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Revue des livres Nathalie Clayer et Xavier Bougarel, Les
musulmans de l’Europe du Sud-Est. Des Empires aux
États balkaniques, IISMM-Karthala, Paris, 2013, 349 p.
Anne Madelain
Revue d’études comparatives Est-Ouest / Volume 45 / Issue 03-04 / December 2014, pp 303 - 308
DOI: 10.4074/S0338059914003118, Published online: 05 January 2015
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Anne Madelain (2014). Revue d’études comparatives Est-Ouest, 45, pp 303-308 doi:10.4074/
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Revue des livres
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Nathalie Clayer et Xavier Bougarel, Les musulmans de l’Europe
du Sud-Est. Des Empires aux États balkaniques, IISMM-Karthala,
Paris, 2013, 349 p.
Grands absents de la réflexion contemporaine sur l’islam européen, en particulier en France, les musulmans de la péninsule Balkanique représentent aujourd’hui quelque huit millions de personnes,
soit 12,5 % de la population de cette région et ont grandement contribué à façonner le visage de la Péninsule. Tour à tour perçues comme
les principales victimes des « nettoyages ethniques » lors des guerres
en Bosnie-Herzégovine et au Kosovo dans les années 1990 puis à
travers le prisme d’une radicalisation plus fantasmée que réelle ou
de l’emprise de réseaux mafieux dans la décennie suivante, ces communautés musulmanes et leur histoire restent largement méconnues
en Europe occidentale.
Cet ouvrage de synthèse vient donc opportunément combler une
lacune. Douze ans après l’étude qu’ils ont codirigée sur l’islam balkanique contemporain qui analysait les rapports entre islam et politique et la reprise des échanges entre islams balkanique et mondial
dans la période postcommuniste1, Nathalie Clayer et Xavier Bougarel ambitionnent ici d’inscrire ces évolutions récentes dans une
perspective historique plus longue. En suivant les transformations
territoriales et étatiques de l’espace balkanique, de la décomposition
progressive de l’Empire ottoman jusqu’au monde postcommuniste,
ils dégagent cinq grandes périodes qui nourrissent les cinq chapitres
du livre : des autonomies provinciales ottomanes à la crise d’Orient
(1800-1876), de la crise d’Orient à la fin des Empires (1876-1923),
de la fin des Empires à l’avènement du communisme (1920-1944),
de l’avènement du communisme à sa chute (1944-1989), de la chute
du communisme à l’intégration européenne (1989-2001). Ce choix
a le mérite de souligner à juste titre l’étroite liaison entre les facteurs temporels et spatiaux et d’éclairer les évolutions transnationales, les dynamiques impériales et les facteurs extérieurs, souvent
négligés dans les récits nationaux remis au goût du jour dans les
historiographies dominantes des États balkaniques après 1989.
1. Xavier Bougarel et Nathalie Clayer (eds), Le nouvel islam balkanique. Les musulmans acteurs du postcommunisme 1990-2000, Maisonneuve & Larose, Paris, 2001,
509 p.
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Après avoir tracé les grandes lignes du contexte – un Empire ottoman affaibli, confronté à des révoltes locales et aux rivalités entre
les grandes puissances mais qui entreprend aussi des réformes substantielles –, le premier chapitre se penche sur la constitution des
savoirs religieux, les rapports entre pouvoir politique et religieux
puis sur la construction des discours occidentaux sur les musulmans
des Balkans. Ces discours, marqués par une vision de l’islamisation comme processus superficiel et partiel, ont tendance à insister
sur les courants « libéraux » comme le bektachisme – et plus largement les Alévis – ou encore sur le caractère violent des conversions.
À ces inscriptions extérieures répondent les premières définitions
identitaires locales cherchant à intégrer l’élément musulman à la
Nation. Au-delà de la relation conflictuelle entre islam et chrétienté,
la question en filigrane, au moment où l’Empire ottoman s’efface et
se constituent les États balkaniques modernes, est celle de la place
de l’islam en Europe et de sa nature endogène ou exogène, une question récurrente jusqu’à aujourd’hui.
Sur d’autres phénomènes comme la création des États, les auteurs
mettent en évidence la durée des processus souvent effacée par les
historiographies nationales : la formation de la Grèce, de la Serbie
ou encore de la Roumanie est « loin d’être linéaire ». Cette période
longue – tout le XIXe siècle et même jusqu’en 1913 pour l’Albanie –, marquée par les conflits et la persécution des musulmans dans
de nombreuses régions « libérées » mais aussi par le regroupement
de ces populations dans les régions encore sous contrôle ottoman –
au Sandjak, au Kosovo, en Albanie ou encore en Macédoine –,
est essentielle pour comprendre l’islam balkanique contemporain.
Grâce à une perspective résolument comparatiste qui juxtapose les
exemples et les événements se déroulant dans tous les recoins de l’exEmpire, apparaissent des points de convergences entre des phénomènes locaux ainsi que des dynamiques de longue durée méconnues
comme l’ampleur des réformes administratives de l’Empire ottoman
entre 1830 et 1876 qui ont procuré de fait une plus grande égalité à
ses sujets et entre les confessions.
Le second chapitre (1876-1923) couvre la période des conflits
ouverts les plus sanglants (guerres balkaniques puis Première Guerre
mondiale) et des recompositions territoriales les plus grandes marquées surtout par l’affirmation et l’agrandissement des États balka-
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niques. En mettant en perspective différentes lectures historiographiques de phénomènes encore litigieux, comme les déplacements,
migrations forcées et « nettoyages ethniques » qui affectent particulièrement la population musulmane au moment de la « désottomanisation », les auteurs proposent aussi des lectures plus nuancées
de la répression au regard des situations locales toutes différentes.
Si le nombre de musulmans diminue drastiquement, les États balkaniques, autant que l’Autriche-Hongrie en Bosnie-Herzégovine,
s’efforcent de leur côté de doter l’islam d’institutions nationales et
d’affaiblir ses liens avec Istanbul.
Entre 1920 à 1944, la période qui va « de la fin des Empires à l’avènement du communisme » est marquée par les rapports complexes
à la nouvelle Turquie kémaliste et l’affirmation nationale des encore
jeunes États balkaniques, sortis exsangues de la période 1912-1920
et qui poussent à l’intégration des musulmans dans les sociétés, souvent de façon autoritaire, voire violente. Mais la question de l’intégration est aussi reprise à leur compte par les élites musulmanes,
soucieuses de moderniser l’islam ou de promouvoir leur place en
Europe. Là encore, les auteurs appellent à prêter plus d’attention
aux dynamiques locales, notamment pour ne pas en rester au seul
clivage entre conservateurs et réformistes, comme en témoigne la
présence de forts courants néotraditionalistes dans certaines régions.
Les institutions musulmanes locales se développent, se penchent
sur la question clé de l’éducation des jeunes, du statut des femmes,
alors que les circulations internationales s’accroissent. Les pratiques
religieuses concrètes restent pourtant difficiles à appréhender étant
donné la faiblesse des sources sur la vie quotidienne du peuple.
Après la Seconde Guerre mondiale, si la modernisation s’affirme
comme la préoccupation principale des États, en particulier des nouveaux régimes communistes, la gestion des minorités musulmanes
est d’abord marquée par des ruptures – mise en place de statuts des
nationalités à la soviétique, lutte antireligieuse (radicale en Albanie) – mais elle n’exclut pas pour autant la continuité des processus de nationalisation à l’œuvre depuis le XIXe siècle. Ainsi, malgré
les fluctuations des politiques envers les minorités religieuses, cette
continuité s’affirme par exemple dans la reprise de la politique assimilationniste en Bulgarie. Là encore, les musulmans sont aussi les
acteurs de l’évolution des sociétés et la cristallisation de leur identité
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politique se poursuit. Si les discours scientifiques sur les musulmans
sont fortement tributaires de considérations idéologiques, l’évolution concrète des institutions islamiques locales et des écrits des
intellectuels musulmans en diaspora ou dissidents, mais aussi les
variations de la religiosité et des modes de croyance dans un contexte
minoritaire et répressif apportent des éclairages intéressants sur les
dynamiques à l’œuvre comme l’individualisation des pratiques et
la politisation des identités religieuses (plusieurs exemples sont ici
développés sur la situation en Bosnie-Herzégovine).
Le dernier chapitre fait le point sur la première décennie de
l’après-communisme, marquée bien sûr par les conflits sanglants
en Yougoslavie et l’éclatement de la fédération. « Recompositions
complexes et dramatiques » plutôt que « transition du communisme
vers l’économie de marché », la période 1989-2001 se caractérise
partout par la paupérisation des populations, la dissolution des liens
sociaux et la corruption généralisée mais aussi par un désenclavement et une insertion dans la mondialisation. C’est sous cet éclairage autant que sous celui de la violence des conflits que les auteurs
examinent l’émancipation et l’affirmation politique des musulmans,
la référence à une identité nationale multiconfessionnelle albanaise
étant à cet égard plutôt une exception. Parallèlement, la crise des
institutions religieuses traditionnelles et l’émergence de pratiques
religieuses néosalafistes importées se produisent dans un contexte de
visibilité accrue et de diversification des pratiques religieuses, mais
encore, et peut-être surtout, elles s’accompagnent d’une sécularisation de l’islam balkanique qu’on a tendance à minorer.
L’idée que le « passage au politique » des populations musulmanes,
c’est-à-dire leur émergence comme facteur politique autonome,
serait le prolongement logique de la cristallisation des identités
nationales de la période précédente reste pourtant à nuancer au
regard de l’hétérogénéité des contextes par ailleurs soulevée par les
auteurs. Ainsi, la « réislamisation identitaire » concerne surtout des
zones en situation conflictuelle et post-conflictuelle comme la Bosnie-Herzégovine. Par ailleurs, il serait intéressant de confronter ce
phénomène à la politisation des autres identités religieuses, catholique et orthodoxe.
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Si l’exercice de synthèse peut s’avérer périlleux sur une période
et un territoire si vastes où, comme les auteurs le rappellent en
conclusion, le retrait de l’Empire ottoman d’Europe est « un processus qui n’a rien de linéaire ni d’inéluctable », celle-ci a le grand
mérite de dégager des dynamiques de longue durée – nationalisation
des États, sécularisation, politisation des identités – comparables à
celles qu’a traversées l’Europe tout entière. En faisant le choix de
réduire au minimum les notes sans perdre en rigueur scientifique
(grâce aussi à un riche glossaire et une bibliographie en plusieurs
langues), les auteurs livrent un texte abordable par des lecteurs peu
familiers de l’histoire ottomane – même s’il requiert une lecture exigeante –, qui s’inscrit très à propos dans le débat contemporain sur
l’intégration des Balkans occidentaux à l’Union européenne.
À cet égard, sa lecture suggère combien le débat sur « l’européanisation des Balkans » est biaisé. Aussi les controverses sur l’origine
de l’islamisation de la Péninsule et les mythes afférents renvoientelles à la nécessité pour les musulmans de justifier leur présence en
Europe face aux nationalismes balkaniques. Cependant, l’insistance
sur la différence entre un « islam européen, tolérant et pluraliste »
revient également à déplacer la stigmatisation de l’islam au-delà de
la Méditerranée et peut biaiser l’interprétation de ses liens multiples
avec le monde musulman. En somme, l’idée que l’islam balkanique
est européen est manifeste ici, d’abord parce que l’Empire ottoman
fut un empire européen et parce que les musulmans balkaniques participent pleinement de l’histoire du continent.
Anne Madelain,
doctorante (EHESS, CRH)
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