la france vue d`allemagne

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la france vue d`allemagne
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VUE
D'ALLEMAGNE
LA FRANCE
VUE
D'ALLEMAGNE
Ce titre de rubrique, nos lecteurs le verront à partir de ce numéro 3-1993 dans
plusieurs de nos cahiers. Que n'a-t-on pas écrit et murmuré, depuis quelques
mois, sur la crise franco-allemande ? La première de ces crises dont je me souvienne – et elle fut de taille – avait été déclenchée lors de la visite de Robert
Schuman à Konrad Adenauer au printemps de 1950, par les divergences profondes qui divisaient les points de vue des deux gouvernements au sujet d'une
représentation séparée de la Sarre au Conseil de l'Europe, voulue par la France et rejetée par la République fédérale. Schuman avait quitté la capitale provisoire furieux – et l'histoire a vite fait d'oublier l'incident.
Cette fois-ci, après des dizaines de heurts de ce genre pendant près de quarante-cinq ans, beaucoup d'observateurs pensent (ou espèrent même) que ce
sera réellement la fin de la relation privilégiée. Nous n'en croyons rien, mais
il n'est jamais inutile de faire le point. Des tricheries, des malentendus, des
maladresses, des conflits d'intérêt ont aussi marqué la relation franco-allemande au cours de ces dernières années. L'Allemagne – réunifiée – a changé
et la France aussi. Il est donc essentiel, surtout quand on est convaincu de la
nécessité absolue de l'union franco-allemande comme noyau central de
l'Union européenne, de nous interroger sur ce que nous sommes les uns aux
yeux des autres, pour mieux assurer – sur des bases consolidées – notre existence commune. Dans cette intention Documents a interrogé un certain
nombre d'Allemands sur leur vision de la France actuelle et ses rapports des
deux peuples, des deux nations, de deux États.
Nous publions ci-dessous les premières réponses reçues ou recueillies : une
contribution que le responsable de la Zeit pour la politique internationale
Christoph Bertram a écrit pour Documents, et un article de Rudolf Augstein
paru dans le Spiegel du 9 août 1993 et que nous reproduisons avec sa permission. Un autre texte du Spiegel qui encadrait l'opinion d'Augstein a été
également retenu. D'autres réflexions suivent dans les prochains numéros. Il
importe de savoir qui nous sommes, mais nous ne le saurons jamais à fond
que si nous apprenons à nous voir avec les yeux du voisin, de l'associé.
J.R.
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UNE VIE NOUVELLE
POUR UN VIEUX MÉNAGE ?
VUE
D'ALLEMAGNE
CHRISTOPH BERTRAM
E
n Allemagne comme en France presque tous les discours dominicaux
comportent un passage obligatoire qui célèbre l'étroite liaison qui s'est
établie par-dessus le Rhin comme le grand résultat sinon le plus grand,
de l'unification européenne. Et comme souvent les discours dominicaux ont raison, et tout spécialement à ce sujet. Et plus encore : les deux pays,
qui doivent leur réconciliation aux suites épuisantes de deux guerres chaudes
et à l'intensité d'une guerre froide, seront encore plus réduits à compter l'un
sur l'autre que cela n'a été le cas dans un récent passé.
Cependant les affaires du ménage franco-allemand ne se présentent pas
actuellement sous un jour particulièrement brillant. Sur les deux rives du Rhin
un mécontentement diffus se répand, les irritations réciproques s'accroissent,
et, chose aggravante, la fâcherie s'étale au grand jour. S'ajoute à ces difficultés
l'incertitude générale au sujet des futures structures de la stabilité européenne,
qui a imposé aux deux pays un processus de réorientation. Les avocats spécialisés dans les affaires de divorce savent qu'un mariage est en danger quand
les conditions de vie se transforment de manière fondamentale et qu'elles ne
sont plus guère susceptibles d'être recollées lorsque les partis concernés ont
déjà fait connaître leurs dissensions à l'extérieur.
Toutefois, à ne la considérer qu'en elle-même, la crise supposée des relations
franco-allemandes est moins grave qu'il ne paraît à première vue. La mauvaise
humeur en France au sujet de la façon dont s'est effectuée la réunification s'est
entre temps volatisée de la même manière que l'irritation qui a existé en Allemagne à propos des manœuvres plus au moins obscures auxquelles l'Élysée
s'était livré au même moment. Les frictions presque traditionnelles en matière
de politique de sécurité se sont amenuisées au point de n'être plus guère que
des notes en bas de page depuis que l'OTAN a admis l'Eurocorps, que l'Amérique ne considère plus l'existence d'une « identité européenne en matière de
défense » comme une menace contre le rôle qu'elle joue dans l'OTAN, et que
Paris enfin est parvenu à une appréciation plus sobre des intentions et des
capacités américaines. L'irritation française à propos de la politique de la Bundesbank n'est pas seulement partagée par beaucoup de responsables allemands ; mais la ferme résolution française de continuer à orienter le franc aussi
étroitement que possible, même après la libération de facto des marges du
SME sur la valeur du DM, a plutôt contribué à améliorer la convergence. Et
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même la récente dispute franco-allemande au sujet de l'Uruguay Round ne
représente pas un abîme infranchissable sur le plan des principes ; elle s'explique avant tout par l'arithmétique électorale du gouvernement de Paris qui
doit sa majorité aux paysans et qui ne veut pas risquer cette majorité en vue
des échéances électorales prochaines.
Tout cela, dans des circonstances normales, ne représenterait pas beaucoup
plus que des tempêtes dans des verres d'eau. Mais précisément, nous ne
vivons plus dans des conditions normales. Le cadre dans lequel se définissait
jusqu'à présent aussi bien la politique extérieure et européenne de la France
que celle de l'Allemagne s'est déserré et même fragilisé. Les deux pays doivent à présent trouver de nouvelles orientations depuis que, la Guerre froide
terminée, le vieil ennemi soviétique a disparu et que le vieil ami américain est
davantage préoccupé par lui-même et que, enfin, de ce fait, l'OTAN vit une
crise profonde – de même que la Communauté européenne – quant au sens
que doit revêtir à l'avenir l'existence de ces entités.
Cependant, sans une nouvelle pulsion franco-allemande, il ne sera pas possible de doter l'Europe d'un nouveau cadre stable. Les irritations bilatérales
ne reçoivent leur poids spécifique que des nouvelles circonstances ainsi évoquées. Si à présent le partenariat franco-allemand se mettait lui aussi à fluctuer
et à vivre une croissante distanciation tout deviendrait mouvant et incertain.
Le poids des crises
Les crises qui concernent le sens et les objectifs aussi bien de l'OTAN que de
la CE ne sauraient être surestimées. L'OTAN cessant d'être une alliance destinée à écarter un adversaire commun nettement défini, doit se transformer en
une alliance susceptible de repousser des menaces indéterminées et de nature différente. C'est là une tâche qui n'a encore été positivement accomplie par
aucune alliance historique, et un simple élargissement du terrain couvert par
l'OTAN en direction de l'Europe orientale ne pourra pas plus réussir une telle
mission que l'extension des tâches de l'OTAN au management des crises internationales de tout ordre. Il est probable qu'une telle transformation ne pourra
réussir que si l'Europe et l'Amérique acceptent de tenir compte du fait qu'à
l'avenir leur collaboration ne pourra plus être déterminée en premier lieu par
la défense commune contre des périls militaires mais qu'elle devra également
s'appuyer sur d'autres convergences d'intérêts. Si l'OTAN ne doit pas se réduire à une sorte d'atavisme, l'aspect militaire ne doit plus dorénavant monopoliser les relations entre l'Amérique et l'Europe. Bien au contraire la Communauté européenne doit devenir, avec ses tâches propres, le partenaire décisif
de l'Amérique.
Mais la crise de la Communauté européenne elle aussi est loin d'être surmontée. Bien au contraire. Tout d'abord après l'effort qu'elle a dû fournir pour faire
ratifier Maastricht, la Communauté est encore beaucoup trop épuisée pour
aborder avec une énergie nouvelle le but de son propre approfondissement.
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De surcroît elle s'apprête, malgré son épuisement, à admettre de nouveaux
États comme membres pleins et entiers, dont aucun ne partage la disposition
instinctive des Pères fondateurs à progresser sur la voie d'une intégration
supranationale. La Communauté entre ainsi dans le processus de son élargissement, en lui-même déjà fort difficile, avec un double handicap : alors qu'elle est incertaine en ce qui concerne sa nature et ses objectifs, elle s'embarque
dans une aventure qui doit nécessairement conduire, non pas à un raffermissement de sa consistance interne, mais à un nouveau relâchement de celleci – à moins que quelque chose ne vienne arrêter ce glissement fatal.
Le seul fait qui pourrait obtenir un tel résultat serait la mise en œuvre d'un
engrenage encore plus poussé et clairement visible de la France et de l'Allemagne. Dans le passé nos deux pays ont sans cesse été capables de réaliser
à nouveau une telle mise en commun : par des initiatives communes en s'ouvrant largement à la collaboration avec d'autres pays, ils ont su donner un
contenu et un objectif à l'intégration. Aujourd'hui cependant l'on ne paraît pas
être en mesure, ni à Bonn ni à Paris, de se ressaisir pour de pareils exploits.
Retrouver les vraies priorités
C'est pour cette raison qu'on ne saurait prendre trop au sérieux les irritations
trans-rhénanes : le cadre qui naguère fixait des limites aux agacements
mutuels s'est de toute évidence relâché. Pour charpenter un nouveau cadre,
adapté aux besoins de l'époque postérieure à la Guerre froide, il faudrait un
nouveau leadership franco-allemand. Mais comme les deux pays perdent leur
temps dans des fâcheries subalternes, ils n'ont ni la force ni la vision nécessaires pour fournir une telle direction à l'Europe. Si l'on continue sur la voie de
ce laisser-aller, on verra en peu de temps la Communauté européenne dégénérer en une vague Zone de libre échange et l'on verra s'envoler les chances
d'une Union monétaire européenne. Et l'on verra de surcroît des poussées de
renationalisation se produire dans tous les domaines de la politique. Dès à présent l'on voit clairement, et des deux côtés du Rhin, se développer la disposition à justifier des demandes de préférence avec de soi-disant « intérêts nationaux vitaux ».
Que faut-il faire dans ces conditions? Il faut de toute évidence se mettre à
retrouver les vraies priorités. Quels que soient les intérêts de politique intérieure et de politique extérieure de l'Allemagne et de la France, les uns et les autres
seront mal gérés s'il n'y a pas de renouveau d'une étroite et confiante coopération. Si la Communauté venait à se briser, ce serait la fin à la fois de l'influence de la France et de l'intégration de l'Allemagne dans l'Europe. Si Bonn et
Paris se disputent, elles ne pourront pas faire grand-chose pour assurer la stabilité à l'Est et pour maintenir et confirmer la coopération avec l'Amérique du
Nord. Leur bien-être serait menacé, et leur capacité d'affronter de futures crises
sérieusement mise en question. Il n'y a tout simplement pas d'autre moyen susceptible de servir aussi bien leurs intérêts, et il n'y a pas d'autre objectif qui
puisse pareillement nuire à leurs intérêts que la jonction franco-allemande. Il
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est vrai qu'à l'heure actuelle les deux États sont plus dépendants l'un de l'autre
que jamais auparavant. S'ils se mettaient à méconnaître cette réalité, cela leur
serait fatal – à eux-mêmes et à l'Europe.
L'on ne manque pas d'institutions susceptibles de transformer cette priorité en
résultats pratiques. A côté des Rencontres au sommet devenues depuis longtemps de la routine et d'innombrables rencontres bilatérales et multilatérales,
il y a un Conseil économique et monétaire franco-allemand et un Conseil de
défense franco-allemand. On n'a nullement besoin d'institutions nouvelles pour
donner un nouvel élan à la coopération franco-allemande. Il faut seulement utiliser d'une manière plus consciente et volontariste ce qui existe déjà.
On voit à quel point les choses ne se passent pas ainsi par la fréquence avec
laquelle les irritations françaises et allemandes sont portées à la connaissance
du grand public au lieu de les faire disparaître par une confiante action commune. Les dirigeants des deux États paraissent conserver une importance trop
grande à la forme rapidement dépassée des « rencontres au sommet » qui
peuvent, à la rigueur, produire des effets positifs sur le plan de la publicité, mais
de moins en moins sur le plan de la substance politique. Les canaux éprouvés
depuis longtemps de la discrète coopération bilatérale sont au contraire de
moins en moins utilisés. Pour quelle raison ne parvient-on pas à insuffler une
vie nouvelle au Conseil de Défense et au Conseil économique ? Pourquoi n'y
a-t-il pas tous les deux ou trois mois des séances plénières communes des
deux gouvernements, avec une préparation commune, un ordre du jour élaboré en commun et des décisions communes ? Pourquoi n'y a-t-il pas de sessions communes régulières des commissions de l'Assemblée Nationale et du
Bundestag ? L'on ne peut rejeter la supposition que le fait de s'accrocher à
des procédures dépassées et le fait de négliger la recherche de formes nouvelles de coopération ont contribué sérieusement au développement des irritations franco-allemandes. Il suffit d'imaginer que Bonn et Paris, comme ce fut
le cas pour l'Eurocorps, avaient présenté un projet de compromis commun
pour l'Uruguay Round, ou que ces deux capitales avaient proposé aux autres
intéressés une vision commune pour la pacification à long terme de la région
balkanique, face au désastre qui dévaste cette partie du continent ! Certes l'on
ne parviendrait pas de cette manière à faire disparaître toutes les divergences
d'intérêt, toutes les oppositions – mais leur pouvoir destructeur se trouverait
ainsi considérablement diminué, et même de menus succès pourraient renforcer très sérieusement la confiance.
Se rappeler les vraies priorités, se préoccuper de la meilleure utilisation de procédures existantes, il n'en faudrait guère davantage. C'est un signe grave de
l'actuelle faiblesse de la direction aussi bien ou mal à Bonn qu'à Paris, qu'un
effort aussi simple apparaisse en ce moment comme une entreprise presque
démesurée !
■
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QUI PAIE POUR L’EUROPE ?
VUE
D'ALLEMAGNE
RUDOLF AUGSTEIN
Dans le numéro de l'hebdomadaire Der Spiegel du 9 août 1993 deux articles
étaient consacrés aux relations franco-allemandes. L'un, dû à la plume du
directeur Rudolf Augstein lui-même, s'intitulait « Qui paie pour l'Europe ? ».
L'autre, anonyme comme presque tous les papiers du Spiegel, portait comme
titre principal la formule « Peur face au colosse ». Dans notre recherche des
vues allemandes sur la politique française ces deux contributions nous ont
paru importantes et – dans une certaine mesure – représentatives. Le Spiegel
certes n'a jamais été réputé pour sa tendresse envers la Fance – depuis que
le Haut Commissaire André François-Poncet l'avait fait saisir à cause d'un
article qui attaquait violemment le recrutement de jeunes Allemands pour
« notre » guerre d'Indochine –, mais ces articles ont été lus par des millions
d'Allemands s'intéressant à la politique avec un esprit critique. Nous remercions Rudolf Augstein de nous avoir autorisés à les publier en traduction.
L'
ancien ministre socialiste de la Défense et maire de Belfort,
Jean-Pierre Chevènement, exultait : « La nuit dernière, le traité
de Maastricht a été vidé de l’essentiel de son contenu. Ce qu’il
en reste n’est qu’un bla-bla qui ne veut plus rien dire. »
Il ne semble pas en effet que l’insistance de la France à faire tomber de l’arbre
de Maastricht des fruits pas encore mûrs ait donné de bons résultats.
Le jour même du compromis de Bruxelles, le 2 août dernier, le Premier ministre
français Edouard Balladur a de nouveau rendu le niveau des taux d’intérêts
allemands responsable des turbulences sur le marché des changes. Le « coup
de délivrance » dont se vante le ministre des Finances Theo Waigel n’est pas
ressenti comme tel à Paris, bien au contraire.
Ce n’en est d’ailleurs pas un. Chacun, dans la CE comme dans le SME,
magouille et donne le change, chacun défend ses intérêts sous l’étiquette
Europe. Et le Premier ministre du Danemark, M. Rasmussen, a eu parfaitement raison d’attribuer la débâcle de Bruxelles aux échanges de coups entre
la France et l’Allemagne.
La proposition de Balladur de faire temporairement sortir l’Allemagne du SME
n’était sans doute pas à prendre vraiment au sérieux. Ce que le Premier
ministre voulait faire comprendre, c’était ceci : « La réunification a fait prendre
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à la République fédérale des décisions dont les conséquences ne sont pas forcément toujours compatibles avec l'ensemble des intérêts de l'ensemble de
ses partenaires. »
Une telle chose est-elle possible, de toute façon ? Regardez, explique le Français, l’unification allemande, dont aucun de nous ne voulait, contraint la Bundesbank à une politique de taux élevés qui met à mal notre marché de l’emploi.
Il nous faut financer ce que personne d’entre nous n’a voulu.
Ce qui est vrai, c’est que la France glisse de plus en plus profondément dans
une récession avec laquelle l’Allemagne est déjà en train de s'arranger. Mais
comment expliquer la spéculation contre le franc, alors que l’inflation (française)
n’est que la moitié de la nôtre ?
La réponse à cette question ne saurait être, elle aussi, que spéculative. Ce sont
encore à peine les gouvernements, à peine les banques centrales, ce sont les
marchés des changes qui désormais jouent leur air propre.
Si la France n’était pas tant enragée de prestige comme elle l’a été le plus souvent, ou bien elle dévaluerait le franc – inimaginable ! – ou bien elle reconnaîtrait honnêtement que ni la France ni l’Allemagne ne peuvent plus collaborer
au sein du SME sur le mode de fonctionnement actuel. Le SME est quasiment
mort. Mais la France ne peut affronter cette défaite dans un esprit constructif.
Les spéculateurs ont le nez plus fin que les gens des administrations officielles.
Ils ont du nez pour les notables différences de mentalités. La France, pour
prendre une formule excessive, en est restée à Jean-Baptiste Colbert (16191683) et il souffle encore sur Paris un léger vent de mercantilisme.
Les Allemands, eux, au contraire, ont surmonté le traumatisme de plusieurs
inflations à peine imaginables. La stabilité du mark demeure la marque constitutive de la République fédérale. Lorsque les problèmes sont si complexes, il
n’y a pas de recette toute faite, il n’y a pas non plus de principal coupable.
Mais une communauté de protectionnistes développera toujours une mentalité
d’assistés, et c’est la monnaie la plus forte qui souffre le plus d’un tel état de
fait. A plus ou moins long terme, ce sera infailliblement le Deutschmark.
« L’Europe, il faut y mettre le prix », réclame le quotidien Frankfurter Rundschau. Mais le prix, c’est l’Europe. Et puisque nous avons déjà largement payé,
nous devrions nous aussi, tout comme la France face aux États-Unis, nous permettre de défendre nos intérêts.
Car il est dans la logique des choses qu’une union monétaire aboutisse à une
politique financière commune, qui se fera certainement à nos dépens. Même
nous, à long terme, nous n’aurons pas assez d’argent pour financer une Communauté européenne de la subvention.
Le SME était une institution pour beau temps. A présent les Français sont les
premiers à réclamer une nouvelle révision de la politique des taux d’intérêts
élevés. La pression sur la Bundesbank va donc se poursuivre, pour qu’elle
baisse son taux directeur. Si c’est cela que nous voulons...allons-y.
■
(Traduction : Catherine Weinzorn)
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LA PEUR DU COLOSSE
VUE
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EN FRANCE, LA DÉFIANCE S’ACCROIT
À L’ÉGARD DES ALLEMANDS RÉUNIFIÉS,
SURTOUT PAR PEUR D’UNE PERTE D’INFLUENCE
A
lors que le chancelier Helmut Kohl était en « tête-à-tête » avec le
Président de la République française François Mitterrand sur les
bords du lac de Constance, un invité-surprise se fit annoncer. Espérant « ne pas déranger », le Président fédéral autrichien Thomas
Klestil, qui se trouvait par hasard dans la région, avait eu envie de passer.
« Vous pouvez considérer ma visite comme une approche en direction de la
Communauté Européenne », plaisanta l’Autrichien, et Kohl répliqua immédiatement que la rencontre n’avait « rien à voir avec un quelconque pangermanisme ». Par cette réflexion, le chancelier abordait sur un mode badin un chapitre extrêmement délicat des relations franco-allemandes.
Pas plus tard qu’au début de l’année, les voisins de part et d’autre du Rhin
avaient célébré le trentième anniversaire du Traité de l’Élysée. Mitterrand avait
salué cet événement comme une décision de dimension historique, soulignant
qu’au lieu de la politique de puissance nationale jusqu’alors de mise, la France
et l’Allemagne avaient tenté quelque chose de tout à fait nouveau, à savoir
qu’ils « s’engageaient dans une voie inédite que personne n’avait connue,
celle de la coopération ».
Noble envolée lyrique d’un jour de commémoration, qui déjà à ce moment-là
enjolivait plaisamment la réalité. Car depuis qu'à la suite de l’effondrement de
l’empire soviétique les Allemands se sont vu offrir leur unité, les Français ont
de sérieux problèmes avec leur propre image. Et depuis que le socialiste Mitterrand doit partager le pouvoir avec le conservateur Edouard Balladur, le ton
des relations s’est durci lui aussi.
De plus en plus ouvertement ressurgit le vieux conflit de fond – la peur d’une
hégémonie allemande en Europe.
Dans l’hebdomadaire Die Zeit, l’ancien chancelier Helmut Schmidt met en
garde : « Depuis novembre 1989, la coopération entre Paris et Bonn s’effrite ».
Il ajoute qu’il « n’y a pas la moindre trace de directives du chancelier allant en
sens inverse » et que la crise allemande qui a suivi l’unification a « pris
l’ampleur d’une crise généralisée de la Communauté Européenne ».
Le président français avait vainement tenté de stopper l’unification, présentant
ses civilités à l’éphémère RDA post-Honeckerienne, cherchant à empêcher
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Mikhaïl Gorbatchev de faire des concessions, se refusant enfin à franchir en
compagnie de Kohl la Porte de Brandebourg enfin ouverte.
Inquiets, les Français croient observer que la République fédérale joue de sa
puissance économique de façon égoïste en élargissant géographiquement son
influence politique. Ils se plaignent du “diktat” (Le Monde) de la Bundesbank,
qui fait la sourde oreille aux demandes de baisse des taux d’intérêts. Ce qui
lui est reproché, c’est de financer la reconstruction des nouveaux Länder par
de gigantesques dettes, sans égards pour ses partenaires.
Tentative d'un « nouvel ordre européen »
Tout comme Otto von Bismarck, au 19e siècle, avait tenu en respect les pangermanins, Kohl arrive encore à modérer les zélateurs, écrit en substance
l’ancien général de l’armée de l’air Pierre-Marie Gallois. Et dans le même
temps, il brosse un sombre tableau des tentatives allemandes de mettre en
place un « nouvel ordre » européen.
Il prophétise l’annexion des populations de souche allemande entre Königsberg
et la Pologne occidentale. Au sud, il voit l’Autriche « se rapprocher ». Encore
un peu et les Allemands seraient en mesure, selon lui, d’étendre leur influence
économique et politique « jusqu’au fin fond des Balkans ».
L’insistance de Hans-Dietrich Genscher, alors ministre des Affaires étrangères,
à faire reconnaître la Croatie et la Slovénie, continue à passer pour la preuve
d’ambitions expansionnistes. Ce que l’on soupçonne, c’est que cela doit servir
avant tout des intérêts économiques. Et même Roland Dumas, pourtant collègue et ami de Genscher, parle d’une « responsabilité écrasante de l’Allemagne et du Vatican dans l’aggravation de la crise yougoslave ».
Les efforts de Kohl pour apporter un soutien économique à la réforme des états
de la CEI, et plus encore ses relations étroites avec le président russe Boris
Eltsine, rencontrent la plus vive méfiance. La renommée croissante des Allemands, à l’Est, pose aux Français un problème de prestige. De là, comme le
constatait Le Monde, les « frictions et les fissures » dans les relations BonnParis.
Pendant longtemps, la France s’est considérée comme le partenaire le plus
proche de l’Union soviétique. Et pendant longtemps, elle s’est défendue contre
une domination de l’Amérique. Désormais, les Français redoutent de voir surgir
en Europe un condominium germano-américain des « partners in leadership »,
selon l’expression qu’avait employée le président américain George Bush.
« Tant qu’a duré le partage de l’Europe, l’affirmation selon laquelle l’Allemagne
et la France pesaient le même poids politique restait crédible », écrit Jonathan
Eyal du Royal United Services Institute for Defence Studies à Londres. Mais
« ce n’est plus le cas aujourd’hui. »
Au début, Mitterrand avait cru que l’insertion de l’Allemagne en Europe serait
capable d’empêcher tout changement du rapport des forces. Selon Jacques
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Attali, intime de Mitterrand, l’union économique et monétaire devait « faire plier
la monnaie de référence » qu’est le Deutschmark. Le Traité de Maastricht –
le prix à payer par les Allemands pour leur unité.
Mais entre temps, les reproches des critiques se sont inversés, et l’on a dit que
l’intention de Kohl était, en se servant du poids de l’unité allemande, de dominer l’Europe politiquement et économiquement unie. « Puisque c'est un fait que
toute fédération est menée par celui de ses membres qui est le plus fort », dit
l’ex-général Gallois, « on comprend soudain que Bonn se soit donné pour but
l’unité d’une Europe fédérale ».
A Paris, les conservateurs reprochent aux socialistes d’avoir trop longtemps
accepté cette évolution, sans agir. Le Premier ministre, M. Balladur a d'ores
et déjà annoncé que la France allait développer sa présence en Europe de l’Est
et renforcer ses relations avec les États-Unis.
De la même manière que Georges Pompidou, en son temps, avait recherché
l’Entente cordiale avec les Anglais pour contrer l’Ostpolitik de Willy Brandt, Balladur poursuit aujourd’hui le rapprochement avec le Royaume insulaire. On
prône les relations avec Londres comme contrepoids symbolique à l’Allemagne redevenue grande.
Le chancelier Kohl comprend parfaitement, disent ses conseillers, les inquiétudes des Français face au « colosse » allemand.
Des données nouvelles pour apprécier la situation
Klaus Kinkel se met à la place des Français et admet leurs rancunes. Mais,
selon les termes d’une analyse interne du Ministère des Affaires étrangères
qui ne s’embarrasse pas de formules, « le point de départ et les paramètres »
ont « durablement changé » depuis la réalisation de l’unité, et avec eux aussi
la place de la France dans la politique mondiale.
Son rôle de puissance victorieuse dans la Seconde Guerre mondiale est
dépassé par le fait que l’Allemagne est réunifiée. Son importance en tant que
puissance nucléaire s’est très vite amoindrie depuis que le conflit Est-Ouest
est terminé.
Aux yeux des Allemands, le problème le plus important est la tendance qu’a
la France à faire cavalier seul, spécialement en matière de politique commerciale. Sans cesse se heurtent les intérêts divergents des partisans du libreéchange que sont les États-Unis et l’Allemagne, et ceux des protectionnistes
français, qui veulent défendre leur marché contre une concurrence fâcheuse.
Ainsi y a-t-il eu des dissensions, parce que les Allemands ont ouvert le marché
aux Américains pour leurs projets de télécommunications.
Contrairement à l’idée que l’on s’en fait à Bonn, il n’est pas question non plus,
selon les vœux de Paris, d’élargir la CE en direction de l’Est, il s’agirait plutôt
de se barricader. Et dans les négociations du GATT, les Français se battent
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contre l’importation de produits agricoles en provenance des États-Unis – seuls
contre le reste du monde.
Les gens de Bonn expliquent les différences de position dans la guerre des
Balkans par des différences de conscience historique : il y aurait en effet chez
le voisin « des sympathies anciennes à l’égard des Serbes ».
Lors de la réunion de l’OTAN de la semaine dernière (fin juillet), les Allemands,
contre la résistance des Français, ont soutenu non seulement la demande des
États-Unis d’attaques aériennes contre des positions serbes, mais aussi la
requête française que ses troupes au service de l’ONU ne devraient pas être
menacées (si ces attaques devaient se réaliser).
Contrairement aux Français, Kohl continue de penser que les livraisons
d’armes aux musulmans bosniaques ont un sens. Mais il s’en tient « à la discipline de la Communauté », laquelle ne l’a pas soutenu lors de la rencontre
au sommet de la CE à Copenhague. « Nous sommes seuls », reconnaît-il. Fin
août, quand il rencontrera Balladur, il compte « mettre les choses au point ».(1)
Tandis que le chancelier courtise avec quelque succès non seulement Mitterrand mais aussi Balladur, le ministre des Affaires étrangères Klaus Kinkel se
heurte encore à de grandes difficultés de compréhension avec son homologue
Alain Juppé.
C’est pourquoi, après les vacances, Kinkel a l’intention, comme il l’a fait pour
le ministre des Affaires étrangères russe, Andrej Kosyrew, de passer avec
Juppé un week-end privé auquel les épouses sont également conviées, suivant
en cela l’exemple de Genscher, qui invitait ses collègues au Festival de Bayreuth ou les avait même entraînés à Halle pour une célébration en son honneur.(2)
Cependant et contrairement à Roland Dumas, qui, par sympathie personnelle
pour Genscher se montrait parfois complaisant, son successeur Alain Juppé
a la réputation d’être coriace : compétent, travailleur, brillant et froid. La semaine dernière déjà, on a entendu des éclats de voix lors d’une conversation téléphonique entre Kinkel et lui.
« C’est comme dans un vieux ménage », disent les collaborateurs du ministre
pour tenter d’expliquer la tension dans les relations franco-allemandes,
« quand l’un des deux partenaires, qui était toujours resté à la maison, se met
tout d’un coup à travailler et veut prendre ses propres responsabilités ». ■
(Traduction : Catherine Weinzorn)
(1) Les informations officielles ne font pas état de discussions sur le problème bosniaque au cours de la rencontre du 25 août. (N.d.l.R.)
(2) La rencontre a eu lieu finalemant à Dresde, le 24 août, mais elle ne semble pas avoir dissipé toutes les difficultés de compréhension. (N.d.l.R.)
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