’analyse . .
4.Définition des termes du sujet . .
I. Considérations théoriques autour de la violence sexuelle : le viol, un crime ordinaire . .
I.1.Viol : définition d’une violence . .
I.1.1.Une violence physique : de la domination à l’appropriation d’un corps . .
I.1.2.Une violence symbolique : de la domination à l’exclusion des femmes . .
I.2.La lente reconnaissance d’un crime . .
I.2.1.« L’insensible naissance du sujet et de son intimité » . .
I.2.2.Un crime sexiste ? Le débat des années 1970 . .
I.2.3.En France : le déni d’une réalité . .
II. Analyse du traitement médiatique : le viol, un crime d’exception . .
II.1.Le viol dans la Presse : un traitement déséquilibré . .
II.1.1.De quoi parle t’on ? . .
II.1.2.Dans quelle rubrique parle t’on du viol ? Entre affaires et faits divers . .
III. Analyse du corpus . .
III.1.Le viol dans les faits divers : figure des victimes responsables . .
5
6
6
6
9
9
12
12
12
13
15
15
17
19
21
21
21
23
25
25
III.1.1.Le récit de l’évènement : responsabilisation de la victime, « elle a décidé de
les suivre » . .
25
III.1.2.Représentation de la violence : un crime « périphérique » et la figure du
violeur prédateur (cf Annexe 2) . .
28
III.1.3.La violence canalisée : une victime fragile, « elle n’a pas dit non » - analyse
croisée de trois articles (cf Annexes 3, 4 et 5) . .
III.2.Le viol dans les affaires : figures des victimes manipulatrices . .
III.2.1.Les sources de l’enquête: « Parole contre parole », la victime est une
menteuse (cf Annexe 7) . .
III.2.2.Portrait des victimes : mise en scène de la souffrance et stratégie de
décrédibilisation (cf Annexe 8) . .
Conclusion . .
Bibliographie . .
Ouvrages (par ordre alphabétique) . .
Revues . .
Autres . .
Rapports et enquêtes . .
Dictionnaires . .
Articles législatifs . .
Divers . .
Annexes . .
Annexe 1 . .
32
37
37
40
43
46
46
46
47
47
47
47
48
49
49
Annexe 2 . .
Annexe 3 . .
Annexe 4 . .
Annexe 5 . .
Annexe 6 . .
Annexe 7 . .
Annexe 8 . .
49
49
49
50
50
50
50
Remerciements
Remerciements
Je remercie mes professeurs de séminaire, Isabelle Garcin-Marrou et Isabelle Haare de m’avoir
transmis leur esprit critique à l’égard des récits médiatiques et pour l’apport de leurs méthodes et
de leurs connaissances durant toute cette année.
Un mémoire est une expérience partagée, je remercie tous ceux qui m’ont de près ou de loin
accompagnée dans ce périple. J’adresse un remerciement spécial à mes amis, pour le réconfort et
la bonne humeur qu’ils m’ont apportée lors des périodes de découragement. Je pense ici à Sarah,
Marion, Laurent et à ma colocataire Pénélope. Enfin, je tiens à remercier mes parents pour leur
aide jusque dans la dernière ligne droite de mon travail.
Brinai Elisa - 2012
5
Analyse du traitement médiatique du viol dans la Presse - un discours sexiste ?
Introduction
1.L´affaire DSK et les réactions féministes
Le 14 mai 2011 Dominique Strauss Kahn, alors président du FMI et futur candidat du Parti
Socialiste pour les élections présidentielles françaises de 2012, est arrêté à New York,
inculpé pour « agression sexuelle et tentative de viol » sur une femme de chambre. En
France la nouvelle sonne comme « un coup de tonnerre ». Un véritable tourbillon médiatique
se déclenche autour de ce que les journalistes nommeront « l´Affaire DSK ». Opinion
publique, journalistes, personnalités politiques, personne ne veut y croire, « pas un homme
comme lui », « ce n’est pas son style ». Il doit s’agir d’un complot. Pourquoi « alors qu’il peut
avoir toutes les femmes » aurait-il fait cela ? L’ « Amérique puritaine » a du mal interpréter
les gestes d’un « séducteur à la française », un « homme à femmes » certes mais pas un
« violeur ». « Impossible », il ne peut y avoir eu « tentative violente de viol », tout au plus
un « troussage de domestique », mais relativisons « il n’y a pas mort d’homme ».
Assez rapidement le traitement médiatique de cette affaire va faire réagir de
nombreuses féministes. Le dimanche 22 mai 2011, l´association Osez le féminisme appelle
à manifestercontre le « sexisme décomplexé » qui s´affiche ouvertement et partout dans les
médias et que personne ne semble remarquer. Près de 3000 personnes, essentiellement
des femmes manifestent ce dimanche. Osez le féminisme diffuse par la suite un manifeste
1
qui s’intitule : « Le Traitement de l´affaire DSK entretient la confusion des esprits » . Il s
´ouvre ainsi :
« Nous assistons depuis quelques jours à une effervescence médiatique sans
précédent autour de l’inculpation pour agression sexuelle et tentative de viol
de Dominique Strauss-Kahn. Dans ce contexte, Osez le féminisme s’inquiète
du traitement de cette affaire et de plusieurs prises de parole publiques qui
entretiennent de nombreuses idées reçues autour des violences faites aux
femmes. »
2.Réflexions et élaboration du sujet
Plusieurs questions se sont alors posées : ce phénomène est-il spécifique à l´affaire DSK ?
Comment parle-t-on des violences sexuelles et du viol en général dans les médias ? Existet-il un traitement médiatique systématiquement sexiste autour des violences sexuelles ?
Mon travail de recherche s´organisera autour de cette problématique : dans quelle
mesure et comment les médias, en relayant l´information, peuvent- ils participer à l
´élaboration et au renforcement d´un discours sexiste déjà existant autour des violences
sexuelles et en particulier autour du viol ?
1
Le Traitement de l´affaire DSK entretient la confusion des esprits, Osez le féminisme, journal n°20, 14 juin 2012 Disponible
sur : http://www.osezlefeminisme.fr/article/le-traitement-de-l-affaire-dsk-entretient-la-confusion-des-esprits Consulté le : 4 juin 2012
6
Brinai Elisa - 2012
Introduction
J’ai choisi d’effectuer ce travail afin d’examiner la manière dont la violence sexuelle est
perçue dans notre société. Le crime sexuel a le pouvoir de faire ressurgir ces croyances
publiques enfouies et autres mythes populaires à propos des femmes, du sexe et de
la violence. Considérant que la presse révèle en même temps qu’elle construit l’opinion
publique, à travers l’analyse d’articles, je souhaite dévoiler l’attitude plus générale du public
français vis-à-vis de la violence sexuelle envers les femmes.
J’ai élaboré trois hypothèses de recherches autour desquelles s’organiseront les grands
axes de mon travail :
La première m’amène à considérer le viol comme une violence sexiste. Je vais
appréhender le viol comme une violence faite aux femmes. Pour ce faire je m’appuierai sur
les travaux d´analyses de chercheuses et militantes féministes des années 1970 qui furent
les premiers à donner une signification sociopolitique à la violence sexuelle. Je reprendrai
le postulat suivant:
« De toutes les violences à l'égard des femmes, les agressions sexuelles sont les
plus manifestes. Elles révèlent l'état d'infériorisation des femmes comme groupe social
dans une société où les hommes constituent le groupe social dominant. Chaque groupe
possède en fait un pouvoir nettement inégal de s'affirmer et d'influencer le développement
des structures sociales. Au groupe le plus fort appartient le pouvoir d'assigner aux plus
faibles des rôles sociaux spécifiques qui, généralement, les excluent et les restreignent aux
sphères de l'organisation sociale jugées secondaires et de moindre valeur. Dans ce cadre,
les agressions sexuelles jouent un rôle: celui d'être un mécanisme de répression sociale,
qui sert à maintenir, renforcer et reproduire une structure hiérarchique qui est un reliquat
2
du patriarcat.»
Ma deuxième hypothèse est qu´il préexiste dans notre société , on entend dans
notre pays,
un discours généraliste et sexiste entourant les violences sexuelles
et plus particulièrement le viol . Ces discours tendent à naturaliser les violences
sexuelles en ayant recours à des explications dîtes scientifiques de l’ordre du biologique ou
psychologique, directement liées au sexe des individus.
« Les mythes entretenus sur la violence sexuelle exercée à l'endroit des femmes
cachent qu'elle est constitutive des rapports sociaux et la décrivent comme un phénomène
3
isolé et circonstanciel »
La violence sexuelle s’explique alors selon un schéma simpliste: les hommes auraient
des « pulsions « et ne « pourraient pas résister » à des femmes qui les « tentent » . Une
répartition des rôles s’opère qui tend à déculpabiliser les hommes de leur propre violence
et à rendre les femmes principales responsables de la violence qu´elles subissent.
Enfin, ma troisième hypothèse est que la Presse relaie en grande partie de
nombreux stéréotypes . Les récits qui sont faits dans la presse autours du viol se
construisent sur la base de nombreux stéréotypes de genre et plus généralement de
stéréotypes de classe, reléguant la violence sexuelle à la périphérie du monde social.
La représentation du viol dans la Presse tend à se polariser autour de deux images :
autour de « l’agresseur monstre » - figure antisociale - et de la « victime inconsciente
(déraisonnable ?) ». Que ce soit envers la victime ou l’agresseur la condamnation du
public envers l’un des protagonistes est toujours unanime. En fonction du degré de
2
Conseil du statut de la femme, La violence faite aux femmes: à travers les agressions à caractère sexuel, , février 1995,
Québec, p1
3
Idem, p 1
Brinai Elisa - 2012
7
Analyse du traitement médiatique du viol dans la Presse - un discours sexiste ?
« monstruosité » de l’agresseur, une victime sera alors totalement innocentée ou rendue
entière responsable de la violence qu’elle a subie.
« As a result of the rape myths, a sex crime victim tends to be squeezed into one of
two images-she is either pure and innocent, a true victim attacked by monster, a true victim
attacked by monsters – the “virgin” of my title- or she is a wanton female who provoked the
4
assailant with her sexuality – the “vamp” » .
Ces stéréotypes persistent pour rassurer et protéger les « non-victimes », en leur
signifiant qu’un viol « n’arrive pas à tout le monde ». La figure de l’agresseur monstre éloigne
la violence. Celle de la victime inconsciente permet de se rassurer soi-même. Beaucoup
préfèrent croire qu’une victime l’a en quelque sorte « bien cherché », qu’elle a pris des
risques et finalement « provoqué» le crime, plutôt que d’admettre que cela pourrait aussi
leur arriver. C’est pourquoi le jugement du public est si sévère envers les victimes.
« One function of all these myths, and perhaps the reason why they persist to
this day, is to protect nonvictimes from feeling vulnerable. If people can blame
a crime on the victim, then they can find a reason why that same crime will not
happen to them. A way to do this is to hold a crime victim up to a set of oldfashioned moral standards far more rigid than are normally applied in everyday of
5
life »
Les médias révèlent la violence pour pouvoir ensuite mieux la contenir. Les récits des
journalistes à propos du viol fournissent des cadres d’interprétation simples au lecteur et
entretiennent les nombreux mythes autour de la violence sexuelle. Grâce à ces mythes et à
travers divers mécanismes d’écriture, le récit journalistique tente de maintenir une distance
entre ses lecteurs et la situation violente. L’objectif est de protéger le public en l’empêchant
se sentir vulnérable.
Ainsi lors du travail d’analyse, je vais observer la manière dont est représentée la
violence : où la situe-t-on ? Comment la représente-t-on? Quels mots sont employés pour
décrire l’agression sexuelle? Je m’intéresserai également à la représentation des différentes
figures du récit : quels portraits dresse-t-on des victimes et des agresseurs ? Quels rôles et
quelles caractéristiques leurs sont attribués, quelle place leur est donnée dans le récit ?
Mon travail s’organisera autour de deux grandes parties :
Dans une première partie, je reviendrai sur des considérations plutôt théoriques
autour du viol et l’émergence du crime sexuel au sein de notre société. Il s’agit de
montrer que la reconnaissance de la violence sexuelle envers les femmes ne fut pas aisée
et de révéler le long processus historique relatif à l’évolution des mentalités et des normes
sociales. Ceci permet de mieux comprendre la perception actuelle du crime sexuel.
La seconde partie correspondra à mon analyse du traitement médiatique du viol
dans la presse écrite. Elle se déroulera en deux temps :
Dans un premier temps, je m’attacherai plutôt à la forme que prend le viol dans les
médias : dans quels journaux et dans quelle rubrique en parle-t-on ? Autour de quelle
thématique ? Pour se faire, j’effectuerai une analyse de type qualitative à partir des titres
des articles paru sur le viol depuis cinq ans.
4
5
8
BENEDICT Helen, Virgin or Vamp, how the press covers sex crimes, Oxford University Press, 1992, New York, p 18
Idem, p 18
Brinai Elisa - 2012
Introduction
Dans un second temps, je m’attacherai à la manière dont on parle du viol à l’intérieur
même d’un article de journal. J’effectuerai une analyse de fond, de type qualitative à partir
du corpus établi.
Dans mon travail d’analyse, je m’attacherai moins aux faits eux-mêmes qu'à la manière
dont ils sont relatés. Avant les faits, c'est le récit qui m’intéresse. Je ne chercherai donc pas
à comprendre ou à savoir ce qu'il s'est réellement passé. Je n'émettrai pas de jugement à
ce propos. Je souhaite seulement révéler ces mécanismes du récit qui vont orienter notre
jugement, modeler notre façon de penser et nous amener à percevoir les évènements d’une
manière particulière.
3.Choix du corpus et méthode d’analyse
Dans mon travail, je souhaite faire une analyse du traitement médiatique qui est fait du viol,
en général, dans la presse écrite. Le sujet est ambitieux et ne peut être traité de manière
exhaustive. Il est bien sûre impossible d'analyser tous les articles parus sur ce thème dans
la presse et ce ne fut jamais l'objectif.
J’ai choisi d’étudier la presse écrite car il m’a semblé que c'était le média le plus
pertinent pour mettre en évidence la construction d'un récit médiatique. En effet sous forme
de texte, il est plus aisé de repérer les structures d'un récit et ses logiques d'écriture. J’ai
donc décidé de me concentrer sur l'analyse de texte, laissant volontairement les images
de côté et de ce fait la télévision. Traiter du viol avec des images obéit à une logique tout
à fait différente et se révèle beaucoup plus compliqué qu’avec un texte. En effet, l'une
des caractéristiques de ce crime est qu'il est immatériel. Par conséquent il est très difficile
d'en faire le récit par images : il n'existe aucune preuve matérielle du crime, pas de corps,
pas de traces... Analyser le traitement médiatique de ce genre de violence par les images
constituerait donc un tout autre sujet que je n’ai pas retenu.
Afin de mener mon projet, un critère s'imposait dans la constitution de mon corpus : la
diversité. Tout d’abord, la diversité des sources : je ne souhaitai pas me concentrer sur un
journal ou un magazine en particulier car le type de journal ou la ligne éditoriale ne constitue
pas un de mes angles d'analyse. Je souhaitai en effet considérer le discours médiatique de
la presse écrite comme un ensemble. J’ai donc sélectionné des articles sur des supports de
presse variés : presse régionale et nationale, mensuelle et quotidienne, versions papiers et
numériques. J ’ai sélectionné sept articles abordant le sujet du viol à l’endroit des femmes
dans Le Progrès, Le Figaro, L’Express, Le Parisien, France Soir. J’ai aussi voulu introduire
de la diversité dans le genre des articles : le premier article que j’analyserai étudie le viol
comme un phénomène social. Cinq articles relatent ensuite des faits divers. Ils feront l’objet
de deux analyses séparées – une analyse regroupant trois articles. Enfin, les deux derniers
articles concernent des « affaires » - Tron et DSK. J’estime ainsi pouvoir estimer la manière
dont la presse écrite traite du viol « en général ».
4.Définition des termes du sujet
Avant de poursuivre, il est nécessaire de revenir sur la définition de certains termes.
Brinai Elisa - 2012
9
Analyse du traitement médiatique du viol dans la Presse - un discours sexiste ?
Qu’est ce qu’un viol ? Commençons avec la définition juridique : sous le terme
de violence sexuelle, on comprend l’ensemble des crimes et des délits constituants des
« agressions sexuelles » tel que le définit la loi en France, selon l’article 222-2 du code
pénal : « constitue une agression sexuelle toute atteinte sexuelle commise avec violence,
6
contrainte, menace ou surprise » . Afin de resserrer mon objet de recherche, j’ai choisi
dans ce travail de m’attacher plus spécifiquement au viol. Le viol est l´agression sexuelle
la plus grave et la plus répréhensible. Depuis 1980, le viol est un crime selon la loi qui le
définit ainsi: « Tout acte de pénétration sexuelle, de quelque nature qu’il soit, commis sur la
7
personne d’autrui par violence, contrainte, menace ou surprise » . L´auteur d´un tel crime
est passible des Assises et encourt jusqu´à quinze ans de réclusion criminelle. Dans mon
travail, je considérerai le viol sous un angle particulier, soit comme une violence spécifique
qui s’exerce à l’endroit des femmes. Pour ce faire, j’ai envisagé la violence sexuelle du point
de vue des femmes, soit des victimes. J’ai retenu la définition de Susan Brownmiller:
« To a woman the definition of rape is fairly simple. A sexual invasion of the body,
an incursion into the private, personal inner space without consent – in short,
an internal assault from one of several avenues and by one of several methods
- constitutes a deliberate violation of physical and rational integrity and is a
hostile, degrading act of violence that deserves the name of rape. »
Qu’est ce que le sexisme ? Le sexisme correspond à une « attitude de discrimination
8
fondée sur le sexe » . Il faut distinguer le « sexe » qui fait référence à la nature biologique
– anatomique- d’un individu et le « genre » qui renvoie à une « expérience contingente de
9
soi comme homme ou femme », soit à une expérience sociale et personnelle.
« Le sexe « renvoie » à la distinction biologique entre mâles et femelles, tandis
que le « genre » renvoie à la distinction culturelle entre les rôles sociaux, les
10
attributs psychologiques et les identités des hommes et des femmes. »
L’idéologie sexiste tend à confondre les deux et en vient à essentialiser le genre, soit
à « naturaliser » des différences sociales entre hommes et femmes qui n’étaient pas
directement liées à la biologie. Ainsi s´élaborent les stéréotypes de genre : on considère
qu’à tel sexe correspondrait tel caractère ou telle prédisposition physique et affective.
L’invocation d’une « nature » féminine ou masculine sert à justifier les inégalités hommesfemmes au sein de la société. La liberté objective de l’individu se trouve d’autant plus limitée.
Cette idéologie conduit ainsi à une aliénation des deux sexes et plus particulièrement à la
discrimination des femmes en tant que telle, de part une attitude générale de dénigrement
et d´abaissement du sexe féminin. Adopter un point de vue de genre, c’est considérer
que les différences sexuées et les inégalités hommes-femmes ne sont pas « naturelles »
mais constitutives des rapports sociaux entre les sexes, fruit d’un long processus social
6
Code pénal – art. 222-22, modifié par LOI n° 2010-769 du 9 juillet 2010 Disponilble sur : http://www.legifrance.gouv.fr/
affichCodeArticle.do?idArticle=LEGIARTI000006417677&cidTexte=LEGITEXT000006070719 Consulté le : 16 août 2012
7
Code
pénal
–
art.
222-23
Disponible
sur
:
http://www.legifrance.gouv.fr/
affichCode.do;jsessionid=A8C7704B4AEEDFB74FAC437A53A2F7CC.tpdjo05v_3?
idSectionTA=LEGISCTA000006181753&cidTexte=LEGITEXT000006070719&dateTexte=20120816 Consulté le : 7 février 2012
8
9
Le Petit Larousse illustré, dictionnaire encyclopédique, 1996
BERENI Laure, CHAUVIN Sébastien, JAUNAIT Alexandre, REVILLARD Anne, Introduction aux gender Studies, manuel des études
sur le genre, De Boeck, 2008, Bruxelles, p 17
10
10
Idem, p 17
Brinai Elisa - 2012
Introduction
et historique qui hiérarchise deux groupes sociaux (hommes et femmes) et maintient les
femmes dans leur état d’infériorisation par rapport aux hommes.
S´appuyant sur cette définition du sexisme, je parle alors de traitement sexiste, lorsque
l´on estime qu´un discours médiatique participe à la reproduction et à la diffusion de ces
stéréotypes de genre ainsi qu´à l´abaissement ou au dénigrement du sexe féminin. Je
souhaite montrer que le discours médiatique – considéré dans son ensemble- autour du
viol participe au processus d’élaboration du genre, à la construction d’identités sexuées
et finalement à l’actualisation des stéréotypes de genre. Il faut pour cela considérer les
effets du discours et plus généralement la performativité du langage : un discours qui ne
fait apparemment que décrire une réalité, la crée tout autant.
Brinai Elisa - 2012
11
Analyse du traitement médiatique du viol dans la Presse - un discours sexiste ?
I. Considérations théoriques autour de
la violence sexuelle : le viol, un crime
ordinaire
I.1.Viol : définition d’une violence
I.1.1.Une violence physique : de la domination à l’appropriation d’un
corps
Il faut bien comprendre le viol comme un acte violent qui n’a que peu à voir avec un rapport
sexuel car il est un acte non-consenti. Un viol n’est pas une relation, c’est une agression,
soit « une violation délibérée de l’intégrité physique et psychique de la personne ».
Dans sa définition du viol, Susan Brownmiller décrit un acte hostile, motivé par la volonté
d’humilier et de dominer l’autre. Ainsi, explique-t-elle, en prison quand un homme en
viole un autre, ce n’est pas parce qu’il cherche une relation sexuelle, mais parce qu’il
11
cherche rabaisser sa victime . L’agresseur lui-même perçoit l’acte sexuel forcé comme
particulièrement dégradant, déshonorant. La situation est similaire quand un homme viole
une femme. Le viol apparaît comme un exercice de pouvoir, un acte de domination.
« Rape is the quintessential act by which a male demonstrates to a female
that she is conquered – vanquished- by his superior strength and power. […]
The ultimate objective [is] the total humiliation and destruction of “inferior
12
peoples” »
Dans une agression sexuelle, le sexe est utilisé comme une arme. L’acte sexuel apparait
comme un moyen plus que comme une fin. Ainsi il apparaît important de ne pas confondre
violence et sexualité, comme le résume Monique Plaza :
« Précisément qu’est ce que le viol ? Est-ce ou n’est-ce pas une pratique
« sexuelle » ? Il faudrait s’entendre sur la notion de sexualité. Le viol, c’est une
pratique oppressive exercée par un homme (social) contre une femme (sociale)
[…]. Il est très sexuel au sens où il est fréquemment une activité sexuelle, mais
surtout au sens où il oppose les hommes et les femmes : c’est la sexuation du
social qui est sous-jacente au viol. Si les hommes violent les femmes, c’est
précisément parce qu’elles sont socialement femmes ou encore parce qu’elles
sont « le sexe », c'est-à-dire des corps qu’ils se sont appropriés, exerçant une
11
BROWNMILLER Susan, Against our will, Fawcett Books, , New York, 1976 p 266 : ”Homosexuel rape in prison could not be
primarily motivated by the need for sexual release […] but conquest and degradation did appear to be a primary goal.”
12
12
Idem, p 49
Brinai Elisa - 2012
I. Considérations théoriques autour de la violence sexuelle : le viol, un crime ordinaire
« tactique locale » d’une violence sans nom [la violence sexiste, ndlr]. Le viol est
13
essentiellement parce qu’il repose sur la très sociale différence des sexes. »
Le viol est un acte par lequel les hommes s’approprient les femmes et leurs corps. Autrefois
comme on l’a vu, la femme réduite à son état de corps était la propriété d’un homme.
Le statut juridique de la femme a depuis considérablement évolué, mais qu’en est til de son statut symbolique ? Tous les jours, dans la publicité, dans les émissions de
télévision, les clips musicaux, etc, le corps féminin est « offert » au public. Les femmes
sont « utilisées » pour mettre en valeur, pour attirer, pour vendre. Deux constats s’imposent.
Le premier : les femmes sont encore bien souvent réduites à leur état de corps, à leur
sexe. Le second : le corps des femmes ne leur appartient pas, il est propriété publique. Ces
discours quotidiens pourraient réactualiser de manière inconsciente cette idée ancienne
selon laquelle la femme n’est qu’un corps dont on dispose. Le viol apparaît alors comme
un acte par lequel les hommes s’approprient ou plutôt se réapproprient le corps féminin.
Colette Guillemin a théorisé cette appropriation du corps féminin par les hommes autour
du concept de « sexage » qui désigne la réduction d’une personne à son sexe : « une
femme n’est jamais qu’une femme, un objet interchangeable sans autre caractéristique que
14
sa féminité ».
I.1.2.Une violence symbolique : de la domination à l’exclusion des
femmes
« All rape is an exercise in power, but some rapist have an edge that is more
than physical. They operate within an institutionalized setting that works to their
15
advantage and in wich a victim has little chance to redress a grievance.
»
Susan Brownmiller, Against Our Will
16
« Aucune violence n’est gratuite, accidentelle ou sauvage » comme l’expose le
sociologue Patrick Baudry. Il faut pouvoir situer l’acte violent dans son contexte, afin
de comprendre « la situation violente que l’acte a révélée». Replacer le viol, dans son
contexte, celui des rapports sociaux de sexes et des inégalités hommes-femmes, révèle la
dimension sexiste de ce crime. Une société se constitue de différents groupes sociaux aux
caractéristiques distinctes qui possèdent des moyens inégaux de s’affirmer et d’influencer
les structures sociales. Le groupe le plus fort assigne aux plus faibles des rôles sociaux
spécifiques destinés à les tenir éloignés des sphères de décisions et à les maintenir dans
17
leur « infériorité » . Il faut considérer que la violence sexuelle intervient dans une société
où les hommes constituent historiquement le groupe social dominant. La question se pose
alors sur les moyens utilisés afin d’assoir cette domination.
13
14
PLAZA Monique, Nos hommages et leurs intérêts, Questions Féministes, no. 3, , Paris, 1978 p. 93-103
GUILLAUMIN Colette Guillaumin, Pratique du pouvoir et idée de nature, l’appropriation des femmes, Question Féministes, No.
2, Les corps appropriés, , Paris, 1978, p 6
15
BROWNMILLER Susan, 1976, p 256
16
17
BAUDRY Patrick, La pathologisation de la violence, VEI Enjeux, n° 126, septembre 2001, p 39
Conseil du statut de la femme, février 1995, p 1 « Au groupe le plus fort appartient le pouvoir d’assigner aux plus faibles
des rôles sociaux spécifiques, qui généralement les restreignent aux sphères de l’organisation sociale jugées secondaire, de moindre
de valeur »
Brinai Elisa - 2012
13
Analyse du traitement médiatique du viol dans la Presse - un discours sexiste ?
« Toute domination de classe comporte la création et la conservation, par la
force et le consentement, de conditions qui assurent l’identité de l’intérêt de la
classe hégémonique et de l’intérêt de la collectivité. Les processus en cause eu
égard aux classes sociales sont bien connus ; reste à comprendre comment les
18
hommes en tant que classe de sexe actualisent leur domination . »
La violence - le recours direct à la force ou la menace - est instrument du pouvoir et tient
souvent un rôle essentiel dans l’hégémonie d’un groupe sur l’autre. Le viol apparait comme
un acte grâce auquel le groupe social des hommes assoit sa domination sur celui des
femmes. La violence sexuelle peut donc être considérée comme un « puissant mécanisme
19
de répression sociale »
vis à vis des femmes, un moyen de les rappeler à leur place
de dominées. Il agit ainsi comme un instrument de contrôle social qui renforce l’état
d’infériorisation des femmes – en tant que groupe social - au sein de la société et participe
à les exclure de la sphère publique.
20
« La violence sexuelle n’a pas besoin d’être effective pour être efficace » explique
la sociologue Marylène Lieber dans son récent ouvrage Genre, violences et espaces
publics . Les femmes ont dès l’enfance intériorisée la menace du viol. Nombre d’entre
elles sont élevées dans l’idée qu’il faut « faire attention quand on est une femme ».
Cette intériorisation du risque produit et renforce leur identité sexuée. Dans leur peur du
viol, les femmes s’éprouvent en tant que femmes, et selon les représentations en tant
qu’êtres particulièrement « vulnérables », c'est-à-dire fragiles et menacés. Elles vivent
en permanence dans l’idée d’une certaine insécurité : « Des types de violences qui
peuvent paraître anodins au première abord renvoient systématiquement à la potentialité de
21
violences jugées plus graves » . Marylène Lieber cite une étude de Gill Valentine dans
laquelle la plupart des femmes racontent avoir vécu au moins « une expérience sexuelle
22
alarmante » au cours de leur vie dans les lieux publics . Quelque soit leur âge, elles se
sentent « exposées » à l’éventualité des violences sexuelles et associent l’espace public au
danger. Le harcèlement de rue – remarques, interpellations, drague et insultes d’inconnusqu’elles subissent à peu près quotidiennement est là pour leur rappeler. Le sentiment
d’insécurité chez les femmes est donc nettement plus élevé que chez les hommes, alors
que d’après les enquêtes de victimation celles-ci sont moins souvent victimes d’agression
23
à l’extérieur de leur domicile .
Toujours est-il qu’en fonction de ce sentiment d’insécurité, les femmes adaptent
leur comportement et élaborent, comme l’explique la sociologue, des stratégies de
18
JUTEAU Danielle et LAURIN Nicole, L’évolution des formes de l’appropriation des femmes : des religieuses aux
« mères porteuses », dans CRSA/RCSA, Tortonto, mai 1988, p. 194
19
Conseil du statut de la femme, février 1995, p 1
20
LIEBER Marylène, Genre, violence et espaces publics. La vulnérabilité des femmes en question, Paris, Les presses de
Sciences Po, 2008, p 60
21
22
Ibid, p 45
VALENTINE Gill, Images of danger : women’s sources of information about the spatial distribution of male violence , Area,
1992
23
En effet,selon l’Insee 3 ,3 % des hommes de 18 à 59 ans ont déclaré avoir été victimes d’agression physique en dehors du
ménage contre 1,5% de femmes. TOURNYOL DU CLOS Lorraine, LE JEANNIC Thomas, les violences faîtes aux femmes, Insee
première, février 2008 Disponible sur : http://www.insee.fr/fr/themes/document.asp?ref_id=ip1180&reg_id=0 Consulté le : 12 août 2012
14
Brinai Elisa - 2012
I. Considérations théoriques autour de la violence sexuelle : le viol, un crime ordinaire
24
« contournements »
: elles évitent certains lieux à certains horaires, évitent de
sortir seules. En résumé elles limitent leurs mouvements et leurs déplacements au sein
25
de l’espace public. Ceci conduit à « une limitation arbitraire de leur liberté »
et
26
instaure « une ségrégation sexuée de l’espace » . Or cette association de l’espace
public à un danger pour les femmes semble pour beaucoup tenir du « bon sens » et
la vulnérabilité féminine apparaît comme une évidence. Personne, ni les autorités, ni les
médias, ne viendrait remettre cela en question. On estime alors qu’il est de la responsabilité
des femmes d’éviter les risques qu’elles encourent. A elles de faire preuve de « bon sens »
et d’adopter les bons comportements, « de prendre des précautions ».
Ainsi conclut Marylène Lieber, les violences envers les femmes viennent « renforcer
27
le contrôle social sexué »
. L’existence d’une femme est régie par un nombre de règles
implicites imposé par ces violences, réelles ou potentielles, qui les obligent à réguler leur
conduite au sein de l’espace public. La chercheuse féministe Christine Delphy s’en indigne :
« Les policiers et les juges nous expliquent que nous devons nous protéger
nous même du viol, en acceptant les interdits posés par le risque du viol, donc
par les violeurs ; que nous devons accepter ces limitations de nos libertés
constitutionnelles. Pour parler clair, que les femmes ne jouissent pas des mêmes
droits que les hommes, et doivent accepter cet état de fait – souvent présenté
comme un fait de nature. […] c’est la culture d’une société qui dénie aux femmes,
à la moitié de la population, la jouissance de ses droits fondamentaux : le droit
que leurs plaintes soient enregistrées par la police, que leur parole soit prise au
sérieux ; le droit que leurs libertés – dont celle d’aller et venir où elles veulent
– soient protégées, comme celles des hommes. C’est ça le rôle de la police et
de la justice. Au lieu de quoi, ces institutions […] font la liste des lieux qui leurs
sont interdits sous peine de viol : « si vous joggez – si vous devez à toute force
jogger – faites le en plein jour, dans des endroits fréquentés, avec un homme, à
défaut avec une femme, à défaut avec un chien, à défaut avec un sifflet ». Il y a
plein d’autres conseils comme ça, qu’on peut résumer par : conformez-vous au
28
contrôle, ne faites pas ce que les violeurs ne vous interdisent pas. »
I.2.La lente reconnaissance d’un crime
I.2.1.« L’insensible naissance du sujet et de son intimité »
« Le sens du crime, la manière de le définir et de le juger […] sont soumis à
l’histoire »
24
25
26
27
28
LIEBER Marylène, 2008, p 61
Ibid, p 61
Ibid, p 61
Ibid, p61
DELPHY Christine, « C’est le plus grand des voleurs, oui mais c’est un Gentleman », 27 juin 2011 Repris dans : Delphy
Christine, Un troussage de domestique, collection des nouvelles questions féministes, Sylespse, 2011, p 9
Brinai Elisa - 2012
15
Analyse du traitement médiatique du viol dans la Presse - un discours sexiste ?
George Vigarello
, Histoire du viol, XVI-XXème siècle
29
Il y a une chose sur laquelle tout le monde semble s’accorder aujourd’hui : condamner
le viol comme un crime. Dans la représentation collective, il constitue une sorte de crime
30
absolu, le « point ultime du mal »
. Si aujourd’hui, cette violence fait l’objet d’une
réprobation sociale et morale maximale ce ne fut pas toujours le cas. Il faut garder à l’esprit
31
qu’une violence n’en est une que si elle est saisie comme telle . Tout dépend du seuil
de tolérance de la société à un moment donné par rapport à certaines conduites. Comme
l’expliquent les sociologues Laurent Mucchielli et Philippe Robert dans leur ouvrage Crime
et sécurité, l’état des savoirs : « certains comportements cessent d’être considérés comme
32
des crimes, quand d’autres le sont pour la première fois. » La violence s’envisage donc
comme un produit historique, suivant l’évolution des mentalités et des structures politiques
et sociales.
L’histoire de la reconnaissance du viol est intimement liée à celle de l’évolution des
mentalités collectives. Le seuil de tolérance à l’égard du viol évolue parallèlement à celui
relatif aux violences interpersonnelles. Autrefois, la violence sexuelle ne faisait pas l’objet
de réprobations majeures. Si sous l’Ancien Régime, le viol était reconnu comme un crime,
il était dans les faits très peu poursuivi, explique George Vigarello dans son livre Histoire du
Viol. Finalement, à cet époque, un viol apparaissait moins grave qu’un vol, car il était admis
que ce dernier, en portant atteinte à la propriété, menaçait directement l’ordre établi. Il était
fait très peu cas des atteintes aux personnes. Les choses évoluent avec la Révolution. Le
droit révolutionnaire consacre l’individu, masculin surtout, en tant que sujet de droit. De ce
fait, le seuil de tolérance à l’égard de la violence interpersonnelle recule. Le viol est défini
comme une agression, soit comme une attaque portant délibérément atteinte à l’intégrité
de la personne. Il est puni comme un crime et fait l’objet d’une grande réprobation morale,
surtout lorsque la victime est un enfant, « cet être idéal projeté de pureté ». La situation de
la femme est différente et la honte qui l’entourait en tant que victime d’un viol ne disparaît
pas complètement. La femme n’est pas reconnue comme un individu autonome. Son statut
juridique souligne sa « non appartenance à elle-même », elle dépend toujours d’un tuteur, de
son père ou de son mari. Par conséquent, écrit George Vigarello, « la violence qu’elle subit
n’est jamais la sienne propre ». Lorsqu’une femme est violée, on estime qu’il est directement
fait dommage à l’homme dont elle dépend. Le viol a longtemps été assimilé à un vol plutôt
qu’à une agression. Sous l’Ancien Régime, on parlait même de rapt.
« Une histoire du viol illustre […] l’insensible naissance du sujet et de son
intimité. Elle montre la difficulté ancienne à prendre la mesure d’une autonomie
33
de la personne »
Après la Révolution, si la violence sexuelle est reconnue comme une atteinte à la personne,
le statut de victime s’octroie encore difficilement aux femmes. Le plus souvent, le doute est
jeté sur les victimes. Il est difficile d’envisager qu’une femme, qui ne le veut pas, puisse
avoir un rapport sexuel avec un homme. C’est pourquoi le consentement féminin, est le
plus souvent « supposé » et les témoignages des femmes qui dénoncent un viol fortement
29
VIGARELLO George, Histoire du viol, XVI-XXème siècle, Seuil, 1998, p 7
30
31
32
33
16
Idem, p 7
MICHAUD Yves, Violences et politique, Gallimard, Paris, 1978
MUCCHIELLI Laurent et ROBERT Philippe, Crime et Sécurité, l’état des savoirs, la Découverte, Mars 2002, p18
VIGARELLO George, 1998, p 7
Brinai Elisa - 2012
I. Considérations théoriques autour de la violence sexuelle : le viol, un crime ordinaire
soupçonnés. Des preuves matérielles (traces de coups, hymen déchiré…) sont nécessaires
pour ôter le soupçon.
Le doute quasi permanent à l’égard des femme-victimes de viol, illustre cette « difficulté
ancienne » à prendre en compte l’autonomie féminine et à considérer la femme comme
un sujet de libre volonté. George Vigarello considère qu’aujourd’hui une « égalité nouvelle
entre l’homme et la femme » rétablit une certaine équité dans le procès victime/agresseur
et qu’il est accordé plus de légitimité à la plainte de la victime. Rien n’est moins sûr. Mon
analyse d’articles révèlera que ce soupçon à l’égard des femmes victimes de viol et de leurs
témoignages est loin d’avoir disparu.
I.2.2.Un crime sexiste ? Le débat des années 1970
Le viol est de fait une violence qui s’exerce très majoritairement à l’endroit des femmes.
Les statistiques d’ailleurs le prouvent : dans huit cas sur dix, la victime d’un viol est de
sexe féminin et 90 % des agresseurs sont de sexes masculins (source enquête Enveff).
Pourtant cette dimension genrée du crime est rarement appréhendée. On peine à concevoir
la violence sexuelle comme une violence constitutive de rapports sociaux de sexes et de
la domination d’un sexe sur l’autre.
Cette vision du viol émerge au début des années 1970, dans les travaux des militantes
et chercheuses féministes qui pour la première fois théorisèrent le viol comme une violence
à l’endroit des femmes . Elles sont les premières à donner une signification sociopolitique
à la violence sexuelle et à la présenter du point de vue des victimes, en particulier du point
de vue des femmes. Parmi les travaux les plus connus, on compte l’ouvrage proéminent
de Susan Browmiller, Against Our Will , qu’elle publie en 1975, et auquel j’ai fréquemment
fait référence. Aux Etats-Unis, cet ouvrage est accueilli avec un enthousiasme surprenant.
Les journaux parlent d’un livre révolutionnaire.
« Against Our Will is a history of rape in all its overt and subtle manifestations.
It is a consciousness-raising session that should force both men and women
to agonize over their assumptions. It is a nuts-and-bolts program for dragging
th
rape laws into the 20 century. Not least of all, it explains why feminists are
concerned about the issue of rape, and what they intend for all of us to do about
it besides wring our hands. »
The New York Times
34
Le débat sur le viol est lancé. Les chercheuses féministes s’interrogent dans leurs
travaux sur la légitimation de la violence au sein d’une société patriarcale. Elles dénoncent
la banalisation du viol, le silence des autorités publiques et réclament une meilleure prise en
charge des victimes. Elles veulent encourager la judiciarisation de ces affaires qui se règlent
encore trop souvent en privé et militent pour une définition moins restrictive du crime de viol
dans la loi. Durant cette période, le regard porté sur le viol se modifie. La législation d’abord
évolue. En France le viol est redéfini dans la loi en 1980 suite au retentissant procès d’Aix en
Provence (1978) et grâce la performance de Gisèle Halimi qui plaidait pour les victimes. Il
est reconnu comme un crime – article 222-2 du code pénal, soit l’une des infractions la plus
grave aux yeux de la loi, passible de quinze à vingt ans de réclusion criminelles. L’article
222-24 détaille une liste de circonstances aggravantes : lorsque le viol est commis sur un
mineur de moins de quinze ans, sur une personne dont la vulnérabilité est connue de son
34
BROWNMILLER Susan, 2008, quatrième de couverture
Brinai Elisa - 2012
17
Analyse du traitement médiatique du viol dans la Presse - un discours sexiste ?
auteur, par un ascendant, par un conjoint, par abus d’autorité, sous état d’ivresse … La
grande nouveauté concerne aussi la reconnaissance et la définition juridique du viol entre
époux, commis par le « conjoint ou concubin lié à la victime par un pacte civil de solidarité »
35
. Auparavant, l’article 215 du code civil définissait les devoirs entre époux induits par une
« communauté de vie » et les relations sexuelles pouvaient être considérées comme en
faisant partie.
Plus grand intérêt est porté aux victimes. L’attention se focalise sur leur souffrance,
considérée comme un véritable traumatisme psychologique.
« Une vision totalement différente encore du crime émerge, dominée par les
conséquences psychologiques et leur préjudice à long terme, le traumatisme
et la douleur intérieure. L’issue du crime n’est plus l’immoralité mais la mort
psychique ; l’enjeu n’est plus la débauche mais la blessure à laquelle la victime
36
semble condamnée »
On s’interroge sur la manière d’aider les victimes « à s’en sortir ». Des programmes
d’aides psychologiques spécialisés voient le jour et les premiers numéros d’assistance
sont mis en place : en France le Collectif Féministe Contre le Viol se constitue en 1985
et ouvre une permanence téléphonique afin de fournir aide et soutien aux victimes. Le
changement radical qui s’opère à cette époque tient surtout dans cette compassion nouvelle
envers les victimes de viols et leurs souffrances personnelles. On considère qu’il s’agit d’un
véritable traumatisme. En même temps, comme l’entend George Vigarello, ce traumatisme
apparaît comme une nouvelle forme de condamnation. Dans King Kong Théorie , Virginie
Despentes illustre ce propos: « la société m’a inculquée que c’était un crime dont je ne
37
devais pas me remettre » . Depuis que le viol est perçu comme un crime absolu, il
parait évident qu’une femme qui a « vraiment » subit un viol est par la suite une femme
traumatisée. Le traumatisme s’impose et se substitue à la honte d’autrefois. Ceci peut
apparaître comme une nouvelle forme de stigmatisation des victimes. Ces dernières sont
tenues d’adopter un certain comportement, une attitude plus prudente et craintive. Virginie
Despentes raconte, par exemple, qu’après s’être fait violer sur un trajet en auto- stop, elle a
continué de voyager ainsi: « scrupuleusement, j’ai évité de raconter mon histoire parce
que je connaissais d’avance le jugement : « ah, parce qu’ensuite tu as continué de faire
du stop, si ça ne t’a pas calmé, c’est que ça a dû te plaire. » Puisque dans le viol, il faut
38
toujours prouver qu’on n’était vraiment pas d’accord .»
Enfin, si la meilleure prise en charge des victimes marque un progrès certain, il faut
toutefois remarquer que l’individualisation systématique des expériences vécues empêche
d’appréhender le viol comme un phénomène de société. L’attention focalisée sur la
souffrance psychologique incite au suivi individualisé des victimes, ce qui amène à
considérer les expériences au cas par cas.
35
36
Code pénal, art 222-24, modifié par la loi du n°2012-954 du 6 août 2012, art.4
Disponible sur : http://www.legifrance.gouv.fr/
affichCode.do;jsessionid=5D440D5DF6F319C5FFEF2C66CB52C2C8.tpdjo05v_2?
idSectionTA=LEGISCTA000006181753&cidTexte=LEGITEXT000006070719&dateTexte=20120816 Consulté le 16 août 2012
VIGARELLO Goerge, 1998, p 294-295
37
38
18
DESPENTES Virginie, King Kong Théorie, Grasset, Paris 2006, p 47
Idem, p 44
Brinai Elisa - 2012
I. Considérations théoriques autour de la violence sexuelle : le viol, un crime ordinaire
En conclusion, si le combat des féministes des années 1970 parvint à faire évoluer le
regard sur le viol dans la société, tous ses objectifs ne furent pas atteints. Les chercheuses
féministes figuraient dans leurs analyses que le viol devait désormais être situé dans la
sphère du sociopolitique, qu’il fallait cesser de le considérer comme un acte isolé, déviant et
atypique mais plutôt y entrevoir « le reflet des valeurs prédominantes dans une société ».
39
I.2.3.En France : le déni d’une réalité
La France a longtemps été en retard dans la lutte contre la violence faite aux femmes et
par conséquent dans la lutte contre la violence sexuelle. Jusqu´à peu, il n’existait aucun
instrument statistique précis et officiel permettant de mesurer l’ampleur de ce phénomène.
Seules les violences déclarées par les femmes qui avaient fait la démarche auprès des
institutions policières et judiciaires pouvaient constituer des statistiques, complétées des
chiffres diffusés par diverses associations spécialisées d´aides aux femmes victimes de
violences (la Fédération Nationale Solidarité Femmes, le Collectif féministe contre le viol,
l'Association contre les violences faites aux femmes au travail). L’écart était important entre
les chiffres des institutions – peu élevés – et ceux diffusés par les associations – très
élevés. Toutefois, il n’existait pas de volonté officielle d’accorder et vérifier ces données.
C’est seulement lors de la 4ème conférence mondiale de l´ONU sur les femmes à Pékin
en 1995 que la France prend conscience de son retard par rapport aux autres pays – les
Etats-Unis et Canada ont depuis le débat des années 1970 amorcé une politique de lutte
contre la violence faites aux femmes. En France, une telle politique ne voit le jour que trente
ans plus tard, dans les années 2000. Dans le rapport de la conférence de l’ONU de 1995,
il est demandé aux pays d’établir des « statistiques précises » concernant les violences
faites aux femmes et les gouvernements sont invités à mener des actions pour « prévenir
40
et éliminer » les violences envers les femmes .
En réponse, l’Etat Français commandite en 1997 une enquête nationale sur la violence
envers les femmes en France (Enveff) qui sera réalisée en 2000 sous la direction de
Maryse Jaspard. Il s’agit entre autre de mesurer la fréquence sur douze mois des violences
interpersonnelles, verbales, psychologiques, physiques et sexuelles subies par les femmes
d’âge adulte dans leurs différents cadres de vie : espaces publics, vie professionnelle, vie
de couple, relations avec la famille ou les proches, ce quel que soit l’auteur des violences.
Pour la première fois en France, la réalité peut être saisie telle qu’elle est. L´objectif est de
mettre fin à la circulation de faux chiffres et des stéréotypes sur ce genre de violence. Cette
enquête permet de mesurer l’ampleur de phénomène et de s’attaquer à la violence envers
les femmes – et on reconnait le viol comme en faisant partie - s’impose pour la première
41
fois comme un problème politique. Suivant ce mouvement, les enquêtes de victimation
intègrent depuis 2007 des éléments permettant de mesurer les violences inter-familiales et
les violences sexuelles.
Il reste cependant du chemin à faire. En 2010 un rapport d’Amnesty international signale
une nouvelle fois le retard de la France : « Lutte contre les violences faites aux femmes,
39
40
Conseil du statut de la femme, 1995, p 1
Enquête nationale sur les violences envers les femmes en Franc (Enveff), Présentation méthodologique de l’enquête Enveff 2000
en métropole. Disponible sur : http://www.ined.fr/enquetes/Presentations/fr/IE0221P_fr.pdf Consulté le : 4 juin 2012
41
Enquêtes réalisées par l´Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales, avec la collaboration de lÍNSEE,
Brinai Elisa - 2012
19
Analyse du traitement médiatique du viol dans la Presse - un discours sexiste ?
42
la France doit mieux faire » . Ce rapport reconnait les efforts du pays, l’évolution de la
législation pour prévenir et réprimer les violences faites aux femmes, les plans d’actions
gouvernementaux qui ont permis de mieux prendre en compte ce phénomène – en 2010
43
la violence contre les femmes a été décrétée « grande cause nationale » - mais pointe
l’absence de résultats satisfaisants : le nombre de victimes ne diminue pas et trop peu
44
accèdent à la justice. « L’Etat doit donc mieux faire » estime le rapport qui dénonce
un manque de moyens mais aussi un manque d’ambition et de volonté. Finalement les
politiques publiques ne prennent généralement pas en compte la dimension sexuée des
45
violences . Cette dimension n’est prise en compte que dans des politiques « à part »,
46
distinctes, et souvent dévalorisées – disposant de ressources en quantités très inférieures .
Si les victimes sont mal protégées, c’est aussi que les violences sont mal identifiées : « Si
la connaissance des violences faites aux femmes s’est incontestablement améliorée, des
47
pans entiers de la problématique demeurent encore peu ou mal connus aujourd’hui » . La
dimension sociale de la violence est ainsi souvent occultée.
Il existe toujours une grande réticence à situer la violence envers les femmes dans
la sphère du sociopolitique. Il est intéressant de constater ce paradoxe : on reconnait
désormais la violence sexuelle et plus généralement la violence envers les femmes, comme
une problématique importante sur la scène publique et politique mais le phénomène peine
toujours à s’imposer comme un problème social à résoudre. Les violences envers les
femmes en générale et la violence sexuelle en particulier, sont abordées comme des
phénomènes isolés et font l’objet d’un traitement à part. On refuse de voir dans la violence
qui s’exerce à l’endroit des femmes comme le « reflet des valeurs prédominantes de notre
société ». Tout est fait pour assurer une non remise en cause de l’ordre établi. Globalement,
dans l’histoire de la lutte féministe, ce sont toujours les propositions les moins menaçantes
pour l’ordre établi, celles qui remettaient le moins en cause les rapports de pouvoir dans
lesquels s’inscrivaient les rapports sociaux entre les sexes, qui ont eu le plus de succès.
L’évolution des perceptions et du seuil de tolérance vis-à-vis de la violence sexuelle s’ancre
dans cette logique et évolue parallèlement aux intérêts dominants.
Aujourd’hui on considère toujours le viol comme un acte isolé et atypique, soit comme
une violence extraordinaire, alors qu’il s’agit, comme on l’a vu d’un crime bien ordinaire. Nier
que la violence sexuelle puisse être constitutive des rapports sociaux évite de remettre en
cause l’inégalité entre les sexes. En d’autres termes, la dimension sociale (peut on parler de
dimension sociale d’une violence ?) de la violence est niée pour préserver l’ordre social au
sein duquel elle s’établit. Le problème d’une telle attitude est qu’elle contribue à entretenir
la mécompréhension autour de la violence sexuelle.
42
Amnesty Internationale, « Lutte contre les violences faites aux femmes, la France doit mieux faire », , février 2010, p 4
Disponible sur : http://www.amnesty.fr/sites/default/files/sf10f010_fev2010.pdf Consulté le : 4 juin 2012
43
Label gouvernemental attribué à une cause estimée d’intérêt public qui ouvre le droit à la diffusion gratuite de 12 messages
sur les services des sociétés nationales de programme, France télévision et Radio France, par des associations officielles regroupées
autour de cette cause.
44
45
46
47
20
Amnesty International France, février 2010, p 5
LIEBER Marylène, 2008 , p 9
LIEBER Marylène, 2008, p 26
Idem
Brinai Elisa - 2012
II. Analyse du traitement médiatique : le viol, un crime d’exception
II. Analyse du traitement médiatique : le
viol, un crime d’exception
II.1.Le viol dans la Presse : un traitement déséquilibré
Le discours médiatique permet à des expériences singulières de devenir des expériences
sociales. Un fait divers, rien que dans un journal régional, peut capter l’attention de milliers
de lecteurs. Repris dans les pages de la « grande presse », il peut s’imposer comme
un véritable « fait de société » et défrayer la chronique des jours durant. Les premières
questions formulées pour ma recherche étaient les suivantes : de quoi parle-t-on quand on
parle de viol dans la Presse ? Quels évènements sont mis en avant ? Et enfin, comment
en parle t’on, dans quelle rubrique ?
II.1.1.De quoi parle t’on ?
II.1.1.1.Méthode d’analyse et présentation des résultats
Pour y répondre, j’ai procédé de la manière suivante. Je me suis servie du service
de documentation « Web doc » de Sciences Po Lyon. Ce site référence depuis 2000
sous la forme de dossiers numériques les principaux titres de presse régionaux et
48
nationaux, hebdomadaires et quotidiens . Ceux-ci constituent donc une véritable mine
d´informations pour qui veut, comme moi , effectuer un travail d´analyse de la Presse. J’ai
interrogé la base de donnés des dossiers de presse numérisés en entrant le mot clé « viol »
et j’ai obtenu sous forme de tableau, une liste des principaux articles parus autour de ce
49
thème
depuis 2000 dans la presse nationale. A partir des 500 premières entrées de
ce tableau (répertoriant les articles à partir du 13 décembre 2005 jusqu’au 15 mai 2011), j’ai
effectué une analyse quantitative afin de comprendre ce qu´était le viol dans la Presse.
J’ai réparti les titres en cinq catégories en fonction des grandes thématiques qui
reviennent de manière récurrente dans les discours autour du viol :
les affaires de pédophilie, concernant les viols d’enfants. On retrouve dans cette
catégorie le « scandale des prêtres violeurs »,
le débat sur le suivi des délinquants sexuels,
les affaires de féminicides (quand le viol s’accompagne d’un meurtre) ,
les affaires d’inceste,
la catégorie « autres affaires de viol » concernant les viols de femmes adultes. Mon
analyse d’articles portera uniquement sur cette catégorie.
48
Sont référencés sur cette base de données les journaux suivants: Le Monde, Libération, L’Humanité, La Croix, Le Figaro, Le
Progrès, Lyon Figaro, Lyon Capitale et Le Canard Enchâiné.
49
Articles dont le titre contenait le mot « viol » ou l’un de ses dérivés.
Brinai Elisa - 2012
21
Analyse du traitement médiatique du viol dans la Presse - un discours sexiste ?
On remarque que 41 % des articles associent dans leurs titres le viol à la pédophilie.
Ceci témoigne, sans étonner, de la sensibilité accrue du public à l’égard des abus sexuels
sur les enfants. Dans les affaires de féminicides (9% des articles), le viol n’est pas le sujet
principal des articles, mais est présenté en arrière fond d’un meurtre. Enfin, la thématique
de l’inceste est très souvent liée à la pédophilie et n’est présente que dans une minorité
des articles.
On constate que dans la presse le viol n’apparaît pas comme un crime ordinaire.
La violence sexuelle est le plus souvent abordée sous un angle sensationnel. Anne50
Claude Ambroise-Rendu explique que le genre journalistique repose par essence sur
la spectacularisation du réel. La presse, explique t’elle, nous fait chaque jour le récit des
« petits et grands désordres ordinaires ». La banalité n’intéresse pas les journalistes. Ils
51
préfèrent parler « de la rupture de l’ordre normal des choses » . En outre les scandales font
les gros titres et vont permettre de bien vendre. Ainsi les journaux préfèrent aborder le viol
sous son angle le plus sensationnel, extraordinaire, c’est pourquoi les prêtres pédophiles
ont tendance à plus intéresser les journalistes que les maris violeurs.
En outre, comme le remarquent justement Audrey Guiller et Nolwenn Weiler ce qui
est caché est plus difficile à appréhender pour les journalistes « qui n’ont pas le temps et
52
se précipitent sur ce qui va le plus vite » . Il apparait alors par exemple assez compliqué
d’enquêter sur le viol conjugal, un crime que bien souvent les victimes n’osent pas dénoncer.
Il est aussi difficile de mettre des mots sur ce qui est tenu caché et demeure une réalité
peu connue.
Pour représenter certains phénomènes, les médias choisissent donc de figer
certains évènements, les plus sensationnels. Or selon la logique connue du mimétisme
journalistique, ils se reprennent les uns les autres, ce qui accroit la médiatisation de certains
évènements et leur sur-visibilité au sein de l’espace public. Ceci tendance à catalyser le
phénomène du viol autour d’un unique évènement, qui en vient à s’imposer comme un
exemple représentatif et se substituerait presque à la définition du dit évènement. Ainsi, le
viol s’est catalysé entre 2001 et 2005 en France principalement autour des viols collectifs
ou depuis plusieurs années autour de la pédophilie au sein de l’Eglise catholique. A cette
mimétisation s’ajoute la tentation de la sérisation. Les médias construisent des séries
évènementielles, à l’image de la série des tournantes en 2005 ou de la série des prètres
violeurs d’enfants. La redondance est presque une caractéristique du récit journalistique,
explique Anne-Claude Ambroise-Rendu, « et qu’importe l’excès », annonce t’elle, il faut
parler au lecteur : « Comme le dit Serge Moscovici à propos des associations stéréotypées
et du raisonnement par images utilisées pour s’adresser aux foules, « tout ce qui est
53
54
excessif est vrai
» » La répétition donne l’impression qu’une violence se fait de plus
en plus fréquente et accroit le sentiment d’insécurité chez le public. Des débats de société
émergent et toute l’attention de l’opinion publique se focalise autour de ce thème. Or cette
sérisation est trompeuse et ne correspond en rien à la réalité. Derrière tout cela, on retrouve
souvent un enjeu politique. Laurent Mucchielli qui analyse l’emballement médiatique autour
50
AMBROISE-RENDU Anne-Claude, Petits récits des désordres ordinaires, les faits divers dans la presse française des débuts
de la IIIème République à la Grande Guerre, Seli Arslan, Paris, 2004,
51
52
53
54
22
Idem
GUILLER Audrey et WEILER Nolwenn, Le viol, un crime presque ordinaire, le cherche midi, Paris, 2011, p 69
MOSCOVICI Serge, L’Âge des foules, Complexes, Paris, 1991, p.137
AMBROISE RENDU Anne-Claude, 2004, p 48
Brinai Elisa - 2012
II. Analyse du traitement médiatique : le viol, un crime d’exception
55
du « scandale des tournantes » montre que les dépêches d’agence signalaient des procès
pour viols collectifs depuis de nombreuses années, que les journaux avaient jusqu’en 2001
totalement ignorés. L’intérêt pour ce sujet apparaît en plein débat politique sur les banlieues
et « la crise de l’intégration ». Il est donc fort probable que le discours médiatique ait à ce
moment servi celui du politique.
Le mimétisme peut aussi être interprété comme une recherche de la facilité de la part
des journaux. Il est plus facile pour eux de parler d’un évènement dont ils ont déjà parlé,
que tout le monde connait. Pas besoin d’expliquer, le cadre de compréhension a déjà été
tracé. Même la structure du récit peut être reprise, il suffit seulement de changer le nom des
personnes et des lieux. Les journalistes s’économisent ainsi du temps et les journaux sont
sûrs de retrouver un public déjà acquis à cette thématique.
II.1.2.Dans quelle rubrique parle t’on du viol ? Entre affaires et faits
divers
Le viol dans les médias reste le plus souvent cantonné aux lignes de la presse
quotidienne, à la rubrique « faits divers ». La « grande presse », comprendre la presse
quotidienne nationale (PQN) ou la presse magazine nationale, n’accorde cependant que
peu d’importance au phénomène. Ainsi on comprend que le viol ait du mal à s'imposer
comme un problème de société.
Les rares fois où le viol s’imposa en tant que fait de société et fit les grands titres
de la presse nationale sont à compter sur les doigts de la main : à la fin des années
1970 autour des procès de violeurs en série, en 1980 après la redéfinition criminel du viol,
autour du « scandale des tournantes » (2001-2003), puis autour des affaires concernant des
célébrités : Roman Polanski (1971), Julian Assange (2011), Dominique Strauss Kahn (2011…) et George Tron (2012). Ainsi, le viol émerge dans le débat public tous les dix ans en
moyenne. Entre temps, le crime est invisible, exception faite de quelques articles dans les
journaux nationaux sur le viol à l’étranger, dans les pays arabo-musulmans de préférence
et de quelques faits divers dans les journaux régionaux.
Je me suis alors interrogée : pourquoi le viol cesse t’il parfois d’être invisible et comment
s’impose t’il dans les pages de la grande presse ?
Analysant la structure du fait divers, Roland Barthes disait ceci : « Voici un assassinat,
s’il est politique, c’est une information, s’il ne l’est pas, c’est un fait divers ». Le viol
n’intéresse, à l’image d’un assassinat, que lorsqu’il s’entache de scandale, lorsqu’il semble
déstabiliser l’ordre social et par la même bouscule les affaires publiques. La grande presse
s’intéresse à ces affaires de viol qui menacent directement l’ordre social, afin d’essayer d’en
réduire la portée. Le récit médiatique dans la presse canalise la violence et l’intégre dans les
cadres de représentation et des schémas explicatifs prédéfinis. Il s’agit de réduire l’altérité
du phénomène violent. J’aborderai ce point plus en détail directement lors de l’analyse
d’articles.
En outre, un évènement devient un « fait de société », comme l’explique AnneClaude Ambroise-Rendu « lorsqu’il révèle un phénomène longtemps occulté, le fait divers
se transforme en fait de société. Il cesse d’être un fait divers, un évènement inclassable,
individuel et insignifiant et devient un phénomène social et collectif ». Le viol intéresse la
55
MUCCHIELLI Laurent, Le scandale des tournantes. Dérives médiatiques, contre-enquête sociologique , La découverte,
Paris, 2005
Brinai Elisa - 2012
23
Analyse du traitement médiatique du viol dans la Presse - un discours sexiste ?
grande presse lorsqu’il devient le symbole de quelque chose de plus large, d’un phénomène
social. Laurent Mucchielli montre ainsi comment le viol collectif est devenu un symbole de
« la crise des banlieues » ou encore de la « jeunesse violente ».
Pour finir il faut noter que l’émergence du viol dans les pages de la grande presse n’est
pas toujours remède à son invisibilité. Depuis mai 2011, de nombreux « scandales sexuels »
ont éclaté se constituant en véritables feuilletons médiatiques: « l´ Affaire Banon », « l
´Affaire Tron », « l´Affaire du Carlton de Lille », « l´Affaire Assange »... A croire que « l´Affaire
du Sofitel de New York » avait permis de dénouer les langues, dont celle des journalistes.
Rarement les Médias n´ont fait aussi large place aux violences sexuelles, habituellement
cantonné aux faits divers. Ces affaires avec un grand »A« semblent leurs offrir une visibilité
exceptionnelle. Pourtant, quand on y regarde de plus près, on constate qu´en réalité ce ne
sont pas tant les violences sexuelles qui intéressent la Presse, mais le scandale que cela
déclenche. Au lieu d’être discutées comme un problème de société, les violences sexuelles
sont reléguées au second plan, voir oubliées. Les mythes et stéréotypes les entourant,
loin de disparaître, ne s’en trouvent que plus renforcés d’autant que s’affirme un intérêt de
classe.
« L’affaire DSK » peut être prise pour exemple. Un an après le début de « l’Affaire
DSK », le journal le Monde.fr fait le point dans un article : « DSK, la chute d’un prétendant
56
à l’Elysée » : « Il y a un an,
Dominique Strauss-Khan était le patron du Fonds
Monétaire International (FMI) et grandissime favori dans la course à l'Elysée, quand
parvenait la nouvelle de son interpellation pour une affaire de mœurs à New York. » [1]
Plus guère d’ « agression sexuelle » ni de « tentative de viol » qui vaille dans cette
introduction. Tout ceci s'éclipse derrière ce que l’on nomme « une affaire de mœurs », en
somme une affaire privée, qui ne regarde en rien la société et ne devrait donc intéresser ni
les médias, ni les autorités. Notons qu’au cours de cette « affaire du Sofitel de New York »,
la confusion entre public et privé sera souvent faite. Cela révèle cette difficulté qu´ont les
média à reconnaître dans le viol d´une femme adulte, un crime, soit « l´infraction la plus
grave aux yeux de la loi » et donc comme un problème d´intérêt public. Pour reprendre les
mots du manifeste d´Osez le féministe, ceci introduit « une confusion grave entre liberté
sexuelle et violences sexuelles » et « révèlent une méconnaissance totale du viol comme
phénomène de société ».
« Au moment même où le traitement du viol ne se fait plus sous l’angle du fait
divers et qu’il ouvre le débat, celui-ci vient parfois renforcer nos préjugés sur le
sujet »
Ceci montre que par bien des aspects, le sujet reste encore tabou. Autant les violences
sexuelles font parfois l'objet des plus fortes condamnations, érigées au rang de crime
le plus abominable par les journalistes. C'est en particulier vrai en ce qui concerne la
pédophilie. Autant dans d'autres cas, elles semblent minimisées au point d’en être réduites
à des « affaires de moeurs » ou des « affaires privées ». Dans les deux cas, le
traitement médiatique de cette violence semble disproportionné, inadéquate et témoigne de
la difficulté non seulement de la presse et mais de tous les médias et de l’opinion publique
à appréhender la violence sexuelle.
56
[1] DSK, la chute d’un prétendant à l’Elysée, Le Monde.fr, 14 mai 2012. Disponible sur : http://www.lemonde.fr/societe/
article/2012/05/14/dsk-la-chute-d-un-pretendant-a-l-elysee_1699772_3224.html Consulté le : 6 juin 2012
24
Brinai Elisa - 2012
III. Analyse du corpus
III. Analyse du corpus
III.1.Le viol dans les faits divers : figure des victimes
responsables
III.1.1.Le récit de l’évènement : responsabilisation de la victime, « elle
a décidé de les suivre »
III.1.1.1.Procédé d’analyse : le schéma narratif
Le fait divers met en récit le monde. Le récit de fait divers est une reconstruction narrative
de l’évènement. En retranscrivant un évènement, le journaliste lui donne un sens. Un fait
divers constitue une histoire en soi et comme tout récit dispose d’une logique interne. On y
retrouve un véritable schéma narratif : mise en place d´une situation initiale et présentation
des principaux protagonistes, arrivée d´un évènement perturbateur, péripéties, situation de
dénouement, épilogue. Le fait divers fonctionne ainsi comme une sorte de conte ou de
mythe moderne, une histoire qui nous révèle notre société. Il semble alors particulièrement
intéressant d’analyser un fait divers autour du viol : la manière dont l’évènement est mis en
récit et expliqué au public, peut en dire beaucoup sur le rapport que la société entretient
avec ce genre de violence.
III.1.1.2.Présentation de l’article (cf Annexe 1)
J’ai sélectionné un fait divers du 21 décembre 2011 dans le journal le Progrès, qui s’intitule :
« Un villeurbannais de 20 ans interpellé pour un viol » . Cet article est particulièrement
intéressant car il va en l´espace de trois paragraphes mettre en place une intrigue et institué
une répartition particulière des rôles entre ses protagonistes. Il s’agit d’une courte dépêche
mettant en récit un fait divers récent. Il est organisé en quatre paragraphes dont un chapeau.
Il est classé dans la rubrique « Rhône » - c´est une information locale, classée dans « Faits
Divers » ce qui ce qui lui donne une portée relativement limitée.
L´agresseur est posé comme sujet principal dans le titre et l’intertitre : On s´attend à
ce que l’article nous en apprenne plus sur l’agresseur et son interpellation. Le chapeau
débute ainsi : « Le jeune homme a été présenté ce mercredi après-midi à la justice pour
une agression sexuelle commise ». On apprend que l’agression a eu lieu quelques jours
plus tôt, le dimanche. Le journal a déjà dû faire le récit de l’évènement une première fois. L
´information nouvelle est celle-ci : « le jeune homme interpellé a été présenté ce mercredi
à la justice ». Comme les résultats de l’audience ne sont pas encore connus, l’article se
contentera de rappeler les faits. Toutefois, selon le journaliste il n’est pas de doute que
l’ « agression » a bien eu lieu, comme le signifie l’emploi du participe passé « commise ».
III.1.1.3.La victime, sujet principale du récit
Brinai Elisa - 2012
25
Analyse du traitement médiatique du viol dans la Presse - un discours sexiste ?
En deux paragraphes se déroule le récit de « l’agression ». En isolant les groupes verbaux
dans un ordre chronologique selon les différentes étapes du récit, nous allons tenter de
comprendre « qui fait quoi » à l’intérieur du récit. La question est primordiale, car le sujet,
placé au centre de l´intrigue, focalise l’attention et endosse une certaine responsabilité face
aux évènements. Or nous verrons que dans cet article, la victime sera le sujet principal du
récit, alors que l’agresseur avait été posé comme sujet principal dans le titre et le chapeau.
Présentation du schéma narratif
Situation initiale
Elle est partie avec sa cousine.
Evènement perturbateurs
Leur chemin croise celui d´un groupe de garçons.
Elles connaissent deux d´entre eux.
La cousine préfère rentrer.
La jeune fille décide de les suivre.
Péripéties
L´un d´eux l´entraine.
La jeune fille refuse de céder à ses avances, de le satisfaire.
Elle est agressée sexuellement.
Résolution
Elle prévient un ami.
Le jeune homme est interpellé.
Epilogue
Il a été présenté au Parquet.
Le parquet a requis un mandat de dépôt.
Il appartient au juge de statuer.
On remarque que la jeune fille est le sujet principal de ce récit. On entend sujet au sens
grammatical du terme sur treize groupes verbaux isolés, elle est sujet sept fois. L’agresseur
lui n’est sujet que deux fois. Plusieurs hypothèses peuvent expliquer ce choix rédactionnel.
III.1.1.4.Le récit se construit à partir du témoignage de la victime
Le journaliste voulait relater au plus près le témoignage de la victime – recensé par les
autorités. Le « elle » remplacerait ici directement le « je » du témoignage. Toutefois aucune
mention n´est faite de la source de ce récit, il n´est pas dit « selon la victime » ni « selon les
autorités » et l’on n’y décerne aucune trace de discours rapporté. C´est donc le journaliste,
le fait divers lui-même, qui nous livre ce récit et il opère des choix de mise en forme qui
ne sont pas anodins.
III.1.1.5.Un récit moins violent
La deuxième hypothèse tient à une volonté de limiter la violence du récit. Relater un récit
du point de vue de l´agresseur rend la violence très réelle et visible. Cela attirerait tous les
26
Brinai Elisa - 2012
III. Analyse du corpus
regards sur la violence dont l´agresseur est la personnification. On extériorise l´agresseur
du récit pour en extérioriser la violence. Ici, l’agresseur en question n’est pas sujet- toujours
au sens grammatical- de sa propre violence. En effet, la phrase relatant des faits violents
est tournée au passif : il n’est pas dit qu’ « il agresse» mais qu’ « elle est agressée ».
La violence est indirecte. Or s´empêcher d´évoquer l´agresseur comme l´auteur directe d
´une violence qu’il commet à pour effet de minimiser son implication dans cet acte et de
le déresponsabiliser. Dans de nombreux récits autour du viol, l’agression est relatée selon
une tournure passive, sauf s’il est avéré et certain que l’agresseur en est bien un. Si les faits
ont été prouvés, alors il pourra être écrit « il agresse » et l’agresseur endossera alors seul
l’entière responsabilité de l’acte violent.
La tournure passive de la phrase d’un coté pose la victime en tant que telle, et pourrait
correspondre donc à une certaine forme de reconnaissance de ce qu’elle a pu endurer.
D’un autre côté, cela souligne et accuserait presque sa passivité. La victime reste le sujet
principal et finalement endosse une certaine responsabilité par rapport à la violence, même
quand elle en est l´objet.
III.1.1.6.Responsabilisation de la victime
En plaçant la victime comme le sujet principale du récit, on lui fait assumer la responsabilité
de son déroulement. Le récit s’organise selon cette logique : chaque action, chaque décision
de la part de la victime va entrainer la suite des évènements. Les connecteurs logiques
jouent une grande importance dans l’élaboration de cette logique. Un schéma causeconséquence fort simple se dévoile: elle a fait ceci, alors il s’est produit cela : « elle a refusé
de céder à ses avances et de le satisfaire. Elle est alors agressée sexuellement ».
Certaine fois, les connecteurs logiques sont là pour rappeler qu’il aurait pu en être
autrement : « La cousine préfère rentrer, alors que la jeune fille décide de les suivre ».
Le verbe « décider » souligne très fortement la responsabilité de la victime - elle a opéré
un choix - le mauvais - d´autant plus qu´il est mis en parallèle du verbe « préférer ». Ceci
souligne que la victime aurait donc pris volontairement un risque. Il est entendu ici, qu’à ce
moment, elle a consenti aux évènements. La seule chose dont elle ne soit pas responsable
dans ce récit, est d´avoir été entrainée dans l´immeuble. C´est le seul moment du récit où
son agresseur est rendu directement sujet d´une action : « l´un d´eux l´entraine dans un
immeuble ».
Enfin, si la jeune fille semble responsable de s´être mise dans une mauvaise situation,
elle n’y est pour rien dans sa résolution. Elle ne semble pas responsable de l´arrestation de
son agresseur. Le journaliste n’indique pas si elle l´a directement signalé ou si elle a porté
plainte. Il est écrit qu´elle a téléphoné à un ami et qu´ensuite l’agresseur a été interpellé. Tout
concourt pour que l´on en déduise que cet « ami » a donné le signalement. Sinon pourquoi
mentionner ce coup de téléphone ? Dans les faits divers relatant des viols, on trouvera très
souvent, la figure d’un deuxième homme mise en évidence, l’homme par lequel la situation
va se résoudre.
III.1.1.7.Conclusion
Ce récit de ce fait divers amène les lecteurs à juger du comportement de la victime et non
de celui de l’agresseur. La responsabilité de l’agresseur n’est pas soulignée. Il est presque
absent du récit. Rien n’est dit sur son comportement et sa motivation de passer à l’acte.
Ainsi le récit ne condamne pas tant l´agression en elle-même mais plutôt le comportement
de la victime et son mauvais choix. Il y a cette idée que si la victime en est bien une,
Brinai Elisa - 2012
27
Analyse du traitement médiatique du viol dans la Presse - un discours sexiste ?
elle l´aurait presque « bien cherché ». Tout semble se jouer à ce moment, où elle prend
la décision de suivre ses agresseurs. Ceci apparaît comme l’élément déclencheur. Elle
aurait pu en décider autrement, « la cousine préfère rentrer » souligne le caractère
raisonnable de celle-ci. Il y a l’idée sous-entendu qu’une fille « normale » - pour ne pas dire
« respectable » - ne se mettrait pas dans une telle situation. Une fille « normale », aurait,
comme la cousine sentie le risque évident – qu’elle a intériorisé depuis l’enfance. Ceci tend
à diviser les femmes en deux catégories : celles qui évitent de se faire violer et les autres,
inconscientes, qui « prennent des risques » et qui finalement provoquent la violence. Ainsi,
toute la honte et la culpabilité se reporte sur ces victimes.
Tout comme l’agresseur dans l’article précédent, la victime est présentée comme une
personne « atypique » et « étrangère » aux normes sociales qui sont censées régir son
existence - et parmi celles-ci, la peur du viol. Les femmes qui ne partagent pas cette peur
sont fortement suspectées et le « bon sens » populaire à sitôt fait d’effectuer des raccourcis,
qu’on pourrait résumer ainsi : « si elle n’a pas eu peur de se faire violer, si elle n’a pas
évité le risque, peut-être n’était-elle pas vraiment contre ». Ceci démontre une incapacité
persistante à considérer qu’une femme puisse se faire violer « totalement » contre son gré.
III.1.2.Représentation de la violence : un crime « périphérique » et la
figure du violeur prédateur (cf Annexe 2)
III.1.2.1.Procédé d’analyse : la performativité du discours
Le discours médiatique se construit à partir de réalités sociales. On pourrait croire que
le discours journalistique agit comme un simple constat alors qu’il s’agit d’un discours
performatif, c'est-à-dire qui a des effets directs sur le réel. Ce type de discours influence
notre perception du monde et à travers elle nos actes et nos comportements au sein de ce
monde. Comme exposé en introduction, les discours médiatiques reflètent la réalité sociale
autant qu’il l’a construisent.
De cette façon, les faits divers dans la presse en faisant le récit de la violence
quotidienne, participent à construire les réalités criminelles en établissant des figures et des
lieux du crime. Ces récits façonnent ainsi un certain sentiment d’insécurité, en cristallisant
la peur autour de certaines figures de la société et de certains lieux géographiques. Il est
intéressant d’observer autour de quels éléments se cristallise la peur du viol.
III.1.2.2.Présentation de l’article (cf annexe 2)
Un article du 10 novembre 2006 publié dans le Figaro fait état des agressions sexuelles
visant des femmes majeures en France. L’article s’intitule « Une femme violée toutes
les deux heures ». Il s’agit d’un titre informationnel nominalisé construit autour de la
retranscription d’un rapport statistique. Le titre agit comme un constat et pose une base
de référence. Il ancre le récit journalistique dans un certain ordre du discours, celui de
la « scientificité » et de l’expertise. Ceci contribue à présenter un phénomène violent
comme un problème mathématique qui s’expliquerait de façon rationnelle et procède donc
d’une logique de rationalisation de la violence. Selon cette logique le journaliste va, à la
manière d’un scientifique, essayer de schématiser la violence sexuelle : à l’aide des données
statistiques, il présente les faits, élabore la topographie du crime et dresse un portrait type
de l’agresseur sexuel.
28
Brinai Elisa - 2012
III. Analyse du corpus
III.1.2.3.Des chiffres et des faits
Pour servir ses propos l’auteur de l’article s’appuiera beaucoup sur des données chiffrées,
résultats d’études statistiques. Ces données chiffrées servent à encadrer la violence. Il
faut montrer que le risque est bien connu – « 4472 faits ont été recensés par le ministère
de l’intérieur »- et par conséquent signifier qu’il est maitrisé. Finalement, ces données
statistiques ne sont pas là pour effrayer le lecteur mais pour le rassurer. « Une femme est
violée toutes les deux heures » nous informe le titre, mais « environ 70 % des affaires de viols
sont élucidées grâce aux analyses génétiques » est-il stipulé dans le chapeau, et « 2932
violeurs présumés ont été interpellés à travers le pays en 2005 » est-il écrit dans l’article.
Une affaire de viol résolue, un violeur présumé arrêté, n’empêche pas la violence - il y a
toujours une femme violée - mais cela importe peu, tant que le lecteur à l’impression que le
problème est pris en charge, et ce de quelque manière que ce soit, répressive ou préventive.
Le journaliste insiste sur cette prise en charge du phénomène : « Plus que jamais, les
affaires d’agressions visant des femmes majeures occupent les services de police et de
gendarmerie ».
Dans cet article, les chiffres sont considérés comme des faits. Le monde social
s’envisage comme un univers rationnel, au sein duquel des données statistiques peuvent
confondre la réalité. Or les chiffres comme les faits ne parlent jamais d’eux même. Ils sont
toujours interprétés. Le journaliste fait parler les chiffres, comme il l’entend. En témoigne
l’exemple suivant : « 2932 violeurs présumés ont été interpellés à travers le pays en 2005.
Parmi eux figurent 634 ressortissants étrangers, 75 mineurs et 58 femmes ». Ici le journaliste
insiste sur trois points: des viols sont commis par des étrangers, des jeunes et des femmes.
Ceci n’est pas faux, mais au regard des chiffres avancés, il s’avère que ces faits sont
exceptionnels et tout à fait minoritaires. Pourtant, ils vont s’imprimer dans l’esprit du lecteur
qui retiendra cela: beaucoup d’étrangers commettent des viols - mis en parallèle de 75 et
de 58, 634 apparaît comme un nombre élevé ; les « jeunes d’aujourd’hui » sont violents
et enfin, il y a aussi des femmes qui violent – comprendre ici que le viol n’est pas une
violence sexiste. Notons que ces mêmes chiffres auraient pu être présentés d’une tout autre
manière : «2932 violeurs présumés ont été interpellés à travers le pays en 2005. Parmi eux
57
figure une majorité d’hommes adultes et français ». Les chiffres resteraient les mêmes,
l’impression du lecteur en revanche serait tout autre. Il est significatif que le journaliste attire
son attention sur l’exceptionnalité. On retrouve ici cette idée que la banalité n’intéresse pas
les journalistes qui préfère « l’extraordinaire ». L’auteur de cet article pourrait toujours se
dédouaner en avançant qu’il avait fait exprès d’attirer l’attention du lecteur sur des faits
minoritaires, qu’il estimait par conséquent peu connus. Or, comme on l’a vu précédemment,
la Presse en générale ne s’intéresse qu’à ces faits minoritaires et finalement l’exception en
vient à se substituer à la règle. Dans l’esprit du lecteur l’extraordinaire devient l’ordinaire,
ce qui n’est pas sans conséquence. Ainsi se construisent les mythes autour de la violence
sexuelle qui deviennent plus réels que la réalité, car plus visibles médiatiquement. La suite
de l’analyse de cet article va nous révéler ces mythes.
III.1.2.4.Topographie du crime : une violence périphérique
Trois schémas présentant des données statistiques illustrent l’article. Les deux premiers
établissent la topographie du viol en région parisienne : ils présentent la propension
moyenne de viols dans chacun des arrondissements de Paris - premier graphique de
gauche à droite- puis dans chacun des départements limitrophes de la capitale – second
57
Il suffit de faire les soustractions
Brinai Elisa - 2012
29
Analyse du traitement médiatique du viol dans la Presse - un discours sexiste ?
graphique. Le troisième graphique présente les principaux chiffres de 2005 autour des
violences sexuelles en France. Avec le titre et le troisième graphique, le journaliste attire
notre attention sur l’ampleur effrayante des violences sexuelles en France. Avec les deux
premiers graphiques, il insiste en revanche sur l’inégale répartition du phénomène au sein
du territoire et surtout sur le caractère périphérique de la violence. Selon ces graphiques
en effet il apparait que plus on s’éloigne du centre, moins les viols sont nombreux. Ceci
correspond en tout point à une stratégie d’exclusion de la violence d’écartement du risque.
Tout est fait pour présenter la violence comme extérieure au monde social.
L’article s’ouvre sur ces mots « DANS LA BANLIEUE de Lyon». Cette accroche situe
géographiquement la violence sexuelle : elle existerait surtout dans les banlieues.
L’utilisation des majuscules est significative : il s’agit d’attirer toute l’attention du lecteur
sur ces mots. Dans les médias, « la banlieue », est un terme connoté négativement qui
revient souvent pour présenter un espace social à part. La violence sexuelle existerait, mais
toujours ailleurs, dans ces zones sensibles aux abords de la ville, soit aux abords du monde
social : « dans la banlieue de Lyon », « aux abords de lac de Créteil », « aux abords de
l’université Paris VIII-Saint Denis ». La violence est exclue de l’espace publique et les rares
fois où elle y fait son entrée, c’est de manière dissimulée « dans les sous-sols d’un immeuble
du XIIIème arrondissement ».
III.1.2.5.Portrait du criminel : un prédateur anti-social en liberté
Dans le dernier paragraphe, le journaliste dresse un « portrait type » du violeur. Il élabore
ce portrait, explique t’il « d’après la lecture des procédures ». Il déclare donc se baser
sur des faits. Toutefois contrairement à son habitude dans les paragraphes précédents,
il n’appuiera ses dires d’aucune donnée chiffrée. Il n’introduira pas non plus de citations.
Alors qu’il s’appliquait à donner la propension exacte des agresseurs jeunes, étrangers et
féminins, il est étonnant qu’il ne mentionne pas celle des agresseurs « issus des milieux
défavorisés ». Il est probable qu’il estime que cela n’est pas - ou plus- nécessaire, Dans ce
passage du texte, on sort du registre de la preuve et de l’argumentation pour entrer dans
celui de l’évidence. Ce dernier paragraphe est la conclusion de l’article. Tout ce qui a été écrit
auparavant préparait le lecteur à entendre et à accepter sans résistance la sentence finale.
A la manière d’un documentaire animalier, il dépeint les caractéristiques, les habitudes
et l’environnement du violeur, clairement assimilé à une « espèce sauvage ».
« Agé de 20 à 40 ans, marginal ou issu des couches défavorisées, le violeur
passe à l’acte plus volontiers dans les quartiers populaires. Parking, porches,
squats et caves d’immeubles et appartements des victimes constituent
leur terrain de chasse favori. Pour traquer ces déséquilibrés solitaires et
imprévisibles, les enquêteurs font désormais tourner de puissants logiciels de
regroupements criminels. »
Cette similitude avec le reportage animalier semble s’opérer volontairement, comme en
témoigne l’usage des termes « terrain de chasse » et « traquer » et plus loin « débusquer »
« redoutable »renvoyant directement à l’univers de la chasse. L’objectif est d’assimiler le
violeur à animal sauvage, un dangereux prédateur en liberté - « 24 violeurs en série potentiel
écume actuellement la province ». En outre les violeurs sont présentés comme une espèce
à part entière, soit comme un ensemble d’individus qu’un caractère commun distinguerait
30
Brinai Elisa - 2012
III. Analyse du corpus
58
des autres . Il existerait aussi des sous-espèces : « le violeur des parking », « le violeur
mélomane ». La violence apparaît alors comme une caractéristique naturelle et génétique
et non comme la résultante d’un phénomène social. Notons qu’il était déjà fait référence
à la génétique dans le chapeau de l’article « Environ 70 % des affaires sont élucidées,
notamment grâces aux analyses génétiques »
Ce discours clairement essentialisant offre un parfait exemple de cette stratégie de
naturalisation de la violence et de « biologisation » du social. Il existerait des individus
naturellement violents et violeurs par nature. Ce genre de discours entend rassurez le
lecteur en lui signifiant que « tous les hommes ne sont pas des violeurs » et que la violence
sexuelle est un phénomène isolé. Ceci procède donc toujours de cette logique d’écartement
du risque.
III.1.2.6.Conclusion :
Cet article établit une topographie et une sociologie du viol. Le viol est ici représenté comme
un phénomène isolé qui serait régit par des lois presque « naturelles ».
Tout d’abord, le viol serait uniquement l’acte d’individus anormaux, asociaux et violents
par nature. La violence sexuelle se présente alors comme le propre de certains individus et
non de tous. L’auteur n’envisage pas qu’elle puisse être constitutive de rapports sociaux. Il
s’agit ici de rassurer le public en lui signifiant : « tous les hommes ne sont pas des violeurs ».
Le journaliste définit ensuite les lieux « naturels » du crime : les sous-sols, les parking, les
caves. Il y a cette idée que la violence et le crime pour exister doivent nécessairement être
dissimulés du public.
Dans Crime et Culture au XIXème siècle, Dominique Kalifa explique qu’il existe : «
des contraintes éditoriales et littéraires propres aux représentations du crime dont le
59
jeu converge pour en préserver l’image traditionnelle» . Les médias préservent l’image
traditionnelle autour de la violence sexuelle : les viols seraient commis par des inconnus,
la nuit, dans un endroit isolé. Or au vue des études sociologiques réalisées sur la violence
60
sexuelle, ce schéma ne correspond en rien à la réalité du crime . Pourtant, cet article
fige ces représentations devenues stéréotypiques et contribue à façonner le sentiment
d’insécurité des femmes au sein de l’espace public.
Le viol apparait enfin comme un phénomène périphérique - dans les banlieues. Il se
situerait aux abords du monde social « normal », c'est-à-dire « normé ». Cette stratégie
d’exclusion de la violence procède d’une stratégie d’écartement du risque : il faut pouvoir
rassurer le lecteur en lui signifiant que le crime ne surgit que rarement et ne concerne
que peu de gens, agresseurs et victimes et enfin qu’il se situe toujours dans un « ailleurs
lointain ».
Le journaliste établit ainsi un cadre de référence autour de la violence sexuelle, un
modèle qui contribue à rendre le crime intelligible. Lorsqu’un viol est commis à l’intérieur de
58
Selon définition d’ « espèce » : « Ensemble d’êtres animés ou de choses qu’un caractère commun distingue des autres du même
genre », Le Petit Larousse illustré, dictionnaire encyclopédique, 1996
59
60
KALIFA Dominique, Crime et Culture au XIXème siècle, Paris, Perrin, 2005, p 38
Veronique Le Goaziou réalise une enquête qui s’appuie sur l’analyse de 400 dossiers de viols jugés en cour d’assises et
montre que le viol est un crime de proximité : dans la majorité des cas (83%) l’agresseur est connu de la victime (proche, ami, mari).
Les « viols de faibles connaissances » ne représentent que 27 % des cas. LE GOAZIOU Véronique, Le viol, aspect sociologique d’un
crime, la documentation française, p 30
Brinai Elisa - 2012
31
Analyse du traitement médiatique du viol dans la Presse - un discours sexiste ?
ce cadre, la victime est dédouanée de toutes responsabilités au profit de la condamnation
unanime du violeur qui apparaît comme une « bête sauvage ». Que se passe-t-il alors
lorsque la violence sort ses cadres habituels d’interprétation ?
III.1.3.La violence canalisée : une victime fragile, « elle n’a pas dit
non » - analyse croisée de trois articles (cf Annexes 3, 4 et 5)
III.1.3.1.Analyse de contenu : La canalisation de la violence
En faisant le récit de la violence, les médias apprivoisent l’étrangeté. Sans cesse, les
journaux tentent d’expliquer l’intrusion du « non-sociale » dans l’univers social. Le discours
journalistique intègre les évènements dans des « cases explicatives » et tentent de rendre
intelligible ce qui a priori ne l’est pas. Comme on l’a vu, les médias ont souvent recours
à des stratégies d’exclusion de la violence ou d’écartement du risque : lier à un territoire
précis, la violence est dissimulée, relayée à la périphérie du monde sociale. Seulement il est
des évènements qui sortent de ces cadres habituels de compréhension, comme lorsque la
violence surgit de manière évidente au milieu de l’espace public. Loin de remettre en cause
ces cadres, ces évènements vont paradoxalement venir les renforcer. Une analyse croisée
de trois articles va mettre en évidence les stratégies communes des journaux pour canaliser
un évènement considéré comme « exceptionnel ». Il est intéressant de noter que tous les
journaux usent globalement des mêmes stratégies.
III.1.3.2.Présentation des articles :
LYON
— Quatre adolescents de 14 à 16 ans ont été mis en examen vendredi
pour "viol aggravé" après s'en être pris mercredi à une jeune fille de 14 ans
devant la gare de la Part-Dieu à Lyon, sous les yeux d'une dizaine d'autres
mineurs dont certains ont filmé la scène avec leurs portables.
Les quatre
adolescents, jusqu'alors inconnus des services de police, ont été placés sous
contrôle judiciaire et seront suivis par la protection judiciaire de
la jeunesse.
Tout contact avec leur victime leur est interdit, a-t-on indiqué de source judiciaire.
61
AFP
Ce fait divers eu une grande résonnance et fut repris dans la Presse quotidienne
nationale, car il apparut comme particulièrement choquant : le viol se déroule sur une place
publique en plein jour. Les agresseurs sont très jeunes et inconnus des services de police.
Ici, les faits brisent les mythes qui encadrent ordinairement la violence sexuelle. Cette
irruption de la violence en plein cœur de l’espace publique ébranle l’opinion et déstabilise
la Presse. Comment cela a-t-il pu se produire ? Les journalistes vont essayer de réintégrer
cet évènement dans leurs cadres traditionnels d’interprétation. Les stéréotypes autour de
la violence sexuelle et surtout de la victime ne s’en trouveront que plus renforcés.
61
Lyon : viol collectif d'une adolescente de 14 ans, 4 mineurs mis en examen, Marie Camière, AFP, 6 mai 2011, voir
annexe 6
32
Brinai Elisa - 2012
III. Analyse du corpus
Trois articles du 5, 6, 7 mai 2011 sont particulièrement intéressants à l’analyse : un
62
article du Parisien « Lyon : violée et filmée dans la rue à 14 ans » publié dans la rubrique
63
des faits divers, un article du Figaro.fr « Lyon : une ado violée par 4 mineurs » publié
dans la rubrique « flash actu » du site internet du journal et enfin un article du Progrès « Viol
64
d’une adolescente à Lyon Part-Dieu, les quatre auteurs présumés mis en examen ».
Une analyse croisée de ces trois articles permet de dégager les similitudes et les écarts
entre les divers types d’approches. Chacun des articles s’approprie les informations, les
hiérarchise et les présente à sa manière. Les trois articles ont une base commune : une
dépêche AFP datée du 6 mai 2011 qui relate les faits.
Je ne détaillerai pas l’analyse de la dépêche AFP car elle m’a seulement servi
de base de référence afin de mieux révéler les stratégies discursives de chacun des
articles. Afin de recadrer cet évènement jugé « exceptionnel » ces trois articles use d’une
stratégie commune : tout en satisfaisant le voyeurisme du lecteur, ils vont détourner son
attention du crime, et l’attirer sur deux informations qu’ils jugent principales : les conditions
« exceptionnelles » dans lesquelles s’est déroulé le viol (en plein jour, au sein d’un espace
public) et enfin le caractère « fragile » de la victime.
III.1.3.3.La visibilité du crime sert à satisfaire le voyeurisme du lecteur
C’est tout d’abord le contexte dans lequel se sont déroulés les faits qui interpelle. Dans
l’imaginaire collectif, le crime se dissimule et le criminel se cache. Or ici, c’est l’inverse, le
viol n’est pas dissimulé, il est vu et même donné à voir. Les journalistes insistent sur ce
point. L’acte criminel s’accompli «sous le regard de plusieurs personnes : il s’agissait « une
fellation à accomplir sous le regard des autres [membre du groupe] », explique le Parisien
et la scène, précise t’il, s’est déroulée « sous le regard du petit frère », et « du petit ami
de la jeune fille […] présent lors de l’agression », ajoute le Figaro. En outre l’agression a
été filmée et les journalistes attirent encore l’attention du lecteur sur cette particularité. Le
Parisien titre « Lyon : violée et filmée dans la rue à 14 ans » et intertitre du Progrès précise
dans un intertitre « Un viol filmé ». On peut se demander si cette insistance sur la visibilité
du crime ne serait pas destinée à flatter le voyeurisme du lecteur.
III.1.3.4.Des conditions exceptionnelles ? La violence au cœur de l’espace
public
Les faits criminels se sont déroulés au beau milieu de l’espace public « en pleine ville » et
« dans un lieu de passage » (AFP). C’est cela surtout qui choque les journalistes et le public.
Cela vient bousculer les représentations habituelles du crime : l’espace public n’apparaît
plus comme un espace sécurisé et certain. Les journaux vont présenter différemment le
lieu où s’est déroulé le viol. Le Progrès va droit au but et évoque un «espace public »,
devant la gare de la Part Dieu. Le Parisien insiste sur les nombreuses personnes présentes
lors de l’évènement, la place est-il écrit en première ligne, était « noire de monde » et
« apparemment, personne n’a rien vu ». Le Figaro est plus atténué et mentionne « une place
d’accès à la gare ». Seul le mot « place » fait référence à un espace public et « accès » au
passage. Il semble que le journal souhaite ne pas alarmer ses lecteurs.
62
63
64
Annexe 3
Annexe 4
Annexe 5
Brinai Elisa - 2012
33
Analyse du traitement médiatique du viol dans la Presse - un discours sexiste ?
III.1.3.5.Réinsérer la violence dans les cadres traditionnels d’interprétation
Lorsque la violence fait irruption dans l’espace public, elle est l’affaire de tous. La question
sous-jacente est : comment a-t-on pu laisser faire cela ? La culpabilité est générale et
ne repose plus sur les seuls individus qui sont passés à l’acte. Pour se déculpabiliser
et s’ôter toute responsabilité, il faut nécessairement réinsérer la violence au sein de son
cadre habituel d’interprétation. On décèle plusieurs stratégies d’encadrement de la violence.
Le Progrès insiste sur l’exceptionnalité des faits, comme dans cet intertitre : « Des faits
graves dans un contexte particulier ». Ainsi, ce n’est pas tant la violence en elle-même qui
interpelle le journaliste, mais les conditions dans lesquelles elle s’est déroulée. Il interroge
les gendarmes à ce sujet et retranscrit leur propos : « Le viol de ce mercredi reste
exceptionnel […] pour plusieurs raisons : le lieu et l’horaire où se sont produits les faits (en
centre ville, en fin d’après midi) ». Il souhaite ainsi rassurer le lecteur, lui signifier que cela
ne se produit que très rarement. En outre, l’attention du lecteur est détournée : il est amené
à ne pas s’indigner directement des faits, mais du contexte.
Au contraire les articles du Figaro et du Parisien vont tenter de réduire l’exceptionnalité
de la violence. Dans ces articles tout va être fait pour réintégrer ce fait divers dans des cadres
traditionnels d’interprétation. Il est fait des références directes aux lieux du crime considérés
comme plus traditionnels. Si la violence s’est déroulée au milieu d’une place publique, le
Figaro tient toutefois à préciser que c’était aussi « près d’un accès en sous-sols de la gare »,
« à proximité d’un parking ». Le Parisien tente aussi de mettre la violence à la périphérie
« sur le coté de la gare » ; « dans un endroit un peu isolé » ; le Progrès, au contraire ne
dissimule rien : « les faits se sont déroulés en fin d’après-midi, dans un espace public, près
de la gare Part Dieu. ». L’article évoque tout juste un « recoin de la place ». Précisons que le
Figaro place aussi une référence à « la banlieue ». Alors que tous les articles évoquent les
origines villeurbannaises de la victime, seul le Figaro précise « dans la banlieue lyonnaise ».
Le journaliste du Figaro fait volontairement référence aux « lieux communs » de l’univers
criminel, « sous-sols » ; « parking », « banlieue », qui parlent directement au lecteur du
journal. Il s’agit de signifier que le crime ne s’éloigne jamais bien loin de son théâtre habituel.
On constate ici la prégnance des cadres d’interprétation traditionnels de la violence. Comme
l’exprime Dominique Kalifa, « tout se passe comme si les [journalistes] étaient incapables
de s’émanciper des lieux qui hantent l’imaginaire du crime, et s’acharnaient à les réinventer
65
sans cesse » . En outre les journaux insistent sur le caractère dissimulé de la violence pour
« dédouaner » les passants. Il serait normal que les personnes présentent sur la place n’est
« rien vu » car, comme tous les journaux le précisent, la scène ne s’est pas exactement
déroulée au milieu de la place et surtout, des jeunes de la bande des agresseurs « faisaient
écran ».
Notons enfin, pour en terminer avec le contexte, que les faits se sont déroulé à 17
heures. Alors que la dépêche AFP, citant une source judiciaire évoque le «plein après-midi »,
les trois autres articles préfèreront le terme de « fin d’après-midi ». Ainsi, il semble que l’on
se rapproche plus de la soirée, espace temps « traditionnel » du crime.
III.1.3.6.Les agresseurs excusés
Les agresseurs n’ont pas le profil type du violeur et ne correspondent pas à l’image du
délinquant que se font les journaux. Le groupe, explique le Parisien en citant le procureur
de la République, n’était « pas connu des services de police, ce n’était jusqu’alors pas
des délinquants ». Le Progrès aussi précise leur « absence d’antécédents judiciaires » et
65
34
KALIFA Dominique, 2008, p 32
Brinai Elisa - 2012
III. Analyse du corpus
le fait qu’ils n’ont jamais eu à faire aux services de police ou de gendarmerie. Le Figaro
fait le même constat, avec toutefois plus de réserve: « les jeunes interpellés ne sont pas
particulièrement connus des services de police ».
Comme ces jeunes ne correspondent pas au profil type des « agresseurs », ils ne
seront pas réellement représentés en tant que tels. Ils sont loin d’être dépeints comme des
individus violents. Dans l’article du Parisien: ils n’agressent pas, « ils invitent, ils prient, ils
émettent l’idée de demander [une fellation] ». Le journaliste prend beaucoup de précautions
comme s’il voulait souligner le fait que les agresseurs n’avaient aucune mauvaise intention.
Il l’exprime d’ailleurs plus loin « ils n’avaient pas conscience de la portée de leurs actes »
et revient sur ce point en fin d’article : « [Ils] ne cherchaient qu’à s’amuser et n’avaient
pas désiré organiser un guet-apens » Les agresseurs ne sont pas présentés comme des
étrangers ou des êtres pulsionnels mus par un désir qu’ils ne pouvaient réprimer mais au
contraire plein d’humanité. Dans le Figaro aussi, il est écrit qu’ils « l’invitent à la suivre »
et ne mettent pas de guillemets au terme « invite », alors qu’ils sont présents dans la
dépêche AFP. Le progrès quant à lui appuie l’appréciation des gendarmes « ce n’est pas une
tournante bête et méchante ». Les journalistes exposent ainsi que « l’inconscience » des
agresseurs pourrait excuser leurs actes ou du moins les déresponsabiliser. Il s’agirait d’un
accident, d’une erreur. Ils tentent de minimiser la gravité de l’évènement, toujours à des fins
de rassurer le lecteur. Il y a cette idée que si les agresseurs n’ont pas sciemment agressé,
alors ce n’est pas « si grave ». La violence sexuelle n’offusquerait donc que lorsqu’elle serait
délibérée. Au lieu de les condamner le lecteur est amené à les pardonner. Or si l’agresseur
ne peut être blâmé, la victime le sera.
III.1.3.7.La victime culpabilisée
Lors de l’agression étaient présent les passants, les agresseurs et la victime. Qui est
responsable de ce surgissement soudain de la violence au sein de l’espace public ? D’après
ces trois articles : les passants ne sont pas tenus responsables de l’agression, qu’ils ne
pouvaient pas voir. Les agresseurs n’en sont pas directement tenu responsables, car ils
n’avaient pas conscience de la portée violente de leurs actes. Toute la responsabilité se
rejette alors sur la victime.
Alors que les journalistes – excepté celui du Figaro – se montrent compréhensifs vis-àvis des agresseurs, ils le sont beaucoup moins envers la victime. Tous les articles consacrent
un gros paragraphe à la victime. Dans le Parisien et le Figaro il s’agit du dernier paragraphe,
soit de la conclusion de l’article. Dans le progrès, il s’agit du paragraphe central, ce qui lui
confère toutefois aussi une importance significative. Comme dans le premier article que
nous avions étudié, il semble que la victime soit jugée avant tout. Son attitude lors de
l’agression apparaît comme « incompréhensible » et voire « anormale ».
« Ce n’est pas une tournante bête et méchante », souligne une source judiciaire,
évoquant le contexte particulier dans lequel se sont déroulés « ces faits graves ».
Une fille décrite comme « fragile » qui accepte de suivre les jeunes alors que son
amie refuse » (Le Progrès).
Voici comment débutent les « faits graves » selon le Progrès qui reprend à son compte les
propos d’une « source judiciaire ». On retrouve ici une configuration en tout point similaire
à celle du premier fait divers que nous avons analysé. La victime serait encore responsable
de s’être mise dans une mauvaise situation : « [Elle] accepte de suivre les jeunes alors
que son amie refuse ». Le Parisien présente les choses légèrement autrement : « flairant
la mauvaise affaire s’éclipse laissant la première jeune fille moins réactive au milieu du
Brinai Elisa - 2012
35
Analyse du traitement médiatique du viol dans la Presse - un discours sexiste ?
groupe » relate le Parisien. La victime, selon le Parisien, n’émet pas le choix de rester, elle
est laissée, presque abandonnée. Ce n’est donc pas son caractère intrépide qui est accusé
mais plutôt sa naïveté. Elle est d’ailleurs décrite comme « moins réactive ». Le Figaro ne
fait quant à lui pas mention de cette situation ni de cette amie.
Cependant ce qui semble le plus interpeller est son attitude durant l’agression Le
Progrès explique « elle n’a pas “manifesté explicitement son refus” ». Ici encore des
guillemets, mais aucune source directe. Le Parisien insiste sur le peu de résistance de la
victime « L’un des garçons émet l’idée de lui demander une fellation à accomplir sous le
regard des autres. La jeune fille s’exécute ». Selon la tournure de cette phrase, la jeune
fille se serait « exécutée » avant même que la demande ne soit effectuer, alors qu’aucune
exigence n’était formulée, comme si elle prenait les devants. Les journalistes semblent
s’étonner de l’attitude de la victime d’autant plus qu’ils jugent la situation peu violente. Le
Progrès écrit que la victime s’est retrouvée « en situation de faiblesse, un peu menacée,
mais pas frappée ». Ces termes sont entre guillemets, mais la source pas directement
mentionnée. On suppose toutefois qu’il s’agit de la source judiciaire citée précédemment.
Le Parisien cite le procureur « La jeune fille n’a pas été contrainte par une violence physique
mais par le nombre et par l’insistance de ces jeunes gens ». Il apparait tout de même ici une
idée de contrainte. On remarque dans l’article du Parisien et du Figaro l’utilisation du passif :
la victime est rendue responsable des actes qu’elle a subit. Pour le Figaro en revanche
la menace et la violence de la part des agresseurs étaient réelles : « quatre mineurs ont
alors contraint l’adolescente à “leur faire une fellation” la menaçant de représailles si elle
ne s’exécutait pas ». Ceci n’empêche pas toutefois pas le journaliste de blâmer la victime :
« elle ne sait pas dire non ». La résignation de la victime suscite l’incompréhension totale
des observateurs : « En pleine journée, dans une zone passante, elle n’a pas crié ou
cherché à fuir » s’étonne le Progrès. Aucun guillemet n’est utilisé, il s’agit donc d’un jugement
direct du journaliste. Le Figaro écrit aussi « la victime […] n’a pas cherché à s’enfuir ni a
appelé à l’aide ». Il cite une source judiciaire mais n’encadre pas ces propos de guillemets.
L’incompréhension générale vis-à-vis de son attitude va se retourner contre la victime.
« Les adolescents se sont montrés surpris lorsqu’ils ont été emmenés au
commissariat, ne comprenant absolument pas ce qui leur était reproché et
s’en ouvrant aux policiers. “Elle était d’accord, elle n’a pas dit non”, se sontils défendus, éberlués d’entendre parler de viol, et qualifiant la victime de “fille
facile” » (Le Parisien)
A ce terme de « fille facile » trop ouvertement connoté, les journaux préfèrent celui de « fille
fragile ». Le sens toutefois reste proche, il s’agit de dénoncer la faiblesse de caractère
de la victime. Ainsi, l’article du Figaro s’organise autour d’un unique intertitre « Une jeune
fille fragile ». Aucun guillemets n’égaille ce titre. Placer au centre de l’article, cet intertitre
semble être l’information centrale de l’article, le nœud du récit ou encore la clé de l’énigme.
Cette fragilité, expliquerait le comportement de la victime et, par le même coup, expliquerait
l’agression et l’évènement dans son ensemble. Parce que la victime est une « fille fragile »
cela a pu se produire. Une nouvelle fois, la victime porte l’entière responsabilité des
évènements. Le Progrès fait aussi référence au caractère « fragile » de la victime, avec des
guillemets et plus de prudence. Le Parisien utilise un autre terme: « l’adolescente est décrite
comme “timide”. Elle a elle-même expliqué ne pas avoir pu dire non ». Les journalistes
semblent donc accuser la victime de s’être constitué en « proie idéale » (Le Parisien) soit une
proie « facile » et d’avoir, de part son attitude, créée l’opportunité. En conclusion, quelques
lignes avant la fin de l’article, le journaliste du Parisien reprend d’ailleurs ce « résumé » du
directeur de la sécurité urbaine : « C’était juste l’opportunité ».
36
Brinai Elisa - 2012
III. Analyse du corpus
III.1.3.8.Conclusion:
Il y a des circonstances autour desquelles le crime est impardonnable et d’autres où il
pourrait être « pardonné » ou plutôt ignoré. Pour en juger, le public se tourne vers ceux qui
connaissent l’ordre véritable des choses et qui sont en mesure de les rétablir lorsqu’elles
sont menacées- les journalistes et les autorités - et s’abandonne à leurs jugements.
Dans ces trois articles, personne – ni les autorités, ni les journalistes - ne songe à
s’interroger sur l’attitude des agresseurs. La manière dont ils voulaient « s’amuser » - en
« demandant » à une fille une fellation de groupe au milieu d’une place publique – n’offusque
pas. Personne n’interroge ce comportement ou simplement cette idée du « jeu ». Les
journalistes et les autorités – et certainement aussi le public – préfèrent regarder ailleurs
et se scandaliser sur l’attitude de la victime. Il y a là, comme une sorte de déni de réalité.
Personne ne veut voir et croire à la violence surgie au sein d’un espace public qui ont pu
terroriser la victime et ses conditions exceptionnelles expliquent peut être la raison pour
laquelle, les passants n’ont effectivement rien vu ce jour là.
L’incrédulité se retourne contre la victime. Encore une fois, ces récits de faits divers ne
condamnent pas tant l’agression en elle-même, mais plutôt la victime. Sa « fragilité » est
incriminée. Il y a donc toujours cet idée sous-jacente, selon laquelle une « fille normale »
- j’insiste sur les guillemets – ne pourrait pas se faire violer et qu’une femme ne peut être
violée tout à fait contre sa volonté. En d’autres termes, les femmes ou filles qui se sont
fait violer, sont accusées de « s’être laisser faire ». Ici la victime est blâmée pour avoir si
« facilement » obéit. Enfin, considéré qu’une victime d’un viol aurait pu en décider autrement
– si elle « avait dit non », si elle « s’était défendue » – révèle cette incapacité à saisir le
viol tel qu’il est : une violence autant physique que psychique qui terrorise et annihile toute
réaction car s’inscrivant dans un rapport de domination homme-femme. Dans ce contexte,
la dominée a-t-elle encore un choix ?
III.2.Le viol dans les affaires : figures des victimes
manipulatrices
III.2.1.Les sources de l’enquête: « Parole contre parole », la victime
est une menteuse (cf Annexe 7)
Dans un article du 22 juin 2012, le magazine l’Express expose les résultats de son enquête
66
sur « l’Affaire Tron ». L’article s’intitule « Tron mis en examen, qui est derrière ?
»
L´article est particulièrement long. Il est situé dans la rubrique Actualité et dans la sous
rubrique politique, ce qui souligne son caractère important. Il s´agit d´une nouvelle de
premier ordre. En outre le titre est précédé de la mention «exclusif ». Ce terme pétillant
doit attiser notre curiosité de lecteur : il annonce que l´article en question va nous livrer des
informations inédites sur « l´Affaire Tron ». On s´attend à des révélations.
L’Express se présente comme un magazine d’investigation et souligne fortement
sa démarche qu’il veut singulière « L´Express.fr a mené l´enquête pendant plusieurs
semaines ». Cette insistance indique que la démarche est en effet singulière. Le magazine
66
Annexe 7
Brinai Elisa - 2012
37
Analyse du traitement médiatique du viol dans la Presse - un discours sexiste ?
cherche à se présenter comme indépendant : indépendant vis à vis des autres journaux,
puisqu’ il ose nous révéler des informations inédites et surtout indépendant vis-à-vis de la
justice, puisqu´en parallèle de l’enquête judiciaire, il propose sa propre enquête.
Il nous promet de nous révéler, si ce n´est la vérité, au moins la réalité comme l’indique
à deux reprises la question: « qu´en est il réellement ? »
Indépendance ne signifie pas pour autant objectivité. Le magazine affiche clairement un
parti pris. On pressent dès le titre une histoire de complot. « Qui est derrière? » représente
l’interrogation à partir de laquelle s’est construite l’enquête. La question aurait pu être tout
autre: « Il y a t´il quelqu’un derrière? ». Or ici, il ne fait pas de doute qu’il s’agisse d’un
complot. Tous les sous-titres de l’article appuient cette théorie: « Le récit d´une plaignante
a évolué », « Guerre ouverte à Draveil », « Les rendez-vous de la ligue anti-Tron », « Ils
ont féter la démission de George Tron. », « Main basse sur la ville ». On retrouve dans ce
vocabulaire sélectionné tout l´imaginaire du complot : guerre ouverte, rendez-vous, ligue,
main basse. Ainsi l´Express se situe soutient la parole de Georges Tron, qui a lui même
initié cette thèse du complot. L’enquête est donc dès le départ biaisée. Ce parti pris va se
confirmer au fil de la lecture de l’article. On remarque une grosse différence de traitement
entre les protagonistes de l’affaire. Le journaliste souligne la crédibilité ou la non-crédibilité
des différentes figures du récit et ainsi nous guider dans notre interprétation des faits. Le
journaliste va appuyer la parole de Georges Tron et décrédibiliser celle d’Eva Loubrieu, qu’il
nomme « son accusatrice ».
III.2.1.1.Discours rapportés
Tout d’abord il souligne, source à l’appui, la constance et la solidité du discours de Georges
Tron, alors qu’Eva Loubrieu, nommée son « accusatrice », est présentée comme une femme
instable et peu fiable. En effet Georges Tron « continue de nier », « ne change pas de
discours », tandis que « le récit de la jeune femme a évolué ».
Ensuite dans leurs manières de rapporter les dires de ces deux protagonistes, il introduit
une différence de traitement. Le présent est employé pour rapporter le discours de Georges
Tron : « Georges Tron ne change pas de discours, il est victime d´un complot ourdi par l
´extrême droite ». En revanche le conditionnel est employé pour rapporter les accusations
d´Eva Loubrieu: « elle a décrit par le menu les relations sexuelles que lui aurait imposées
le maire de Draveil ». Sa parole est mise en doute. Si on peut comprendre l´utilisation
du conditionnel ici, comme il est de mise pour rapporter des accusations dans la Presse,
alors que la procédure judiciaire est en cours, le peu de précaution employé à l’inverse pour
rendre compte des propos exprimés par Georges Tron indique clairement que l´Express
le défend. D´ailleurs lorsqu´il présenteront les fondements de la théorie du complot, les
journalistes ne prendront pas plus de précaution et persévèreront dans leur utilisation du
présent: « Pour le camp Tron, elle est une amie proche de Jacques et Philippe Olivier, époux
de Marie-Caroline Le Pen et conseiller de Marine. » Ce soutien explicite à Georges Tron
sera aussi souligné par des commentaires directes du journaliste: « C´est un point capital
de la défense du maire de Draveil ».
III.2.1.2.Les sources proches
Enfin, les journalistes vont interroger différentes sources proches de Georges Tron et d
´Eva Loubrieu, pour recenser leurs avis sur les dires de chacun. Or la sélection même de
ces sources introduit un traitement différencié entre les deux protagonistes. La stratégie
consiste à utiliser des sources « proches » des protagonistes, soit des personnes dites de
38
Brinai Elisa - 2012
III. Analyse du corpus
confiances, qui les connaissent directement et personnellement, dont la parole va de ce
fait avoir de la crédibilité auprès des lecteurs. Le journaliste donne beaucoup de poids à
leurs paroles. Toutes les sources proches de Georges Tron vont soutenir ses dires, alors
que les sources proches d´Eva Loubrieu vont s´afficher plus perplexes face au récit de la
jeune femme. Les verbes introducteurs orientent les citations. Les partisans de Georges
Tron sont « persuadés » par sa théorie du complot, tandis qu´une « ancienne proche » d
´Eva Loubrieu « juge sévère son discours d´accusation ». On introduit ainsi une distorsion
parmi les soutiens des protagonistes. Lorsque qu´une source proche se désolidarise et
condamne, la sanction est d´autant plus lourde pour le protagoniste qui perd jusqu´à ses
proches soutien. La crédibilité d’Eva Loubrieu est ici fortement entamée puisque même ces
personnes de confiance ne veulent plus la croire.
On note aussi une différence de traitement quand au choix des sources. Pour Eva
Loubrieu, on va chercher des sources dans le cercle intime : « son ex-petit ami », une
« ancienne proche », une « ancienne collègue ». On remarque un point commun entre
ces sources : elles n´auraient plus de relations avec la victime. D´un coté ceci pourrait
les discréditer en tant que « sources proches » ou dans leur caractère de personnes
de confiance à l ´égard d´Eva Loubrieu. Mais cela peut aussi renforcer l´isolement de la
protagoniste, comme si elle n´avait plus personne sur qui compter. Eva Loubrieu apparait
alors implicitement comme délaissée et sans soutien.
Concernant Georges Tron, les sources proches mobilisées par les journalistes et
qui toutes apportent leur soutien à Monsieur Tron sont des personnes importantes,
affublées de titres officiels qui soulignent leur légitimité et leur respectabilité. La principale
source mobilisée est « François Levasseur, conseiller municipal et vice-président de la
communauté d´agglomération ».
III.2.1.3.Les portraits
Etudions pour terminer les portraits dressés de Georges Tron et d´Eva Loubrieu. Qu
´apprend-t´on d´eux dans cet article? Georges Tron est un « ancien ministre », dans le
chapeau, ou « ancien secrétaire d´Etat chargé de la fonction publique » dans l’article. Le
terme « ministre » et mis en premier en évidence car il retentit plus pour le lecteur. Il
est aussi « le maire de Draveil ». Georges Tron est aussi nommé « l´élu », manière de
souligner sa légitimé publique. Tout ceci, on l’apprend dans le paragraphe chargé de relater
les accusations d´Eva Loubrieu. Face à cet homme chargé de tous ces titres, de toutes ces
autorités, la « jeune femme de 36 ans » ne fait pas le poids.
Le premier renseignement donné au sujet d´Eva Loubrieu est sa « personnalité
complexe ». Ceci la présente comme une personne inconstante, peu fiable. Suite à ce
constat elle pourrait aisément être une menteuse ou une manipulatrice. Elle est aussi une
« jeune femme de 36 ans ». Il est intéressant de noter que ce terme de « jeune femme »
est récurrent dans les journaux désignant ainsi les femmes de 17 à 40 ans. Quand à
savoir ce qui détermine la jeunesse - l´absence d´un mari, l´âge, la naïveté, la vulnérabilitéla question reste en suspens. On ne sait pas bien ce que l´adjectif souligne. Toujours
est il qu´Eva Loubrieu apparait avant comme une « jeune femme ». On apprend ensuite
qu’elle a « été licenciée pour avoir détourné près de 800 euros de la régie municipale
». Le journaliste souligne une faute qu’elle a commise dans le passé. On note que
pour rapporter ce fait, le subjonctif n´est pas utilisé. L´affaire ne fait pas de doute pour
les journalistes. Elle est aussi divorcée et elle a des dettes. Enfin elle apparait comme
intéressée: « Sur un plan personnel, Eva Loubrieu espère sortir, grâce à cette affaire, d
´une certaine précarité ». Cette phrase n’est introduite par aucun verbe citant, raccroché
Brinai Elisa - 2012
39
Analyse du traitement médiatique du viol dans la Presse - un discours sexiste ?
à aucune source explicitement. On peut donc penser qu´il s´agit là d´une déduction du
journaliste, suite à la révélation de ces dettes par son petit ami. Elle rêverait aussi « de
décrocher le poste de directrice des affaires culturelles », selon un « ami ». Le journaliste
présente Eva Loubrieu sur un plan personnel alors qu’il avait présenté George Tron sur un
plan professionnel. Ceci introduit une importante différence de traitement. L´évocation du
statut professionnel antérieur d’Eva Loubrieu ne viendra que tard dans l´article :«l´ancienne
responsable du pôle livre à la direction des affaires culturelles ».A aucun moment le terme
« collaboratrice » n’est mentionné. Les seules relations évoquées entre Georges Tron et
Eva Loubrieu le sont dans les témoignages, on parle de « rapports de séduction ».
III.2.1.4.Conclusion
Le sujet de l’article n’est pas celui du viol, mais celui du complot. Le crime n’est que
rapidement évoqué et vite laissé de côté. Les journalistes mènent leur enquête sur ce
deuxième point. Ils prennent ainsi parti pour l’accusé et le contre pied de la justice, leur
semble t´il –ceci n’est pourtant pas certain.
Ces derniers temps les affaires de viols se sont multipliées dans les médias. Au lieu de
libérer la parole des femmes, cet emballement médiatique contribue à entretenir le soupçon
à leur égard. Quand une femme raconte un viol, quand une victime porte plainte, la première
chose que se demandent les enquêteurs, journalistes, amis est : ment-elle ? Et quand elles
accusent quelqu’un d’important : voudraient-elles en tirer quelque chose ? Ce réflexe du
doute et le soupçon persistant à l’égard des victimes ne sont pas anodins. Il reflète encore
une fois une attitude de déni face à la violence sexuelle envers les femmes. Le soupçon
systématique peut aussi s’interpréter comme une stratégie pour protéger les hommes des
accusations des femmes.
III.2.2.Portrait des victimes : mise en scène de la souffrance et
stratégie de décrédibilisation (cf Annexe 8)
« J’ai regardé les informations à haute dose depuis qu’a été rendue publique
l’arrestation de DSK. A vrai dire, je suis stupéfaite par le consensus qui ressort
des commentaires : tout le monde, ou presque, a une pensée pour “l’homme
qui traverse une épreuve”, sa femme Anne Sinclair, sa famille, ses proches, les
militants socialistes…Qui a une pensée pour la femme de chambre ? Pas grand
monde, et cela me scandalise. »
Clémentine Autain,
Une pensée pour la femme de chambre
67
III.2.2.1.Présentation de l’article
Le 29 septembre 2011, le journal France Soir dresse le portrait des deux victimes
68
« présumées » de Dominique Strauss Kahn. Alors que les médias étaient accusés de
faire trop de place à “l’homme qui traverse une épreuve”, DSK, alors agresseur présumé,
et d’ignorer la possible souffrance des victimes, le quotidien semble vouloir couper court
67
AUTAIN Clémentine, Une pensée pour la femme de chambre, le blog de Clémentine Autain, Editorial, 16 mai 2011 Disponible sur :
http://clementineautain.fr/2011/05/16/une-pensee-pour-la-femme-de-chambre/ Consulté le 12 juillet 2012
68
Nafissatou Diallo a porté plainte contre Dominique Strauss-Kahn le 14 mai 2011 pour viol. Tristane Banon a porté plainte le 5 juillet
2011 contre DSK pour tentative de viol, des faits remontant à 2003.
40
Brinai Elisa - 2012
III. Analyse du corpus
aux critiques en consacrant un article à celles dont on parlait peu. L’article est classé dans
la rubrique « fait divers », ce qui lui confère une importance de second ordre. Ceci étonne
quand on parle de l’affaire DSK, qui a occupé les devants de la scène médiatique des
mois durant dans les rubriques « Société », « Justice », ou « Politique ». L’article s’intitule
69
« Tristane Banon et Nafissatou Diallo, femmes meurtries
» . Il s’agit d’un titre
anaphorique de type descriptif. Le titre révèle la nature de l’article : il s’agira d’un portrait,
certainement croisé de ces deux femmes. Elles sont d’emblée présentées comme des
victimes, « des femmes meurtries ». On s’attend à ce que l’accent soit mis sur leur souffrance
personnelle, un angle rare pour parler de la violence sexuelle dans les médias. On note que
l’absence de verbe dans le titre donne une impression de raccourci et de généralisation comme si toutes les victimes « étaient mises dans le même panier ». Très vite dans l’article,
il devient évident que la souffrance des victimes n’est pas prise au sérieux par le journaliste.
Celui-ci va expressément l’exagérer pour mieux la ridiculiser et la décrédibiliser.
III.2.2.2.La souffrance décrédibilisée
« D’abord les yeux, apeurés, tristes. Plus encore que lors de son interview, en
juillet, par David Pujadas, Tristane Banon est apparue affaiblie, inquiète, lundi
soir sur le plateau du Grand journal de Canal +. Un regard cerné, dans le vide
parfois. Des joues émaciées. Les mains posées devant elles, maigres. »
On observe dans le premier paragraphe qui décrit Tristane Banon, que les qualificatifs vont
systématiquement par deux : les yeux « apeurés, tristes », elle « affaiblie, inquiète »,
le regard « cerné, vide ». Ces couples d’adjectifs fonctionnent comme des emphases et
dévoilent une exagération. Ceci donne l’impression que Tristane Banon en fait trop. Le
journaliste choisi d’illustrer son article avec une photo qui montre Tristane Banon dans une
expression crispée et appuyée qui semble peu naturelle. Dans les intertitres qu’il élabore, il
pointe aussi une souffrance à la limite de l’exagéré. Il y a deux intertitres : « A compter du
côté des suicidés » et « Dépression ». Ils sont mis entre guillemets. Ceux-ci soulignent la
distance et l’incrédulité du journaliste par rapport à ces propos.
III.2.2.3.Une souffrance mise en scène
Le journaliste prend de la distance par rapport à la souffrance exprimée. Il ne semble pas la
croire. A travers certaines tournures de phrases, il est insinué que les victimes se mettent
en scène dans les médias : « Le spectacle médiatique offert dimanche sur TF1 puis lundi
sur Canal +, livre la vision d’une femme [Tristane Banon, ndlr] meurtrie ». L’avant dernier
paragraphe débute ainsi :« Naffissatou Diallo avait, elle aussi, donné cette présentation,
pleurant lors de son interview sur ABC ». L’article donne l’impression que les victimes jouent
la comédie, qu’elles ont orchestrée une mise en scène préparée et soigneusement calculée :
« D’abord les yeux, apeurés, tristes, plus encore que lors de son interview en juillet ». Les
termes « d’abord » et « plus encore » souligne une évolution, un changement d’attitude.
Une escalade émotionnelle semble orchestrée. L’auteur soupçonne ainsi d’user d’émotions
« au bon moment » dans une stratégie délibérée d’attendrissement ou de persuasion. Il y
a cette idée que les victimes font du cinéma, qu’elles pourraient exagérer leur souffrance
pour la mettre en scène dans les médias. Cette idée s’exprime directement à travers la
citation sélectionnée de Daniel Cohn-Bendit : « où on lui donne trois oscars, où on la croit ».
Il s’agirait d’une « mise en spectacle médiatique ». Tout au long de l’article on retrouve le
champ lexical de l’apparence : « spectacle, vision, apparue, image, présentation ». L’auteur
69
Annexe 8
Brinai Elisa - 2012
41
Analyse du traitement médiatique du viol dans la Presse - un discours sexiste ?
écrit « elle est apparue affaiblie » et non « elle était affaiblie». La souffrance ne pourrait être
que représentation.
III.2.2.4.L’apparence douteuse et la réalité insaisissable.
Elles ne sauraient être des victimes que dans les médias, mais pas dans la vraie vie,
dans la réalité. Sont-elles des femmes « blessées » dans la réalité ? Rien n’est moins sûr,
pour le journaliste qui opère une opposition constante entre l’apparence douteuse et la
réalité insaisissable : « huit ans après, il sera de toute façon difficile d’établir avec précision
le déroulé des actes » , « on ne saura peut être jamais ce qui s’est passé » ou encore
« on ignore les faits, on les ignorera toujours ». L’auteur entend ici qu’on ne peut pas
croire les images et les représentations, qu’elles ne peuvent rien prouver. « Parole contre
parole, résume-t-on parfois » écrit-il avant d’exposer que la parole des victimes qui exposent
publiquement leur souffrance n’a finalement pas grande valeur « des mots lourds de sens,
qui n’apportent aucune preuve d’agression sexuelle mais qui confère à la jeune femme une
image pénible».
Il signifie par la même occasion que la souffrance, même donnée à voir, ne prouve rien.
III.2.2.5.Les victimes de leur propre image médiatique
Le journaliste va détourner le problème de son origine – soit de l’agression sexuelle. A
aucun moment n’est mentionné le traumatisme ou la souffrance directement engendrée
par les agressions potentielles. Les victimes présumées seraient avant tout « meurtries »
par leurs propres images médiatiques. « Elle [Tristane Banon] a avoué se sentir “broyée”,
médiatiquement et dans sa vie privée ». Les médias apparaissent donc comme l’une des
causes de sa souffrance. Naffissatou Diallo est en « dépression » et souhaite « reprendre
une vie normale », comprendre loin des médias. Il y a cette idée sous-jacente que l’important
semble donc d’arrêter de parler de ces victimes. Cette idée se justifie avec une citation de
Tristane Banon que le journaliste sort de son contexte : « Quand je vois la façon dont je suis
broyée aujourd’hui, je me dis que si j’avais porté plainte à l’époque, je serais à compter du
côté des suicidés ». Il semble alors que pour se préserver il vaut mieux se taire.
III.2.2.6.Conclusion
L’Express semble soupçonner ces deux femmes - victimes présumées de DSK - de jouer
la grande scène de la femme blessée pour que les médias, qu’elles accusent d’une partie
de leur mal, leurs courent après. Les victimes dans cet article sont représentées comme
des petites filles fragiles, qui joueraient de leur fragilité pour attendrir. Elles sont suspectées
d’en faire trop, de ne pas savoir maitriser leurs émotions, de se sur-victimiser elles-mêmes
et d’être ainsi la propre cause de leur souffrance.
42
Brinai Elisa - 2012
Conclusion
Conclusion
Résultats du travail
Dans ce travail, j’ai analysé le traitement médiatique du viol dans la presse écrite. Il
s’avère que le discours dans la presse écrite à propos du viol vient entériner une idéologie
sexiste, en entretenant le soupçon à l’égard des femmes, systématiquement culpabilisées
par rapport à la violence qu’elles ont subit. Ces récits témoignent d’une attitude sociale qui
incite à juger et condamner les femmes victimes de violences sexuelles plus que la violence
sexuelle en soi et révèlent une ambigüité persistante dans notre société face au viol quand
il s’exerce sur une femme.
La persistance des stéréotypes sexistes autour des violences sexuelles dans la
presse écrite
Tout en en parlant régulièrement, les médias s’attachent à faire croire que la violence
sexuelle envers les femmes est exceptionnelle, lointaine et surtout qu’elle est le fait « des
autres », autant en ce qui concerne les victimes que les agresseurs. Au lieu d’aborder le
sujet du viol dans toute sa complexité, la presse entretient une vision simple et stéréotypée,
très éloignée de la réalité. Ces stéréotypes entretenus sur la violence sexuelle exercée
à l'endroit des femmes interviennent pour nier l’existence de rapports sociaux de sexes
et privilégient des explications de type individuel. Ils cachent qu'elle est constitutive des
rapports sociaux et la décrivent comme un phénomène isolé et circonstanciel.
Le problème des médias, comme l’expose Patrick Baudry, est qu’ils veulent faire un récit
70
constant de la violence . Or comme je l’ai expliqué dans une première partie, la violence
n’est pas une réalité première et objective que les médias viendraient saisir. Les médias
appréhendent toujours la violence selon ce qu’ils veulent et peuvent percevoir de celle-ci.
La presse écrite a ainsi cherché à établir un récit constant autour de la violence sexuelle
grâce à des schémas explicatifs qu’elle applique systématiquement à des évènements et
situations pourtant très divers. Le schéma explicatif du viol retenu par les médias pourrait se
résumer ainsi : un violeur agit par pulsions en fonction des opportunités. Les mythes autour
du viol peuvent se diviser en deux catégories autour de l’agresseur et de la victime. Le mythe
de la « pulsion sexuelle violente » entretenu à l’égard des agresseurs tend à expliquer, voire
à justifier ou excuser leur comportement. Trois figures se dessinent : le « malade sexuel »,
le « pervers » ou le «frustré ». Dans l’imaginaire populaire, le violeur est donc un malade,
un dérangé ou un étranger.
Les mythes autour des victimes tendent au contraire à les culpabiliser et les
responsabiliser : elles se sont rendues coupables d’avoir créé des opportunités pour les
agresseurs. Finalement, le schéma explicatif du viol dans la presse cultive un sexisme
certain car il en vient à présenter ou les « psychopathologies masculines » ou le
« comportement féminin » comme cause véritable et « naturelle » de la violence entre
homme et femmes. Comme je l’avais soupçonné en introduction, une répartition des rôles
s’opère qui tend à déculpabiliser les hommes de leur propre violence et à rendre les femmes
principales responsables de la violence qu´elles subissent.
70
Patrick Baudry, 2001, p 39
Brinai Elisa - 2012
43
Analyse du traitement médiatique du viol dans la Presse - un discours sexiste ?
Enfin, la presse en diffusant des discours responsabilisant et culpabilisant les victimes
de viols entretient un sentiment de honte et d’infériorité chez ces dernières : « elles ont
incorporé les discours qui les construisent comme vulnérables aux atteintes sexuelles et
71
se considèrent responsables de s’être mises dans de telles situations» , comme l’explique
Marylène Lieber.
Schizophrénie sociale : le viol entre condamnation et déni
Aujourd’hui, la presse écrite dans son ensemble condamne très fermement le viol. Ce
crime est perçu comme l’un des plus « abominables », non seulement par les femmes, mais
par la société dans son ensemble. Si ce ne fut pas toujours le cas, tout le monde semble
s’accorder aujourd’hui à reconnaître le viol comme un acte d’une extrême violence – tant
sur le plan physique que psychologique – et comme une expérience traumatisante, parce
qu’humiliante, pour la victime. A partir de là, il semble évident qu’il faille à tout prix s’en
protéger, éviter le risque, pour ne pas de se faire violer.
Tout se passe comme si la société entière s’obstinait à contourner le risque. Selon
ce mécanisme de protection, les médias, comme on l’a vu en particulier dans la presse
écrite, déploient tous leurs efforts pour écarter la menace et tenir l’image du viol loin de
l’espace public. Dans les récits des journaux, le crime sexuel est systématiquement mis à
la périphérie des centres-ville, dissimulé aux abords du monde social.
Les femmes victimes de viols renvoient soudainement à une brutalité que l’on tente de
dissiper et presque de nier. C’est pourquoi elles, ou du moins l’image qu’elles renvoient, sont
encore si mal acceptées au sein de notre société. La victime est le biais par lequel un crime,
qu’on a mis tant d’effort à tenir lointain et caché, ressurgit. La victime est ainsi facilement
tenue pour responsable de l’apparition de la violence : elle aurait « provoqué » le crime en
prenant des risques, son attitude « fragile, facile » aurait « incité » à l’agression. La victime
est accusée d’avoir créé les conditions adéquates au viol. Ces représentations entretenues
autour des victimes de viol, qu’on peut aisément associer à des mythes tant elles semblent
tenir de la légende populaire, sont symptomatiques d’une attitude générale de déni face à
la violence sexuelle. On ne veut pas la voir là où elle est et surtout pas telle qu’elle est.
Cette attitude de déni se renforce encore quand la violence sexuelle sort de ses « cadres
habituels de représentations », comme en témoigne le traitement de l’affaire DSK ou de
l’affaire Tron. Il apparaît alors impossible pour les observateurs de croire au surgissement
du crime au sein de certains milieux. L’incrédulité se déporte sur la victime : elle a dû mentir,
elle est une manipulatrice qui a tout inventé.
La presse écrite adopte ainsi à l’égard de la violence sexuelle à l’endroit des femmes un
comportement schizophrénique. Cette violence envers les femmes est tantôt condamnée
avec la plus grande fermeté, tantôt minimalisée au point d’en être niée. Aujourd’hui, bien
que le viol soit qualifié de crime, il semble qu’on ne s’accorde cependant pas toujours à en
reconnaître la réalité, lorsque celui-ci est commis envers une femme.
Ceci témoigne d’une ambigüité persistante à l’égard de la violence sexuelle à l’endroit
des femmes qui découle directement de cette incapacité à concevoir le viol comme une
violence constitutive des rapports sociaux et des inégalités entre les sexes. La perception du
viol évoluera quand la remise en causes de l’idéologie et des rapports de pouvoir entre les
sexes ne sera plus perçue comme une menace pour l’ordre social. Il semble que la société
devienne petit à petit plus sensible à cette problématique comme en témoigne la révision
71
LIEBER Marylène, « Le sentiment d’insécurité au prisme du genre. Repenser la vulnérabilité des femmes dans les espaces
publics », Métropolitique, 5 décembre 2011 Disponible sur : http://www.metropolitiques.eu/le-sentiment-d-insecurite-au.html Consulté
le : 30 janvier 2012
44
Brinai Elisa - 2012
Conclusion
de la loi sur le « harcèlement sexuel ». Une plus grande attention est désormais portée au
phénomène de la violence sexuelle envers les femmes, et les mentalités devraient peu à
peu évoluer. Il reste toutefois encore du chemin à parcourir dans les mentalités pour briser
les mythes en témoigne le récent propos de Todd Akin, élu Républicain représentant du
Missouri aux Etats-Unis qui vient de déclarer : « First of all, from what I understand from
doctors, (pregnancy from rape) is really rare. If it’s a legitimate rape, the female body has
72
ways to try to shut that whole thing down.»
Limites de la recherche
Il est évident qu’il n’y a pas seulement le poids du genre qui pèse sur les récits de viol
dans les médias. Il existe d’autres facteurs subjectifs qui infléchissent les discours sur la
violence sexuelle : celui de la classe sociale, par exemple. Il aurait été intéressant lors d’un
travail plus approfondi d’analyser des récits de la presse en croisant ces différents facteurs
de classe, de sexe et de « race », pour révéler les logiques fort possiblement « classistes »,
« sexistes » et « racistes » qui sous-tendent le discours sur le viol.
Difficultés rencontrées
Traiter un sujet comme celui-ci ne fut pas toujours évident, notamment au niveau de
la prise de distance émotionnelle par rapport à l’objet. Il faut pouvoir s’en détacher afin
de correctement l’étudier. Il m’a fallu surmonter mon indignation première par rapport aux
faits pour pouvoir vraiment rentrer dans l’analyse textuelle. Ce travail a nécessité de me
plonger entièrement dans le thème et d’aborder le viol sous tous ses angles, même si cela
fut parfois désagréable. En même temps, il me fallait sans cesse prendre du recul lors de
la retranscription et pour ne pas formuler un discours trop émotionnel et militant.
72
Todd Akin, GOP Senate candidate: ‘Legitimate rape’ rarely causes pregnancy, Aaron Blake, Washington Post, 19 août 2012
Disponible sur : http://www.washingtonpost.com/blogs/the-fix/wp/2012/08/19/todd-akin-gop-senate-candidate-legitimate-rape-rarelycauses-pregnancy/ Consulté le : 19 août 2012
Brinai Elisa - 2012
45
Analyse du traitement médiatique du viol dans la Presse - un discours sexiste ?
Bibliographie
Ouvrages (par ordre alphabétique)
AMBROISE-RENDU Anne-Claude, Petits récits des désordres ordinaires, les faits
divers dans la presse française des débuts de la IIIème République à la Grande
Guerre, Seli Arslan, Paris, 2004, 332 pages
AUSTIN John Langshaw, Quand dire, c’est faire, Seuil, 1970, 202 pages
BENEDICT Helen, Virgin or Vamp, how the press covers sex crimes, Oxford University
Press, 1992, New York, 299 pages
BERENI Laure, CHAUVIN Sébastien, JAUNAIT Alexandre, REVILLARD Anne,
Introduction aux Gender Studies, manuel des études sur le genre, De Boeck, 2008,
Bruxelles, 247 pages
BROWNMILLER Susan, Against our will, Fawcett Books, 1976, New York, 472 pages
DELPHY Christine, Un troussage de domestique, collection des nouvelles questions
féministes, Sylespse, 2011, 182 pages
DESPENTES Virginie, King Kong Théorie, Grasset, Paris 2006, 151 pages
GUILLER Audrey et WEILER Nolwenn, Le viol, un crime presque ordinaire, le cherche
midi, Paris, 224 pages
KALIFA Dominique, Crime et Culture au XIXème siècle, Paris, Perrin, 2005, 331 pages
LE GOAZIOU Véronique, Le viol, aspect sociologique d’un crime, la documentation
française, 216 pages
LIEBER Marylène, Genre, violence et espaces publics. La vulnérabilité des femmes en
question, Paris, Les presses de Sciences Po, 2008, 296 pages
MICHAUD Yves, Violences et politique, Gallimard, Paris, 1978
MOSCOVICI Serge, L’Âge des foules, Complexes, Paris, 1991
MUCCHIELLI Laurent, Le scandale des tournantes. Dérives médiatiques, contreenquête sociologique, La découverte, Paris, 2005, 124 pages
VIGARELLO George, Histoire du viol, XVI-XXème siècle, Seuil, 1998, 364 pages
Revues
BAUDRY Patrick, La pathologisation de la violence, VEI Enjeux, n° 126, septembre
2001, p 38-43
GUILLAUMIN Colette Guillaumin, Pratique du pouvoir et idée de nature, l’appropriation
des femmes, Question Féministes, No. 2, Les corps appropriés, 1978, Paris, p 6
46
Brinai Elisa - 2012
Bibliographie
JUTEAU Danielle et LAURIN Nicole, L’évolution des formes de l’appropriation des
femmes : des religieuses aux « mères porteuses », dans CRSA/RCSA, Tortonto, mai
1988, p. 194
PLAZA Monique, Nos hommages et leurs intérêts, Questions Féministes, no. 3, 1978,
Paris, p. 93-103
Autres
Rapports et enquêtes
Amnesty Internationale, « Lutte contre les violences faites aux femmes, la France doit
mieux faire », , février 2010, p 4
Disponible sur : http://www.amnesty.fr/sites/default/files/sf10f010_fev2010.pdf
Consulté le : 4 juin 2012
Conseil du statut de la femme, La violence faite aux femmes: à travers les agressions à
caractère sexuel, février 1995, Québec, 76 pages
Disponible sur : http://www.csf.gouv.qc.ca/modules/fichierspublications/
fichier-32-273.pdf
Consulté : le 3 juillet 2012
Enquête nationale sur les violences envers les femmes en Franc (Enveff), Présentation
méthodologique de l’enquête Enveff 2000 en métropole.
Disponible sur : http://www.ined.fr/enquetes/Presentations/fr/IE0221P_fr.pdf
Consulté le : 4 juin 2012
TOURNYOL DU CLOS Lorraine, LE JEANNIC Thomas, les violences faîtes aux
femmes, Insee première, février 2008
Disponible sur : http://www.insee.fr/fr/themes/document.asp?ref_id=ip1180&reg_id=0
Consulté le : 12 août 2012
VALENTINE Gill, Images of danger : women’s sources of information about the spatial
distribution of male violence , Area, 1992
Dictionnaires
Le Petit Larousse illustré, dictionnaire encyclopédique, 1996
MORFAUX Louis-Marie, LEFRANC Jean, Nouveau vocabulaire de la philosophie et des
sciences humaines, Armand
Articles législatifs
Brinai Elisa - 2012
47
Analyse du traitement médiatique du viol dans la Presse - un discours sexiste ?
Code pénal – art. 222-22, modifié par LOI n° 2010-769 du 9 juillet 2010
Disponilble sur : http://www.legifrance.gouv.fr/affichCodeArticle.do?
idArticle=LEGIARTI000006417677&cidTexte=LEGITEXT000006070719
Consulté le : 16 août 2012
Code pénal – art. 222-23 Disponible sur : http://www.legifrance.gouv.fr/
affichCode.do;jsessionid=A8C7704B4AEEDFB74FAC437A53A2F7CC.tpdjo05v_3?
idSectionTA=LEGISCTA000006181753&cidTexte=LEGITEXT000006070719&dateTexte=201208
Consulté le : 7 février 2012
Code pénal, art 222-24, modifié par la loi du n°2012-954 du 6 août 2012, art.4
Disponible sur :http://www.legifrance.gouv.fr/affichCode.do;jsessionid=5D440D5D
F6F319C5FFEF2C66CB52C2C8.tpdjo05v_2?
idSectionTA=LEGISCTA000006181753&cidTexte=LEGITEXT000006070719&dateTexte=201208
le 16 août 2012
Divers
DSK, la chute d’un prétendant à l’Elysée, Le Monde, 14 mai 2012. Disponible sur :
http://www.lemonde.fr/societe/article/2012/05/14/dsk-la-chute-d-un-pretendant-a-lelysee_1699772_3224.html Consulté le : 6 juin 2012
AUTAIN Clémentine, Une pensée pour la femme de chambre, le blog de Clémentine
Autain, Editorial, 16 mai 2011 Disponible sur : http://clementineautain.fr/2011/05/16/
une-pensee-pour-la-femme-de-chambre/ Consulté le 12 juillet 2012
Le Traitement de l´affaire DSK entretient la confusion des esprits, Osez le féminisme,
journal n°20, 14 juin 2012 Disponible sur : http://www.osezlefeminisme.fr/article/letraitement-de-l-affaire-dsk-entretient-la-confusion-des-esprits Consulté le : 4 juin
2012
Todd Akin, GOP Senate candidate: ‘Legitimate rape’ rarely causes pregnancy,
Aaron Blake, Washington Post, 19 août 2012 Disponible sur : http://
www.washingtonpost.com/blogs/the-fix/wp/2012/08/19/todd-akin-gop-senatecandidate-legitimate-rape-rarely-causes-pregnancy/ Consulté le : 19 août 2012
48
Brinai Elisa - 2012
Annexes
Annexes
A consulter sur place au centre de documentation de l'Institut d'Etudes Politiques de Lyon.
Annexe 1
Un Villeurbannais de 20 ans interpellé pour un viol , Le Progrès, 21 décembre 2011
Article disponible en ligne sur :
viol
http://www.leprogres.fr/rhone/2011/12/21/un-villeurbannais-de-20-ans-interpelle-pour-
Annexe 2
Une femme violée toutes les deux heures, Le Figaro, 10 novembre 2006
Article disponible en ligne sur :
http://www.lefigaro.fr/
france/20061110.FIG000000046_une_femme_violee_toutes_les_deux_heures.html
Annexe 3
Lyon : violée et filmée dans la rue à 14 ans, Le Parisien, 5 mai 2011
Article disponible sur :
http://www.leparisien.fr/faits-divers/lyon-violee-et-filmee-dans-la-rue-a-14ans-07-05-2011-1438849.php
Annexe 4
Lyon: une ado violée par 4 mineurs, Le Figaro.fr, 6 mai 2011
Article disponible sur :
http://www.lefigaro.fr/flash-actu/2011/05/06/97001-20110506FILWWW00394-lyonune-ado-violee-par-4-mineurs.php
Brinai Elisa - 2012
49
Analyse du traitement médiatique du viol dans la Presse - un discours sexiste ?
Annexe 5
Viol d’une adolescente à Lyon Part-Dieu : les quatre auteurs présumés mis en examen, Le
Progrès, 7 mai 2011
Article disponible sur :
http://doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Bases/DP/articleDP.html/269562?id_fnsp
%5B0%5D=855&orderby=chrono+DESC&limit=50&position=150&suite=1&npos=170
Annexe 6
Marie Camière, Lyon : viol collectif d'une adolescente de 14 ans, 4 mineurs mis en examen ,
AFP, 6 mai 2011
Disponible
sur
:
http://www.google.com/hostednews/afp/article/
ALeqM5jK2nE_UiWN99kKwz4xL6v5YCqH0g?
docId=CNG.7b7e1750e87e66860508b08b053bed79.421
Annexe 7
Douet David, Deprick Matthieu Tron mis en examen, qui est derrière?, l’Express, 23 juin 2011
Article disponible sur :
http://www.lexpress.fr/actualite/politique/tron-mis-en-examen-qui-estderriere_1005215.html
Annexe 8
DSK : Tristane Banon et Nafissatou Diallo, femmes meurtries, France Soir, 20 septembre
2011
Article disponible sur :
http://www.francesoir.fr/actualite/faits-divers/dsk-tristane-banon-et-nafissatou-diallofemmes-meurtries-139166.html
50
Brinai Elisa - 2012