HIST. D`UN CRåNE BAT GC

Transcription

HIST. D`UN CRåNE BAT GC
I
Porporina venait de Catane, ville tonitruante qui
s’étend aux pieds de l’Etna et dont l’architecture
urbaine est coupée en deux par la via Etnea, longue
et droite. De nombreuses églises et de belles
demeures nobiliaires la dominent, construites au
XVIIIe siècle, dans une période de baroque tardif.
Dans certains quartiers excentrés, comme celui de
San Cristoforo, vit une population dense et fantasque, et, dit-on, portée à l’escroquerie, à cause de
son extrême pauvreté.
Au cours de l’automne, une fois que sont tombées
les feuilles des chênes, des chênes verts, des marronniers ou encore des pêchers, des oliviers, des
amandiers – quand, de plus, souffle l’aquilon ou le
mistral –, les campagnes fertiles s’entrevoient dans
une lueur grise et voilée. Les tas de feuilles, se dispersant un peu partout, parsèment les toits et les
7
L’ HISTOIRE INCROYABLE D ’ UN CRÂNE
rues des innombrables villages, bourgs et hameaux,
jaunissant ainsi Nicolosi, Maletto, Linguaglossa,
Tremestieri, Sant’Agata Li Battiati, ou, plus bas
encore, Mascaluccia, Aci Castello, ou davantage
dans les hauteurs, vers le sommet des montagnes,
les rues de Milo ou de Zafferana.
Tout s’enfeuille, jusqu’aux petits enfants qui
jouent avec insouciance, tant et si bien qu’on dirait
de drôles de marionnettes, couleur de vin.
Mais certaines fois, le vent, gémissant dans les
ravins où il prend naissance, ou encore s’engouffrant et s’enfermant par tourbillons, à travers la vallée du Bœuf, se libérant et meuglant, arrive à Catane
comme un large fleuve suspendu. Jusqu’au moment
où, le soir venu, lassé de souffler, il retombe sur les
prairies et les petits prés herbeux, et se laisse choir
pour s’y endormir : il finit par s’assoupir, dans un
profond sommeil, sur le sable de la Plaia, où déferle
désormais lentement la mer.
Sa fureur éteinte, le vent s’abandonne à la torpeur,
même dans les bourgs isolés, dans les grottes et jusqu’au fond des châtaigneraies.
Comme, entre-temps, s’est formé le fleuve d’automobiles, sur l’autoroute Messine-Catane, des faucons solitaires, du haut des collines voisines,
enveloppées d’euphorbes et de figuiers de Barbarie,
ou des dentelles rocheuses, regardent avec stupeur
8
L’ HISTOIRE INCROYABLE D ’ UN CRÂNE
ces files de voitures, pour mieux les voir. En volant,
ils se posent sur les très hautes inflorescences des
agaves nées au milieu de la lave. Et il semble que
ces oiseaux se demandent si les enfants et les
hommes sont comprimés et enfermés dans des bouteilles roulantes, ou si, au contraire, il s’agit d’oiseaux prisonniers, ou de marionnettes sans âme.
Quand tombe la nuit, jaillissant de cavités souterraines, ou de grottes, ou encore de trous dans les
arbres, de minuscules démons ou sorcières, semblables à des pets, ou flatulences d’échappement, se
répandent pour causer une peur absolue, incontrôlable, inconsolable, sans limites.
Si Mongibello est en éruption, il rejette des lapilli
ou de la poussière noire sur les jardins d’orangers et
de mandariniers qui rougeoient dans l’aurore, en
même temps que les clochers des villages où s’abattent les lapilli et le poudroiement.
Certains jours, cet air, or purpurin, or noir, arrive
jusqu’à la Conca d’Oro et sur Palerme où il empourpre Maqueda, Monte Pellegrino, l’île des Femmes, et
même la Vucciria.
Mais, en ces moments, les cheveux roux de Porporina émettent tant de lumière que les Catanais, et les
femmes qui passent dans les parages, se demandent : « Est-ce que les cheveux de cette fille sont en
train de brûler ? »
II
La Catanaise Porporina et le jeune Crétois Jehova,
qui fêtait justement ce mois d’avril-là ses trente et
un ans, s’étaient connus, en avril 2005, au Centre
biologique de Harvard, dans le Massachusetts. Où
venait d’être engagée Porporina, après avoir obtenu
une bourse de recherches.
Jehova partageait avec l’Israélien Levis son bureau,
de forme étrangement trapézoïdale, envahi d’orpins
roses qui grimpaient sur les murs. Ce dernier détail,
selon l’architecte qui l’avait conçu, devait mieux stimuler la naissance des pensées. Aux murs étaient
fixées des reproductions d’œuvres de Giotto, Lippi,
Véronèse, Paolo Uccello, Caravage et Chagall, et
même de l’Irlandais Francis Bacon. Formant deux
cercles concentriques et partout effleurées par les
orpins, on prétendait qu’elles inspiraient une créativité harmonieuse à ces expérimentateurs. Leurs
cadres étaient dorés.
10
L’ HISTOIRE INCROYABLE D ’ UN CRÂNE
Pour le reste, la pièce comportait un appareillage
complexe : un microscope à lumière naturelle,
un autre électronique, un troisième, découvert et
construit depuis peu, de type neutronique. Sur les
paillasses, on voyait des matras, des ampoules, des
seringues, des éprouvettes pleines de liquides, des
balances capables de peser des objets infinitésimaux
de l’ordre du nanogramme, etc.
Le directeur du Centre, un Texan, Samuel Newton, aux cheveux blancs, était venu accueillir Porporina, le jour de son arrivée, et il avait, en silence,
apprécié sa beauté, ses cheveux roux défaits sur ses
épaules. Il avait, lui, étrangement, l’œil droit doté
d’un iris marron et le gauche d’un iris vert où parurent, en reflets, flamboyer les cheveux de la nouvelle
venue.
Jehova, ce matin-là, portait un blouson en cuir
clair, un blue-jean et une cravate cerise. Il venait de
son île de Crête qui, vue d’en haut, ressemble à un
grand dauphin, qui paraît ondoyer sur la mer Égée
et y béqueter : il y danse avec la grâce d’une antique
dame de Minos. Et le vent qui prend naissance dans
les vallons, l’entourant de toutes parts et faisant écumer la mer, la rend plus bleue encore, jusque dans
les fonds où les poissons, par transparence, deviennent célestes.
III
Le 4 avril se déployait sur la petite ville de Cambridge et sur tout le Massachusetts jusqu’à la plage
de l’océan qui brillait de son éclat.
Une fois leur travail fini, les deux savants étaient
allés dans le jardin qui était entretenu et planté par
des jardiniers des Pouilles. Lesquels avaient rapporté d’Italie de nombreux arbres.
Le jardin s’étendait sur un hectare et demi environ,
de forme circulaire, et de belle configuration, quoiqu’il y eût un mélange de diverses espèces d’arbres,
comme des poiriers, des pruniers, des vignes de
raisin noir, des oliviers encore petits, un araucaria
d’Argentine et même des mandariniers dont les fruits
ne parviennent pas toujours à maturité.
Vers le côté sud-est, il y avait des abricotiers et des
genévriers aux feuilles argentées.
Porporina y venait pour la première fois. Jehova
12
L’ HISTOIRE INCROYABLE D ’ UN CRÂNE
lui servait de guide, dans une allée ornée, de part et
d’autre, de gentiane et de gentianelle. Porporina se
baissa gracieusement pour cueillir deux fleurs : l’une
qu’elle glissa entre ses cheveux et l’autre qu’elle
offrit à son nouvel ami. Jehova sourit et, pour la
remercier, lui baisa les doigts de la main droite. La
jeune femme lui fit une caresse furtive sur le visage,
cependant que l’air autour d’elle commença à se
parfumer. Sous certains reflets du jour, tandis qu’ils
reprenaient leur promenade, le rouge de la cravate
du jeune Crétois colora le fin gravier. Des tulipes
poussaient au bord de la pelouse.
Jehova s’arrêta, écarta avec délicatesse les pétales
d’une tulipe bleue et indiqua à son amie, avec un
sourire d’enfant, une minuscule montre aux aiguilles
d’argent qui, à l’intérieur, dans la corolle, battait avec
un léger tic-tac.
Porporina, stupéfaite, dit :
« On jurerait que cette mini-montre est née du
pollen de la tulipe.
– Notre directeur, répondit Jehova, en laissant la
fleur se refermer sur elle-même, Samuel Newton,
est obsédé par le temps et par son cours impassible.
Dans ce jardin, il a placé, dans les endroits les plus
imprévisibles, des montres pour tenter de transmettre à ses collaborateurs, un sentiment, éternel,
quoique étourdissant, du temps.
13
L’ HISTOIRE INCROYABLE D ’ UN CRÂNE
– Hé oui, fit Porporina, nous aussi, au Centre cosmologique de Catane, nous percevons, à travers nos
recherches interstellaires, un mystérieux mouvement du temps, né d’interactions électromagnétiques. Oh, cette coïncidence fortuite me fait rire.
Ha ha ha ! Ne me dis pas, ajouta-t-elle, que ces
tulipes contiennent les graines d’où est née cette
petite montre. »
Porporina rit encore et son rire eut de claires résonances, traçant dans l’air un sillon blanc.
« Samuel, répliqua le jeune homme, a dispersé différentes petites montres dans le jardin, une dans les
branches d’un olivier, et une autre attachée sur un
lézard qui s’esquive entre les tas de pierres. »
Les deux amis, bras dessus, bras dessous, se
mirent à parcourir les divers sentiers qui, comme
un plan géométrique, quadrillaient ce jardin.
Ils atteignirent le grand bassin au rebord rouge.
De légers cirrus erraient, à basse altitude, dans le
ciel.
Jehova invita Porporina à s’asseoir sur le bord du
bassin et lui dit qu’avec Newton il avait une fois
évoqué l’une de ses hypothèses sur le temps qu’il
comparait à une marguerite. Chaque pétale, pour
Jehova, marquait un temps particulier : celui des
arbres, des poissons, de la cellule même, des animaux
ou des végétaux, des oiseaux. Il y avait même un
14
L’ HISTOIRE INCROYABLE D ’ UN CRÂNE
temps des atomes dont les électrons tournent autour
du noyau : le « temps » du supermonde selon les théories de Zumino et Wess.
« Je te comprends parfaitement, répondit la jeune
Sicilienne. Je suis d’accord avec toi. »
Assis, ils commencèrent à regarder le bassin et les
poissons, aux branchies et à la tête vertes, qui y
nageaient en se poursuivant. Porporina, par une
impulsion joyeuse de cent graines de grenade1, pendant qu’un chardonneret s’était tranquillement posé
sur une de ses épaules, voulut chanter une petite
ballade que son neveu Gianluigi avait écrite pour
ses petits frères Niccolò et Leopoldo et sa petite
sœur Raffaella. Au loin, midi brillait sur les collines.
« Chante, j’écouterai avec plaisir, dit Jehova. Chante,
chante pour moi, j’entends déjà dans mon cœur la
musique et les paroles. »
De sa voix assurée de Sicilienne, Porporina suivit
un secret rythme d’amour et commença à allier
paroles anglaises et chant :
PETITE BALLADE
I sing a ballad for trees,
For silver clocks, for you,
1. Une légende populaire veut que l’on vainque sa timidité
en buvant du vin mêlé de cent graines de grenade. (N.d.T.)
15
L’ HISTOIRE INCROYABLE D ’ UN CRÂNE
For the blue sky that
That goes down into your soul,
For God that lives in me
And For your heart
(Je chante une ballade pour les arbres,
Pour les montres d’argent, pour vous,
Pour le ciel bleu qui
Qui descend dans votre âme,
Pour Dieu qui vit en moi
Et pour votre cœur)
Comme s’il avait suivi cette ballade qui gagnait en
densité sur les lèvres et dans le cœur de Porporina,
le chardonneret, qui volait entre les branches d’un
olivier voisin, répondait, par un contrepoint de
gazouillis. Jehova était frappé par la douceur du
chant et des pensées de son amie. L’air même autour
de lui semblait trembler et sur l’allée un caillou et
une petite pierre en ricochant se trouvèrent tout près
d’eux. Dans la forêt modeste, les oiseaux se turent et
seul chantait le chardonneret en contre-chant.
À mesure que se fut dissipée cette étrange sensation de choses égarées, tous deux, encore assis au
bord du bassin, furent attirés par la mousse qui, au
fond, sous les reflets de midi, donnait à l’eau et aux
poissons menus une couleur d’émeraude.
16
L’ HISTOIRE INCROYABLE D ’ UN CRÂNE
Jehova tendit une main pour se mouiller les doigts
et fit jaillir tout autour de lui des gouttes qui éclaboussèrent le visage de son amie. Amusée, elle en fit
autant, lui renvoyant d’autres gouttes au visage. Ils
rirent tous deux. Les gouttes en tombant sur le
rebord du bassin accentuèrent le rouge des pierres.
« Oh oh ! fit le jeune homme. Ce sont des pierres
rouges comme tes cheveux. »
Et il les effleura de ses doigts humides.
« Ils sont fins comme de la soie », ajouta-t-il après
les avoir touchés.
Porporina rit et son rire rendit ses yeux plus
splendides encore.
Toujours assis, ils prirent leur lunch, constitué de
sandwichs au fromage, aux tomates et au basilic.
Ils mangèrent avec appétit et s’aperçurent que leurs
images, une fois que le soleil eut tourné de quelques
degrés, se reflétaient dans le bassin. Où elles tremblaient sur le même plan que l’eau. Voilà pourquoi
Porporina y jeta quelques cailloux, de façon que leurs
images, en se modifiant, en s’élargissant, prennent
une forme fuselée, aux yeux très longs.
Ils s’amusèrent pendant près d’une demi-heure,
jusqu’à ce qu’ils parviennent à trouver l’endroit
exact de fusion coplanaire de leurs deux figures,
celle de la jeune fille, plus ouverte, comme une rose,
celle de Jehova plus stable. Dont l’image, sur les
17
L’ HISTOIRE INCROYABLE D ’ UN CRÂNE
bords, avec le mouvement de l’eau, zigzaguait. Alors
ils se rapprochèrent l’un de l’autre, se prirent par la
main et s’embrassèrent, en suscitant des frémissements sur leurs corps. Il eut une sensation veloutée,
inexprimable, en touchant de sa langue celle de son
amie qui sentit comme une fraîche aura qui colorait
son cœur.
Étrangement, le chardonneret, traçant un nouveau vol circulaire autour des deux amoureux, se
posa une fois encore sur une épaule de Porporina et
en becqueta deux ou trois fois un de ses seins rebondis.
Porporina se mit à rire :
« Oh, regarde, dit-elle, tout concorde avec nous.
Mais faisons disparaître nos images et reprenons
notre promenade. »
Ils reprirent joyeusement leur chemin vers le
contour du jardin. Pendant que, sur une des collines
voisines, on entendait la corne d’un berger, Porporina dit :
« Oh, Jehova, cueillons dans nos paumes nos
ombres et emportons-les pour les conserver dans
deux flacons de verre. »
Et ils crurent qu’ils les cueillaient.