1. Le principe de responsabilité pénale des personnes morales a-t

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1. Le principe de responsabilité pénale des personnes morales a-t
1. Le principe de responsabilité pénale des personnes morales a-t-il
amélioré la situation des dirigeants face au risque de mise en cause de leur
responsabilité pénale ?
Le nouveau Code pénal entré en vigueur le 1er mars 1994 a introduit en droit français le
principe d'une responsabilité pénale des personnes morales .
L'espoir a alors été grand que cette réforme vienne mettre fin à une certaine «injustice
répressive» qui n'avait d'autre choix que de reporter sur les dirigeants les conséquences
d'infractions pourtant objectivement imputables à la personne morale.
La Circulaire du Ministère de la Justice du 28 janvier 1998 relative au premier bilan de
l'application de la réforme précise que dans 57 procédures sur 100 analysées, seule la personne
morale a été poursuivie, ce qui semble indiquer qu'en effet, la réforme de 1994 a introduit une
certaine protection pour les dirigeants. Cependant, dans 5 cas, des poursuites pénales ont été
engagées par le Parquet à l'encontre de personnes physiques alors qu'elles n'étaient pas
initialement poursuivies. Finalement, dans 38 procédures une personne physique a été
condamnée en même temps que la personne morale.
Le bilan est donc nuancé, et montre que loin de créer un «bouclier» protégeant les dirigeants
personnes physiques contre une éventuelle mise en jeu de leur responsabilité, la réforme a
plutôt généralisé la pratique du cumul, qui est devenu, sinon la règle, du moins une solution
souvent mise en œuvre.
Cependant, l'analyse de la jurisprudence montre que les conditions de mise en œuvre de ce
cumul sont loin d'être claires.
Sans doute faut-il y voir l'effet d'une obscurité du texte, elle-même le reflet d'une hésitation du
législateur entre deux conceptions, très justement décrite par C. Lombois : «le texte [de
l'article 121-2 du Code pénal] ne peut être clair parce qu'il provient d'une rédaction de
compromis que Sénat et Assemblée nationale ont sournoisement fourrée de leurs arrièrepensées respectives. L'Assemblée se proposait d'étendre la responsabilité de droit commun
à des acteurs de la vie contemporaine supposés puissants et malfaisants. Le Sénat espérait
faire un sort à la responsabilité, spéciale, du chef d'entreprise.
Et, de fait, on constate que l'application du principe du cumul (1) hésite entre les deux pôles
que constituent l'exigence d'une condition préalable qui serait la mise en jeu de la
responsabilité de l'un des représentants de la société (2), et la possibilité de reconnaître la
responsabilité autonome de cette dernière (3).
1. 1 1. LE PRINCIPE DU CUMUL
Le texte ayant introduit en droit français le principe du cumul est l'article 121-2, alinéa 3,
rédigé de la façon suivante: «la responsabilité pénale des personnes morales n'exclut pas
celle des personnes physiques auteurs ou complices des mêmes faits».
Remarquons d'emblée qu'il n'est pas nécessaire que le dirigeant soit l'auteur principal du délit
pour risquer de voir sa responsabilité engagée, puisque le texte vise expressément sa mise en
cause via la notion de complicité.
Pour qu'il y ait cumul, il est nécessaire que la double responsabilité soit caractérisée au titre
des mêmes faits, ce qui, dans la majeure partie des cas, ne soulève aucune difficulté;
qu'advient-il, cependant, lorsque les faits incriminés sont constitutifs d'une infraction prévue
par le Code pénal ou encore constitutive d'une faute imputable aux dirigeants, mais ne figurant
pas parmi celles pour lesquelles le législateur a spécifiquement envisagé la responsabilité des
personnes morales ?
La difficulté est ainsi apparue dans une espèce où la Cour d'appel de Paris avait retenu la faute
des dirigeants sur le fondement des articles 121-2 et 121-3 du nouveau Code pénal ; en
cassation , la société s'était défendue en arguant qu'elle avait été condamnée dans un cas non
prévu par la loi ; la Cour de cassation a considéré que l'argument était inopérant, la
condamnation de la société ayant été prononcée sur le fondement de l'homicide involontaire,
infraction dont le législateur a pris soin de spécifier qu'elle était imputable aux personnes
morales. On voit ici surgir une première difficulté : si les faits incriminés ne permettent pas de
caractériser une infraction dont le Code pénal dispose qu'elle est imputable à une personne
morale, la responsabilité de cette dernière ne pourra être engagée, par application du principe
de spécialité des infractions qui subordonne l'engagement de la responsabilité pénale de la
personne morale à l'existence d'un texte légal ou réglementaire définissant et réprimant
spécifiquement l'infraction .
Mais les difficultés d'application du principe du cumul proviennent surtout de ce que la
responsabilité de la personne morale ne peut en tout état de cause - qu'il y ait ou non cumul être engagée, selon l'article 121-2 alinéa 1, que si les infractions ont été commises par un
organe ou un représentant de la personne morale et pour son compte. Cette condition est
impérative et l'organe ou le représentant doit être clairement identifié, ainsi que vient de la
rappeler la Cour de cassation.
Notons au passage que la notion de représentant semble aujourd'hui faire l'objet d'une
interprétation très extensive, la Cour de Cassation ayant admis, dans un arrêt récent , que la
responsabilité pénale d'une personne morale pouvait être engagée par des salariés dont on
pouvait «déduire» qu'ils avaient agi dans le cadre d'une délégation de pouvoirs de la société,
étant pourvus de la compétence, de l'autorité et des moyens nécessaires, et qu'en cette qualité
de délégataires, ils pouvaient être qualifiés de représentants de la société, susceptibles
d'engager sa responsabilité pénale. Selon cette jurisprudence, il semblerait que la délégation
présumée soit suffisante à entraîner la qualification de représentant de la personne morale.
Quoi qu'il en soit, cette condition d'identification d'un organe ou représentant agissant pour le
compte de la personne morale peut donner lieu à des interprétations diverses:
_ selon une première conception , l'existence d'une faute imputable à la personne physique est
une condition préalable et nécessaire à la mise en œuvre de la responsabilité de la personne
morale ; cette thèse s'appuie sur une interprétation littérale des textes, et notamment de la
précision apportée par l'article 121-2 alinéa 1, selon laquelle l'infraction punissable doit avoir
été commise par les organes ou représentants de la personne morale ; elle s'appuie également
et surtout sur la circulaire d'application du nouveau Code pénal du 14 mai 1993 qui précise «en
principe donc, la responsabilité pénale d'une personne morale, en tant qu'auteur ou
complice, suppose que soit établie la responsabilité pénale, en tant qu'auteur ou complice,
d'une ou de plusieurs personnes physiques représentant la personne morale» ; il y aurait
donc cumul systématique ;
_ Pour d'autres , la personne physique n'est que l'instrument de l'expression de la volonté de la
personne morale ; le terme «pour le compte de» trouve ici un sens particulier, en ce qu'il
pousse à exonérer la responsabilité de la personne physique dont on considère qu'elle n'a pas
agi pour elle-même mais exclusivement pour la personne morale.
L'examen de la jurisprudence montre que les tribunaux hésitent entre ces deux interprétations.
1. 2 2. LA RESPONSABILITÉ DU REPRÉSENTANT COMME CONDITION NÉCESSAIRE ET
PRÉALABLE
Selon cette conception, la responsabilité de la personne morale ne peut être retenue que
lorsque les deux conditions suivantes sont cumulativement réunies:
_ Il faut en premier lieu qu'une infraction puisse être retenue à l'encontre du représentant de
la personne morale;
_ Cette infraction doit avoir été commise pour le compte de la personne morale.
On voit que selon cette théorie, il y a soit exonération totale de responsabilité, la personne
morale aussi bien que le dirigeant étant exonérés en raison de l'absence d'infraction imputable
au dirigeant, soit cumul - sauf à démontrer que l'infraction commise par le dirigeant ne l'a pas
été dans l'intérêt de la personne morale.
Par rapport à la situation antérieure, la condition du dirigeant n'est pas véritablement
améliorée, puisque la mise en jeu de la responsabilité de la personne morale ne l'exonérera pas
de sa propre responsabilité : il sera, soit seul responsable, soit cumulativement responsable
avec la personne morale.
C'est semble-t-il la position défendue par la Cour de cassation, qui affirme : «alors d'une part,
que la responsabilité pénale d'une personne morale suppose que soit établie la
responsabilité pénale d'une ou plusieurs personnes physiques représentant ladite personne
morale.»
Pour autant, doit-il s'agir d'une seule infraction, commise à la fois par la personne morale et
par la personne physique, ou peut-on admettre le cumul lorsque deux infractions distinctes ont
été commises ?
Pour le Tribunal correctionnel de Béthune, il faut qu'un élément matériel distinct de ceux qui
ont rendu la ou les personnes physiques pénalement responsables puisse être retenu à
l'encontre de la personne morale pour que sa responsabilité puisse être engagée. À l'appui de
cette solution, on peut invoquer la lettre de l'article 121-2, qui prévoit que «la responsabilité
pénale des personnes morales n'exclut pas celle des personnes physiques auteurs ou
complices des mêmes faits», alors que le législateur aurait pu écrire «auteurs ou complices
de la même infraction».
Dès lors, le cumul ne peut se concevoir, selon le tribunal, que si une infraction différente de
celle retenue à l'encontre de la personne physique peut être imputée à la personne morale.
Si l'on suit cette thèse, on pourra également concevoir- ce qui n'était pas le cas d'espèce - que
seule la responsabilité de la personne morale soit retenue lorsque les éléments constitutifs de
l'infraction ne sont pas caractérisés à l'encontre de ses dirigeants. Le cumul ne pourra être
retenu que si les mêmes faits permettent de caractériser l'élément intentionnel de l'infraction
à la fois à l'encontre de la personne morale et de ses dirigeants.
On voit que l'on s'approche ici de la deuxième théorie, selon laquelle la personne morale est
une entité - personne - autonome, dont la volonté et les motivations propres peuvent faire
l'objet d'une appréciation aux fins de caractériser l'élément intentionnel indispensable à la
mise en jeu d'une responsabilité pénale.
1. 3 3. LA THÈSE DE L'AUTONOMIE DE LA RESPONSABILITÉ DE LA PERSONNE MORALE
À l'appui de cette thèse, l'on peut citer un jugement du Tribunal correctionnel de Lyon du 9
octobre 1997, qui a refusé de retenir la responsabilité d'une S.A.R.L. du seul fait de la faute de
son gérant. Pour le tribunal «la mise en œuvre de la responsabilité pénale de la personne
morale nécessite qu'il soit établi à son encontre l'ensemble des éléments constitutifs de
l'infraction poursuivie, l'élément intentionnel d'une part, l'élément matériel d'autre part
par une abstention délibérée ou par la réalisation d'actes, certes imputables à ses organes
ou représentants, mais distincts de ceux qui pourraient être reprochés aux personnes
physiques ayant par ailleurs participé à la commission de l'infraction; [...] toute autre
solution conduirait en pratique à ériger une responsabilité pénale de plein droit des
personnes morales du fait de leurs dirigeants agissant pour leur compte.»
On voit ici apparaître l'argument fondamental des partisans de l'autonomie de la personne
morale, en même temps que le reproche fait aux partisans de la responsabilité du dirigeant
comme condition préalable et nécessaire de la mise en jeu de la responsabilité de la personne
morale : cette dernière interprétation des textes «conduirait à condamner systématiquement
les personnes physiques représentant les personnes morales pour la simple raison qu'elles
sont l'agent de ces dernières».
À ce reproche on peut en ajouter un autre: ne serait-il pas choquant qu'en l'absence de
personne physique à qui rattacher l'infraction, la responsabilité de la personne morale ne
puisse être engagée ? Une telle solution serait manifestement contraire à l'intention du
législateur lorsqu'il a introduit en droit français le principe d'une responsabilité des personnes
morales.
Pour résoudre ces difficultés, certains auteurs ont proposé de distinguer selon que l'infraction
est intentionnelle, auquel cas la théorie de la responsabilité préalable du représentant serait
appliquée, ou qu'elle est non intentionnelle, auquel cas la théorie de l'autonomie de la
responsabilité de la personne morale serait appliquée. Cette idée est d'ailleurs suggérée par la
circulaire du 14 mai 1993, qui précise que la responsabilité de la personne morale pourra être
engagée en l'absence d'une infraction imputable à un dirigeant «dans certaines hypothèses, et
tout particulièrement s'il s'agit d'infractions non intentionnelles» [car] «ces infractions
auront pu être commises par les organes collectifs de la personne morale sans qu'il soit
possible de découvrir le rôle de chacun de leurs membres et d'imputer la responsabilité
personnelle de l'infraction à un individu déterminé.»
Mais peut-être les deux thèses peuvent-elles être conciliées ?
C'est ce que semblait laisser entendre un arrêt récent de la Cour de cassation, qui semblait
apporter une solution originale à ce problème; dans cette espèce (il s'agissait de sécurité sur un
chantier) la Cour avait caractérisé la faute d'un représentant de la personne morale, mais sans
identifier ce dernier.
Si une telle solution devait prospérer, elle permettrait, nous semble-t-il, de concilier la
nécessité, posée par les textes et la circulaire du 14 mai 1993, de caractériser en la personne
des représentants l'élément matériel et intentionnel de l'infraction, sans pour autant
nécessairement aboutir au cumul.
Un progrès aurait alors été accompli en matière d'amélioration de la condition des dirigeants
au regard du risque de mise en jeu de leur responsabilité pénale. Ce progrès ne sera toutefois
possible qu'à la condition que la Cour de cassation ne revienne pas sur sa jurisprudence
antérieure, en exigeant que l'organe ou le représentant de la personne morale soit nommément
identifié; ce que pourrait laisser entendre un arrêt du 18 janvier 2000, au demeurant très
ambigu.
Valérie TANDEAU DE MARSAC
Avocat au Barreau des Hauts-de-Seine S.G. Archibald, Andersen Legal

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