Nicolas Gilsoul Jardiner l`architecture émotionnelle

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Nicolas Gilsoul Jardiner l`architecture émotionnelle
Revue scientifique sur la conception et l'aménagement de l'espace
Nicolas Gilsoul
Jardiner l'architecture émotionnelle
L'empirisme comme méthode projectuelle de Luis Barragán
Gardening the emotional architecture
The legacy of Luis Barragán
Publié le 28/12/2008 sur Projet de Paysage - www.projetsdepaysage.fr
Je pense que si les peintres peuvent modifier une toile complète, les architectes doivent
pouvoir le faire dans leur travail, l'oeuvre en soi étant un processus créatif.
Barragán1
Et si au lieu d'architecturer le jardin nous rêvions de jardiner l'architecture ?
Quel enjeu peut-il y avoir à projeter avec l'empirisme du jardinier?
L'architecture émotionnelle
Un proverbe chinois nous dit que la vie débute le jour où l'on commence un jardin.
Le germe de l'architecture émotionnelle éclot dans l'oeuvre de Luis Barragán en 1940,
lorsque l'architecte, lassé du style des machines à habiter en vogue à l'époque, décide de se
retirer du métier pour créer un jardin dans les faubourgs de Mexico.
Ce jardin, son jardin, devient le lieu de toutes les expériences, sans contraintes de temps, de
commanditaire ou d'argent. Tour à tour topographie narrative, futaie évolutive, lisière
d'observation ou clairière à rêver, le lieu accueille des artistes comme Frida Khalo, Orozco,
Kiesler et Chucho Reyes. Très vite, Barragán y construit un abri pour offrir le gîte aux
ouvrages ramenés de ses voyages en Europe. L'abri devient une bibliothèque, la
bibliothèque un labyrinthe, puis une maison. Tous jardinent au quotidien, taillant les
cloisons un jour et dessouchant un pilier de brique le lendemain pour percer une vue vers
les silhouettes volcaniques ou surprendre le vol stationnaire et matinal des colibris à robe
rouge.
Les réalisations qui ont suivi cherchent toutes à atteindre l'habitant ou le simple visiteur au
plus profond de sa psyché. Maisons, jardins, fragments de paysage ou chapelle franciscaine
tentent de lui offrir un territoire de liberté où il puisse se retrouver en lui-même et, à partir
duquel, recueilli et serein, il appréhende le chaos du monde avec recul.
Luis Barragán déclare en 1980, à l'occasion de la réception du Pritzker Architecture Prize à
New York, « croire en une architecture émotionnelle ». Le terme lui est familier depuis le
début des années 1950. C'est un artiste, Mathias Goeritz, qui le propose alors à Mexico, en
réaction à l'hégémonie d'un fonctionnalisme radical. Il invite artistes et artisans à concevoir
une expérience fraternelle qui devient le musée El Eco, support au Manifeste de
l'architecture émotionnelle (1954). Ce dernier refuse de réduire l'homme à sa seule
dimension matérielle. Il propose une alternative aux « machines à habiter », devenues
l'image de l'homme moderne plus qu'une réponse à une nécessité sociale. Il questionne
l'homme dans toutes ses dimensions, à commencer par celles de l'émotion. Il ne s'agit pas
de créer un « décor théâtral vide de sens2 » , mais de provoquer une élévation spirituelle, de
stimuler la créativité de celui ou celle qui arp ente ses espaces.
Luis Barragán, qui partage les inquiétudes sur la déshumanisation de la société par
l'architecture, s'associe à Goeritz et bâtit El Eco au centre de Mexico. Son expérience de
jardinier y trouve de nombreuses résonances, notamment dans les méthodes empiriques
qu'implique l'architecture émotionnelle.
L'empirisme comme méthode dans le processus projectuel de Barragán
Stimuler les émotions implique la participation consciente ou inconsciente du sujet. Nous
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avons émis trois hypothèses sur les modalités spatiales d'implication sensible du visiteur
dans les architectures émotionnelles de Barragán 3 . L'une d'elle s'intéresse au réglage des
ambiances, conçues par l'architecte comme de véritables mises en scène destinées à
provoquer l'émotion. Chacun réagit avec sa propre sensibilité, son vécu, ses prérequis
socioculturels, les performances de ses capteurs sensoriels et la créativité de son cerveau. Il
s'agit donc de concevoir une théâtralisation qui soit la plus efficace possible, offrant des
prises à de multiples visiteurs à l'image d'une oeuvre d'art. Pour ce faire, Luis Barragán ne
suit pas de recettes à en existe-t-il réellement ? Il expérimente, depuis la conception jusqu'à
la réalisation et souvent au-delà, retouchant ses oeuvres avec le temps pour les modeler au
gré des humeurs.
Il les jardine selon son utopie de jardiner, comme l'aurait nommé Gilles Clément 4 , celle de
« susciter une sensation de bien-être5 ».
On peut parler d'architecte de terrain 6 , même si, pour le lecteur paysagiste français
notamment, cette notion semble évidente. Bercés par les visions de Bernard Lassus, Michel
Corajoud 7 ou encore Gilles Clément 8 sur l'incontournable première impression in situ
comme moteur de projet, ces derniers conçoivent difficilement hors contexte. Il n'en est pas
toujours de même ailleurs. Moins encore dans le monde des architectes. Barragán dédaigne
pourtant le papier pour le chantier, se frottant à la réalité du site perçu et vécu.
Un de ses derniers associés, Raul Ferrera, confie : « Luis ne dessine pas ; en vingt ans,
jamais je ne l'ai vu penché sur la planche à dessin avec le T et l'équerre. Il fournit des
indications avec des petits croquis et donne quelques dimensions ou alors seulement, il
parle 9 . » Barragán lui-même, interrogé sur sa méthode de travail, confie : « Quand je
commence un projet, j'envisage le début sans toucher le crayon, sans aucun dessin,
j'imagine alors les choses les plus folles (...)10. » Le processus créatif est lent. Il s'apparente
selon les propres mots de Barragán à « une recherche patiente ».
Tous ses clients, de 1943 à 1981, s'accordent sur la longueur de ce processus à l'échelle de
leur maison. Amateurs d'art et d'architecture, ils appartiennent tous à un milieu aisé 11 . Ils
laissent à l'architecte une très grande latitude quant à l'interprétation de leur programme et
font preuve d'une patiente indulgence sur la durée du projet. Emilia Gálvez en témoigne en
199612, s'estimant heureuse que sa maison n'ait pris que quatre ans pour sortir de terre alors
que celle de Prieto López s'étale sur cinq années et la chapelle de Tlalpan sur sept.
Qu'en penseraient les chinois qui voient aujourd'hui une ville de gratte-ciels remplacer en
quelques mois une montagne sous la pression capitaliste de notre siècle ?
Ce temps de maturation s'explique par l'aspect empirique du processus créatif de Barragán,
par le réglage obsessionnel de ses mises en scène et ses tests in situ à l'échelle 1 :1.
Les quatre phases d'expérimentation de Luis Barragán
On peut classer ces expérimentations projectuelles en quatre phases : celle de l'arpentage du
site lui-même au moment où le processus de projet commence, celle de la conception, celle
de la réalisation et celle, enfin, à regarder avec un peu de recul, de l'ensemble de sa
production depuis 1940.
L'architecte confronte régulièrement ses expériences au regard critique de ses clients,
collaborateurs, artisans et conseillers artistiques avant de questionner son propre jugement,
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s'entraînant à « voir » avec acuité les limites de tel ou tel mécanisme spatial. Wim van den
Bergh parle d' « oeil incarné 13 », rappelant l'importance pour Barragán d'une synergie des
sens dans cette expérience émotionnelle de l'espace.
La place tenue par les collaborateurs est donc importante. La part des apports réciproques
est complexe, voire impossible à discerner comme le note l'historienne Danièle Pauly. Les
échanges sont constants et enrichissent le processus. Si Barragán veut parfois donner
l'impression d'être un artiste solitaire, sa démarche n'est absolument pas celle d'un créateur
isolé. L'empirisme passe ici par le regard et l'expérience de l'autre.
Arpenter
En 1940, il découvre ainsi le site du Pedregal à travers les peintures du volcanologue et
peintre Gerardo Murillo, dit le Dr Atl. C'est avec lui et le photographe Salas Portugal qu'il
commence l'arpentage minutieux et quotidien du site plusieurs mois durant, échangeant sur
sa topographie, ses points de vue, son génie du lieu comme le nomme Tadao Ando 14 ou
Christian Norberg-Schulz 15 . L'oeil de l'artiste affine celui de l'architecte qui y reconnaît un
« art de voir 16 » indispensable à tout concepteur. Les dernières techniques de l'époque en
photographie et l'oeil assuré de Salas Portugal lui permettent ainsi par exemple de comparer
des centaines de prises du même point de vue mais variant légèrement en luminosité17. Ces
indications vont guider les filtres végétaux ou architecturaux, l'orientation et la
chorégraphie des visiteurs-acteurs dans le projet à venir en fonction de l'impact émotionnel
maximum.
C'est par les heures de marche sur le site, et l'introspection qu'elles favorisent aussi
peut-être, que mûrit pour Barragán les premières idées de projet. Il propose au Pedregal un
nouveau type d'habiter pour reprendre le terme d'Heidegger. La maison est partie du
paysage, elle s'y fond, s'y confond et entraîne l'homme à la regarder avec un respect
nouveau, un émerveillement d'enfant. Pour en révéler les mystères, l'architecte doit d'abord
les avoir vu lui-même, avoir pris le temps de regarder, parfois avec les yeux de l'autre.
Concevoir
L'empirisme s'étend à ce que nous nommons communément dans le métier de concepteur,
la phase de conception. Elle apparaît dès les premiers entretiens avec les futurs habitants.
Barragán avance par tâtonnements successifs, faisant lentement émerger des échanges avec
le client un élément majeur du programme qui deviendra la base de la réflexion. « Je me
fonde beaucoup sur l'intuition et les observations 18 » déclare-t-il. Ces longues discussions
sont accompagnées de petits croquis et d'études préparatoires annotées par le client19. Après
avoir « testé » sur ce dernier le portrait raconté 20 du projet, sorte de scénario spatial
développé par l'architecte pour faire « rêver » et visualiser les lieux au futur habitant,
Barragán entame ce qu'il appelle ses recherches.
A partir de quelques croquis rapides, traduisant l'idée de base, les collaborateurs proposent
quantité de variantes qui sont ensuite remises en cause, critiquées et modifiées. Ferrera
indique que cette étape s'étale parfois sur plusieurs années : « J'ai présenté tant de fois à
Luis mille alternatives, depuis les plans généraux et façades jusqu'aux portes, fenêtres et
meubles [...]. Mais nombre d'années passaient avant que je n'entende ces mots "en avant"
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qui approuvent totalement une alternative et que l'on puisse enfin dessiner pour construire
la maison 21 . » Il confie que Barragán mentionnait déjà alors couleurs et matériaux, « non
comme quelque chose de définitif, mais comme une tentative ».
Barragán prend le temps d'enrichir ses recherches en les soumettant à trois types de
processus nourriciers. Le premier est la critique de ses collaborateurs (avant 1940 : Rafael
Urzua, Juan Palomar Arias et Ignacio Diaz Morales ; après 1940 : (entre autres) Max Cetto,
José Creixell, Andres Casillas, Raul Ferrera, Alberto Chauvet...) et de ses conseillers parmi
lesquels on retrouve notamment « Chucho » Reyes, Edmundo O'Gorman ou l'historien d'art
Justino Fernández. Le second est une plongée quasi méditative et quotidienne dans sa
bibliothèque. Barragán confie y consacrer la moitié de sa journée 22 , feuilletant l'immense
corpus 23 nourrissant ce que nous avons défini comme les réminiscences-sources 24 , sorte
d'immense grenier à souvenirs contenant les échos d'un inconscient collectif partageable.
Au-delà des comparaisons possibles avec des solutions inspirantes similaires ou proches
dans d'autres cultures ou d'autres régions, il nous semble que c'est par la plongée méditative
elle-même que l'architecte pense préciser et affiner son regard critique à ce stade25.
Le troisième passe par la fabrication de petites maquettes d'étude en carton qui lui
permettent de tester la volumétrie, les rythmes des percements en façade 26 et surtout le
chemin de la lumière. On a retrouvé des traces de ces très empiriques « boîtes à lumière »
pour la casa Barragán, la casa Gálvez et la casa Gilardi. Plusieurs variantes sont même
testées pour cette dernière 27 , précisément pour l'éclairage du corridor principal avant que
Barragán ne se décide pour d'étroites fentes verticales au vitrage coloré.
Construire
La troisième phase cruciale du processus expérimental est celle du chantier. L'architecte y
passe beaucoup de temps avec les artisans et effectue de nombreux tests grandeur nature in
situ à l'image des maquettes de carton, modifiant souvent des fragments importants du
projet. Ces modifications viennent parfois très tardivement dans la construction, quelques
fois même après l'installation des habitants, prolongeant encore d'autant la réalisation. Ainsi
par exemple, Mme Gálvez raconte que l'architecte, fréquemment accueilli chez elle après
l'achèvement de la maison, décide à l'occasion d'une de ses visites, en descendant l'escalier
entre étage et salon, de faire élever un mur de retour créant un petit patio d'eau pour fermer
une perspective sur la cour qu'il considère trop directe 28 . Barbara Meyer se souvient qu'il a
fait abattre le long mur portique du ranch San Cristobal à Los Clubes pour le déplacer d'à
peine cinquante centimètres 29 , et Francesco Gilardi explique qu'il a fait descendre dans sa
maison la dalle de béton de dix centimètres « modifiant complètement l'espace du séjour 30
».
Ce souci de précision témoigne d'une recherche minutieuse de justesse et d'un réglage
in situ qui rappelle ceux d'autres architectes ou jardiniers pour lesquels Barragán avait une
certaine admiration. Parmi eux on peut citer Ferdinand Bac ou encore Adolf Loos, dont les
propos, cités par Neutra lors d'une conférence en 1937 à Mexico, sont soulignés par
Barragán 31 : « Si je veux des lambris d'une certaine hauteur, je me mets devant le mur,
j'étends la main à cette hauteur et le menuisier trace une marque avec son crayon. Ensuite je
recule et je regarde de cet endroit-ci, d'un autre, et de toutes mes forces je me représente le
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résultat. C'est la seule façon humaine de décider de la hauteur d'un lambris, ou de la largeur
d'une fenêtre. »
Ces modifications impliquent, de façon très pragmatique, une complète adhésion des
artisans à ces changements fréquents et une patience hors norme. Diaz Morales explique
que cela était devenu possible grâce à l'implication du regard des artisans eux-mêmes dans
le processus : « C'est une des choses les plus brillantes chez Luis, écrit-il, de pouvoir être
celui qui contrôle la composition architectonique spatiale en la dirigeant avec l'inspiration
de ses propres artisans 32 . » Francisco Gilardi parle de relation privilégiée avec certains
d'entre eux : « Tu n'as pas idée de ses relations avec ses ouvriers ; il y en avait un [...] qui
arrivait avec des pantalons violet fluorescent et une chemise verte et Barragán en était
stupéfait ; c'était le seul auquel il demandait son avis pour les couleurs et à personne d'autre
[...]. Il avait un chef de chantier merveilleux qui l'adorait, une personne qu'il connaissait
depuis longtemps et qui avait une patience énorme33. »
Une des dernières étapes du chantier consistait dans la mise en couleurs du projet. Là
encore, Barragán travaille de manière empirique, réglant ses ambiances avec lenteur, testant
des variantes in situ avec l'aide parfois des photographies de Salas Portugal 34 . Barbara
Meyer confirme combien pour elle « sa démarche est celle d'un coloriste 35 » , se rappelant
qu'il a changé à neuf reprises la couleur de la cage d'escalier pour finalement choisir le
blanc. Le paysagiste Paolo Burghi 36 explique qu'afin de déterminer la couleur des façades
de la casa Gilardi, Barragán lui avait avoué avoir d'abord tout peint en blanc, puis varié les
couleurs à ses frais pour déterminer celle qui aurait le plus grand impact émotionnel. Sur le
même chantier, dans lequel Barragán a probablement le plus expérimenté l'influence de la
couleur sur la perception spatiale, Francisco Gilardi rapporte que pour les murs du patio,
Barragán choisit un jour sur place de ne peindre en violet que ceux visibles depuis
l'intérieur de la maison, s'appuyant sur la couleur des fleurs du jacaranda autour duquel le
projet s'articule afin, avait-il dit, « de rendre perceptible l'harmonie chromatique37 » .
Pour se rendre compte de l'aspect empirique de cette phase, il est intéressant d'entendre cet
autre témoignage de Gilardi à propos du pilier construit dans le bassin : « Il l'a d'abord
réalisé en carton avec deux poteaux de bois et il l'a recouvert de papier de couleur ; [...] les
jours passaient, il le regardait ; je me rappelle être parti pendant presque un mois et demi
[...] ; quand je suis revenu, le bassin était encore peint en blanc et il n'avait pris aucune
décision pour les couleurs. Il vivait dans cet univers : apprécier des choses des heures
durant38. » À propos de cet élément architectonique, Barragán explique qu'il n'a aucun rôle
structurel, mais qu'il « devait être là » pour « apporter de la lumière à l'espace et améliorer
ses proportions générales39 ».
Affiner
Il est possible de voir une quatrième phase d'expérimentation en considérant l'ensemble de
son oeuvre depuis 1940. Chaque projet est une tentative d'atteindre cet idéal d'architecture
émotionnelle et une combinaison d'ambiances spatiales dont certaines de leurs composantes
vont être reprises, adaptées et améliorées au fil des réalisations.
Ainsi par exemple les bassins d'eau, d'abord anecdotiques, s'intègrent de plus en plus à la
composition générale et deviennent à Los Clubes le formant fédérateur de l'ambiance. Les
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grandes baies donnant sur le jardin (souvent depuis le salon) vont évoluer aussi d'un projet
à l'autre. Leur cadre va progressivement entrer dans une pénombre contrôlée afin de mieux
faire ressortir une vue du jardin, elle-même creusée par les jeux de profondeur accentués
par l'implantation de massifs (à la casa Prieto López par exemple) et par une étude
chromatique (à la casa Galvez notamment). Sa propre maison est elle-même le terrain
d'expérimentations par excellence d'autant qu'il en est le seul maître. Juan Palomar confie40
qu'elle évolue avec lui, changeant souvent d'aspect et d'atmosphère selon ses propres états
d'âme. Il ne s'agit pas que du seul aménagement ou du choix des couleurs, mais aussi
d'excroissances, de nouvelles pièces, intérieures ou extérieures, vivant au rythme de ses
recherches. C'est le cas notamment du patio des jarres, apparu après quelques années de vie
dans les lieux et qui complique, ou rend plus subtil selon les sensibilités, l'accès au jardin
depuis l'atelier. Il en est de même pour l'élévation progressive des murs de la terrasse qui
vont abstraire progressivement l'environnement (y compris le jardin sur lequel la terrasse
formait un belvédère à l'origine) à l'exception d'un bout de ciel changeant. Juan Palomar me
confiait qu'il travaillait de la même manière dans son jardin, quotidiennement, coupant telle
branche pour dégager une vue, favoriser telle ombre sur un mur ou accompagnant le
mouvement d'un tronc pour ouvrir une porte « naturelle » sur une clairière.
Érosion ou évolutions ?
Que devient un jardin lorsque le jardinier a disparu ? Et l'architecture émotionnelle ?
L'oeuvre de Barragán est très fragile. Ses jardins ont aujourd'hui presque tous disparu, ses
maisons ont été modifiées voire démolies ou englobées dans de vastes condominiums
sécurisés. Sa propre maison-jardin est devenue un musée, un mausolée où l'on peut voir ses
disques côtoyer les photos d'une femme élancée, idole d'une époque piégée dans les reflets
d'une sphère miroir. Dehors la jungle envahit la clairière centrale et l'ombre gagne sur la
lumière. Pourtant l'espace émotionnel agit toujours 41 , appelant l'introspection dans un
silence étonné au coeur de Mexico city.
Combien de temps avons-nous avant que le jardinier ne doive à nouveau inventer pour
anticiper au plus près les métamorphoses de nos émotions ?
Notre société occidentale consumériste est-elle prête à accorder un peu de temps à
l'empirisme du jardinier pour lui permettre de mieux s'écouter rêver ? On ne peut
qu'envisager avec espoir les potentiels d'une nouvelle architecture émotionnelle nourrie par
exemple en ce XXIè siècle par les dernières recherches sur le fonctionnement de nos
cerveaux (notamment ceux très créatifs de notre mémoire des émotions). Ses enjeux
questionnent une alternative à une certaine production architecturale contemporaine qui
collectionne les exploits chiffrés de nouvelles machines à habiter propres, réduisant
l'homme à un simple consommateur d'air et producteur de déchets. Maurice Sauzet parle de
contre-architecture pour réenchanter le monde 42 . Peter Zumthor évoque aussi ses patients
réglages aux thermes de Vals 43 . Marc Barani confie le lent calage in situ d'une caresse
enherbée sous l'aile suspendue d'une villa à Cannes44.
Ces architectes travaillent la fragile matière de notre psyché.
Leurs méthodes sont empiriques comme celles d'un jardinier cultivant nos émotions.
Gilles Clément témoigne : « La façon dont on conçoit, mais aussi dont on reçoit le monde
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influence la manière dont on s'en occupe 45 . » L'architecture émotionnelle du XXIè siècle
saura-t-elle initier l'homme à un nouvel animisme écologique ? Pourrait-elle le transformer
en jardinier (planétaire) afin, qu'à son tour, il accompagne le mouvement infini de ses
utopies dans un nouveau rapport à la nature ?
Évolutions du patio de la casa Lopèz, Barragán (source : dessin mine de plomb, Nicolas
Gilsoul, Mexico-Paris, 2008).
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Notes
1. Barragán, L., « El arte de hacer... » in Ensayos y apuntes para bosquejo critico, Mexico D.F.,
Museo Rufino Tamayo, 1985.
2. Goeritz, Manifeste de l'Architecture émotionnelle, 1954, in Beistegui Dolores (sous la dir.),
Los ecos de Mathias Goeritz, Antiguo Colegio de san Ildefonso , catalogue de
l'exposition, México DF, 1997.
3. Gilsoul, N., « L'architecture émotionnelle au service du projet. Étude des fonctionnements
des mécanismes scénographiques de l'½uvre de Luis Barragán entre 1940 et 1980 », thèse de
doctorat en science de l'architecture et du Paysage, sous la dir. de Gilles Clément, LAREP,
ENSP Versailles et AgroParisTech, 2008. Les trois hypothèses sont l'utilisation de
déclencheurs de mémoire (réminiscences) pour provoquer l'individuation ; le réglage des
mises en scène ambiantales (isolement et cadrage) pour suggérer la contemplation
introspective ; et enfin le traitement des espaces blancs (transitions, prises) pour induire le
désir (la surprise) et engager l'errance.
4. Clément, G., Jones, L. Une écologie humaniste, Paris, Aubanel, 2006.
5. Interview par J. Salvat cité in Pauly, D., Barragán. L'Espace et l'Ombre, le Mur et la
Couleur, Bâle, Birkhaüser, 2008 (rééd.2002).
6. Terme employé par Wim van den Bergh in Van den Bergh, W., Zwarts, K., Luis Barragán.
The Eye Embodied, Pale Pink Publishers, Masastricht, 2006.
7. Proszynska, E., Michel Corajoud, paysagiste , Paris, Hartmann édition/École nationale
supérieure du paysage, coll. « Visage », 2000.
8. Clément, G., La Sagesse du jardinier , Paris, L'½il neuf, 2004. Mais aussi plusieurs notes
pédagogiques (dont celles de 2007 et 2008) destinées à l'enseignement du projet, archives de
l'ENSP.
9. « Trabajo con Luis Barragán » in Luis Barragán, arquitecto , Mexico, Museo Rufino
Tamayo, catalogue d'exposition, 1985.
10. Interview de Luis Barragán par J. Salvat, in Luis Barragá : Riflessi messicani. Colloqui di
modo, n° 45, déc., Milan, 1981.
11. À l'exception des nonnes du couvent de Tlalpan pour lequel Barragán autofinance la
réalisation du projet comme offrande à Saint-François, devenant ainsi maître d'½uvre et
maître d'ouvrage en même temps.
12. Interrogé par D. Pauly le 17 mai 1996 à Chimalistac, Mexico.
13. Van den Bergh W., Zwarts K., The Eye Embodied, op.cit.
14. Nussaume Y., Tadao Ando et la Question du milieu. Réflexions sur l'architecture et le
paysage, Le Moniteur, Paris, 1999.
15. Norberg-Schulz, Ch., L'Art du lieu. Architecture et paysage, permanence et mutations , Le
Moniteur, Paris, 1997.
16. Barragán, L., discours prononcé le 3 juin 1980 à l'occasion de la réception du Pritzker
Architecture Prize, Archives Foundacion de Arquitectura Tapatia Luis Barragán,
Guadalajara.
17. Eggener, K. L., Luis Barragán's gardens of El Pedregal, New York, Princeton Architectural
Press, 2001.
18. Interview de Luis Barragán par J. Salvat, op.cit.
19. Cf. dessins exposés par la Fondation Barragán au Vitra Museum en 2000 et qui montrent
notamment autant de variantes élaborées pour le bassin de la casa Gilardi ; Zanco, F.,
Luis Barragán. The Quiet Revolution, Milan, Skira, 2001.
20. Hablo retrado , littéralement portrait raconté. Phase « littéraire » empruntée au paysagiste
Ferdinand Bac qui développe une sorte de scénario spatial mettant en scène l'auditeur dans
l'univers d'ambiances successives du futur projet. Sans illustration graphique, le conteur fait
appel à l'imagination de son interlocuteur.
21. Cité par Pauly in Pauly, D., Barragán. L'Espace et l'Ombre, le Mur et la Couleur, op.cit.
22. Figueroa Castrejon, A., El Arte de ver con inocencia : plasticas con Luis Barragán, Mexico
D.F., UAM, Azcopotzalco, 1989.
23. Étudié par l'ethnologue Alvaro in Alfaro, A.,Voces de tinta dormida, itinerarios espirituales
de Luis Barragán, Mexico D.F, Artes de Mexico, coleccion Libros de la espiral, 1996.
24. Voir article « Evocations. Architectures émotionnelles de Luis Barragán», in Carnets du
paysage, Arles/Paris, Actes sud/ENSP, à venir au printemps 2009.
25. Ce besoin de temps pour « se préparer » à créer est partagé par de nombreux artistes. Le
cinéaste David Lynch en donne sa vision personnelle dans son dernier ouvrage Mon histoire
vraie ( La Méditation du poisson , Paris, éd. Sonatine, 2008), où il note l'importance de la
méditation transcendantale dans son processus créatif. Une autre forme méditative (associée
à l'expérimentation physique du concept de jardin en mouvement) est celle que prend le
jardinage que s'impose Gilles Clément plus de quatre mois par an à la Vallée.
26. Barbara Meyer se souvient avoir vu plusieurs variantes de sa façade d'entrée en modèle
réduit, de petits morceaux de carton noir faisant office de baie alors que Barragán lui
demandait de choisir « la plus attrayante ». Ces propos sont issus de l'interview de Meyer
réalisé par D. Pauly le 1er octobre 1996 à Mexico.
27. Cf. dessins exposés in Barragán : the Quiet Revolution, op.cit.
28. Interview par Pauly en mars 1996, op.cit.
29. Interview par Pauly en octobre 1996, op.cit.
30. « Entrevista con el Sr.Francisco Gilardi », in De Anda, E. (sous la dir.), Luis Barragán.
Classico del silencio, SomoSur coleccion, Bogota,1989.
31. Dans le tapuscrit de la conférence donnée par Neutra à Mexico glissé dans l'ouvrage
Planificar para sobrevivir de R.Neutra, Mexico, Fondo de Cultura Economica, 1957, et
retrouvé dans sa bibliothèque personnelle.
32. « Entrevista con el arq. Diaz Morales », op.cit.
33. Gilardi, cité par Pauly, op.cit.
34. Eggener, K. L., Luis Barragán's gardens of El Pedregal, op.cit.
35. Interview par Pauly, op cit.
36. Interview par N. Gilsoul le 24 février 2008 à Lanzarote. Paolo Burghi a bien connu Barragán
et rend hommage à son enseignement dans son propre travail.
37. Gilardi, op.cit.
38. Gilardi, op.cit.
39. « Color as a structure. The Newest House by Luis Barragán », interview de Luis Barragán
par M.- P. Toll.
40. Interrogé par N. Gilsoul à Guadalajara, en mars 2007.
41. Voir les résultats des quatre campagnes d'enquêtes menées à Mexico city in Gilsoul, N., «
L'architecture émotionnelle au service du projet. Étude des fonctionnements des mécanismes
scénographiques de l'½uvre de Luis Barragán entre 1940 et 1980 », thèse de doctorat en
science de l'architecture et du paysage, op.cit.
42. Sauzet, M., Younes, Ch., Contre-architecture. L'Espace réenchanté, éditions Massin, Paris,
2008.
43. Peter Zumthor expose son processus de projet jusqu'au 2 novembre 2008 à la LXFactory de
Lisbonne dans le cadre d'Experimentadesign 2009.
44. Interrogé par N. Gilsoul en décembre 2006.
45. Gilles Clément interrogé par N. Gilsoul à Versailles le 24 septembre 2008.
Nicolas Gilsoul
Architecte-paysagiste.
Professeur aux Beaux-Arts de Bruxelles.
Maître de conférence à l'École nationale supérieure du paysage de Versailles.
Courriel : [email protected]
Bibliographie

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