Rêves de pieRRe et de bois imagineR la constRuction au moyen Âge
Transcription
Rêves de pieRRe et de bois imagineR la constRuction au moyen Âge
Rêves de pierre et de bois Imaginer la construction au Moyen Âge reve-de-pierre-et-de-bois_C12.indd 3 22/01/2009 15:00:56 CultureS et civilisations médiévales Collection co-dirigée par Claude Thomasset, Michel Rouche, Jacques Verger et Fabienne Joubert Dernières parutions Famille, violence et christianisation au Moyen Âge Mélanges offerts à Michel Rouche Martin Aurell & Thomas Deswarte (dir.) Les Ponts au Moyen Âge Danièle James-Raoul & Claude Thomasset (dir.) Auctoritas Mélanges offerts au Professeur Olivier Guillot Giles Constable & Michel Rouche (dir.) Les Dictez vertueulx d’Eustache Deschamps Forme poétique et discours engagé à la fin du Moyen Âge Miren Lacassagne & Thierry Lassabatère (dir.) L’Artiste et le clerc La commande artistique des grands ecclésiastiques à la fin du Moyen Âge (xive-xvie siècle) Fabienne Joubert (dir.) La Dérision au Moyen Âge De la pratique sociale au rituel politique Élisabeth Crouzet-Pavan & Jacques Verger (dir.) Moult obscures paroles Études sur la prophétie médiévale Richard Trachsler (dir.) De l’écrin au cercueil. Essais sur les contenants au Moyen Âge Danièle James-Raoul & Claude Thomasset (dir.) Eustache Deschamps, témoin et modèle Littérature et société politique (xive-xvie siècles) Thierry Lassabatère & Miren Lacassagne (dir.) Un espace colonial et ses avatars Naissance d’identités nationales. Angleterre, France, Irlande (ve-xve siècles) Florence Bourgne, Leo Carruthers & Arlette Sancery (dir.) Le Bréviaire d’Alaric. Aux origines du code civil Michel Rouche (dir.) Fulbert de Chartres, précurseur de l’Europe Médiévale ? Michel Rouche (dir.) reve-de-pierre-et-de-bois_C12.indd 4 22/01/2009 15:00:56 Clotilde Dauphant et Vanessa Obry (dir.) Rêves de pierre et de bois Imaginer la construction au Moyen Âge reve-de-pierre-et-de-bois_C12.indd 5 22/01/2009 15:00:57 Actes de la journée d’étude du groupe Questes, Paris-Sorbonne, 2 juin 2007 Publiés avec le concours de la FRE 8176 (dir. Jacqueline Cerquiglini-Toulet), de l’EA 2556 (dir. Elisabeth Crouzet-Pavan) et de la revue Romania. Les PUPS sont un service général de l’Université Paris-Sorbonne © Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2009 ISBN : 978-2-84050-628-7 Directrice éditoriale Sophie Linon-Chipon Responsable éditorial Sébastien Porte Maquette et réalisation : Lettres d’Or lettresdor.fr / [email protected] / 01 78 54 41 96 PUPS Maison de la recherche Université Paris-Sorbonne 28, rue Serpente – 75006 Paris [email protected] http://pups.paris-sorbonne.fr Tél. (33) 01 53 10 57 60 Fax. (33) 01 53 10 57 66 reve-de-pierre-et-de-bois_C12.indd 6 22/01/2009 15:00:57 Introduction Élisabeth Crouzet-Pavan Université Paris-Sorbonne reve-de-pierre-et-de-bois_C12.indd 7 7 imaginer la construction au moyen âge • pups • 2009 Je retiendrai pour ouvrir cette brève introduction une image très connue et bien souvent commentée : la fresque du Bon Gouvernement telle que Lorenzetti la propose sur les murs du palais public de Sienne. Il y a là une ville représentée dans son ordre et sa prospérité : les jeunes filles chantent et dansent sur une placette, le maître enseigne, les artisans travaillent dans leurs ateliers-boutiques largement ouverts vers la rue, tous s’affairent. Avec la campagne proche, riche et paisible, par l’ouverture des portes, le va-et-vient des hommes et des marchandises s’organise. Les deux espaces, naturellement et intensément, communiquent. Un groupe de nobles à cheval s’éloigne pour chasser au faucon. Des paysans sont en route pour la ville : l’un pousse un porc, un autre fait avancer ses ânes qui portent des sacs de farine ; d’autres, déjà arrivés, hommes, femmes, une charge sur la tête, une volaille dans les bras, sont là pour vendre leurs produits ; d’autres encore ont repris le chemin du retour ; un berger, vers la porte, fait aller ses moutons. Tant d’allées et venues disent la complémentarité de ces deux milieux, unis par les réalités du bon gouvernement. Concorde encore, harmonie toujours, le thème est inlassablement figuré. La richesse est là qu’expliquent la justice et la paix, mais le travail aussi. Le Bien commun, sous la protection des trois vertus théologales, répand ses bienfaits. Les vignes sont minutieusement alignées. Mules, ânes, bœufs, moutons, porcs, volailles, rien ne manque à l’appel des animaux de labour ou de charge, à la théorie de ce que l’homme élève. Un paysan laboure, un autre sème, quelques-uns battent le grain. Un pasteur garde son bétail. Un autre troupeau, plus loin, paît. Une file d’animaux de bât, lourdement chargés, s’en va au moulin. La ville, quant à elle, est belle et propre, elle est en paix et prospère, et son architecture, faite de verticalité, projette vers les hauteurs l’élancement des maisons et des tours. Et puis, 22/01/2009 15:00:57 8 sur un toit, des ouvriers travaillent : ils construisent. Avec ce chantier, cette représentation des hommes au travail et de leurs outils, comme avec bien d’autres détails de la composition, le réel semble faire irruption. Les villes du début du xive siècle, dans ces décennies où s’achève la grande séquence médiévale d’expansion démographique et urbaine, sont partout, mais plus encore dans l’Italie communale, des villes en mouvement. Bourgeonnements et lotissements, démolitions, blessures et béances ouvertes au cœur du bâti, expropriations et chantiers, matériaux de construction et matériaux de démolition, charrois et bruits, nouvelles murailles, nouvelles églises, nouvelles rues, nouveaux quartiers, nouveau centre… Les échelles spatiales changent, les repères bougent, le décor est transformé, le temps a accéléré son rythme et les contemporains, admiratifs ou désemparés, disent, toutes les sources s’en font l’écho, qu’ils ne reconnaissent plus leur ville agrandie, transformée, recomposée. Il pointe parfois dans ces témoignages la crainte que le chantier ne soit celui de Babel… Le chant XVI du Paradis s’ouvre ainsi par une évocation complaisante de la famille du poète et de sa noblesse. Une réflexion générale sur l’histoire de Florence peut alors être enclenchée. Les noms des anciennes familles défilent. Ces maisons étaient illustres, elles sont sur le déclin. Florence fleurissait de leurs exploits. Mais les familles déchoient et les villes ont une fin, à l’exemple des cités étrusques éteintes. Les vies sont courtes, la mort attend toutes les choses. Les grands Florentins, souches illustres, nobles armoiries, appartiennent donc au passé et leur renommée est déjà presque oubliée. Il échoit au poète, qui sait les jours anciens et l’histoire, de les remémorer et de faire entendre comment Florence, autrefois, était en repos et son peuple glorieux et juste car tous ceux qui étaient là en ce temps étaient le cinquième des vivants d’aujourd’hui. Mais la population a cru et s’est mélangée. La cité a grossi et elle a perdu sa « pureté », de nouvelles familles ont remplacé les anciennes. Cet implacable enchaînement des faits a entraîné une inéluctable dégénérescence : la division règne et les larmes coulent. Pour Dante, il est bien une cause majeure à la perversion des temps et à la fin de la « vie heureuse ». Le cours du ciel et de la lune qui couvre et découvre sans cesse les rivages se confond avec le mouvement de l’histoire et la confusion des personnes, toujours, fut « principe de mal » dans la cité. Mais, plus souvent, c’est une tension d’espoir qui porte et explique le chantier. Il ne faut bien sûr pas traquer dans la fresque siennoise et ses messages politiques des images réelles. La ville heureuse sous le Bon Gouvernement n’est pas, malgré sa perfection apparente, achevée. Elle demeure en construction et en création, elle est en voie d’accomplissement car toujours, pour les reve-de-pierre-et-de-bois_C12.indd 8 22/01/2009 15:00:57 reve-de-pierre-et-de-bois_C12.indd 9 9 élisabeth crouzet-pavan Introduction élites qui décident ici de la politique urbaine et commandent les grandes interventions édilitaires, les travaux des enceintes et des palais publics, ceux des fontaines, des rues ou des édifices sacrés, le mythe de la Cité de Dieu, s’ouvrant aux élus après la consommation des siècles, laisse filtrer sa promesse, comme il le fait de manière fréquente et parallèle, dans une iconographie peuplée de Jérusalem célestes à la rotondité parfaite. Mais, dans ces années, il ne s’agit plus seulement d’une tension vers la splendeur d’un modèle, d’une aspiration idéale à ce que la cité devrait être. En 1313, les statuts de Brescia l’écrivaient explicitement : les cités sont faites à la ressemblance du Paradis. L’image de la cité céleste à Brescia, comme dans les autres cités de l’Italie communale, inspire aussi le projet urbain. Dans son ordre, prescrit, dans sa forme remodelée, dans son esthétique, empiriquement construite, par tant de chantiers d’édifices laïques et religieux, la cité s’emploie à faire redescendre sur terre la Jérusalem céleste. D’une telle aspiration, la poésie du temps peut d’ailleurs témoigner de la même manière. Lapo Gianni, dans son Amor, eo chero, fait ainsi surgir une Florence enchantée. Mais la ville aux murs argentés, aux rues pavées de cristal, aux jardins odorants et au fleuve embaumé, n’est pas une vision onirique. Le notaire poète florentin imagine sa ville telle qu’elle pourrait être, telle qu’elle devrait s’approcher d’être. L’œuvre de construction et de transformation urbaine ne fut donc pas menée par le pouvoir communal aux fins uniques de gérer et de surveiller l’existence quotidienne de la communauté. Elle ne répondit pas qu’à des seuls critères fonctionnalistes même si la recherche de l’utilité publique justifiait les interventions, même si infrastructures et équipements collectifs furent réalisés pour satisfaire les exigences de communautés urbaines peuplées et actives. Le pouvoir politique, en bâtissant, entendait assurément se légitimer et orchestrer sa propre gloire autant que s’adapter à une demande sociale multiforme. Mais la cité telle qu’elle était créée et façonnée, églises et rues, temples et palais, couvents et places, n’avait pas cette unique finalité. Le paysage urbain devait également créer et manifester une harmonie mimétique, celle de la communauté humaine, celle de la cité terrestre, tendue dans son humble effort d’imitation de la cité céleste, relevant d’une tension de foi. Nécessairement, sous peine d’appauvrir et de tronquer, de simplifier et de réduire, les lectures doivent être associées. Esthétique et eschatologie sont alors indissociables, et, à partir de là, l’imaginaire ne peut que travailler dans un mouvement qui va et vient entre ce qui doit être et ce qui est. La question posée par la thématique de ce volume, Rêves de pierre et de bois. Imaginer la construction au Moyen Âge, me semble donc remarquablement pertinente car elle s’attache à remonter aux sources mêmes du projet 22/01/2009 15:00:57 10 architectural, du processus de création, un projet et un processus dont l’imaginaire oscille entre le désir créatif, la vanité temporelle peut-être, et la tension mimétique, celle qui fait espérer que l’homme peut imiter le grand architecte de l’univers, ou du moins retrouver un peu de sa perfection créatrice. Dans ce monde du bâti, qui se veut un monde de l’ordre et de l’harmonie, il est certain qu’il y a à isoler un mécanisme dialectique dont il est difficile de cerner autant la première que l’ultime détermination. Tout le Moyen Âge semble en fait travaillé par cette oscillation dont le xve siècle marque sans doute les dernières expressions. C’est le moment, en effet, où commence à opérer ce basculement qui transformerait l’architecte en un démiurge et où donc se réduirait l’écart entre le jeu créatif et le jeu mimétique. Filarete par exemple, dans le dialogue qu’il imagine entre le prince et son architecte, rêvant une ville idéale, rêve aussi un lieu où la statue de l’artiste, sa statue, se dresserait aux côtés de celles du prince et de son fils, saisi qu’il est par la griserie de sa gloire, un vertige de toute puissance qui s’explique par sa familiarité avec le prince ; ce prince qui lui prodigue sa faveur comme le soleil nourrit l’abeille. Telle est l’allégorie qui figure au revers de la médaille dont le droit porte son autoportrait et elle rappelle les liens personnels qui unissaient le duc de Milan à son architecte et les privilèges qui en découlaient. Certains architectes, après des humanistes, sont dans l’Italie des cours intégrés à la familia du prince et ils accèdent ainsi à une relation de proximité, source et gage, pour ceux qui en bénéficiaient, d’attachement et de loyauté. On ne s’étonnera pas qu’une telle élévation les aide à s’émanciper de leurs appartenances anciennes et à s’imaginer comme des travailleurs de l’unique, c’est-à-dire du dépassement de tout ce qui a pu avoir été avant eux. Surtout, dans le même temps est théorisé le caractère intellectuel de l’activité artistique, au profit de la promotion sociale de l’architecte comme du peintre. La voie dès lors serait ouverte à la création solitaire et au retrait du monde. Dans le même temps, une théorie de l’art prend forme qui voit dans l’œuvre artistique l’émanation de la virtus, don de Dieu, don de la nature, l’expression d’une liberté et d’une invention qui échappent à toute mesure même si elles revendiquent ouvertement leurs liens avec le passé romain. Une nouvelle conception du processus créateur est de la sorte proposée et, à terme, elle refaçonne sans doute la relation entre l’œuvre et sa conception. Il ne s’est agi pour moi, dans ces quelques mots d’ouverture, que de tenter de replacer dans un mouvement historique large cette séquence de temps dans laquelle, précisément, les temps de l’imaginaire et de la pratique architecturale étaient inextricablement liés. reve-de-pierre-et-de-bois_C12.indd 10 22/01/2009 15:00:57