Rêves de pieRRe et de bois imagineR la constRuction au moyen Âge

Transcription

Rêves de pieRRe et de bois imagineR la constRuction au moyen Âge
Rêves de pierre et de bois
Imaginer la construction au Moyen Âge
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CultureS et civilisations médiévales
Collection co-dirigée par Claude Thomasset, Michel Rouche,
Jacques Verger et Fabienne Joubert
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Mélanges offerts au Professeur Olivier Guillot
Giles Constable & Michel Rouche (dir.)
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Forme poétique et discours engagé à la fin du Moyen Âge
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Le Bréviaire d’Alaric. Aux origines du code civil
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Fulbert de Chartres, précurseur de l’Europe Médiévale ?
Michel Rouche (dir.)
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Clotilde Dauphant et Vanessa Obry (dir.)
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Actes de la journée d’étude du groupe Questes,
Paris-Sorbonne, 2 juin 2007
Publiés avec le concours
de la FRE 8176
(dir. Jacqueline Cerquiglini-Toulet),
de l’EA 2556
(dir. Elisabeth Crouzet-Pavan)
et de la revue Romania.
Les PUPS sont un service général de l’Université Paris-Sorbonne
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Introduction
Élisabeth Crouzet-Pavan
Université Paris-Sorbonne
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imaginer la construction au moyen âge  •  pups  •  2009
Je retiendrai pour ouvrir cette brève introduction une image très connue
et bien souvent commentée : la fresque du Bon Gouvernement telle que
Lorenzetti la propose sur les murs du palais public de Sienne. Il y a là une
ville représentée dans son ordre et sa prospérité : les jeunes filles chantent
et dansent sur une placette, le maître enseigne, les artisans travaillent dans
leurs ateliers-boutiques largement ouverts vers la rue, tous s’affairent. Avec la
campagne proche, riche et paisible, par l’ouverture des portes, le va-et-vient
des hommes et des marchandises s’organise. Les deux espaces, naturellement
et intensément, communiquent. Un groupe de nobles à cheval s’éloigne pour
chasser au faucon. Des paysans sont en route pour la ville : l’un pousse un
porc, un autre fait avancer ses ânes qui portent des sacs de farine ; d’autres,
déjà arrivés, hommes, femmes, une charge sur la tête, une volaille dans les
bras, sont là pour vendre leurs produits ; d’autres encore ont repris le chemin
du retour ; un berger, vers la porte, fait aller ses moutons. Tant d’allées et
venues disent la complémentarité de ces deux milieux, unis par les réalités
du bon gouvernement. Concorde encore, harmonie toujours, le thème est
inlassablement figuré. La richesse est là qu’expliquent la justice et la paix,
mais le travail aussi. Le Bien commun, sous la protection des trois vertus
théologales, répand ses bienfaits. Les vignes sont minutieusement alignées.
Mules, ânes, bœufs, moutons, porcs, volailles, rien ne manque à l’appel des
animaux de labour ou de charge, à la théorie de ce que l’homme élève. Un
paysan laboure, un autre sème, quelques-uns battent le grain. Un pasteur
garde son bétail. Un autre troupeau, plus loin, paît. Une file d’animaux de
bât, lourdement chargés, s’en va au moulin. La ville, quant à elle, est belle
et propre, elle est en paix et prospère, et son architecture, faite de verticalité,
projette vers les hauteurs l’élancement des maisons et des tours. Et puis,
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sur un toit, des ouvriers travaillent : ils construisent. Avec ce chantier, cette
représentation des hommes au travail et de leurs outils, comme avec bien
d’autres détails de la composition, le réel semble faire irruption. Les villes
du début du xive  siècle, dans ces décennies où s’achève la grande séquence
médiévale d’expansion démographique et urbaine, sont partout, mais plus
encore dans l’Italie communale, des villes en mouvement. Bourgeonnements
et lotissements, démolitions, blessures et béances ouvertes au cœur du bâti,
expropriations et chantiers, matériaux de construction et matériaux de
démolition, charrois et bruits, nouvelles murailles, nouvelles églises, nouvelles
rues, nouveaux quartiers, nouveau centre… Les échelles spatiales changent,
les repères bougent, le décor est transformé, le temps a accéléré son rythme
et les contemporains, admiratifs ou désemparés, disent, toutes les sources
s’en font l’écho, qu’ils ne reconnaissent plus leur ville agrandie, transformée,
recomposée.
Il pointe parfois dans ces témoignages la crainte que le chantier ne soit
celui de Babel… Le chant XVI du Paradis s’ouvre ainsi par une évocation
complaisante de la famille du poète et de sa noblesse. Une réflexion générale
sur l’histoire de Florence peut alors être enclenchée. Les noms des anciennes
familles défilent. Ces maisons étaient illustres, elles sont sur le déclin. Florence
fleurissait de leurs exploits. Mais les familles déchoient et les villes ont une fin,
à l’exemple des cités étrusques éteintes. Les vies sont courtes, la mort attend
toutes les choses. Les grands Florentins, souches illustres, nobles armoiries,
appartiennent donc au passé et leur renommée est déjà presque oubliée. Il
échoit au poète, qui sait les jours anciens et l’histoire, de les remémorer et
de faire entendre comment Florence, autrefois, était en repos et son peuple
glorieux et juste car tous ceux qui étaient là en ce temps étaient le cinquième
des vivants d’aujourd’hui. Mais la population a cru et s’est mélangée. La cité
a grossi et elle a perdu sa « pureté », de nouvelles familles ont remplacé les
anciennes. Cet implacable enchaînement des faits a entraîné une inéluctable
dégénérescence : la division règne et les larmes coulent. Pour Dante, il est bien
une cause majeure à la perversion des temps et à la fin de la « vie heureuse ».
Le cours du ciel et de la lune qui couvre et découvre sans cesse les rivages
se confond avec le mouvement de l’histoire et la confusion des personnes,
toujours, fut « principe de mal » dans la cité.
Mais, plus souvent, c’est une tension d’espoir qui porte et explique le
chantier. Il ne faut bien sûr pas traquer dans la fresque siennoise et ses messages
politiques des images réelles. La ville heureuse sous le Bon Gouvernement n’est
pas, malgré sa perfection apparente, achevée. Elle demeure en construction
et en création, elle est en voie d’accomplissement car toujours, pour les
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élisabeth crouzet-pavan   Introduction
élites qui décident ici de la politique urbaine et commandent les grandes
interventions édilitaires, les travaux des enceintes et des palais publics, ceux
des fontaines, des rues ou des édifices sacrés, le mythe de la Cité de Dieu,
s’ouvrant aux élus après la consommation des siècles, laisse filtrer sa promesse,
comme il le fait de manière fréquente et parallèle, dans une iconographie
peuplée de Jérusalem célestes à la rotondité parfaite. Mais, dans ces années, il
ne s’agit plus seulement d’une tension vers la splendeur d’un modèle, d’une
aspiration idéale à ce que la cité devrait être. En 1313, les statuts de Brescia
l’écrivaient explicitement : les cités sont faites à la ressemblance du Paradis.
L’image de la cité céleste à Brescia, comme dans les autres cités de l’Italie
communale, inspire aussi le projet urbain. Dans son ordre, prescrit, dans sa
forme remodelée, dans son esthétique, empiriquement construite, par tant de
chantiers d’édifices laïques et religieux, la cité s’emploie à faire redescendre
sur terre la Jérusalem céleste. D’une telle aspiration, la poésie du temps peut
d’ailleurs témoigner de la même manière. Lapo Gianni, dans son Amor, eo
chero, fait ainsi surgir une Florence enchantée. Mais la ville aux murs argentés,
aux rues pavées de cristal, aux jardins odorants et au fleuve embaumé, n’est
pas une vision onirique. Le notaire poète florentin imagine sa ville telle qu’elle
pourrait être, telle qu’elle devrait s’approcher d’être.
L’œuvre de construction et de transformation urbaine ne fut donc pas
menée par le pouvoir communal aux fins uniques de gérer et de surveiller
l’existence quotidienne de la communauté. Elle ne répondit pas qu’à des seuls
critères fonctionnalistes même si la recherche de l’utilité publique justifiait les
interventions, même si infrastructures et équipements collectifs furent réalisés
pour satisfaire les exigences de communautés urbaines peuplées et actives. Le
pouvoir politique, en bâtissant, entendait assurément se légitimer et orchestrer
sa propre gloire autant que s’adapter à une demande sociale multiforme.
Mais la cité telle qu’elle était créée et façonnée, églises et rues, temples et
palais, couvents et places, n’avait pas cette unique finalité. Le paysage urbain
devait également créer et manifester une harmonie mimétique, celle de la
communauté humaine, celle de la cité terrestre, tendue dans son humble effort
d’imitation de la cité céleste, relevant d’une tension de foi. Nécessairement,
sous peine d’appauvrir et de tronquer, de simplifier et de réduire, les lectures
doivent être associées. Esthétique et eschatologie sont alors indissociables, et,
à partir de là, l’imaginaire ne peut que travailler dans un mouvement qui va
et vient entre ce qui doit être et ce qui est.
La question posée par la thématique de ce volume, Rêves de pierre et de bois.
Imaginer la construction au Moyen Âge, me semble donc remarquablement
pertinente car elle s’attache à remonter aux sources mêmes du projet
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architectural, du processus de création, un projet et un processus dont
l’imaginaire oscille entre le désir créatif, la vanité temporelle peut-être,
et la tension mimétique, celle qui fait espérer que l’homme peut imiter le
grand architecte de l’univers, ou du moins retrouver un peu de sa perfection
créatrice. Dans ce monde du bâti, qui se veut un monde de l’ordre et de
l’harmonie, il est certain qu’il y a à isoler un mécanisme dialectique dont
il est difficile de cerner autant la première que l’ultime détermination. Tout
le Moyen Âge semble en fait travaillé par cette oscillation dont le xve  siècle
marque sans doute les dernières expressions. C’est le moment, en effet, où
commence à opérer ce basculement qui transformerait l’architecte en un
démiurge et où donc se réduirait l’écart entre le jeu créatif et le jeu mimétique.
Filarete par exemple, dans le dialogue qu’il imagine entre le prince et son
architecte, rêvant une ville idéale, rêve aussi un lieu où la statue de l’artiste,
sa statue, se dresserait aux côtés de celles du prince et de son fils, saisi qu’il est
par la griserie de sa gloire, un vertige de toute puissance qui s’explique par sa
familiarité avec le prince ; ce prince qui lui prodigue sa faveur comme le soleil
nourrit l’abeille. Telle est l’allégorie qui figure au revers de la médaille dont le
droit porte son autoportrait et elle rappelle les liens personnels qui unissaient
le duc de Milan à son architecte et les privilèges qui en découlaient.
Certains architectes, après des humanistes, sont dans l’Italie des cours
intégrés à la familia du prince et ils accèdent ainsi à une relation de
proximité, source et gage, pour ceux qui en bénéficiaient, d’attachement et
de loyauté. On ne s’étonnera pas qu’une telle élévation les aide à s’émanciper
de leurs appartenances anciennes et à s’imaginer comme des travailleurs de
l’unique, c’est-à-dire du dépassement de tout ce qui a pu avoir été avant eux.
Surtout, dans le même temps est théorisé le caractère intellectuel de l’activité
artistique, au profit de la promotion sociale de l’architecte comme du peintre.
La voie dès lors serait ouverte à la création solitaire et au retrait du monde.
Dans le même temps, une théorie de l’art prend forme qui voit dans l’œuvre
artistique l’émanation de la virtus, don de Dieu, don de la nature, l’expression
d’une liberté et d’une invention qui échappent à toute mesure même si elles
revendiquent ouvertement leurs liens avec le passé romain. Une nouvelle
conception du processus créateur est de la sorte proposée et, à terme, elle
refaçonne sans doute la relation entre l’œuvre et sa conception.
Il ne s’est agi pour moi, dans ces quelques mots d’ouverture, que de tenter
de replacer dans un mouvement historique large cette séquence de temps dans
laquelle, précisément, les temps de l’imaginaire et de la pratique architecturale
étaient inextricablement liés.
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