«Le monde de objets connectés aura besoin de son propre Internet

Transcription

«Le monde de objets connectés aura besoin de son propre Internet
Rencontre avec Joseph Sifakis
« Le monde de objets connectés
aura besoin de son propre Internet,
distinct de l’Internet actuel »
L’utilisation massive de milliards d’objets connectés à des serveurs
de données ou entre eux constitue une évolution sans précédent
de l’histoire des technologies de l’information et des communications.
Cette hyperconnectivité pose cependant de redoutables problèmes.
La sécurité, la fiabilité et la réactivité des connexions deviennent cruciales
et vont nécessiter d’importants travaux de R&D dans les prochaines années.
Avec sans doute à la clé le développement d’un nouvel Internet pour
les objets, différent et parallèle à l’Internet actuel, qui devra répondre à deux
contraintes : une sécurité sans faille et des temps de réponse garantis.
Comment jugez-vous l’importance des systèmes embarqués
frappants à cet égard. Le premier est celui du smart grid qui va
dans le monde économique d’aujourd’hui ?
reposer sur l’agrégation d’un nombre gigantesque de données
issues de capteurs, avec comme finalité de pouvoir être prédictif
Joseph Sifakis Ils sont d’une importance capitale et stratégique
pour utiliser la meilleure source d’énergie au bon moment.
dans nos économies modernes. Ces technologies de l’embarSecond exemple : le domaine des bâtiments intelligents où
qué, logicielles et matérielles, constituent aujourd’hui le premier
l’analyse de milliers de données sur la température, l’ensoleillesecteur de croissance des TIC (Technologies de l’information et
ment, les caractéristiques du chauffage… devrait pouvoir faire
de la communication). Téléphones portables, voitures, trains,
économiser jusqu’à 40 % de l’énergie consommée. Enfin, les
avions, jouets, cartes à puce, appareils électroménagers,
autoroutes intelligentes qui, grâce à un suivi météo et à l’analyse
compteurs d’eau ou d’électricité… les systèmes embarqués sont
du trafic, devraient pouvoir guider
désormais intégrés dans la plupart
et conseiller de manière avisée les
des objets qui nous entourent, et
automobilistes. Mais pour arriver
ce mouvement n’est pas prêt de
« Le poids économique
à ce résultat il faut que l’ins’arrêter. De plus, ces systèmes
du logiciel dans la valeur
frastructure informatique globale
sont pour la plupart utilisés sur
des marchés de masse, là où la
des systèmes embarqués affiche soit fiable, c’est-à-dire sans failles
de sécurité, et réactive, c’est-àvaleur est créée en proposant en
une progression très nette. »
dire avec des temps de retour
permanence aux utilisateurs/
d’informations garantis et bornés
consommateurs de nouvelles
dans le temps afin de pouvoir agir
fonctionnalités. De fait, grâce à un
promptement sur les équipements de terrain (délestage d’une
mariage matériel/logiciel intime et optimisé, doublé d’une
ligne électrique, coupure d’un chauffage, déviation du flux
capacité de communication vers l’extérieur, ces systèmes
automobile…). L’objectif final étant de réguler l’énergie distriembarqués de nouvelle génération ouvrent la voie à un dévebuée, l’énergie consommée ou le trafic pour reprendre les trois
loppement continu et illimité de nouveaux services. Une
grands domaines cités. Or, à l’heure actuelle, Internet ne répond
révolution qui fait que le poids économique du logiciel dans la
pas à ces exigences. C’est un problème majeur qui impose de
valeur des systèmes embarqués affiche une progression
définir dans les années qui viennent un nouvel Internet adapté à
constante. Un exemple frappant est celui de l’automobile. Alors
ces contraintes de sécurité, de fiabilité et de réactivité. C’est une
qu’il y a quinze ans, un nombre limité de systèmes intégrés
tâche de recherche et développement ardue qui s’ouvre. Il faut
intelligents étaient embarqués dans les véhicules, aujourd’hui
en particulier lancer des travaux sur un protocole dérivé d’IPv6,
40 % des coûts globaux d’une automobile sont liés directement
qui soit plus simple, notamment au niveau de la technologie
ou indirectement aux systèmes embarqués présents à bord.
d’adressage, et qui soit capable de prendre en compte des
contraintes temporelles. Ce qu’IPv6, qui est un protocole
Face à la croissance exponentielle du nombre des objets
asynchrone, ne peut pas faire. En arrière-plan, on trouve l’idée
connectés à Internet, quels sont pour vous les enjeux à venir
de convergence des technologies via un protocole qui pourrait
en termes de R&D dans ce domaine ?
être utilisé depuis le niveau des capteurs jusqu’au cloud. Bref, il
Joseph Sifakis Un des grands défis à venir sera l’intégration de
faut redéfinir un nouvel Internet dédié aux objets, qui cohabiteces systèmes au sein d’une infrastructure globale, et la capacité
rait avec l’Internet actuel. C’est un problème d’ordre scientifique
à faire coopérer ces systèmes entre eux. Trois exemples sont
10 / L’EMBARQUÉ / N°4 / 2013
Rencontre avec Joseph Sifakis
JOSEPH SIFAKIS
directeur du Centre de la recherche
intégrative (CRI) à Grenoble,
professeur à l’Ecole polytechnique
fédérale de Lausanne, fondateur
du laboratoire Verimag et lauréat
du prix Turing en 2007.
et technologique, mais aussi un problème de standardisation et
de mise en place de normes qui soient acceptées par tous.
présentent dorénavant comme des fournisseurs d’équipements et
de services (devices and services). Elles sont bien placées car la
convergence des technologies a tendance à abolir les frontières
Que pensez-vous de la position de l’Europe face à cette
entre domaines d’activité et grandes régions industrielles.
évolution du domaine de l’Internet des objets ?
Actuellement, ce sont elles qui prennent des initiatives, comme
par exemple GE qui a récemment créé un consortium ad hoc,
Joseph Sifakis Il y a encore quinze ans l’Europe avait une
pour définir les bases d’un futur
position très forte dans le monde
Internet industriel, alors qu’en
vis-à-vis des systèmes embarEurope on demeure attaché à un
qués avec une industrie des
« Redéfinir un nouvel Internet
plus classique avec des
télécoms très puissante et une
dédié aux objets est un problème schéma
programmes de R&D qui
industrie automobile dynamique.
d’ordre scientifique
manquent de vision mobilisatrice.
Au niveau recherche et dévelopIl ne faudrait pas que cette
pement, le réseau d’excellence
et technologique, mais aussi
situation nous fasse rater le train
Artist, que j’ai animé, et le
de standardisation. »
de cette révolution qui est vitale
programme européen Artemis ont
pour l’avenir de l’économie
été en pointe dans le domaine de
européenne. In fine, l’utilisation
l’embarqué. Aujourd’hui la
massive des systèmes embarqués dans les produits quotidiens
situation est plus fragile. Ce sont les Américains avec de grandes
qui nous entourent marque une évolution majeure du domaine
sociétés comme Google (avec la Google Car, le système
des sciences de l’information et de la communication. Cela
Android, etc.), IBM, Intel (qui a racheté Wind River), GE,
représente des opportunités commerciales colossales dont
Microsoft et Apple qui sont moteurs sur ce marché. En cela, leur
les limites sont encore loin d’être atteintes.
implication dans l’Internet des objets reflète bien le poids devenu
prééminent du logiciel dans l’embarqué. Ces sociétés se
PROPOS RECUEILLIS PAR FRANÇOIS GAUTHIER
L’EMBARQUÉ / N°4 / 2013
11