Le cercle de Vienne et la politique

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Le cercle de Vienne et la politique
Le cercle de Vienne et la politique
J’ai choisi d’examiner un thème qui paraîtra très marginal, sinon même totalement
absent du volume qui nous occupe aujourd’hui – Le Manifeste du Cercle de Vienne - à savoir
le thème de la politique. De prime abord, on a peine à trouver quelques traces de ce sujet dans
les centaines de pages que composent le volume. J’espère pouvoir vous montrer, a contrario
d’une thèse qui s’est imposée jusqu’à une période toute récente, disons, le milieu des années
1990 et même le début des années 2000, que la politique reste un élément de préoccupation
central dans le Cercle de Vienne, et qu’elle n’est pas du tout absente de l’ouvrage qui nous
occupe, et en particulier du fameux manifeste de 1929, au titre très neurathien, comme le note
Antonia Soulez, « Le conception scientifique du monde : Le Cercle de Vienne ». Mais pour
cela, il faudra quelques détours, comme on va le voir dans la suite.
Quelle est d’abord la thèse dominante, que les recherches récentes des années 1990 et
2000 ont remise en cause : c’est celle, pour le dire vite, d’un apolitisme du Cercle de Vienne,
voire d’une certaine forme de conformisme politique qui, dans la période considérée, à savoir
les années 1930, pouvait être jugé à bien des égards aveugle et même irresponsable. Elle
s’énonce sans aucun doute avec le plus de vigueur dans un article bien connu, qui marque
l’impossibilité d’un dialogue entre Vienne et l’Ecole de Francfort, un dialogue engagé par
Neurath, et auquel Horkheimer oppose une fin de non recevoir. L’article signé par Max
Horkheimer est publié en 1937 dans le Zeitschrift für Sozialforschung et intitulé « Der neueste
Angriff auf die Metaphysik », « la dernière attaque contre la métaphysique », qui ne cache
évidemment pas une allusion sans ambiguïté aux nombreuses déclarations antimétaphysiques
du Cercle. Cet article constitue en réalité le premier moment du Positivismusstreit, la querelle
du positivisme qu’on renvoie la plupart du temps à l’année 1961, avec comme protagonistes
Adorno d’un côté, Popper de l’autre. La querelle commence en fait 24 ans plus tôt et elle
oppose Horkheimer à Neurath : son premier épisode très court consistait essentiellement,
jusqu’à une date toute récente, dans cette fin de non recevoir que Horkheimer oppose à la
tentative de rapprochement engagée par Neurath avec son article. Mais un dossier majeur
manquait à cette histoire : la réponse de Neurath à ce qu’on ne peut pas appeler autrement que
l’agression de Horkheimer. Cette réponse, elle est connue depuis 2004, mais elle été rendue
publique il y a deux semaines, dans une traduction anglaise, dans un volume qui vient de
paraître chez paraître chez Springer, Otto Neurath and the Unity of science, sous le titre,
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« Einheitswissenschaft und logischer Empirismus, eine Erwiderung », science unitaire et
empirisme logique, une réplique ». J’y consacrerai tout à l’heure quelques analyses.
Mais que nous dit tout d’abord Horkheimer en 1937. La position d’Horkheimer n’est
pas simplement circonstancielle. Il ne s’agit pas de réagir par exemple aux différents congrès
de la science unitaire dont le premier se déroule à Paris par exemple et dont de nombreux
témoignages ont pu constater l’absence en son sein de toute considération politique ou sociale
dans un contexte politique pourtant chargé, mais plutôt de manifester une opposition de
principe à une philosophie qui affiche sa neutralité à l’égard du problème des valeurs. Le
propos d’Horkheimer est extrêmement virulent sur ce point, je n’hésite pas à le citer ici :
L’empirisme [logique, ici visé] hypostasie dans sa structure présente
de réconciliation avec l’état de fait comme dans son fonctionnement, une
science qui n’a jamais été contestée, pour en faire l’autorité spirituelle
suprême. Il la tient pour un simple appareil de mise en ordre et de
classification des faits, quel que soit le nombre de ceux qu’elle retient parmi
leur multitude ; exactement comme si le choix, la description, la
reconnaissance et le regroupement ne comportaient dans cette société ni
importance, ni orientation. Par suite de quoi la science ressemble de plus en
plus à un système de tuyauterie qu’on ne fait que remplir et entretenir par
des réparations. Cette activité qu’on appelait autrefois l’activité de
l’entendement ne se retrouve pas d’elle-même dans des relations qui seules
en retour lui confèreraient une orientation et un sens. Pour l’empirisme, tout
ce que l’idéalisme appelait Idée et projet de la raison, ce que le matérialisme
appelait praxis sociale et activité historique consciente, quand seulement il
l’admet comme présupposé de la connaissance (Otto Neurath), n’a
essentiellement affaire avec la science que comme objet d’observation et non
comme intérêt constitutif et principe directeur1.
Avec le Cercle de Vienne on n’aurait donc bel et bien affaire à une science sans autre
principe directeur que le culte du fait scientifique, certes bien sûr un fait susceptible d’affecter
la théorie, lui interdisant de prétendre à une constance qui n’est que celle de la métaphysique,
mais un fait qui impose aussi à la connaissance des formes immuables, en écartant toute
notion de conflit d’intérêt dans le rapport au réel. Horkheimer s’en prend plus spécialement
1
Horkheimer, « La dernière attaque contre la métaphysique », in : Théorie critique, tr. fr.
Ferry Renault, Payot, p. 206.
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dans la suite du texte à la sociologie empirique de Neurath et au béhaviorisme, pendant de
l’attitude physicaliste de départ, dont elle fait état. Il s’agit là d’une doctrine qui par son
fatalisme et surtout par la superfialité du rapport au monde auquel elle s’en tient (à savoir un
rapport purement factuel et non engagé), participe purement et simplement de l’injustice
générale :
« La conception selon laquelle avec la pensée nous disposerions d’un moyen
d’en savoir plus sur le monde que ce qui a été observé […] nous paraît tout à
fait mystérieuse », peut-on lire dans une publication du Cercle de Vienne (et
c’est une citation de Hans Hahn). Chérir ce principe est particulièrement
indiqué dans un monde dont la façade décorée reflète de toute part d’ordre et
l’unité tandis que la terreur règne à l’intérieur. Les despotes, les misérables
gouverneurs de provinces coloniales et les directeurs de prison sadiques ont
toujours souhaité avoir des visiteurs de cette composition. Mais que la
science dans sa totalité prenne un tel caractère, que la pensée perdre
complètement l’obstination et la fermeté de franchir une forêt d’observations
afin « d’en savoir plus sur le monde » que ne le fait la presse quotidienne
bien intentionnée, et ces empiristes participent passivement à l’injustice
générale2.
Horkheimer reproche donc aux empiristes une pure et simple passivité devant le fait
comme donné, en réactivant la critique que Hegel faisait du premier post-kantien empiriste, à
savoir Schulze. Il y a là véritablement, pour reprendre les mots de Hegel à l’égard de Schulze,
une barbarie consistant à situer la certitude incontestable et la vérité dans l’état de fait,
barbarie sinon active, du moins passive. Contre cette passivité, qui avait le mérite au moins
d’être vécue sur un mode problématique par les premiers empiristes, Hume le premier ayant
adopté vis à vis du réel une attitude sceptique, seule la méthode dialectique proposée par
Hegel représente au fond un remède. Et je cite encore Horkheimer :
Dans la pensée dialectique, les éléments empiriques sont liés aux
structures de l’expérience qui n’ont pas d’importance seulement pour les
buts limités que la science doit servir, mais aussi pour les intérêts historiques
auxquels est liée cette pensée. Contrairement à ce qui se passe dans
l’affairement habituel, l’individu conscient de soi ne tend pas seulement à
2
Horkheimer, ibid., p. 211.
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orienter son attention vers la réalisation éventuelle des pronostics précis et
d’effets utiles, comme cela est dans une certaine mesure prescrit aux
sciences de la nature par les besoins communs. Tandis que le bon sens
perçoit le monde conformément à la situation de ses détenteurs, la volonté de
transformer l’état de fait ouvre l’espace dans lequel l’individu actif
rassemble le donné et le construit en théorie. La théorie, ses démarches et ses
catégories ainsi que sa modification ne sont compréhensibles qu’en relation
avec ce parti pris qui va jusqu’à démasquer le monde du bon sens ; La
pensée juste dépend aussi bien de la volonté juste que la volonté de la
pensée3.
Au fond, le point de discorde insurmontable entre empiriste et théorie critique était ici
parfaitement relevé : les empiristes ne croient pas et ne croiront jamais à la dialectique. Or,
pour la théorie critique, la dialectique est la méthode de la science, elle est celle au fond qui
articule le mieux théorie et pratique, quand les empiristes du Cercle de Vienne s’avèrent
parfaitement inaptes, constitutivement inapte à quelque engagement politique pratique que ce
soit. L’épistémologie du Cercle de Vienne est une politique négative, ou pour le formuler en
termes hégéliens, la négation de la politique.
Avant de donner la parole au premier intéressé, à savoir Neurath qui est ici
constamment visé pour ce qu’il est à la fois l’empiriste désigné et le marxiste revendiqué du
Cercle de Vienne, je voudrai revenir sur des réponses déjà tardives, mais précédant la
découverte tardive de la réplique de Neurath, à ce qui n’a pas manqué de constituer une doxa
concernant l’empirisme logique, à savoir son désengagement politique. Partant au départ
d’une relecture critique du fameux Positivismusstreit de l’année 1961, de la querelle du
positivisme et des positions de la théorie critique dans cette querelle (c’est le cas en particulier
de l’ouvrage remarquable de Hans-Joachim Dahms paru chez Suhrkamp en 1994), de
nombreux chercheurs, Thomas Mormann, Thomas Uebel et John O’Neill les premiers, ont
révisé le jugement fameux d’Horkheimer, en le confrontant aussi bien avec les faits qu’avec
la théorie.
Tout d’abord les faits : si une partie des membres du Cercle de Vienne est composée
de conservateurs en matière politique, ou pourrait-on dire d’agnostiques (c’est le cas en
particulier de sa figure tutélaire, Schlick, ou encore d’un membre éminent, Reichenbach), les
3
Horkheimer, Ibid., p. 220.
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membres les plus éminents du Cercle, et même d’ailleurs ses membres fondateurs sont tous
rattachés au socialisme de la Vienne rouge et ils ont tous un engagement politique qui ne s’est
pas arrêté à leurs jeunes années, et ne s’est même d’ailleurs pour certain jamais démenti.
Carnap, rappelons le, a été un jeune membre de la corporation des étudiants libres, la
fameuses Freistudentenschaft, un membre de l’aile gauche, comme Walter Benjamin par
exemple en son temps ; Neurath a participé à la République des Conseils de Munich et il a été
incarcéré à la suite de son effondrement, Hans Hahn et Philip Franck ou encore Edgard Zilzel
ont aussi été engagés politiquement dans leur jeunesse. Mais sans ce contenter de ce passé
politique, tous participent dans les années 1930, de près ou de loin à des programmes, soit
d’enseignement populaires, soit de politique sociale (logement ou autre) soit d’aide aux
ouvriers dispensés dans le contexte de la Vienne Rouge.
Est-ce que cet engagement est élevé à une certaine conscience réfléchie dans la théorie
même ? La réponse est oui. Le Manifeste du Cercle de Vienne rédigé par Neurath, Hahn et
Franck est à ce titre tout à fait exemplaire, en réalité. Il lie très clairement l’émergence du
positivisme logique à celui du libéralisme politique d’abord, puis du socialisme. C’est même
l’une des thèses fortes qu’on manque trop souvent de repérer. Si Vienne a su si bien accueillir
l’empirisme, c’est d’abord parce qu’elle a été une capitale du libéralisme politique :
Que Vienne ait été un lieu particulièrement propice à un tel
développement d’idées s’explique par des raisons historiques. Tout au long
de la deuxième moitié du XIXe siècle, le libéralisme était la tendance
politique dominante à Vienne. Les sources de son univers intellectuel sont
les Lumières, l’empirisme, l’utilitarisme, et le libre échangisme anglais. Des
savants de réputation mondiale occupaient une place de premier rang dans le
mouvement libéral viennois. C’est là qu’on a cultivé un esprit
antimétaphysique : qu’on se souvienne de Theodor Gomperz, traducteur des
œuvres de Mill, ou encore de Suess, Jodel et d’autres4.
Ce foyer du libéralisme comme de l’empirisme moderne devient par ailleurs à partir
de l’après guerre un laboratoire du socialisme scientifique. La destination politique du Cercle
de Vienne est alors très nettement liée aux préoccupations sociales de la Vienne rouge. Elles
s’énoncent certes d’abord comme préoccupation, en se tenant à la lisière de la pratique
4
« Manifeste », éd. PUF, p. 110.
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5
théorique des membres du Cercle, comme dans cette évocation qui pourrait ou pouvait même
faire sourire Horkheimer :
En collaborant avec l’association Ernst Mach, Le Cercle de Vienne
est convaincu de répondre à l’appel du présent : façonner pour le quotidien
des instruments du travail intellectuel, pour le quotidien des hommes de
science mais aussi pour celui de tous ceux qui contribuent, d’une manière ou
d’une autre, à organiser consciemment notre mode de vie. La vie intense qui
se manifeste dans les efforts pour transformer rationnellement l’ordre social
et économique irrigue aussi le mouvement de la conception scientifique du
monde5.
On pourrait juger pourtant qu’il s’agit là d’une coïncidence : au fond le Cercle de
Vienne réaliserait dans le domaine de la science ce que le socialisme propose dans le domaine
politique. Mais à la vérité la conclusion du Manifeste va beaucoup plus loin : puisqu’il
appartient au contraire à l’empirisme logique de tracer la voie en matière politique elle-même.
L’empirisme viendrait même remplacer le matérialisme comme théorie de l’affranchissement
des masses – et on comprend la violence de l’article d’Horkheimer, son extrême virulence,
puisqu’il s’agit d’écraser non pas tant un simple adversaire politique du socialisme en général
qu’un rival dans la lutte pour la direction théorique du mouvement social. En effet, la lutte des
classes prend pour le Wiener Kreis la forme d’une opposition entre les tendances
métaphysiques et théologisantes que revêt l’idéologie dominante et le discours
antimétaphysique et libérateur que propose le Cercle de Vienne, discours qui devient
l’instrument principal de l’émancipation politique :
Les tendances métaphysiques et théologisantes qui de plus en plus
s’imposent maintenant dans bien des associations et sectes, dans les livres et
les revues, dans les conférences et les cours universitaires, semblent
s’alimenter aux violentes luttes sociales et économiques d’aujourd’hui : un
groupe de combattants accrochés au passé dans le domaine social cultive des
attitudes métaphysiques et théologiques caduques, au contenu depuis
longtemps dépassé ; tandis que l’autre groupe, tourné vers les temps
nouveaux, repousse, particulièrement en Europe centrale, ces attitudes et
reste rivé au sol de la science de l’expérience. Ce développement épouse
5
Manifeste, p. 114.
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6
celui des processus de production modernes dont l’organisation technique
due aux machines se renforce et laisse d’autant moins de place aux
représentations métaphysiques. Il correspond également au désenchantement
de larges masses à l’égard de ceux qui prêchent des doctrines métaphysiques
et théologiques caduques. À tel point que dans plusieurs pays les masses
rejettent aujourd’hui ces doctrines avec une conscience bien plus aigüe que
par le passé, et qu’elles inclinent en même temps – ce qui va de pair avec
une attitude pro-socialiste – à une conception empiriste, terre à terre.
Auparavant, le matérialisme était l’expression de ce point de vue ; mais
entre-temps, l’empirisme moderne s’est développé en se dégageant de ses
ébauches insuffisantes, et il a trouvé dans la conception scientifique du
monde sa véritable assise6.
Il y a clairement là un empiètement du Wiener Kreis sur un champ et prérogatives qui
étaient ceux du matérialisme dialectique, héritier de la perspective hégélienne, dont l’Ecole de
Francfort reprend le flambeau. Deux questions restent posées à la lecture d’un manifeste dont
on voit la portée politique évidente : 1/ si elle est si évidente, au moins dans le Manifeste
précisément, d’où vient l’image d’un positivisme apolitique sinon de la critique
horkheimienne, ou plutôt comment s’est-elle sédimentée ? 2/ Comment répondre néanmoins
aux accusation d’Horkheimer qui pose que la politique en tant que telle, et l’engagement
politique sont rendus en fait impossible par une telle philosophie, au-delà même de ces
déclarations d’intentions tonitruantes comme celles qu’on rencontre dans le manifeste.
Pour la première question, à savoir la sédimentation de cette doxa d’un apolitisme de
l’empirisme logique, elle provient sûrement, essentiellement d’une réalité plus tardive : le
contexte de la guerre froide a contraint les empiristes logiques, émigrés pour la plupart aux
Etats Unis, ainsi que leur disciples, au silence voire à une forme de cécité politique plus ou
moins volontaire, quand ça n’était un engagement clair contre le bloc de l’Est. Mais ça n’est
pas le cas du tout dans la Vienne des années 1930. La phase techniciste et apolitique est plus
tardive, comme a pu le montrer un ouvrage au demeurant passionnant, l’ouvrage de George
Reisch, How cold war transformed the philosophy of science. To the icy slopes of logic, paru
en 2005 (comment la guerre froide a transformé la philosophie des sciences, la pente glaciale
ou glaciaire de la logique). On pourrait croire et l’on aurait même d’excellentes raisons de
6
Ibid., p. 129.
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croire, à ce titre, que la seconde génération des empiristes logiques se prêterait beaucoup plus
à la critique de Horkheimer que la première.
Pour répondre à la seconde question cette fois, celle d’un apolitisme constitutionnel,
car théoriquement fondé, il nous faut revenir à la base de la critique d’Horkheimer, qui n’est
pas factuelle mais doctrinale : l’empirisme du Cercle de Vienne comporte en un sens un
interdit, celui qui concerne le rapport pratique au réel, et cet interdit pèse lourd sur l’approche
même d’un réel donné comme irréductible, et non comme champ de lutte, y compris dans le
domaine de l’interprétation. C’est une épistémologie politique négative.
On peut répondre à une telle thèse qu’elle vise et même d’ailleurs amalgame deux
voire trois choses ou trois positions fortes du Cercle de Vienne en réalité assez différentes : le
rapport empiriste au donné, qui culmine au fond, dans la thèse vérificationniste du Cercle de
Vienne ; en second lieu le physicalisme et spécialement le physicalisme de Neurath dans sa
sociologie empirique, le texte le plus cité et le plus critiqué dans l’article de 1937 ; enfin, le
non-cognitivisme éthique.
Pour la troisième thèse spécialement, celle du non-cognitivisme éthique, elle a été
extrêmement bien analysée avant la découverte du texte de Neurath par Thomas Uebel dans
une série d’articles sur l’aile gauche du Cercle de Vienne. Uebel s’est en particulier penché
sur un texte méconnu de Carnap daté de 1934, « Theoretische Fragen und Praktische
Entscheidungen », questions théoriques et décisions pratiques, ou Carnap retrouve au fond des
positions qui étaient celle de Max Weber à l’occasion de la fameuse querelle des valeurs, le
fameux Werturteilstreit, qui débute autour de 1909 et se poursuit jusque dans les années 1920,
après la mort de Weber. Cette querelle, Weber l’engageait lui-même en s’opposant aux
prétentions normatives de l’école allemande d’économie, face à laquelle il défendait l’idée
d’une liberté essentielle de la science à l’égard des valeurs de la science, qu’on a rebaptisé en
français neutralité axiologique, et qui n’est rien d’autre au fond que l’affirmation du caractère
inélucidable par la connaissance du problème des valeurs. Au fond d’ailleurs, ce qu’on
appelle le Positivismusstreit n’est rien d’autre qu’une résurgence de ce Werturteilstreit, de
cette querelle sur les jugements de valeurs dans la science, et les empiristes adoptent un point
de vue wébérien sur la théorie des valeurs. Quelle était la position de Weber dans cette
querelle : ce que critiquait Weber notamment dans son article fameux sur la neutralité
axiologique publié en 1917 mais initié plusieurs années auparavant, c’est une position d’un
scientifisme naïf qui consisterait à croire que la science peut départager les individus dans leur
lutte pour les valeurs, et même que ce serait là sa fonction. Cette supposition d’un
engagement de la science dans le domaine des valeurs représente non seulement une absurdité
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manifeste aux yeux de Weber, mais un danger politique, car un tel engagement conduirait
selon lui à un abaissement des valeurs politiques à des idéaux technocratiques construisant
quelque chose comme une voie moyenne, une via media, la plupart du temps légitimiste,
c'est-à-dire garante du pouvoir en place, et dont toute la politique aurait à pâtir. Le plus sûr
moyen d’affaiblir la politique elle-même, c’est de mêler la science aux choix fondamentaux et
toujours extra-scientifiques qui sont ceux des valeurs fondamentale de la politique.
Cette affirmation de Weber n’excluait absolument pas chez lui une expertise
scientifique sur les conséquences des valeurs défendues par les individus, bien au contraire,
c’est même la source de sa sociologie compréhensive : mais alors les valeurs ne sont plus
dans ce cadre considérées que comme les objets d’une science qui porte alors sur les états de
choses liées à des choix politiques. C’est le rôle de la science, incontestablement, que
d’éprouver les conséquences empiriques des jugements de valeurs des individus. Mais ces
conséquences elles-mêmes, ou plutôt cette valeur de vérité, si elle informent certes l’agent, ne
doivent pas nécessairement le détourner des valeurs qu’il défend. On peut défendre des
valeurs dont la science sociale elle-même nous apprend qu’elles ont peu de chance de
prévaloir dans lutte politique. Peut-être ce choix désespéré est-il à l’origine d’ailleurs des
principaux renouveaux politiques qu’on appelle des révolutions, et qui reposent sur l’exigence
de l’impossible, absurde au regard d’un point de vue strictement scientifique sur la politique.
Pour résumer, dans la querelle sur les jugements de valeurs, Weber vise
essentiellement un abaissement de la politique par des idéaux technocratiques construisant
quelque chose comme une via media, c'est-à-dire une voie moyenne. Force est de constater
que cette voie moyenne entre la droite et la gauche, qui est une voie scientifiquement
construite, existe donc depuis le début du XXe siècle. C’est elle que vise Weber, c’est ce
qu’on appelle la politique réaliste de la science.
Somme toute, les hommes ont une assez forte tendance à s’incliner
intérieurement devant le succès ou devant l’homme qui chaque fois le leur
promet, et ils le font – chose tout à fait naturelle – non seulement au niveau
des moyens ou dans la mesure où ils essaient chaque fois de réaliser leurs
idéaux ultimes, mais encore en y sacrifiant les idéaux mêmes. En Allemagne,
on croit bien faire en parant ce comportement du nom de « politique
réaliste ». Je ne vois vraiment pas pourquoi les représentants d’une discipline
empirique devraient justement éprouver le besoin d’y apporter en plus leur
appui en applaudissant chaque fois la « tendance du développement », et en
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cherchant à faire de « l’adaptation » à cette tendance, qui n’est en fait qu’un
problème d’évaluation ultime, c'est-à-dire un problème que chacun doit
résoudre personnellement en conscience selon les situations particulières, un
principe soi-disant couvert par l’autorité d’une « science » (Weber,
« neutralité axiologique », in : Essais, p. 398).
Une science légiférante dans le domaine des valeurs s’expose ainsi à n’en privilégier
qu’une, celle qui sacrifie ses fins à la réalisation des moyens et détériore le monde des valeurs
lui-même. C’est pourquoi la science elle-même doit garder silence sur le monde des fins
ultimes, et se contenter de son roi, l’évaluation empirique, y compris des conséquences des
prises de position dans le domaine des valeurs. Je cite encore une fois Weber :
Toute méditation empirique sur ces situations nous conduirait, selon
la juste remarque du vieux Mill, à reconnaître que le polythéisme absolu est
la seule métaphysique qui convienne. Une analyse non empirique mais
orientée vers l’interprétation de significations, bref une authentique
philosophie des valeurs qui dépasserait ce point de vue devrait reconnaître
qu’aucun système conceptuel des « valeurs », si ordonné fût-il, n’est de taille
à prendre la mesure du point décisif de cet état des choses. Il s’agit en fin de
compte, partout et toujours, à propos de l’opposition entre valeurs, non
seulement d’alternatives, mais encore d’une lutte mortelle et insurmontable,
comparable à celle qui oppose « Dieu » et le « diable ». Ces deux extrêmes
refusent toute relativisation et tout compromis.
La science doit se garder d’intervenir dans les visions du monde, car précisément elle
renferme ce risque de relativisation et de compromis, étant dévolue elle-même à l’examen des
conséquences empiriques de ces prises de position dans le domaine des valeurs. Car les choix
des valeurs ne sont jamais justifiables ni critiquable d’un point de vue purement cognitif.
Cette position, elle est exactement celle de Carnap : la science ne saurait déterminer aucun but
pour une décision pratique, elle ne peut se consacrer tout au plus qu’aux moyens nécessaires à
la réalisation de telle ou telle fin. Mais il ne faut sous estimer le fait que cet anti-cognitivisme
dans le domaine des valeurs n’est pas synonyme de neutralité politique mais au contraire
d’opposition au légitimisme politique que la science toute puissante en matière politique,
induirait.
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Le texte de Neurath de 1937 reprend des positions tout à fait similaires à celle de
Carnap en 1934, ce qui est déjà absolument passionnant, mais il lui ajoute d’autres
considérations sur les faiblesses théoriques supposées de l’empirisme logique : le culte du
factuel ou du donné, et le physicalisme, qui sont selon Horkheimer les deux obstacles à une
philosophie de la pratique rigoureuse. Quelle est la réponse de Neurath à ces deux attaques.
Comme on pouvait s’y attendre, Neurath oppose au moins à Horkheimer l’idée que la
méthode hégélienne n’est certainement pas le meilleur allié des intentions politiques au
demeurant louable dont fait état le maître de l’Ecole de Francfort. Mais surtout, il démonte
comme complètement caricaturale la représentation d’un empirisme logique comme victime
de l’idolâtrie du donné ou de l’état de fait, par ailleurs comme représentant d’un naturalisme
fataliste.
Au premier point, Neurath oppose que ce n’est pas le donné en tant que tel qui
intéresse l’empirisme, mais son rapport à la théorie, qui n’a pas la stabilité qu’on lui suppose
mais est faite de perpétuelle réélaboration, et surtout d’action réciproque, la théorie modifiant
la compréhension même des énoncés protocolaires eux-mêmes et donc chez les empiristes, e
le sens de l’expérience. Pour le formuler en des termes plus contemporain, l’empirisme
logique ne succombe pas au mythe du donné, car précisément l’expérience elle-même est
indissociable de la théorie : comme le dit Neurath (et je traduis ici de l’anglais), « il faut tenir
compte ici du fait que la « construction » et le « matériau brut » sont difficile à séparer.
Certains de nos énoncés observationnels et certaines de nos intuitions s’avèrent être très
stables, mais, en principe, rien n’est certain, tous est mobile. » Cette position a une
conséquence théorique éminente : pas plus que de théorie définitive dans les sciences de la
nature il n’y a de théorie politique ultime et incontournable. Cette supposition est parfaitement
métaphysique, et elle est pourtant celle à laquelle cède la théorie critique, qui précisément
prétend trouver dans la théorie seule la clef de l’émancipation politique alors que bien
d’autres facteurs, en particuliers politiques et sociaux, entrent en jeu dans le problème de
l’émancipation.
Quant au physicalisme, Neurath se contente de rappeler qu’il ne saurait en aucun cas
signifier une limitation étroite aux lois qui sont celles de la physique. Il rappelle que les
premiers empiristes modernes sont des économistes ou des sociologues (c’est le cas de Mill,
de Jevons, de Pearson, de Galton, de Comte, de Spencer et d’autre). A la lumière de cet
héritage, il apparaît particulièrement absurde de taxer de naturaliste l’empirisme
contemporain. Le physicalisme de Neurath consiste seulement dans de soumettre la sciences
sociales à des règles empiriques analogues à celles qui prévalent dans les sciences de la
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nature : à savoir que le discours réfèrent en dernière instances à des entités localisables dans le
temps et dans l’espace. C’est une contrainte bien moins métaphysique que celle qui poserait
par exemple que l’être social détermine la conscience, sans préciser.
Mais ce qui domine la réplique de Neurath, c’est une position extrêmement mesuré sur
les capacités de la sciences elle-même à intervenir dans le domaine politique, d’une part, et le
danger que représente pour la science l’imposition extra-scientifique de motifs politique
d’autre part. Sur le premier point, Neurath est d’une prudence qu’on n’attendait pas, il faut le
reconnaître. Ainsi, il écrit « l’empiriste aurait tendance à penser que la science pourrait
éventuellement être adapté à telle ou telle fin, comme ce fut toujours le cas, et plus encore,
qu’il pourrait bien arriver qu’un peuple qui entendrait avec une énergie extraordinaire changer
l’ordre social, réoriente ses vues grâce à elle et change ses propres théories. Mais comme on
l’a observé au début, il est difficile de comprendre pourquoi un tel écart devrait toujours
conduire à promouvoir l’attitude scientifique. Parfois, il arrive que ceux qui visent quelque
chose s’avèrent avoir eu raison dans leur pronostics de succès, bien que leurs prophéties ne
repose en aucun cas sur un argument qui pourrait être utilisé ensuite comme méthode. »
Autrement dit, le choix d’un but politique ne saurait toujours tenir compte des chances
objectives, en un sens mesurées par la science, de sa réalisation.
Par ailleurs, l’empiriste qui s’engage dans la voie de la philosophie scientifique n’a
effectivement pas besoin de justifier son choix au regard de raisons extérieures à la science :
la critique horkheimienne revient en effet à soumettre l’épistémologie à une certaine forme de
police politique, à l’assignation extra-scientifique des raisons bonnes ou mauvaises de
pratiquer la science. On a là l’expression pure et simple d’une tyrannie exercée par le
politique dans le champ scientifique, pour le formuler en termes bourdieusien, d’une perte
d’autonomie du champ scientifique, qui est perçue par Neurath comme dramatique.
Pour conclure, les empiristes logiques de l’âge d’or n’ont pas du tout été étranger à des
préoccupations politiques, mais au contraire, ils se sont efforcés, avec beaucoup de
préoccupation, de lui ménager une place qui n’implique ni une forme naïve de scientisme
conduisant invariablement à une justification de l’état de chose, ni une forme toute aussi naïve
et radicale d’idéologie consistant à soumettre la science à des finalités extra-scientifique.
Comme le disait Max Weber, avant de pouvoir servir le Dieu des valeurs, la science ne doit
servir qu’un roi, et ce roi, c’est l’empirie. Le devenir politique de l’empirisme logique, certes,
lui a largement échappé : ce qu’on appelle l’aile gauche du Cercle de Vienne a disparu, et
l’empirisme logique est resté longtemps synonyme de position épistémologique dominante du
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bloc de l’ouest. Mais ce destin politique funeste en un sens n’a pas manqué de frapper tout
autant l’Ecole de Francfort, rappelons le, qui dans les mains d’Habermas a pu devenir la
philosophie officielle de l’Allemagne fédérale.
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