Aristocratisme et dcadence dans Le Gupard de Giuseppe Tomasi di

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Aristocratisme et dcadence dans Le Gupard de Giuseppe Tomasi di
Conférence de Monsieur Actis-Grosso – Aristocratisme et décadence dans Le Guépard de Giuseppe
Tomasi di Lampedusa
Aristocratisme et décadence dans Le Guépard
de Giuseppe Tomasi Di Lampedusa
Conférence de Monsieur Actis-Grosso prononcée au CRDP d’Amiens, le
jeudi 25 novembre 2007
Plan de la conférence
1. Un chef d’œuvre controversé
2. Profil biographique
3. Les diverses rédactions du manuscrit
4. Lampedusa et la critique : une propédeutique à l’analyse du roman
5. Les piliers thématiques du Guépard
6. Le Guépard : roman historique ou œuvre autobiographique ?
7. Structure et style du Guépard :
- Chapitre I : analyse narrative parallèle des conversations du
Prince et de Tancrède et du Prince et de Russo
- Chapitre II : analyse de la visite de Don Calogero et Angelica
- Chapitre III : annonce du mariage entre Tancrède et Angelica le Plébiscite à Donnafugata
- Chapitre IV : entretien entre Don Fabrizio et Don Calogero
- Chapitre V : discussion entre le Père Pirrone et l’herboriste
- Chapitre VI : l’épisode de la bibliothèque
- Chapitre VII : unique épisode de la mort du Prince
- Chapitre VIII : conclusion globale
N.B. : les deux derniers chapitres sont considérés dans leur totalité sans
choix de passage(s) déterminé(s) pour une raison structurelle (VII) et
thématique (VIII).
N.B.2 : La conférence a été relue avec attention par M. Actis-Grosso et A.
Orosco, qu’ils en soient ici remerciés.
N.B. 3 : les notes en bas de page ont été ajoutées par Laure-Hélène
Péquet lors de la transcription.
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Conférence de Monsieur Actis-Grosso – Aristocratisme et décadence dans Le Guépard de Giuseppe
Tomasi di Lampedusa
Aristocratisme et décadence
dans Le Guépard de Giuseppe Tomasi Di Lampedusa
1. Un chef d’œuvre controversé :
Lors de la parution en cette année 2007 de la nouvelle traduction du Guépard (Il
Gattopardo) de Giuseppe Tomasi di Lampedusa (première publication posthume en
langue italienne en 1958 par l’éditeur Feltrinelli) par les soins de Jean-Paul Manganaro à
partir de l’édition italienne de référence de 1969 de Carlo Muscetta - devenue en 2002 la
seule que la maison d’édition Feltrinelli ait réimprimée, et qui sert de texte original pour
toutes les traductions qui existent aujourd’hui -, les réactions critiques de la presse ont
constitué un florilège tour à tour positif et négatif. En guise d’introduction à notre analyse
de l’œuvre, qui ne fera pas l’économie le moment venu d’une étude comparative des
deux traductions françaises existantes (Fanette Pézard en 1959 et l’actuelle de Jean-Paul
Manganaro), observons comment a été accueillie la mouture contemporaine de l’œuvre
originale. Presse spécialisée et publications grand public s’en sont fait l’écho, proposant
soit une sorte de résumé de l’ouvrage, contextualisant l’intrigue dans l’Histoire
événementielle italienne du Risorgimento1 (1860-1870), résumé non dénué par moments
de quelques indices interprétatifs dignes d’intérêt, soit une analyse souvent fine, voire
inattendue, du contenu et du style du volume.
Ainsi, dans le cadre inévitable – nous sommes là devant un cas d’espèce – d’une
comparaison entre l’œuvre écrite et l’adaptation cinématographique qu’en proposa
Luchino Visconti sous le même titre en 1963, d’aucuns, à l’instar de Stéphane Denis,
soulignent sous forme de paradoxe que « très peu de livres ont le privilège d’être
inférieurs aux films qu’on en a tirés. C’est le cas du Guépard de Lampedusa ». Le
considérant comme « une farce paysanne comme on les aimait en Sicile au XIXe siècle
dans un genre hérité du XVIIe », il achève l’auteur par le coup de grâce impitoyable
suivant : « les hommes du monde font de riches sujets mais de pauvres écrivains » (Le
Figaro Magazine, 12.5.2007)
D’autres, reconnaissant que le film de Visconti avait fini par faire écran au roman
de Lampedusa, louent l’excellente nouvelle traduction de Manganaro, arguant qu’elle en
révèle toute la mélancolie et une causticité inattendue liée à un solide sens de l’ironie.
Ainsi, Olivia de Lamberterie reconnaît ce que tout un chacun perçoit à la lecture même
superficielle de l’œuvre, à savoir que l’auteur met en scène un crépuscule des Dieux a
minore, le déclin d’un homme (le Prince Fabrizio Di Salina) bientôt suivi de la déchéance
de toute sa famille mais avec « une ironie presque sardonique qui bat en brèche la
mélancolie poétique qui émane d’une Sicile moribonde ». Soulignant que le Prince Salina
contemple la ruine de sa classe et de son patrimoine avec l’impassibilité du félin qui orne
son blason, elle corrobore cependant le fait que la mésalliance qui clôt la trame par le
mariage de Tancrède, neveu du Prince, avec la roturière Angelica n’est pas « la fin de
tout mais le début d’une ère nouvelle ». Enfin, la langue lampedusienne adopte à ses
yeux « une précision d’entomologiste et, en même temps, une poésie triste et
envoûtante » (Elle, 30.4.2007).
Entre négativisation extrême et éloge superfétatoire, nous retrouvons dans les
critiques concernant la publication parallèle en 2007 d’un choix épistolaire du même
auteur sous le titre Voyage en Europe (Seuil, traduction de Nathalie Castagné), la même
ambivalence. Partant du fait que « le ton des lettres est caustique et insolent et que c’est
de toute évidence le style de la famille », Alice Ferney met en évidence la dualité qui
caractérise le revers de la position privilégiée de l’aristocrate Giuseppe Tomasi, Prince de
Lampedusa et Duc de Palma : individu enfermé dans son monde, son regard se révèle
être d’un temps révolu. Et de conclure sous forme de condamnation : « Il dévoile malgré
1
Pour en savoir plus sur le Risorgimento, vous pouvez consulter wikipedia :
http://fr.wikipedia.org/wiki/Risorgimento
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lui, plus qu’il ne saisit consciemment, ce qu’il y a en lui d’un détachement excessif, ce
germe d’un déclin inévitable dans la noblesse esthète » (Le Figaro littéraire, 3.5.2007)
Sous la plume de Claude Michel Cluny dans un article2 publié ce même jour dans
le même journal et dont le titre : « La légende du Guépard » fait allusion au « ton
superbe et crépusculaire » du roman et à « la personnalité « fin de siècle » » de son
auteur, trois piliers thématiques à l’origine du succès de l’œuvre sont soulignés :
- la corrosion du mythe « risorgimentale » ;
- la comédie du pouvoir et le sens de l’Histoire ;
- le dilemme ouvert sur la finalité d’une telle élaboration littéraire : œuvre de
refuge ou œuvre de combat ?
De même que les lettres de Voyage en Europe traduisent l’idiosyncrasie réelle et
imaginaire de Lampedusa/Salina faite d’ironie et de détachement, peut-être la question
ci-dessus devrait-elle comporter l’alternative et/ou. Par ailleurs, un autre questionnement
au sujet de l’œuvre pourrait consister à se demander s’il ne s’agirait pas de mémoires
détournés et/ou d’un testament moral de son géniteur spirituel.
Après avoir situé (précisément parce que « nulle idéologie ne le tient en laisse »)
Lampedusa et son œuvre dans une perspective historico-littéraire italienne – autre
contextualisation nécessaire à la bonne compréhension du sens supradiégétique de la
trame romanesque – allant des Confessions d’un Italien (1867) d’Ippolito Nievo aux
Princes de Francalanza (1894) de Federico de Roberto (I Viceré), traduit en 2007 par
Nathalie Bauer aux éditions Stock et présenté comme « le roman qui a inspiré le Guépard
de Giuseppe Tomasi Di Lampedusa » (une étude comparative thématique et stylistique
peut être envisagée), en passant par Mes Prisons de Silvio Pellico (1832), grands noms
du Romantisme mineur italien et du Vérisme - version italienne du Naturalisme français,
fondé par Giovanni Verga et illustré par son œuvre La Famille Malavoglia (I Malavoglia,
1881) -, Cluny non seulement accentue le côté polémique du contenu historico-politique
du Guépard mais le présente aussi comme un maillon politico-sociologique entre une
époque révolue, et des lendemains qui (dé)chantent. Il affirme donc que « Le Guépard
est une fresque colorée, intelligente et féroce, et néanmoins mélancolique, le crépuscule
du soir précédant celui du matin. Elle enterre un monde qui a su à la fois passer et
prendre la main ».
Sur l’exemple du grand voyageur mondain que fut Lampedusa, voyons enfin ce
que la presse hispanique exprime à l’occasion du cinquantenaire de la disparition de
l’auteur. La perspective se situe entre deux couples conceptuels opposés : parallélisme
versus antagonisme et aristocratisme versus décadence a-historique.
En effet, Lampedusa élabora toute sa vie durant une œuvre centrée sur une sorte
de « double-je » ancestral pris entre fiction et réalité, à laquelle aurait dû faire suite un
second roman intitulé Les Chatons aveugles (I Gattini ciechi) consacré à l’ascension de la
famille Ibba qui, en l’espace de deux générations, serait passée de l’état de métayers
analphabètes à celui de grands latifondiaires avides et incultes face à une aristocratie
fossilisée.
Par ailleurs, les critiques implacables de Lampedusa contre la paralysie ancestrale
qui isole son île natale, objet d’amour-haine, importunèrent grandement les orgueilleux
critiques littéraires méridionaux – de même que les critiques septentrionaux de l’époque,
nourris à outrance de (néo)réalisme, furent fort peu enclins à publier les apparentes
divagations romanesques jugées rétrogrades d’un aristocrate à leurs yeux suspect – et
condamnèrent définitivement ce qui s’apparentait pour eux à un manque rédhibitoire de
conscience historique, imputable à un aristocratisme dénué de tout engagement politicosocial (ABC, 28.7.2007)
Le Guépard de Lampedusa, outre le fait qu’il fut chronologiquement le premier
best-seller italien après le tout premier dans l’absolu : Le Docteur Jivago de Boris
Pasternak, est donc aujourd’hui considéré comme un classique de la littérature italienne.
2
http://www.lefigaro.fr/litteraire/20070503.FIG000000199_la_legende_du_guepard.html
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Cependant, la nouvelle traduction qui en est proposée prouve que la pérennité d’un texte
classique n’est pas synonyme de stase immuable mais signifie bien la caractéristique
d’une telle catégorie littéraire : la capacité d’adaptation d’une trame à un prisme
interprétatif et à un protocole de lecture différenciés, éventuellement contradictoires
mais toujours réactualisés.
2. Profil biographique :
Giuseppe Tomasi di Lampedusa naît à Palerme le 23 décembre 1896, fils unique
d’une ancienne famille d’aristocrates siciliens. Après une enfance et une adolescence
solitaires et studieuses, il s’engage à dix-neuf ans comme lieutenant d’infanterie durant
la Première Guerre mondiale. Après la victoire, il reprend ses études et fréquente
l’Université de Gênes puis de Turin. C’est là qu’il se diplôma en Droit. A l’avènement du
fascisme en 1922, Lampedusa s’isola complètement de la vie publique italienne et se
consacra exclusivement aux voyages et à la lecture. Son admiration pour les pays
étrangers, surtout la France et la Grande-Bretagne, avait pour source ses amples
connaissances historiques, ce qui permit à Francesco Orlando, son « fils » adoptif,
d’affirmer que « la littérature avait rempli de manière presque exclusive la seconde phase
de la vie de Lampedusa ; la première phase au contraire avait été dédiée à nombre de
lectures historiques ». Il fut en 1926-1927 occasionnellement critique d’histoire et de
littérature française. Certainement, la connaissance directe de multiples peuples
étrangers ainsi que ses lectures assidues contribuèrent beaucoup à sa formation, en
l’isolant de la classe patricienne palermitaine à laquelle il appartenait de naissance. En
1940, il s’engage pour la seconde fois. De cette terrible période, le leitmotiv insistant
sera surtout celui de la destruction dans un bombardement de son palais familial, dont
l’écho sera perceptible dans Le Guépard aussi bien que dans les récits « Les lieux de ma
première enfance » et « Le Professeur et la Sirène » (« Lighea » selon le titre italien)3
En juillet 1953, il fait la connaissance du jeune Francesco Orlando qui deviendra
ensuite le biographe de cette ultime et brève étape de son existence ; il publia en 1963
Ricordo di Lampedusa (Milano, ed. Scheiwiller). Pour Orlando et son groupe d’autres
jeunes intellectuels (parmi lesquels celui qui deviendra son véritable fils adoptif, membre
de la même famille, sous le nom de Gioacchino Lanza Tomasi), Lampedusa commença en
novembre 1953 un cours de littérature anglaise qui dura jusqu’au printemps 1955. Mais
c’est après un colloque littéraire au printemps 1954 qu’il commença à écrire l’œuvre à
laquelle il consacra les dernières années de sa vie. Il s’éteignit le 23 juillet 1957 après
deux mois d’une maladie fulgurante. Il avait reçu quelques jours auparavant une réponse
négative de la maison d’édition milanaise Mondadori quant à la publication du Guépard. A
l’instar des vicissitudes proustiennes du premier tome d’A La recherche du temps perdu
refusé par Gallimard, ce fut la sensibilité littéraire de Giorgio Bassani, l’auteur du
magistral Jardin des Finzi-Contini, qui permit post mortem à l’auteur de connaître le
succès éditorial ininterrompu de son œuvre de prédilection.
3. les diverses rédactions du manuscrit :
Dans l’édition du Seuil de 2007, outre la table analytique du Guépard qui suit le
texte traduit de 2002, nous trouvons non seulement des addenda au texte lui-même :
(Fragment A à placer au début de la IVe partie ; Fragment B, à insérer entre la VIe et la
VIIe partie : le « Canzoniere » de la maison Salina, comprenant une Ode pour la
glorification de cette illustre famille et pour la célébration du cinquantième anniversaire
du Prince, ainsi que deux sonnets attribués à Don Fabrizio) mais également une postface
de Gioacchino Lanza Tomasi et la note du traducteur, qui nous informent sur les
péripéties des manuscrits de l’œuvre en question.
Reprenant les données de Francesco Orlando, Gioacchino Lanza Tomasi rappelle
qu’il existe trois versions du Guépard. La première, manuscrite, avait été rédigée dans
plusieurs cahiers en 1955-1956 ; la deuxième, en six parties, fut dactylographiée par
3
Ces récits se trouvent dans le recueil Le Professeur et la sirène, Points Seuil, p 975.
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Francesco Orlando et corrigée par l’auteur en 1956 ; enfin, un exemplaire autographe en
huit parties daté de 1957 et portant en frontispice la mention : « Le Guépard (complet) »
fut confié au fils adoptif par l’auteur avant son départ pour Rome, donc avant sa mort.
Lanza revient aussi sur l’édition Bassani de 1958, la révision Muscetta de 1969 et
l’édition Feltrinelli de référence de 2002. Cette postface est suivie curieusement d’une
« canzonetta » composée par le vrai Père Pirrone pour le grand-père de Giuseppe Tomasi
Di Lampedusa intitulée : « Au Duc de Palma pour le huitième anniversaire de son
mariage », datée du 20 avril 1875, sans aucune explication (plaisir égocentrique lié à
l’exhibition d’une archive familiale ? Volonté de mettre en parallèle une véritable création
« poétique » et des vers fictifs sensiblement ampoulés et ridicules du personnage
spéculaire du personnage historique l’ayant inspiré ? Cette seconde hypothèse paraît plus
vraisemblable mais le document aurait alors mérité d’être placé immédiatement à la suite
de son reflet littéraire.)
Quant à la note du traducteur, qui explicite suffisamment les faits historiques de
l’époque mis en scène par la trame romanesque et les liens thématiques avec le contenu
du volume, elle s’interroge essentiellement sur le sens de l’Histoire telle qu’elle est
perçue et utilisée par Lampedusa, en totale opposition avec le jugement bassanien sur ce
point (« Une « ataraxie » à laquelle seule l’Histoire met un point momentanément
final » ; « Aussi l’Histoire effleure-t-elle à peine le roman » ; « les dates apposées [en
début de partie ou chapitre] sont intérieures à l’Histoire, sans jamais vraiment la
formuler : à peine un contour. »). Si Jean-Paul Manganaro conclut en rendant hommage
à « la précieuse version de Fanette Pézard », il ne s’interroge aucunement sur le dilemme
des différents manuscrits, l’une et l’autre ayant traduit en somme deux textes originaux
différents : la version originelle et originale nécessairement pour Pézard, la version
officielle non moins nécessairement pour Jean-Paul Manganaro. Ce dernier, lors
d’entretiens divers organisés à l’occasion du lancement et de la promotion de sa nouvelle
traduction, n’eut de cesse d’insister sur la nécessité à plus ou moins longue échéance
d’adapter à l’air du temps la « petite musique » des chefs d’œuvre de la littérature afin
de plonger dans une sorte de bain de jouvence des textes méritant de capter l’attention
d’un nouveau public. Le débat est ouvert. Quoi qu’il en soit, à la question de Jean-Claude
Perrier (Le Figaro littéraire, 3.5.20074) sur la nécessité de retraduire « les grands
classiques » (sic), Manganaro, après avoir qualifié la traduction de Fanette Pézard de
« belle prose classique française », explique que dans le Guépard, « on sent l’écrivain qui
s’essouffle dans sa lutte avec la mort, redoutant de ne pas voir son livre achevé - ce qui
fut le cas. L’écriture de Lampedusa a quelque chose de baroque. » Soit. Mais la vraie
réponse est celle-ci : « D’abord, pour s’assurer que la traduction part bien du texte
original complet et définitif. Ensuite, parce que toutes les traductions vieillissent. »
Si les traductions à l’instar des êtres humains vieillissent, il n’est pas interdit,
voire il est conseillé, d’analyser les étapes par lesquelles l’individu comme l’objet-livre
sont passés, afin que l’autopsie ainsi pratiquée nous permette d’en mieux apprécier les
tenants et aboutissants et les virtualités interprétatives, lorsqu’un tel florilège aboutit à
l’arborescence définitive.
Lampedusa commença à écrire son unique roman probablement après le mois de
juin 1955 et il termina son premier jet, qu’il fit ensuite lire à ses amis lors des habituelles
réunions littéraires, à la fin de l’année 1956. Les différentes parties du texte ne virent
pas le jour dans l’ordre que nous connaissons aujourd’hui. Il convient donc d’observer les
modifications que le texte a connues tant en ce qui concerne le projet fondamental que
les diverses parties qui le composent, depuis sa conceptualisation jusqu’à sa
concrétisation complète et définitive. Selon sa veuve, la baronne balte Alessandra Wolff
Stomersee, dix-huit ans avant de commencer la rédaction du Guépard, son mari avait
exprimé l’idée de « décrire la journée d’un prince sicilien à l’époque du débarquement
des Mille de Giuseppe Garibaldi à Marsala ». Cependant, son activité d’écrivain débuta
4
http://www.lefigaro.fr/litteraire/20070503.FIG000000200_une_lutte_avec_la_mort.html
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seulement à la fin de l’année 1954 ou au tout début de 1955. « Les Lieux de ma
première enfance », pages autobiographiques écrites en juin 1955, constituent la
première expérience littéraire de Lampedusa. Mais l’idée initiale n’avait pas été
abandonnée puisqu’il affirma quelque temps plus tard à Gioacchino Lanza son projet de
« raconter les vingt-quatre heures de la vie de son arrière grand-père le jour du
débarquement de Garibaldi ». Pourtant, il s’avéra impossible d’imaginer la multitude de
thèmes qui nourrissent la trame confinés en une seule journée : il décida alors d’adopter
un schéma de trois périodes de vingt-cinq ans chacune (1860 ; 1885 : la mort du
protagoniste – la véritable date du décès de son arrière grand-père, devenue ensuite
sans qu’on puisse l’expliquer 1883 ; enfin 1910). La Princesse se souvenait de l’ordre
chronologique selon lequel furent composées les différentes parties du volume :
-
-
le chapitre initial, jamais modifié, fut le premier dans l’absolu ;
une seconde partie comprenant les chapitres II, III et IV de la version définitive
n’incluait cependant pas les pages sur le plébiscite (considérés comme centrales par
Manganaro car elles déterminent « l’ensemble complexe des cohérences rationalistes
de Don Fabrizio et de ses sentiments sur le présent et le futur de l’époque, largement
nourri de son savoir sur le passé »), celles sur les amours de Tancrède et Angelica
dans la partie inhabitée du palais d’été de Donnafugata et la conversation avec
Chevalley ;
une troisième partie concernait la mort du prince ;
suivait enfin l’épilogue.
Dans la première version manquaient donc le chapitre sur le bal (si important dans le
film de Visconti) et celui sur les vacances du Père Pirrone. Ceux-ci furent rajoutés
quelques mois avant la mort de l’auteur.
Il existe ou existerait donc trois moutures du texte puisque la toute première (le
cahier autographe de Lampedusa) a été détruite par l’auteur ; la seconde
(dactylographiée par Orlando) fut éditée en quatre ou cinq exemplaires, dont un
exemplaire aboutit entre les mains de Bassani ; la troisième considérée par l’auteur
comme complète est celle, autographe, terminée au printemps 1957, offerte à son fils
adoptif. Le débat sur les variantes ne concerne que des modifications sémantiques,
parfois syntaxiques, souvent de ponctuation, et ne relève pas d’un grand intérêt quant à
la structure romanesque et à l’interprétation de la trame du volume. A propos de
l’animus corrigendi bassanien perceptible dans la première édition de l’œuvre et mis à
mal par la version Muscetta, de l’avis de nombreux critiques italiens, si cela peut donner
une tonalité différente aux deux traductions disponibles en français, il ne permet pas de
considérer les versions italiennes connues comme fondamentalement remaniées.
4. Lampedusa et la critique : une propédeutique à
l’analyse du roman :
Giorgio Bassani, dans sa préface à l’édition Feltrinelli de 1958, s’exprime ainsi :
« Ampleur de la vision historique unie à une perception très profonde de la réalité sociale
et politique de l’Italie contemporaine ; agréable sens de l’humour ; authentique force
lyrique ; expression toujours parfaite, par moments enchanteresse […] ; tout ceci, à mon
avis, en fait une œuvre d’exception ». Et l’auteur-préfacier de conclure : « Plus avant
dans le temps, la critique situera Lampedusa certainement à sa juste place, dans
l’histoire de la littérature italienne du Vingtième siècle ». Le sens ambivalent de
l’expression « à sa juste place » (sans aucune équivoque pour Bassani, convaincu de
l’excellence de l’œuvre qu’il révéla au public) justifie donc que nous proposions une sorte
de bref florilège choisi des perspectives critiques qui se sont notamment interrogées sur
le type de récit qui constituait le volume et sur le sens interprétatif qu’il convenait de lui
reconnaître. Entre comptes-rendus et interventions polémiques, essais critiques objectifs
et analyses littéraires originales, comment classer les diverses réactions ayant eu pour
épicentre l’œuvre posthume du Prince ?
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Le Guépard peut être considéré comme une œuvre authentiquement réaliste et
authentiquement décadente, profondément lyrique et subjective et simultanément
profondément consciente d’une vaste thématique historico-politique. Une telle définition
apparemment en partie paradoxale repose la question du genre littéraire auquel
appartient le livre : roman historique ou psychologique, réaliste ou mémoriel ? Certains
soutiennent qu’il ne s’agit pas d’un roman historique mais d’une confession
autobiographique transposée sous des apparences historiques et que le motif
d’inspiration n’est pas la décadence d’une famille ou d’une caste sociale mais la fatale
décadence des hommes et des choses face à l’éternité indifférente de la Nature. D’autres
pensent que la force de cette œuvre réside dans la fusion réussie d’éléments
biographiques et historiques (tout en soulignant que cela demeure vraiment inaltéré
seulement dans les trois premiers chapitres), ils supposent ainsi que résumer sans autre
forme de procès dans le thème du vanitas vanitatum le sens de la trame, mêlant sans
hésitation histoire et autobiographie, ne fait qu’éluder l’univers de subtiles contradictions
à la fois idéologiques et stylistiques que l’on perçoit dans le roman.
Ces contradictions trouvent leur expression la plus caractéristique dans les
positions de deux romanciers et critiques éminents des lettres italiennes, Leonardo
Sciascia et Elio Vittorini (un des représentants du courant néoréaliste) :
-
Le premier, tout en reconnaissant la valeur artistique du volume, perçoit dans la
Sicile lampedusienne « un vice d’abstraction géographico-climatique » et chez
l’auteur « un intérêt pour les problématiques sociales plus que réduit, dû à une
indifférence sublime et congénitale » (Pirandello e la Sicilia, Roma-Caltanissetta,
1961, pp 149-159)
- Le second, dans plusieurs articles, défendait l’idée que l’œuvre était statique, niait
l’Histoire et exprimait une conception de la mort désuète et vieillotte, tristement
pathétique. De plus, refusant d’accorder toute valeur littéraire au roman, il le trouvait
intéressant uniquement en tant que test de l’âme d’une classe existant encore en
Sicile, dénuée de concepts propres et peu soucieuse d’en avoir. Cela équivalait à
défendre l’idée d’une mise en garde contre la tendance à confondre l’amplitude des
thèmes que Le Guépard affronte, avec une amplitude de la vision historique qui serait
la sienne, de même qu’à confondre l’intérêt pour les choses réelles et la vie en
société, avec une perception aiguë de la réalité sociale et politique de l’Italie
contemporaine dans les deux sens du terme. Même en supposant que Lampedusa ait
vraiment voulu écrire un roman historique sur le Risorgimento en Sicile, l’œuvre ne
s’était pas harmonieusement développée et s’était étranglée d’elle-même dès le
premier chapitre à cause des limites de la vision historique de l’auteur c’est-à-dire à
cause de la faiblesse idéologique qui caractérisait le volume.
Soulignons cependant que ces critiques oublient de mentionner le fait que le
thème du Risorgimento en Sicile n’y est point traité de manière traditionnelle comme
dans les romans historiques du siècle passé et qu’en outre il apparaît assez rarement au
premier plan, au profit des problèmes existentiels du protagoniste.
Dans une perspective plus neutre d’un point de vue idéologique et probablement
plus littérairement apte à rendre justice à la qualité de l’œuvre, certains critiques
évoquent une thèse lampedusienne extrêmement unilatérale et, pour ce, linéairement
efficace car exprimant sur les faits relatés les points de vue de l’aristocratie sicilienne,
sentimentalement liée au passé, mais prête aussi à envisager le futur de manière sensée.
Il s’agit d’une vision correspondant à certaines positions politiques conservatrices
précises historiquement démontrées, et à des positions artistiques décadentes
renouvelées par Lampedusa avec un grand brio formel. Il est vrai que de telles qualités
accentuèrent chez d’autres les sentences les plus dures jusqu’à limiter l’œuvre à un
roman psychologique, et certes pas historique, de piètre qualité littéraire et structurelle,
nourri d’une répugnante idéologie. Le revers de la médaille fut la tentative de définir
comme thématique centrale du Guépard le déclin fatal et rédhibitoire d’anciennes vertus
qui amélioraient même la vie des plus humbles face au triomphe d’autres valeurs plus
grossières mais essentielles au monde moderne qui ne faisaient que se substituer à
d’autres injustices, en les dénonçant mais en devenant de la sorte encore plus
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insupportables. Le livre s’inscrivit ainsi dans une polémique politique droite-gauche, cette
dernière ayant tendance à l’ériger en tant que livre symboliquement réactionnaire.
En fait, au-delà de ces querelles, considérant l’auteur comme un écrivain de facto
et non pas un homme politique de jure, la note lyrique fondamentale de l’œuvre s’impose
au lecteur : la poétique du silence immémoriel, de la décrépitude, de la mort, de la
campagne funèbre. Une atmosphère de mort imprègne tout le roman, telle un hommage
à la mort que l’on courtise : une vraie tragédie funèbre. Certes, tout en reconnaissant la
primauté de cette thématique, il ne s’agit pas d’effacer le prisme polyédrique des autres
thèmes satellitaires. Mais il est exact que le thème de la mort sert de pivot interprétatif
dans la structure du volume puisqu’il s’impose dans la seconde partie au chapitre VI,
celui du bal. En effet, à ce moment se met en place la lutte entre la force vitale du
protagoniste et son impuissance face à la mort. Cette impuissance de l’individu face à
son destin introduit dans la trame romanesque le thème de l’indifférence, voire de
l’indifférenciation, entre Histoire et destin individuel. Pourtant, le fait fondamental dont il
faut tenir compte est que tout le roman est construit de telle manière s’avère être une
continuelle imbrication de sentiments, désirs, conceptions d’une même réalité en
contradiction entre eux, se succédant dans l’âme tourmentée du Prince Salina sans
jamais trouver de solution.
5. Les piliers thématiques du Guépard :
Examinons donc chacun des thèmes porteurs de l’œuvre aussi bien de manière
singulière que dans leur rapport les uns aux autres. Sans aucun doute, la personnalité
inquiète et la notable charge vitale qui caractérisent le Prince Salina s’imposent comme
premier pilier thématique structurel de la trame du Guépard. Il existe chez le
protagoniste deux nettes tendances caractérielles : une joie sensuelle qui s’exprime en
une vision de la réalité qui tend surtout à mettre en relief les éléments les plus terrestres
(au sens de prosaïques) et les plus sensuels. Ce désir de vivre prépondérant de sa
personnalité profonde s’oppose apparemment à une irrésistible attirance vers la sérénité
spirituelle concrétisée dans le roman par l’abstraite contemplation des éternelles et
impalpables constellations. Cette seconde tendance caractérielle se confond en fait de
manière constante avec la première, ce qui nous permet de soulever dès l’abord le
dilemme que représente la définition que de très (trop ?) nombreux critiques ont
formulée, considérant Le Guépard entièrement nimbé d’une sensation de mort.
En ce qui concerne l’amour sensuel de l’existence et la vision des choses qui en
découle nécessairement, même si le protagoniste est un homme déjà d’âge mûr, il n’en
demeure pas moins que le thème de la jeunesse est récurrent dans le roman, toujours
accompagné d’une tonalité de regret mélancolique et secret. C’est que la condition
typique de la jeunesse est caractérisée par la félicité de jouir pleinement du temps
présent que l’on croit éternel, comme le font Tancrède et Angelica, alors que le prisme
d’observation du Prince s’avère nécessairement bien plus réaliste quant à l’inévitable
destin de toute chose. Ainsi, l’indifférence absolue à l’égard de la mort, cette sorte d’état
de grâce qui leur procure la sensation d’être éternels, s’opposent à la sensation
contradictoire de la fragilité et de la corruption de tout, à la nette conscience que rien ne
permet d’échapper à la désillusion, à l’ennui, à la mort. De telles considérations, puisque
nous sommes en Sicile, pourraient être perçues comme des échos thématiques des
poètes lyriques grecs du monde antique et païen – les relations de Lighea et de l’érudit
helléniste dans Le Professeur et la Sirène nous permettent ce rapprochement – poètes
chez lesquels abonde l’antithèse de la jeunesse comme état d’inconscience extrême, et
de la maturité comme synonyme d’une douloureuse conscience de la labilité de
l’existence.
La réalité humaine telle qu’elle apparaît dans la trame du Guépard, faite d’un
intime entrelacement d’illusions et de souffrances et dont l’unique perspective semble
être le néant, ne relève d’aucune raison valable qui l’explique et rende acceptables ces
lois douloureuses et indéfectibles. En ceci réside le motif fondamental du sentiment
d’angoisse qui étreint si souvent le Prince, toujours latent et extériorisé dans les pensées
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Tomasi di Lampedusa
et les longs monologues intérieurs du personnage, souvent juste avant ou juste après
des épisodes sinon de joie, du moins de sérénité.
Il s’agit donc d’analyser la composante spiritualistico-contemplative présente dans
l’âme du Prince. De très nombreux passages du roman le mettent en scène alors qu’il
contemple les étoiles, lesquelles signifient à ses yeux blasés l’existence d’un univers
éternel de perfection et de pureté incorruptibles. Elles symbolisent l’hypothèse d’une fuite
au-delà du temps en une immuable éternité où n’existerait que l’homme à l’état pur,
hors de toutes les réalités par trop tangibles de l’écoulement du temps.
Dès lors, bien qu’étant en apparence tout à fait opposées, les deux aspirations de
l’âme de Don Fabrizio présentent en réalité un lien logique. Il existe en effet un conceptclef toujours récurrent dans les thématiques les plus contradictoires du Guépard : le
concept d’éternité, que celui-ci soit lié à la notion de jeunesse et adopte une acception
illusoire, ou qu’il renvoie à l’éternité cosmique et s’apparente ainsi à la recherche d’une
certaine rationalité de l’esprit dans une autre réalité. Mais ce qu’il ne faut jamais oublier
si l’on veut percevoir exactement la dialectique complexe de la trame, c’est que le
protagoniste ne renonce à aucun moment à l’un des deux mondes qui l’attirent. En fait,
la raison en est simple : aucun ne peut résoudre son problème existentiel, son
attachement sensuel à la vie et sa soif d’éternité.
Ces considérations expliquent également l’attitude contradictoire du Prince par
rapport à la tradition et aux possessions familiales. Elles sont simultanément un symbole
de stabilité et d’éternité rassurant mais aussi un signe de précarité et de fragilité qui au
contraire le tourmente. Il est évident, contrairement à une vision idéologique et sectaire
totalement imperméable à une sensibilité particulière découlant d’un rapport à l’Histoire
nourri d’aristocratisme, que cet attachement aux traditions, à la maison, aux objets de
famille n’a absolument rien à voir avec une avaricieuse et décadente défense des intérêts
de classe. Il découle lui aussi de cette recherche caractéristique de stabilité et d’éternité
dans le temps et dans l’espace. A l’instar de Marcel Proust, pour lequel existent une
géométrie plane et une géométrie dans l’espace transposables au niveau psychologique
de ses créatures de papier, pour Tomasi Di Lampedusa comme pour son hétéronyme
romanesque, la psychologie « plane » de la chronologie humaine individuelle et
transgénérationnelle n’est que l’annonce ou l’indice d’une psychologie « dans l’espace »,
le lien interstellaire propre au Prince constituant une métamorphose singulière de cette
perspective aristocratique. Celui-ci comme son géniteur spirituel et comme le Baron de
Charlus « n’ont pas impunément mille ans de féodalité dans le sang », selon les propres
termes de l’auteur d’A La recherche du temps perdu.
Il faut pourtant souligner que ce que Lampedusa réalise inconsciemment dans la
rédaction du Guépard consiste dans le fait de transférer sur un plan existentiel une
problématique historique et un questionnement identitaire étroitement liés à la situation
contemporaine vécue par lui-même à la première personne. Il s’agit du déclin d’une
classe dont l’hégémonie avait été respectée pendant des siècles, jusqu’à la chute de la
Monarchie en Italie en 1946, surtout dans le cadre archaïque d’une Sicile de multiples
manières bénie des Dieux mais oubliée des hommes. Ainsi, ce qui à l’aune de l’individu
pouvait encore apparaître comme une donnée sûre et stable, « éternelle » donc, a
brutalement changé d’aspect et a révélé sa fragilité intrinsèque. Voilà la cause profonde
qui s’enracine dans un jeu temporel et littéraire de reflets spéculaires aussi bien chez
l’auteur que chez le Prince Salina. C’est justement en 1860 que se dessinent les premiers
symptômes de la fin imminente de l’aristocratie sicilienne, accentuée près de cent ans
plus tard en 1957, lorsque la parabole descendante est sur le point de se conclure. Le
processus historique aboutit sociologiquement à la fin d’une classe, synonyme de la fin
d’une époque. A ce point, alors que la trame romanesque peut laisser supposer que tout
continue par une sorte de passation de pouvoir dans la traditionnelle symbiose d’une
riche nouvelle bourgeoisie et d’une noblesse décavée – malgré le titre explicite du
chapitre conclusif de la dernière partie du volume : « Fin de tout », consacré au mois de
mai 1910 - , l’auteur peut vraiment assister au déclin des valeurs du passé mais sans
être en état de dépasser cette crise et d’adopter de nouvelles valeurs, qui permettraient
de donner un sens à cette nouvelle existence mais auxquelles il ne croit guère. Devant
une impuissance quasiment métabolique à résoudre ce dilemme existentiel, Lampedusa
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Tomasi di Lampedusa
se réfugie dans son œuvre, comme il le fait dans le récit « Les Lieux de ma première
enfance », dans ce qui peut survivre dans le temps à l’individu singulier : la maison, qui
acquiert alors, dans ce contexte, l’aura du sacré. Effectivement, lorsque le thème de la
maison est abordé dans le texte, il est le plus souvent lié au terme de « pérennité »,
synonyme d’éternité et de la surprenante image du « temps congelé », notamment dans
la résidence d’été de Donnafugata. Dans cette optique, il n’y a aucunement lieu de
s’étonner lorsqu’on lit dans « Le Professeur et la Sirène » : les anciennes familles
« possèdent une mémoire, minuscule il est vrai, mais de toute façon plus grande que les
autres. Elles constituent ce [qu’elles peuvent] espérer de mieux en matière d’immortalité
physique » (sic) Ces éléments biographiques épousent le talent fictionnel de l’auteur
engendrant la dualité thématique éternité versus précarité qui constitue le leitmotiv de la
trame romanesque.
A ce point, faisons un sort à un autre leitmotiv, fallacieux celui-ci : la Sicile du
Guépard n’est pas en tous points statique. Malgré le jugement négatif de l’auteur sur les
événements, en bien ou en mal, quelque chose a bougé. La très célèbre affirmation de
Tancrède, selon lequel « pour que rien ne change, il faut que tout change », de toute
évidence ne traduit pas l’opinion de Lampedusa ni du Prince Salina d’ailleurs qui, à
l’heure de sa mort, se reconnaît comme le dernier de sa lignée. Il est ainsi évident que
les ratiocinations du protagoniste non plus ne sont pas statiques. Sans qu’il lui soit
humainement possible d’incarner un héros du progrès et de l’égalité sociale, son opinion
sur la situation politique évolue tout au long du roman, dévoilant, sinon sa confiance
dans l’imminent nouvel ordre des choses, sa désillusion totale quant à l’ancien ordre des
choses et à la valeur et aux capacités des aristocrates ses pairs de faire dignement face à
un tel bouleversement historique.
De la mort symbolique des choses au crépuscule d’un monde, il nous faut
maintenant considérer le thème de la mort individuelle et l’attitude du protagoniste à cet
égard. Dans ce cas également, les aspects contradictoires alternent au cours de l’œuvre.
Avant tout, il s’agit de distinguer la mort physique perçue par le Prince et la mort comme
condition au-delà de la vie imaginée par lui. La première fait de fréquentes apparitions
dans le roman et est toujours décrite de façon répugnante ; ceci est parfaitement
compréhensible dans la logique de la forma mentis que Lampedusa a imaginée pour le
protagoniste profondément bouleversé par tout ce qui peut signifier une atteinte à son
idéal de beauté. Contrairement à ce que nombre de critiques affirment, il n’y a là aucune
intention de « courtiser » la mort (« la morte corteggiata » devenue un poncif de la
critique lampedusienne superficielle). Cette vision de la mort physique est bel et bien
haïe, à l’opposé de la mort comme condition au-delà de la vie, imaginée comme quelque
chose d’abstrait, de pur, de parfait et d’absolument étranger à tout ce qui est matière : à
l’image idéalisée du monde des étoiles. A tel point que les heures passées dans son
observatoire privé sont considérées comme « un goût par anticipation des béatitudes
mortuaires », c’est-à-dire une entité spirituelle et rationnelle dénuée de matérialité,
synonyme de spiritualité pure et parfaite, « une région de pérenne certitude ». En ce
sens, elle est très fréquemment désirée, voire parfois invoquée. Ce désir intense de
« voluptueuse immobilité » (oxymore superbement ciselé reprenant les deux axes
analytiques de l’idiosyncrasie du Prince : sensualité et spiritualité) nous permet donc de
nous poser la question suivante : la mort est-elle un mal inévitable ou une suprême
consolation ? Que la réponse soit exclusive ou inclusive, la mort de Don Fabrizio est
l’unique moment du roman où les deux champs thématiques opposés se fondent de
façon harmonieuse en une synthèse singulière car aussi bien une image sensuelle et
terrestre clôt l’existence du protagoniste : une femme dont l’aspect et l’attitude
suggèrent qu’elle va s’unir au défunt, dans une éternelle jouissance qui doit être dans
l’esprit du Prince la définition hypothétique, et non antinomique, d’une contemplation
spirituelle qui serait également une pure joie intellectuelle.
Une telle manière d’envisager la mort est peut-être reconductible à une relation
de type spéculaire entre le caractère sicilien et le paysage insulaire, ambivalent dans sa
beauté et son aridité, souvent pris à témoins d’une interprétation paradoxale de ce que
Lampedusa appelle « une terrifiante insularité d’âme ». Loin d’être un poncif littéraire
éculé, dans Le Guépard comme dans l’œuvre néoclassique d’Ugo Foscolo Les Dernières
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Tomasi di Lampedusa
lettres de Jacopo Ortis (Le Ultime lettere di Jacopo Ortis) et, dans une moindre mesure,
comme dans le monument romanesque, symbole du roman historique romantique,
d’Alessandro Manzoni Les Fiancés (I Promessi Sposi), l’osmose entre paysage et états
d’âme apparaît même plus accentuée, en ce sens qu’elle n’est pas épisodique, en rapport
à un moment particulier avec les angoisses de l’épistolier foscolien ou avec l’action de la
Providence dans les vicissitudes de Renzo, le protagoniste manzonien. Elle est
véritablement consubstantielle de la mise en scène du contexte de l’œuvre, ayant une
profonde influence sur le caractère et sur la personnalité des habitants de l’île. A tel point
que le Prince lui-même, face au Piémontais Chevalley, reconnaît que « toutes ces choses
[les extrêmes climatologiques et les paysages conséquents typiques de la Sicile] ont
formé notre caractère qui demeure de la sorte conditionné par les fatalités externes ».
Contrairement à quelque influence humaine sur les lieux mêmes de l’action, c’est bien le
milieu insulaire qui pétrit et sculpte depuis toujours la conception vitale sicule. Objet de
multiples critiques en partie justifiées mais souvent erronées car étrangères au genre
romanesque adopté par Lampedusa et au contexte aussi bien historico-sociologique que
psychologique de l’époque mise en scène – semblable traitement évoque les polémiques
dont fut victime le film de Roberto Rossellini intitulé Viva l’Italia (1960) sur les luttes
garibaldiennes -, cette vision de l’âme sicilienne est en parfaite harmonie avec la
Weltanschauung de Don Fabrizio (et de l’auteur) dont le monologue a le caractère d’un
manifeste artistique et poétique en tant que témoignage d’un esprit tourmenté et d’une
profonde crise de confiance submergeant la réalité entière d’une époque.
6
Le
Guépard :
autobiographique ?
roman
historique
ou
œuvre
N’en déplaise à de nombreux critiques de tous horizons, Le Guépard n’est pas un
roman historique traditionnel centré sur la situation politique de la Sicile juste après le
débarquement à Marsala des Mille de Garibaldi. En incise, précisons qu’au niveau
cinématographique, alors que le producteur de ce qui deviendra Le Guépard viscontien
Goffredo Lombardo cherchait une adaptation qui respectât l’esprit et la lettre de l’œuvre
originale, il refusa deux scénarii de Giannini, coupable d’avoir écrit une histoire de l’Italie
risorgimentale au lieu d’avoir respecté l’impératif catégorique inhérent au Bildungsroman5
ou roman de formation qu’est aussi le roman de Lampedusa - puisqu’aussi bien il met en
scène l’évolution caractérielle d’une tranche de vie d’un protagoniste au déclin de sa
parabole existentielle (cf. Edition Prestige de 2007 du Guépard de Luchino Visconti,
supplément au DVD 1). La même problématique et le même dilemme conséquent
concernent l’œuvre romanesque. Celle-ci est surtout centrée sur une interrogation
d’ordre existentiel. Probablement, le choix de l’année centrale 1860 (les quatre premières
parties y sont consacrées, de mai à novembre ; puis un mois par chapitre correspondant
aux années 1861, 1862, 1883 et 1910) a-t-il permis à l’auteur, outre la nécessité
dramatique au sens structurel et psychologique qui s’y rattache, d’offrir à son
personnage éponyme le miroir d’une typique situation de fracture et de crise sociologique
et historique. Nous sommes bien éloignés de la crise de l’homme moderne dictée par la
vacuité de l’existence d’un Zeno Cosini dans La Conscience de Zeno d’Italo Svevo ou des
Six Personnages en quête d’auteur de Luigi Pirandello, nourris les uns et les autres de
psychanalyse émergente et des entrelacs d’un double je et des jeux du double. La
contemporanéité de l’action et des dates de publication des deux œuvres citées ci-dessus
(1923 et 1921) laisse place dans Le Guépard à une antériorité factuelle qui correspond à
une exigence nécessaire pour l’auteur d’objectiver et donc de distancer une matière
livresque trop intimement douloureuse, voire épidermique. Cette distanciation s’opère
non seulement d’un point de vue chronologique mais aussi par une sorte de double
transfert psychologique : ses propres dilemmes et inquiétudes sont reportés sur le
personnage historique familial de son arrière grand-père, à son tour incarné dans le
personnage fictif (également doublement autobiographique simultanément) du Prince.
Sans vouloir prétendre que nous nous trouvons là devant la complexité de la
5
Roman de formation
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Tomasi di Lampedusa
problématique des voix narratives de proustienne mémoire, il y a dans ce cas une sorte
de délégation de parole dont le noyau est constitué par la conscience aiguë de la
précarité inouïe du processus historique d’une décadence annoncée, vécue en aval par
l’auteur, transposée en amont dans sa double hypostase. Dans ce cas, il est légitime de
s’interroger sur une possible identification entre Don Fabrizio et Giuseppe Tomasi Di
Lampedusa (comme par ailleurs les principaux acteurs du film adapté du roman, Claudia
Cardinale et Alain Delon, avaient imaginé Luchino Visconti lui-même dans le rôle titre)
afin de disserter sur la question de l’autobiographie dans Le Guépard. Certains critiques
ont soutenu l’hypothèse qu’il s’agit d’une œuvre autobiographique. En jouant sur les
mots, qu’il me soit permis de proposer plutôt une définition qui serait celle d’une
« pluri(auto)biographie » dans le sens de ce qui précède puisque priment cependant, sur
une sorte d’échelle des valeurs ou des degrés d’implication biographique réelle ou fictive,
le souvenir de l’aïeul et la création du protagoniste ; les apports strictement personnels
de l’auteur, sans être insignifiants (le premier dans l’absolu étant la gémellarité
caractérielle des trois entités) peuvent être réduits à la portion congrue. A titre de
comparaison, alors que Lampedusa écrit en 1957 à un ami aristocrate et cultivé une
lettre - « manifestation d’understatement » élevée au rang de modèle de comportement
en même temps éthique et esthétique » selon Gioacchino Lanza Tomasi - dans laquelle il
souligne « une poésie particulière mélancolique » dans son œuvre, l’auteur oppose celleci aux Princes de Francalanza de Federico de Roberto (I Viceré). Les explications qu’il
nous fournit me semblent éclairer les raisons pour lesquelles on ne peut définir le
Guépard ni comme un roman historique ni comme une œuvre autobiographique. En effet,
le passage in extenso est le suivant : « il présente un certain intérêt parce qu’il montre
un noble sicilien dans un moment de crise (dont il n’est pas dit que ce soit seulement
celle de 1860), comment il y réagit et comment s’accentue le déclin de la famille jusqu’à
la débâcle presque totale : tout cela, cependant vu de l’intérieur, avec une certaine
participation de l’auteur et sans aucune hostilité, comme l’on en trouve au contraire dans
les Viceré ». Si, comme le prétend le bandeau publicitaire de la nouvelle traduction de
l’œuvre de De Roberto, cette dernière « inspira » Lampedusa pour l’écriture du Guépard
alors ce fut a contrario. Plus sérieusement, les expressions de l’auteur contiennent trois
concepts qui battent en brèche les deux définitions supposées, par trop catégoriques, du
roman historique et de l’œuvre autobiographique : l’hétéronymie du protagoniste ;
l’amplitude du moment critique ; l’empathie de l’écrivain. A mi-chemin de la symbiose
autobiographique, de l’analyse concrète et documentée d’une période historique, Le
Guépard échappe même par son ironie débonnaire, jamais sarcastique ou cynique, au
défaut souligné par Lampedusa (l’hostilité) qui caractérise Les Princes de Francalanza que
la critique n’hésite pourtant pas à classer dans la catégorie des romans historiques. Chez
De Roberto, en effet, n’existe aucune sympathie autobiographique envers ses
personnages, mais un rigoureux scrupule documentaire veiné de pessimisme ; du point
de vue narratif, la narration y est continue, selon le modèle classique du roman du XIXe
siècle alors que chez Lampedusa le fil narratif est haché et la continuité événementielle
repose sur le processus de l’évocation ; l’exposition factuelle objective du premier laisse
place chez le second à l’allusion et aux effets stylistiques. En un mot, si l’écho d’une
reconstitution historique se fait sentir dans Le Guépard, elle est essentiellement le fruit
d’une élaboration intellectuelle et nostalgique, plus que d’une analyse fidèle aux principes
de l’historiographie, même adaptée aux règles du roman dit historique.
Il est possible, comme le fait Leonardo Sciascia dans son essai déjà cité :
Pirandello e la Sicilia, d’accuser Lampedusa d’insensibilité historique en se basant sur
l’astoricità (le manque de fondement et d’engagement historique) des convictions mises
dans la bouche de Don Fabrizio comme de Chevalley lors de leur colloque, que le
critique-écrivain considère comme le pilier du volume. Il considère ce passage comme le
révélateur du rapport de Lampedusa à l’Histoire et comme démonstration de l’absence du
sens de l’Histoire dans Le Guépard. Outre le caractère aristocratiquement indifférent de
l’auteur qu’il perçoit dans l’ironie particulière qui ponctue ses pages, Sciascia taxe Le
Guépard de n’être que l’alibi littéraire existentiel d’une aristocratie sicilienne décadente.
Ainsi, entre une critique de gauche incarnée par Elio Vittorini, qui voyait personnellement
dans l’œuvre de Lampedusa « une séduisante imitation des Viceré de De Roberto » et qui
condamnait les divagations chronologiques du Prince qui aurait dû au contraire
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s’enraciner profondément dans la réalité de son époque pour s’insérer véritablement
dans les schémas structuraux du roman historique, et l’enthousiasme d’un auteur de
droite tel que Giorgio Bassani qui définissait Le Guépard comme « un formidable exemple
de poème national, un indiscutable exemple de littérature nationale-populaire » (sic),
dans quelle catégorie littéraire et/ou historique placer cette œuvre ? La seule réponse
possible qui me paraît convenir, avec toutes les réserves et en considération de tous les
tenants et aboutissants auparavant abordés, serait celle-ci « une confession
autobiographique transposée dans une trame historique ».
7. Structure et style du Guépard :
Une telle définition peut sembler décevante, voire tautologique, après le
questionnement qui l’a précédée ; elle n’en demeure pas moins probante si l’on analyse
les deux points annoncés.
En ce qui concerne la structure du roman, décousue selon certains pour cause de
digressions discordantes et de rajouts inutiles donc étrangers à la substance livresque,
également à cause des deux écarts chronologiques conclusifs de vingt-cinq ans, il s’agit
de savoir à qui ou à quoi imputer de tels défauts, si toutefois on peut les qualifier de la
sorte. Sont-ce le résultat d’une partielle méconnaissance des outils expressifs de la part
d’un littérateur en herbe ou les impondérables circonstances humaines dans lesquelles
l’œuvre fut conçue ? Une analyse approfondie de la structure d’ensemble de la trame
romanesque et de l’insertion dans celle-ci des passages qui posent problème nous
permettra d’éclaircir le dilemme. Parallèlement, nous mettrons en évidence pour chaque
partie constitutive de l’œuvre la thématique principale qui la caractérise ainsi que les
constellations thématiques secondaires qui l’illustrent. Dès l’abord, nous pouvons
souligner qu’une constante se retrouve toujours dans la construction de chaque chapitre
jusqu’au sixième ; elle ne caractérise pas les deux derniers. Les différents épisodes sont
intégrés dans la trame de manière à créer un développement qui ne se déroule pas en
une ligne droite mais qui se dénoue au contraire en un jeu dialectique de thèse-antithèse
continuellement alternées. Les deux chapitres conclusifs en constituent alors la synthèse.
Le premier chapitre peut être subdivisé, après les pages initiales qui présentent
et décrivent les personnages, en deux longs épisodes, celui du soir du 12 mai avec
l’escapade à Palerme du protagoniste et celui de la matinée du 13 avec le départ de
Tancrède et les réflexions politiques dans l’observatoire. Les éléments que Lampedusa a
à sa disposition dans la seconde partie du chapitre sont identiques à ceux de la première
partie (mêmes personnages, même paysage, même situation politique) mais
l’atmosphère, les états d’âme, la perspective sont complètement inversés : il s’agissait
de montrer comment, en l’espace de vingt-quatre heures, le prisme peut se transmuer
(pro memoria : cf. par exemple la nuit du 12 mai et le matin suivant, la description de
Palerme et celle du port : sombres et comminatoires puis rayonnantes et apaisantes).
Dès l’abord, ces quelques remarques permettent d’affirmer que, si l’on considère les faits
concrets qui ont lieu dans la réalité extérieure tout au long de la trame historique, le
roman peut être qualifié de roman statique, mais le développement complexe et intérieur
que l’on perçoit au niveau psychologique des états d’âme des personnages, notamment
du Prince, permet d’affirmer le contraire.
Thématiquement, ce premier chapitre est centré sur la notion de privilège, liée au
statut social de la famille, et sur le concept individuel que s’en fait le protagoniste. L’idée
de la féodalité est enrichie par ailleurs par l’auteur dans une représentation artistique
inclusive soulignant l’empathie de Lampedusa par rapport à la matière mise en scène. La
première occurrence de ce privilège consiste dans l’absolue normalité quasi protocolaire
des 12-13 mai 1860 malgré l’importance historico-politique de l’épisode qui se déroule
dont a conscience le perspicace protagoniste. Significativement la réalité trop
prosaïquement laïque du monde exogène ne peut et surtout ne doit pas perturber
l’organisation et la pérennité de la vie domestique aristocratique endogène. Une telle
situation est soulignée par trois éléments, un paratextuel et deux infradiégétiques : le
sommaire de cette première partie dans la table analytique qui ressemble fort à un
programme protocolaire d’une typique journée nobiliaire, en l’occurrence deux journées
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successives ; la datation « mai 1860 » ; la fin du Rosaire en latin qui devient ainsi la
phrase d’ouverture ou incipit en italiques du roman (comment ne pas y voir aussi l’indice
d’un épilogue annoncé : la fin d’un monde dans la mort de son patriarche ?). Nous avons
là trois piliers qui symbolisent l’élévation et l’inviolabilité d’un microcosme protégé de la
vulgarité de l’Histoire au quotidien. Même la datation à effet dichotomique, semblable à
la datation d’une chronique familiale privée plus qu’à une véritable injonction historique,
échappe à l’impératif chronologique qui est le sien. Elle permet cependant aux épisodes
du soldat mort retrouvé dans le parc de la villa des Salina et des audiences royales de
s’insérer dans le contexte romanesque, y transposant l’écho d’une situation politique
externe. En ce sens, l’auteur structure son œuvre en opposition avec le roman historique
traditionnel puisqu’il dissout les vicissitudes historiques en les instillant dans les pensées
et le comportement des personnages, privilégiant dès lors la conscience totalement
subjective, pour le moins épidermiquement rétroactive mais fortement limitée, d’une
caste. Mais, au-delà du privilège et de ses multiples manifestations, l’esprit critique de
Lampedusa se manifeste en suggérant la fragilité du diaphragme qui sépare événements
familiaux et péripéties historiques. Outre l’incipit, soulignons dans la présentation du
Prince l’expression : « Premier (et dernier) d’une lignée » (où deux lignes temporelles se
rejoignent en un vertige abyssal : patriarche et fin de race s’incarnant dans le même
homme). De manière synthétique, nous avons là une structure alliant axe horizontal et
axe vertical puisque la situation contemporaine du Prince par rapport à ses
contemporains et en premier lieu à sa famille s’inscrit dans la ligne (lignée) séculaire de
sa maison. Sur ce point spécifique, cette formule horizontale-verticale (par ailleurs
caractéristique de tout le roman) est également propre au roman historique mais ne
demeure qu’une similitude isolée. Eclairons cela par le rapport au temps historique du
Prince : si la conscience des siècles passés lui est consubstantielle, il n’est pas aveugle
aux changements contemporains – ces deux points peuvent alimenter une réflexion
théorique de type historique – mais lorsqu’au passé et au présent qui se mue rapidement
en passé antérieur s’ajoutent les brèves allusions de l’auteur à des faits largement
postérieurs au présent de narration du roman ou à des dates inhérentes à la destinée de
sa propre famille et au contexte des années du succès éditorial (inconnu naturellement
de Lampedusa) de son œuvre (renvoi à l’année 1960), nous sortons absolument de ce
schéma. L’explication de ce phénomène consiste dans le fondement originel de
l’inspiration de l’auteur : il s’agissait d’exprimer dans ses moindres détails une expérience
existentielle et atavique laborieuse et complexe qui eût été le reflet du processus qui
avait inauguré le phénomène de décadence d’une classe et de la civilisation qu’elle
symbolisait. En ce sens, il est indubitable, pour qui y est sensible, que Le Guépard est
l’œuvre de la poésie nostalgique du privilège. La perspicacité, qui en est la contradiction,
rétablit néanmoins l’équilibre avec la réalité extérieure puisque les nouvelles historiques
filtrent à travers les murs du palais et imposent volens nolens le lien direct qu’elles
représentent avec l’hypothétique survivance de ce microcosme. C’est donc la
connaissance approfondie des mécanismes historiques, à l’œuvre dans la dynamique
historique, de l’auteur (et du lecteur) qui accentue la vigueur de la nostalgie
lampedusienne ; sans la conscience de ce qui est historiquement sous-jacent, le message
humain du roman nous échappe. Dans cet équilibre entre intelligence et sentiment,
Lampedusa s’octroie une revanche sur l’Histoire. Le passé est alors sublimé ; ses
représentants vaincus sont réhabilités par l’art. La sublimation n’est cependant qu’un
élément de cette revanche par écriture interposée. L’ironie également remplit cette
fonction. Par exemple, lors de la conversation entre le Prince et le surintendant Russo,
symbolique d’une catégorie sociale en pleine ascension et responsable anonyme,
directement ou pas, du déclin des anciennes familles aristocratiques. Ce dialogue illustre,
à l’instar de celui du Prince et de son neveu, la structure alternée thèse-antithèse
puisque si la thématique est identique ainsi que le substrat psychologico-logique, la caste
sociologique à laquelle appartiennent les deux interlocuteurs de Don Fabrizio détermine
nécessairement une idéologie sous-jacente fondamentalement opposée. Cependant, dans
la dichotomie des idées de tous deux par rapport à l’opinion du protagoniste, notons que
si Tancrède fait épisodiquement figure d’électron libre au sein de sa famille et de la
noblesse sicilienne par son apparent engagement libertaire, Russo, bien que représentant
un ennemi potentiel d’un point de vue sociologique et politique, est malgré tout mieux
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loti dans la description qui en est faite que ne le sera plus avant le « cafard » Sedàra. Il
existe en effet des degrés dans la négativité ; le fait que ce soit justement Angelica, la
fille de ce dernier, qui épousera Tancrède deviendra alors hautement significatif de la
décadence de la famille.
Ainsi, dans cette emblématique scansion des vingt-quatre heures de la vie d’une
famille aristocratique sicilienne (symboliquement encadrées par la fin du Rosaire et le
début du même en conclusion, à l’image d’une sécurité illusoire et d’une chronologie
statique), ces deux dialogues s’avèrent décisifs. Sans bien entendu la résoudre ni
l’expliciter vraiment, ils délimitent dans la structure romanesque l’essentiel de la
problématique historico-sociale de la trame narrative.
Précisons en conclusion un point d’importance pourtant : de trop nombreux
critiques et autant de lecteurs trop désinvoltes affirment que la vision prosaïque et
cynique qu’a Tancrède du processus historique en marche est alors partagée par un Don
Fabrizio convaincu. Son proverbial quant à soi et son esprit critique et perspicace
l’empêchent bien au contraire d’adopter la « doctrine Tancrède » dont l’utopie lui
apparaît aussitôt derrière un réalisme probablement temporairement franc mais
également myope. N’oublions point, en effet, que cette illusion véhiculée par Tancrède a
été insérée par Lampedusa dans la première partie du Guépard où l’emporte la
thématique du privilège (faussement sempiternel), alliée à celle de l’expérience séculaire
et de l’âge, incarnée dans le personnage du Prince face à la fougue juvénile et à
l’impéritie de son neveu. [cf Analyse narrative parallèle des conversations du Prince
et de Tancrède, pp. 31-33, et du Prince et de Russo, pp. 31-40, in édition Points]
Dans le second chapitre, les moments de plaisir et de tristesse qui ponctuent
de manière contrastée le chapitre initial alimentent la structure, permettant de constater
que la succession des épisodes qui le constituent n’est nullement arbitraire mais répond à
une logique précise. Effectivement, une lecture attentive du texte montre que celui-ci est
structuré en neuf moments qui font s’alterner les trois thèmes de la sérénité initiale (le
voyage vers Donnafugata ; l’étape), de l’amertume (précédents et déroulement du
voyage) et de la « réassurance » (néologisme justifié par le vocable italien
« rasserenamento » au sens de « se rasséréner » mais point de manière totale et
intrinsèque comme dans la sérénité initiale justement), comme on le perçoit de l’arrivée
à Donnafugata à la rencontre avec Don Onofrio Rotolo, l’administrateur du Palais Salina.
Ces deux derniers thèmes réapparaissent alors trois fois, toujours de manière alternée :
- amertume (conversation dans la salle de bains ; - surprise avant le dîner ; Don Fabrizio
et les étoiles) ; - « réassurance », voire réconfort (la fontaine d’Amphitrite ; le dîner et
réactions diverses ; visite au monastère).
La toute fin du chapitre n’a qu’une fonction d’annonce indicielle (« Ce que l’on voit d’une
fenêtre »), dévoilant la silhouette de Tancrède sur la place de Donnafugata,
vraisemblablement sur le point de faire une visite de courtoisie … amoureuse.
Du point de vue thématique, après une description impitoyable des conditions
climatologiques et des paysages arides traversés lors du voyage (premier indice d’une
similitude identitaire entre nobles et gens du commun, tous également victimes d’une
nature « marâtre », au sens léopardien, dure et opiniâtre dans ces conditions extrêmes),
à Villa Salina les échos de la « révolution » en germe subissent la traditionnelle réduction
prismatique et rassurante qui puisse les rendre tolérables. Cependant, justement en
raison de cela, le questionnement identitaire du Prince s’accentue : Palerme correspond à
l’apparence du privilège nobiliaire de la famille alors qu’à Donnafugata, leur fief de la
province d’Agrigente (Girgenti), se trouvent les racines de leur lignée. Au contact donc de
la substance et de l’essence les plus intimes de leur aristocratisme, il est logique que les
interrogations du temps se fassent davantage sentir. Dès lors, d’un côté le refuge familial
estival est positivement perçu en ce sens, de l’autre il constitue l’aiguillon qui sensibilise
le dilemme sur la pérennité de ce symbole de sécurité qu’est le privilège aristocratique
féodal. D’autant plus qu’à Donnafugata aussi les échos de transformations politicosociales se manifestent, pour l’heure de manière insidieuse (l’écharpe tricolore du maire
Don Calogero Sedàra ; les inscriptions antibourboniennes sur certains murs). Comme à
l’accoutumée dans ce roman psychologique, les effets des événements historiques se
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muent en réactions intimes, essentiellement circonscrites au personnage du Prince. Ainsi,
ayant eu l’impression que le village est bien immuable, c’est le village qui trouve le
protagoniste transformé profondément lorsque celui-ci, utilisant des expressions très
cordiales invitant au Palais à neuf heures et demie « tous nos amis », signe
involontairement par ces mots la mutation sociologique qu’il redoutait : « et à partir de
ce moment commença, invisible, le déclin de son prestige. » L’illusion d’une pérennité à
bref et moyen terme est subrepticement travaillée, donc sapée, par un séisme qui
donnera ses fruits à plus longue échéance.
Don Fabrizio est donc lui aussi victime du « lent fleuve » du pragmatisme sicilien
mais tente d’y échapper par son constant détachement du monde dans l’attraction
fervente de étoiles. Cette attraction traduit son amour pour l’harmonie et l’abstraction
inaltérables qu’elles représentent. Ce thème fondamental apparaît lors de trois
occurrences qui correspondent à trois moments évolutifs de la trame narrative :
- pendant le voyage vers Donnafugata ;
- lors de l’entretien avec le Père Pirrone sur l’amour de Concetta pour
Tancrède ;
- à la fin du premier jour de villégiature dans le palais d’été.
Etant donné que la conscience de Don Fabrizio est déterminée par son moi social et par
les vicissitudes contemporaines, sa propre méditation est logiquement structurée et
graduée suivant le processus événementiel : à Donnafugata, l’opposition est encore nette
entre les cieux éternels et les petits incidents de la vie quotidienne ; face à la brutalité
du paysage naturel et social de la Sicile, le désagrément surtout physique et la réflexion
globale désillusionnée sur sa vie déterminent une fonction thaumaturgique du monde
stellaire ; lorsque les première manifestations concrètes d’une modification inéluctable de
la condition politico-sociale de sa caste et de sa famille se font sentir, notamment
concrétisée par la visite de Don Calogero et de sa fille Angelica qui symbolisent
l’Histoire en marche [cf. Analyse narrative de l’extrait pp. 80-82, in édition Points], le
recours aux étoiles se mue en une véritable fuite devant la réalité, une sorte de
dissolution mentale dans un non-être d’essence philosophique plus que spirituelle. Nous
assistons là de nouveau à la mise en scène typique d’une structure inversée. Le
crescendo dans le concret des faits s’accompagne d’une accentuation de l’abstrait de la
situation d’évitement. Le sens d’une telle perspective consiste dans la volonté insistante
de se leurrer du protagoniste, et simultanément dans l’insistance non moins volontaire de
l’auteur de dessiller le lecteur. En effet, si à moyen terme on peut avoir la rassurante
illusion que rien ne change vraiment (alors que les mécanismes du changement sont déjà
en mouvement) comme le Prince veut le croire, à long terme, Lampedusa en tant que
narrateur omniscient, et la perspicacité du lecteur invitent à comprendre que ce
microcosme se trouve déjà au bord du précipice du monde des privilèges. En conclusion
de cette seconde partie, il nous est donné d’assister à l’irréversible tristesse du Prince
confronté à une réalité annoncée : « De mauvaises choses, des petites pierres qui
courent et précèdent l’éboulement ».
Le troisième chapitre présente la même structure par antithèse que nous
pouvons schématiser ainsi : sérénité (« Départ pour la chasse »), souvenir antithétique
des préoccupations politiques et familiales engendrées par la situation historique
(« Soucis de Don Fabrizio » ; « Lettre de Tancrède »), un épisode où s’imbriquent les
notions contrastées de sérénité et d’amertume (« la chasse et le Plébiscite ») : en effet,
alors que la campagne apparaît éternelle et que la chasse, outre un privilège nobiliaire,
symbolise une fuite hors du temps, l’atemporalité de la Sicile éternelle se heurte à
l’épisode pénible et mesquin du plébiscite, aussitôt suivi (après l’emportement empli de
la dignité des humbles et de leur fidélité « servile », au sens propre, de Don Ciccio
Tumeo et avant le « petit épilogue » qui clôt cette Partie) par le dialogue du Prince avec
Don Calogero (« Comment on avale une couleuvre »). Il s’agit pour Lampedusa de suivre
ainsi le rythme vif, saccadé, contradictoire d’une période historique riche en
rebondissements. De la sorte, si la réalité extérieure est en soi chaotique et dénuée
d’ordre intrinsèque, ce type de structure romanesque réussit à ordonner la matière
narrative tout en respectant ses aspects dichotomiques.
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Dans ce chapitre, un second événement historique après le débarquement à
Marsala nous est présenté en tant que tel, puisque l’indication en début de chapitre du
mois et de l’année (octobre 1860) y fait référence. Ce même plébiscite, au niveau
microcosmique de Donnafugata, nous est décrit de manière assez circonstanciée,
contrairement au caractère nettement plus allusif des données relatives à la lointaine
Marsala. Cependant il est à noter que la nouvelle du débarquement de Garibaldi même
indirectement est l’œuvre de l’auteur en tant que narrateur omniscient alors que le
plébiscite est filtré par la mémoire du protagoniste. Non seulement cet épisode historique
occupe la place centrale dans le sommaire de cette troisième partie mais il est mis en
rapport volontairement avec la remémoration du Prince pendant la chasse. Il s’agit d’un
rapport de nécessité destiné à élaborer une triple dialectique structurelle entre passé et
présent : le filtre mémoriel du protagoniste de 1860 évite la mise en scène trop explicite
du présent de l’auteur si intimement concerné par sa matière livresque tout en
respectant la notion d’immédiateté événementielle. Ceci ressortit également du
contrepoint déjà rencontré ailleurs : ce faisant, Lampedusa met en scène la philosophiae
consolatio de son profond pessimisme en la déléguant à son personnage. Ainsi, le rapport
entre l’intermède féodal de la chasse et la journée patriotique du plébiscite adopte toute
sa plénitude évocatrice ; loin de rasséréner le Prince dans la fausse synthèse politicohistorique de Tancrède, elle le confine dans un pragmatisme réducteur à quoi se résume
pauvrement l’envolée lyrique de son neveu.
C’est que structurellement tous les personnages qui évoluent autour du Prince ont
été créés de manière à seconder l’idéologie de celui-ci, a contrario ou non, évitant
d’oblitérer sa figure qui demeure centrale pratiquement tout au long du roman jusqu’à sa
mort dans le septième chapitre, mais à l’exception du huitième chapitre conclusif. En ce
sens, ces personnages peuvent être considérés comme secondaires ou mineurs, même
ceux qui semblent avoir une primauté sur les autres. La perspective dans laquelle il
convient de les placer est alors apologétique par rapport à Don Fabrizio. Par ailleurs,
même le choix de la thématique historique est conforme à une telle logique puisque tout
est réduit à la mesure et à la vision subjective de ce dernier et ainsi apologétiquement
idéalisé. Le centre de gravité qu’il incarne ordonne nécessairement l’ensemble de la
matière livresque, depuis l’orgueil intellectuel, l’individualisme sceptique et l’identification
entre bonnes manières et morale de classe du Prince jusqu’à la généralisation
sociologique sur le déclin des élites et sur la situation géopolitique de la Sicile et des
événements historiques qu’elle connaît. En guise d’illustration de ces deux paradigmes, il
me semble judicieux de mettre en parallèle deux extraits du chapitre : la confrontation
des réactions individuelles de la Princesse Maria Stella et de l’organiste Ciccio Tumeo à
l’annonce du futur mariage entre Tancrède et Angelica [pp. 104-107 et pp. 126129, in édition Points] et l’analyse du passage historique sur le Plébiscite à Donnafugata
[pp. 113-117, ibid.]. Outre le fait que le dialogue avec Ciccio Tumeo essentiellement
constitue un pont entre le paradigme individuel et le paradigme historique, la similitude
partielle des récriminations de la Princesse et de l’organiste accentue la position
individuelle et historique de Don Fabrizio, à son corps défendant il est vrai.
Les raisons de l’opposition au projet matrimonial de ces deux personnages
diffèrent par la forme mais non point par l’essence. En effet, c’est la race, la gens, qui
s’exprime par les lèvres de l’aristocrate offensée à l’idée d’une telle mésalliance mais
c’est aussi la notion d’honorabilité nobiliaire qui dicte au plébéien Tumeo son discours
nourri de respect et de respectabilité. A l’instar du symbolique vieux majordome de La
Cerisaie d’Anton Tchekhov fidèle à la famille qu’il a toujours servie, il refuse
l’abâtardissement de l’ancienne noblesse féodale au nom d’une fallacieuse évolution
historique. Il est à noter qu’alors que les vicissitudes conjugales sont teintées d’ironie par
Lampedusa, les réflexions de Ciccio Tumeo rencontrent chez le Prince un écho théorique
profond même si le pragmatisme l’emporte sur toute autre considération. On ne peut
imaginer meilleur exemple gravitationnel entre le sommet et la base de la pyramide
sociale microcosmique mise en scène dans le roman.
« L’accélération stupéfiante de l’histoire », symbolisée par la lettre de Tancrède à
son oncle à propos de son mariage avec Angelica, le cède aussitôt au pragmatisme du
protagoniste, conscient qu’une haute lignée décadente ne peut survivre sans l’apport
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d’argent frais. Une telle certitude n’efface cependant point un sursaut d’orgueil nobiliaire
à l’idée de traiter avec un parvenu issu des rangs de ses propres métayers. Ce
« sentiment d’humiliation » se transforme en « foudres d’éloquence » et en « torches de
colère » chez son auguste épouse. Déçue dans son espoir de voir sa fille Concetta
épouser Tancrède, elle énumère les divers points d’inculpation dont son neveu s’est
rendu coupable à ses yeux (libéral, traître aux Bourbons d’Espagne, traître à sa famille,
ignoble dans la requête qu’il soumet à son oncle). Angelica et son père en prennent
également pour leur grade : lui, une canaille ; elle, une catin. Contre ces insanités, le
Prince échafaude un discours basé sur le bon sens et sur le sens des réalités : l’amour
sincère de la jeune fille pour Tancrède ; sa fortune, en partie détournée par son père du
patrimoine des Salina ; le besoin pécuniaire de son neveu ; sa future carrière politique.
En une formule qui concilie les deux paradigmes ci-dessus cités, il précise que Tancrède
« suit son temps, voilà tout, en politique comme dans sa vie privée ». La tempête passée
une pudique réconciliation conjugale clôt l’incident.
Nous retrouvons chez Ciccio Tumeo certains éléments thématiques semblables. En
conformité avec la mentalité de l’époque, les visites et agissements de Tancrède envers
Angelica sont mis au crédit en un premier temps d’un jeune Don Juan sicilien lascif ; une
sorte d’hommage aux maisons féodales d’autant plus sensibles aux apparences au
moment où elles s’abâtardissent. Mais l’annonce du mariage réveille en lui « un
sentiment très ancien » qui lui permet d’avoir le courage de clamer que cela serait « une
vilenie » qui marquerait « une reddition sans condition » et signifierait la fin des Falconeri
et des Salina. La colère innée du Prince face à ces propos se teinte aussitôt de
scepticisme (autre aspect du pragmatisme) lorsqu’il reconnaît chez son vassal
l’expression d’une « tradition sincère » tout en le taxant d’incompréhension quant aux
« usages séculaires » des lignées nobiliaires.
Ces allusions renvoient au passage sur le Plébiscite puisqu’aussi bien cet
événement marque très concrètement pour les Salina le nouveau visage historique
qu’adoptent en 1860 ces « usages séculaires » et que Ciccio Tumeo a voté « non » au
nom justement d’une fidélité aux Bourbons d’Espagne (en l’occurrence, la reine Isabelle,
alors duchesse de Calabre) qui l’ont gratifié de leurs largesses. Le Prince reconnaît en lui
une certaine noblesse et se demande même si « Don Ciccio ne s’était pas comporté plus
noblement » que lui. La vraie condamnation, au-delà de l’autocritique, porte cependant
sur le simulacre démocratique qui a présidé à l’organisation et à la réalisation du
Plébiscite. Les manœuvres antérieures et les manigances et manipulations des votes sont
d’ores et déjà annoncées par le temps « venteux et couvert » de cette journée historique
vécue « au milieu des papiers sales et des ordures soulevés par les tourbillons du vent ».
La métaphore du vent est nourrie de nombreux indices révélateurs des pensées intimes
du Prince. Le souvenir apitoyé et pitoyable du roi Ferdinand mêlé au sentiment d’une
inévitable évolution – assimilable à une involution dans ce cas – de l’Histoire lui donnent
la nette impression de suivre « un corbillard invisible ». C’est véritablement au
crépuscule d’une époque que Lampedusa nous confie. Sous les chromos de Garibaldi et
de Victor-Emmanuel, devant les verres rouges, verts et blancs de rossolis6 censés fêter le
nouveau drapeau de l’Italie unifiée, le comique le dispute à l’ironie, la tristesse à
l’abattement. Tout concourt à insinuer l’hypocrisie et l’inutilité fondamentale d’un
événement et d’un processus historique faussement originels : l’unanimité absolue, la
pantomime démocratique sur le balcon central de la mairie, la factice effervescence
populaire n’empêchèrent pas que « à huit heures tout était fini, et il ne resta que
l’obscurité comme tous les autres soirs, depuis toujours. » La métaphore nocturne
enveloppe ainsi la thématique infradiégétique et l’interprétation supradiégétique qui en
constitue la nécessaire prolongation : au-delà du sommeil éternel d’une Sicile fossilisée
et soumise se dessine la léthargie d’une classe nobiliaire féodale qui entre dans l’ultime
phase de son déclin, annoncée par les apports allogènes d’une riche bourgeoisie en
phase ascensionnelle et les interventions politiques du nouveau pouvoir politique
hégémonique piémontais.
6
Le rossolis est une liqueur qu’on déguste dans des verres d’époque petits et colorés
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Le quatrième chapitre central est celui où priment deux perspectives
structurellement fondatrices de l’évolution de la trame romanesque : la symbiose sociale
qui se concrétise (« Première visite d’Angelica » ; « Arrivée d’Angelica ») et l’irruption au
sein du microcosme princier de l’Histoire en ébullition (« Un Piémontais arrive à
Donnafugata » ; « Chevalley et Don Fabrizio »). Ces deux thèmes antithétiques
s’insèrent en fait dans une conception logique qui fait alterner la réalité sociopolitique
avec la vision privée et sensuelle des relations entre les deux jeunes gens, si ce n’est que
la possibilité d’une concrétisation de leurs projets matrimoniaux n’est rendue viable
justement qu’en raison de l’évolution historique de l’Italie de l’époque. Ainsi, l’épisode
des amours d’Angelica et de Tancrède se déroule en un perpétuel crescendo centré sur la
joie sensuelle et parfaite de la jeunesse et rejoint son acmé dans « le cyclone
amoureux » avant d’entreprendre sa parabole descendante dans la « détente après le
cyclone ».
Il laisse dès lors la place libre aux considérations historico-politiques qui culminent
dans le dialogue entre le Prince et Chevalley, préparé par les pages thématiquement
neutres des deux paragraphes qui le précèdent, constituant une sorte de calme
intermède entre les deux principales perspectives de cette partie. Aux illusions de la
jeunesse peut ainsi s’opposer la vision amère et désillusionnée de l’homme mûr. Il s’agit
de deux mondes représentés par deux modes différents de sentir la vie, en net contraste
entre eux mais qui créent une vision complexe et totale de la réalité de l’époque
Du point de vue sociologique, l’entrevue initiale entre Don Fabrizio et Don
Calogero constitue un noyau analytique important. Il s’agit d’un épisode moins
apologétique que bien d’autres puisque l’historicisation des propos par le narrateur
omniscient laisse entrevoir, dans cette confrontation de deux personnalités sinon
éponymes du moins représentatives de leur microcosme respectif, une réciproque
découverte des qualités de chacun cachées sous les préjugés de tous deux. Dans la
reconnaissance de la part du Prince d’une certaine intelligence pratique des vertus
bourgeoises, il nous est alors donné de reconnaître, aux yeux de l’Histoire, une certaine
infériorité de Don Fabrizio emprisonné dans son incapacité individuelle et sociale
d’apprendre au sens d’évoluer en s’adaptant. Même si le prisme sociologique demeure
inchangé dans l’optique lampedusienne en faveur de l’aristocratie, nous avons là les
données d’une symbiose sociale annoncée. L’ « attraction » réciproque des deux hommes
est destinée à mettre en évidence, dans un mouvement asymptotique, la décadence des
Salina et l’anoblissement des Sedàra. D’un côté donc nous pouvons lire que « les années
passant la maison Salina acquit une réputation de rapacité à l’égard de ses dépendants,
un réputation tout à fait imméritée en réalité, mais qui détruisit son prestige à
Donnafugata et à Querceta, sans que par ailleurs l’effondrement du patrimoine s’en
trouvât aucunement endigué » (p. 144, in édition Points). De l’autre, nous apprenons
que « ce fut à partir de ce moment-là que débuta pour lui [Don Calogero] et les siens
l’affinement constant d’une classe qui au cours de trois générations transforme des
rustres efficaces en gentilshommes sans défense » (p.146, ibidem). Entre ces deux
extrêmes nous sont présentées les raisons inhérentes à cette double révolution
copernicienne. Négativement, la noblesse des uns est atteinte par « une sorte
d’indifférence méprisante » à l’égard des problèmes pratiques considérés comme
triviaux, résultat d’une « bonhomie et d’une mollesse craintive » à l’origine du concept
« sedarien » selon lequel l’aristocratie n’était constituée que d’ « hommes-moutons »
destinés à être tondus par ses soins. Positivement, l’opportunité et le pragmatisme
opérationnel de Don Calogero expliquent l’efficacité immédiate de ses conseils judicieux.
A l’intersection caractérielle des deux personnages se situe Tancrède, capable d’incarner
la jonction entre ces deux conceptions du monde. De la sorte, également pour le père
d’Angelica, le prisme social se diversifie au contact du Prince. Sans abandonner sa
définition de « noble-mouton », il découvre chez lui « une force d’attraction » et « une
certaine énergie qui tendait à l’abstraction, une disposition à chercher la forme de sa vie
en ce qui venait de lui-même et non en ce qu’il pouvait arracher aux autres » (p. 145,
Ibid). Inconsciemment, il commence à intérioriser les codes sociaux et la bonne
éducation qui lui font défaut et qui constituent le premier degré de son élévation dans
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l’échelle sociale [cf Analyse de l’entretien entre Don Fabrizio et Don Calogero, pp.
143-146, in édition Points].
La sensation d’une dissolution concrète de la notion de privilège féodal mêlée à la
certitude
d’une
infime
différence
entre
puissances
dynastiques
(Bourbons
d’Espagne/Savoie) à cette époque d’inévitable transition se manifeste surtout lors de
l’entrevue du Prince avec Chevalley, perçu comme le représentant d’une civilisation
virtuellement plus dynamique. Contrairement à Sedàra, Chevalley est décrit comme
honnête et respectable - c’est un aristocrate piémontais – et le Prince peut aussi élaborer
un discours basé sur le concept de justification de la mentalité et de l’attitude de
l’aristocratie sicilienne. Il s’agit là de la confession idéologique de Salina, à la fois
reconnaissance de la décadence nobiliaire qui récuse le solipsisme sociologique de sa
déchéance, et discours concentrique dont la finalité réside dans l’explicite justification
conclusive, résultante de la double perspective sur laquelle il est fondé : le souvenir
séculaire du passé sicilien et la prévision lucide du proche avenir. Ce long « monologue »
ininterrompu de près d’une dizaine de pages dévoile la fracture identitaire des deux
interlocuteurs : après une introduction mémorable sur l’ancienneté de la famille Salina
symbolisée par une collection de portraits en miniature évoquant un arbre généalogique,
l’offre de Chevalley concernant un poste de sénateur se heurte à l’ignorance du Prince
quant à ce rouage moderne de la politique de l’Italie réunifiée. L’un personnifie l’Histoire
en marche alors que l’autre se résout à ne représenter que l’Histoire en marge. Au lapsus
révélateur de Chevalley qui parle d’« heureuse annexion » pour évoquer ensuite
l’ « union » de la Sicile au Royaume de Piémont-Sardaigne, fait suite la précision
sémantique du Prince lorsqu’il parle d’ « adhésion » de la Sicile au futur Etat italien et
non de « participation ». Une telle précision lui permet de souligner les nombreuses
dominations étrangères imposées à la Sicile, ce qui explique le sentiment d’être une
perpétuelle « colonie » fossilisée dans l’acceptation fataliste de cet état de fait. Contre
l’idée de « terre de conquête » mais bien d’« une partie libre d’un Etat libre », le Prince
oppose une vision insulaire d’une Sicile dans un « demi-sommeil », victime d’un désir
d’oubli, de mort, d’immobilité voluptueuse. Mentalité et paysages se fondent ainsi dans le
caractère sicule qui « demeure donc conditionné par des fatalités extérieures autant que
par une terrifiante insularité spirituelle » (p. 189, in édition Points). Personnellement,
Salina se dépeint comme « un représentant de la vieille classe », inapte à saisir et donc à
défendre les tenants et aboutissants du nouvel Etat. Au point que, dans un passage à la
structure dichotomique itérative, il propose le nom de Sedàra pour occuper ce poste. Il
fait narrativement coup double en ce sens qu’il rétablit l’équilibre en ce qui concerne Don
Calogero dont il réaffirme ainsi toute la vulgarité pragmatique et critique implicitement
une conception de la politique et de l’engagement social qui lui est étrangère. Au
demeurant, en soulignant sa fidélité aux Bourbons, il efface la tache qu’il se reconnaissait
en partie lors du dialogue avec Ciccio Tumeo.
Il réintègre enfin le lot commun des Siciliens quand il reconnaît que, à l’instar de
toute la population, il n’admet en définitive pas qu’on trouble leur « complaisante attente
du néant » au nom de l’espoir de « canaliser la Sicile dans le flux de l’histoire
universelle ». Une mentalité bien particulière, que d’aucuns appellent « fierté » ou
« sentiment de supériorité », qui se résume cependant à n’être que de l’aveuglement,
semble sceller à jamais le sort de la Sicile [cf Analyse de l’entretien Don FabrizioChevalley pp.181-194 parallèlement aux pp. 143-146, in édition Points].
Le cinquième chapitre, entièrement consacré au Père Pirrone, se présente
comme un récit dans le récit où, une fois n’est pas coutume, un personnage secondaire
occupe l’espace habituellement dévolu au protagoniste, le Prince Salina. Ceci ne signifie
pas que cette partie puisse être considérée comme indépendante de la trame
romanesque, qui pourrait donc en être amputée sans autre forme de procès. Un jeu
subtil de renvois thématiques et de structure en abyme lie en effet ces pages à l’intrigue
principale. Il existe ainsi un parallélisme entre les amours de Tancrède et Angelica et
celles de Santino et Angelina (notez les échos sociologiques et psychologiques du choix
du diminutif onomastique). Sur un mode mineur, nous avons là l’humble version d’un
événement majeur, à l’instar des scènes de valets et domestiques dans le théâtre
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classique mais sans aucune volonté ironique ou comique. L’effet recherché est celui d’une
pause, d’une légèreté de ton avant l’assombrissement thématique des trois derniers
chapitres. Dans l’optique d’un approfondissement méditatif à venir sur les thèmes
fondamentaux de l’œuvre, il y avait nécessité de se détacher un moment du tronc
porteur du volume en transposant l’action géographiquement et sociologiquement à San
Cono, le village natal du Père Pirrone, et au sein des catégories populaires paysannes.
Ainsi, l’auteur offre au lecteur une vision en contre-jour de la Sicile des années 1860 et
de la noblesse perçue à travers le prisme villageois, autant nourri de préjugés que peut
l’être la vision qu’ont ces mêmes paysans de l’aristocratie. Le lien humain entre ces deux
mondes est justement incarné par l’homme d’église puisqu’il en est partie intégrante de
par ses origines et sa fonction spirituelle auprès de la famille Salina ; il est donc en
mesure de comprendre aussi bien les ressorts du monde populaire que les
caractéristiques psychologiques essentielles de la noblesse. Cette position d’observateur
privilégié se traduit parfaitement dans la discussion du Père Pirrone avec l’herboriste,
pratiquement un monologue, presque à l’instar du dialogue du Prince avec Chevalley
dans le chapitre précédent [cf la discussion entre le Père Pirrone et l’herboriste,
pp. 205-210, in édition Points]. L’ecclésiastique insiste sur la nature artificielle de
l’aristocratie qui évolue dans un univers créé sui generis pendant des siècles, basé sur les
concepts de mémoire collective et d’indifférence aux possessions terrestres, découlant du
privilège de l’habitude du bien-être et de l’aisance. Une telle allusion à ce qu’on peut
considérer comme un microcosme (auto) « conditionné » présente donc nombre
d’analogies thématiques et structurelles avec le dialogue Salina-Chevalley. Nous avons là
l’équivalent dialogique a minore de l’épisode prosaïque des noces des deux villageois par
rapport aux exempla de leurs supérieurs. Dans ce cas également, l’interlocuteur est
presque muet, n’est qu’une incitation au quasi monologue. Par ailleurs, dans une optique
différente mais point antithétique, deux thèmes identiques sont développés à savoir les
vicissitudes de la Sicile et l’essence de l’aristocratie. Les propos du Père Pirrone peuvent
faire penser qu’il existe une incommensurable et irrémédiable diversité entre ces deux
parties du genre humain. Cependant, une analyse attentive du passage qui tiendrait
compte des sous-entendus et des allusions, que nous avions déjà rencontrés dans le
dialogue Salina-Chevalley, montrerait que cette diversité est une diversité sociale de
façade et non point une diversité ontologique profonde. En effet, de même que la
politique matrimoniale aristocratique n’est que le versant noble des manigances
pécuniaires du clan familial des Pirrone, nous pouvons souligner l’identité réelle des
ressorts des uns et des autres quant aux motivations existentielles qui leur sont propres.
La sagacité du Prince Salina comme la perspicacité du Père Pirrone corroborent à mimots une sorte de reflet spéculaire en ce sens du noyau thématique des deux passages.
Ceux-ci cautionnent donc le caractère idéologiquement cohérent de ce chapitre qui
s’insère parfaitement dans l’œuvre dont la cohésion est ainsi sauvegardée.
Une sorte de discours de type socratique – au cours duquel les réactions ou
réponses de Don Pietrino l’herboriste sont parfois réelles parfois supposées par le Père
Pirrone une fois qu’il s’est endormi – suit la question sur le comportement du Prince
Salina face aux événements. Il est à noter que ceux-ci sont constamment dénommés
« révolution » et jamais Risorgimento, sans que l’on puisse uniquement expliquer cela
par la contemporanéité des faits et le manque de distanciation historique de la
conscience scrutatrice du protagoniste. Dont acte. Cependant, l’événementiel historique
apparaît décharné, vidé de tout poids décisif par la différence essentielle, au sens littéral
du terme, des nobles selon le Père Pirrone. Ainsi, il est tour à tour question de
préoccupations « futiles » nobiliaires, étrangères au commun des mortels, dans un
passage où la psychologie élitiste du Grand Siècle à la Saint-Simon le dispute aux échos
mondains à la Marcel Proust, de considérations spirituelles empreintes de bon sens et du
bien sans ostentation dicté par la bonne éducation et le bon goût. Tout ceci peut être
résumé par la formule du Père Pirrone où trois expressions fortement synonymiques mais
point tautologiques ou pléonastiques énoncent avec force et justesse le fonds ancestral
originel de telles caractéristiques : « obscur instinct atavique ». Lorsque « la pudeur des
ennuis » s’ajoute à la liste, deux expressions latines se présentent logiquement à l’esprit
et sur les lèvres de l’ecclésiastique. La première est une formulation liturgique
prosaïsée : il y est question de la magnificence des familles aristocratiques « ad maiorem
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gentis gloriam » en lieu et place de l’Eglise ; au nom de l’hérédité de la gens par ailleurs,
donc au nom d’un idéal supérieur et transcendant l’individu isolé et transitoire, même les
préjugés de classe et les mauvaises actions se voient absouts par l’expression : « Fata
crescunt ». Une telle indulgence a beau, selon le personnage mis en scène, concerner
l’ensemble du genre humain condamné depuis le Péché originel à plier sous le poids de la
culpabilité fatale, il n’en demeure pas moins que la pérennité de la noblesse au sommet
de la pyramide sociale s’explique à ses yeux par une « différence » véritablement
intrinsèque. La conclusion du discours du Père Pirrone évoque alors celle du Prince quant
à la survivance sous une forme ou une autre de la suprématie nécessaire d’une classe
sociale sur les autres : « si, comme tant de fois cela est arrivé, cette classe devait
disparaître, il s’en constituerait une autre équivalente avec les mêmes qualités et les
mêmes défauts : elle ne se fonderait plus sur le sang, peut-être mais que sais-je … sur
l’ancienneté de sa présence en un lieu ou sur la connaissance prétendue meilleure de
quelque texte présumé sacré ». Au-delà d’un stérile débat idéologico-politique, ces
propos corroborent très logiquement la vision contemporaine ahistorique d’un Jésuite
dont la temporalité spirituelle échappe à la chronologie laïque. Au-delà également des
données sociologiques de chacun, le Père Pirrone, le Prince Salina et Tancrède Falconeri
partagent ainsi mutatis mutandis le même principe : celui de l’immobilité dans le
changement.
Le sixième chapitre, consacré entièrement au bal donné au Palais Ponteleone,
se déroule selon le schéma habituel où alternent des épisodes de nature contrastée, bien
que l’amertume fondamentale commence à dominer comme elle le fera sans aucun
contraste dans les deux derniers chapitres. A l’instar d’une « garden-party » décrite par
Katherine Mansfield, à la beauté multiforme initiale fait suite la description
inévitablement iconoclaste des fins de soirée, aussi brillantes furent-elles. Ainsi nous est
dévoilée l’autre visage d’une même réalité destinée à corroborer la coexistence des
contraires. Le motif et la fonction primordiale du bal dans l’octogone lampedusien
consiste donc dans l’introduction au thème de la mort, auparavant évoquée mais ici
approfondie et instaurée comme source d’inspiration dominante. Dans cet épisode se
concentrent toutes les perspectives ébauchées dans les parties précédentes à savoir les
amours d’Angelica et de Tancrède, le Risorgimento, les catégories sociales ascendantes
et celles en déclin. Celles-ci, loin de pouvoir être résumées à une pure fonction
propédeutique de l’existence et du trépas du Prince (même si tout le bal, comme à
l’accoutumée, fait l’objet d’une vision introspective du protagoniste), se soudent à ce
moment définitivement à la trame individuelle. En d’autres termes, c’est au cours du bal
que l’Histoire épouse l’événementiel singulier. En effet, après une protase consacrée à la
mise en scène de l’arrivée au bal (où l’on doit souligner l’épisode du viatique comme
annonce indicielle de la mort du Prince au chapitre suivant ; Luchino Visconti a d’ailleurs
déplacé cet épisode à la fin du très long passage du bal comme annonce de cette même
mort et en conclusion de son film), le malaise du protagoniste commence à se
manifester. Ce malaise constitue la première fissure à travers laquelle le thème de la
mort concrète et non plus imaginaire ou imaginée s’engouffre ; ceci se produit selon un
processus vaguement similaire à celui mis en scène lors de la véritable mort du Prince. A
partir du bal, Don Fabrizio inaugure le bilan de son existence, ce qui est déjà en soi une
reconnaissance de l’hypothèse proche de sa propre mort. Il « courtisera la mort »
pendant le bal, selon un prisme chronologique empreint de taedium vitae basé sur la
vanité du passé et l’indifférence envers un futur qui ne s’annonce guère meilleur. Nous
avons là l’illustration d’une forte connexion romanesque entre le paradigme historicocritique et le paradigme lyrique ; l’unité de l’œuvre est donc indubitable, n’en déplaise
aux nombreux critiques qui ont considéré cette partie comme très artificielle, voire
inutile.
Le taedium vitae du Prince est dénommé euphémistiquement dans la table
analytique par l’expression « Mécontentement de Don Fabrizio ». Qu’on ne se méprenne
pas sur le sens profond de cette apparente passagère « mauvaise humeur ». Il s’agit
bien en réalité d’un état d’âme quotidien donc inhérent à l’idiosyncrasie du protagoniste,
révélateur de sa vérité humaine authentique. Celle-ci est à considérer en relation avec
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l’intérêt scientifique mais surtout existentiel du Prince pour les étoiles : une attraction
stylistiquement et thématiquement lyrico-méditative. Dans le cadre de la bipolarité qui
sous-tend l’épisode du bal, il nous faut souligner une nette tendance à la primauté de
l’inspiration lyrique, voire à son exclusivité tout au long du processus narratif. Ceci se
vérifie notamment dans l’épisode de la bibliothèque dont l’acuité thématique rejoint un
paroxysme expressif parfaitement inédit jusque là dans Le Guépard. Cet épisode est
préparé par les rapports superficiels avec les invités du bal - où s’alimente son
pessimisme quant à la décadence sociale – et par le spectacle du couple AngelicaTancrède ainsi que de tous les autres couples de danseurs et toute la société présente –
socratique prémonition du destin funeste de chacun. Nous passons de la sorte d’un
spleen en société à un isolement matériel dans une pièce séparée où pouvoir réfléchir sur
une solitude désirée.
Le Prince commence alors sciemment, dans un monologue intérieur, à exprimer
son état d’âme en formules prosaïques. Ce qui est supposé découler du pouvoir du
narrateur omniscient réductible en dernière instance à l’auteur, et donc s’exprimer par le
style indirect, voire par le style indirect libre par moments, se transforme en style direct
dans la pause de la bibliothèque. Précisément, nous avons affaire à un discours mental
ou intérieur direct, d’une tonalité stylistique absolument nouvelle, où avec ironie et dans
une parfaite maîtrise de soi et de ses propres pensées en équilibre entre dimension
mondaine et dimension tragique de l’examen de conscience, par l’intermédiaire pictural
de « La Mort du Juste » de Greuze, nous aboutissons avec le protagoniste au domaine de
la méditation existentielle pure. La réflexion globalisante sur la mort lorsqu’il se trouvait
isolé parmi les hommes et celle accomplie isolément des hommes se concluent sur une
citation paradoxale où le prosaïque le dispute à la spiritualité et où l’héritage mondain
l’emporte sur le pragmatisme des réalités sociales : « Comme toujours, les
considérations sur sa propre mort le rassérénaient autant que celles sur la mort des
autres l’avaient troublé ; peut-être parce que, en fin de compte, sa mort était en premier
lieu celle du monde entier ? » [cf Analyse de l’épisode de la bibliothèque, pp. 239241, in édition Points]
La réponse à une telle question est à la fois simple et complexe. Pour chaque
individu la mort signifie aussi, au-delà de la fin de sa propre existence, la fin d’un monde.
Dans la perspective nobiliaire d’un Salina, le protagoniste se perçoit en outre comme une
« fin de race », non point au sens où sa lignée s’étendra après lui (l’irruption du couple
Angelica-Tancrède dont « la connaissance de la mort était purement intellectuelle »
prouve le contraire) mais au sens où une certaine Weltanschauung aristocratique
incontaminée est condamnée à disparaître. Sic transit gloria mundi…
Le septième chapitre, relativement court et synthétique (7 pages), est
entièrement consacré à la mort du Prince (un seul et unique épisode ainsi dénommé). Il
marque en outre la première anticipation chronologique d’envergure puisque de 1862
nous passons au mois de juillet 1883, avant le passage au mois de mai 1910 dans le
chapitre conclusif. Son unicité thématique et structurelle corrobore la centralité narrative
du protagoniste au sens propre. Sa disparition s’avère étroitement liée au sentiment de
la mort conditionné davantage par le concept du temps comme histoire (et surtout
comme processus sociologique) que comme mémoire et par la notion de décadence, la
déchéance étant reléguée dans le tout dernier chapitre. Ceci est particulièrement évident
dans la remémoration de son existence par Don Fabrizio : sa destructuration élément par
élément démontre combien l’Histoire y fut déterminante, phase après phase.
Effectivement, le bal « précédent » se terminait sur la conversation mi-ironique
mi-désabusée du Prince et du colonel Pallavicino, incarnation du troisième pilier de la
désacralisation du Risorgimento après la réaction du Prince face à Chevalley et les
ratiocinations du Père Pirrone à San Cono. Dans cette partie, le jeu dialectique entre
sérénité et amertume subit un arrêt aussi brusque que le motif d’inspiration le rend
nécessaire ; le caractère du protagoniste, nourri il est vrai de contradictions, accentue
inévitablement son aspect monographique à l’approche du moment fatidique ; les
péripéties historiques, après un bref prologue, se stabilisent en une presque complète
unité de temps et de lieu, mise en évidence par les retours en arrière et les
pérégrinations mentales du moribond. Cet épilogue constitue une sorte de résumé
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thématique, un compte-rendu basé sur une bipolarité du sentiment de la mort. En effet,
nous assistons aussi bien à la mise en scène de l’aspect physique de l’agonie qu’aux
ultimes phases du raisonnement existentiel par l’entremise d’un soliloque intérieur. Cette
mise en abyme concerne en un premier temps la nostalgie des choses perdues puis se
porte sur la description des individus. Elle correspond ainsi à une fonction-relai de la
possession ancestrale familiale et de la méditation inhérente des rapports entre l’individu
et l’Histoire. C’est pourquoi la conscience de la décadence familiale se présente sous
l’aspect d’une manière diversifiée d’exister et de perdurer en tant qu’organisme
historique vivant. Bien que dans une nette conscience de la définitive modification de la
pyramide sociale – une « révolution » au sens étymologique -, l’ultime réflexion du
Guépard adopte une teneur ontologique, voire spirituelle, sur le sens d’une existence
terrestre. Ainsi, les deux parties constitutives de ce chapitre, la méditation sur la mort en
général et sur sa propre mort de la part du protagoniste, s’illustrent dans les citations
antinomiques suivantes : « Il avait dit lui-même que les Salina resteraient toujours les
Salina » mais « il avait eu tort . Le dernier, c’était lui ». Dans le paradigme
métaphorique constant du chapitre qui emprunte à l’eau sa caractéristique lustrale
doublée d’une symbolique vitale, l’épitaphe devient alors : « Il était seul, un naufragé à
la dérive sur un radeau en proie aux courants indomptables. »
Le thème de la solitude face à la fatalité mortuaire sert d’introduction au thème de
la déchéance, l’aspect négatif de la décadence, auquel est consacré le huitième
chapitre. Celui-ci s’ouvre sur un contexte de total bouleversement, perspective
accentuée par l’écart chronologique d’un demi-siècle par rapport à l’épicentre de la trame
narrative. Dans ce cas aussi, les aspects existentiel et historique s’entrecroisent car
l’enquête sur les fausses reliques des Salina est également le symbole historico-social de
la réelle déchéance de la primauté de la famille jusque dans sa mythologique supériorité
spirituelle.
Du point de vue structurel, contrairement aux critiques sur le côté superfétatoire
de cette conclusion, soulignons la double légitimité qui la caractérise : il existe un double
lien avec la trame romanesque dans la concrétisation des craintes prophétiques du Prince
défunt et dans la dimension chronologique d’un temps enfin proustiennement
« retrouvé ». Effectivement, au fur et à mesure de la narration de cette dernière partie,
les deux éléments moteurs se fondent l’un dans l’autre dans une symbiose évocatrice des
thèmes de la vieillesse sociale et du vieillissement individuel. Il y aurait d’ailleurs trois
conclusions possibles au Guépard que les péripéties éditoriales expliquent en partie : à la
fin du chapitre six consacré au bal (c’est le choix cinématographique de Luchino
Visconti) ; après la mort du personnage éponyme au chapitre sept et la superbe
conclusion du paradigme métaphorique : « le fracas de la mer se calma tout à fait » ; la
conclusion existante.
L’antinomie stylistique contribue à l’accentuation de la thématique symbiotique. La
tendance lampedusienne à une écriture de l’implicite imprégnée d’allusions néanmoins
compréhensibles et évidentes n’étouffe cependant point les connotations tragiques sousjacentes et une sensation de tension romanesque, cachées sous l’ironie et une
importance inédite des dialogues, surtout à l’avantage de personnages secondaires
(Angelica, Tassoni) dans ce chapitre centré sur la figure de Concetta. Un tel choix
correspond à une mise en scène spéculaire des personnages qui se métamorphosent en
concepts incarnés d’un affrontement soit dialectique soit antithétique entre les deux
composantes. Ainsi, l’incarnation du temps et de son écoulement se fait dans la triade
Concetta – Carolina – Caterina ; Angelica devient alors le symbole vivant du
bouleversement social définitivement accompli contre Concetta qui devient l’exemple
vivant de la fusion accomplie entre défaite sociale et défaite personnelle. Dès lors, si
Concetta a conscience que « le prestige du nom en lui-même s’était lentement
évanoui », Angelica personnifie la « fusion de la vieille Sicile et de la nouvelle » dans une
Italie réunifiée où tout a effectivement changé sans que rien n’ait véritablement changé.
8. Conclusion
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Tomasi di Lampedusa
Dans un ouvrage comme Le Guépard où thématique et style s’organisent selon les
catégories de l’antithèse, de l’oxymoron et du contraste, comme de l’ironie, de l’humour
et de la distanciation, le détachement intellectuel, antidote supposé à une participation
émotionnelle indubitable, nous permet de faire allusion à la notion de progrès à
rebours. Cette expression paradoxale est à mettre en rapport avec le concept de roman
antihistorique. En fait, Lampedusa réitère l’utilisation d’une structure narrative
traditionnelle afin d’en bouleverser la fonctionnalité intrinsèque originelle. Dès lors, la
conviction optimiste d’un rythme ascensionnel de l’évolution historique laisse place à la
mise en accusation pessimiste de l’Histoire, incapable d’engendrer de réelles
modifications dans le « processus immobile » de l’existence, comme aurait pu l’exprimer
l’auteur. Nous sommes donc confrontés à une contestation de quelque téléologie
historique que ce soit. Ceci est à mettre en rapport avec la conscience insulaire des
écrivains siciliens et avec l’intensité caractéristique de leur perception de la situation
critique chronique de l’île, victime de l’échec du passage définitif de l’archaïsme à la
modernité. Ainsi, l’aspiration suprême du roman bourgeois classique à l’élaboration d’une
totalité représentative organique est mise à mal par un relativisme anthropologique qui
méconnaît la véritable dynamique entre passé et futur. Nous proposons d’y voir
l’expression d’une crise de conscience figée dans son intransigeance morale. De là
découle un remodelage profond des critères structurels typiques du roman historique :
une dévaluation préventive des événements historico-politiques en les confinant à
l’arrière-plan de l’horizon romanesque. Un tel choix narratif situe donc Lampedusa dans
un domaine intellectuel marqué du sceau d’un anticonformisme aristocratique
minoritaire. Ce parti-pris n’exclut pas la lucidité d’une certaine perspective romanesque,
nourrie de pessimisme historique aussi bien qu’existentiel, au contraire. Le Guépard
constitue également alors un document littéraire tout simplement humain, témoignage
d’un prisme d’analyse d’une réalité historique, objet d’un protocole de lecture particulier
digne de respect. La scansion des épisodes narratifs se soumet à un principe de
discontinuité structurelle qui permet à l’auteur de mettre en scène une mutation
d’époque à l’enseigne d’une vision du processus historique par à-coups. Ceux-ci,
focalisant la différence fondamentale entre passé et présent, permettent certes
d’identifier les phénomènes singuliers dans l’unicité de leur évémentialité chronologique
mais soulignent surtout combien le présent ne peut s’imposer et subsister que dans la
mesure où, à l’instar des relations interpersonnelles du roman, il pactise volens nolens
avec le passé. L’Histoire est ainsi perçue par Giuseppe Tomasi Di Lampedusa selon un
processus linéaire cyclique valable autant pour les individus : les circonstances
phénoménologiques changent mais les constantes biopsychiques du comportement
humain comme les échos historiques qu’elles déterminent demeurent inchangés. Pour
cette raison, la matière narrative est régulièrement équilibrée entre les divers chapitres
du roman afin que chacun puisse présenter un point d’intérêt narratologique relatif et
parallèle aux changements à l’œuvre dans la vie publique. Mais le noyau symbolique
réside dans le fait que l’interprétation pessimiste de l’Histoire tend à être immédiatement
absorbée par une perception désillusionnée de l’existence. En tant que kaléidoscope
d’aspirations vitales et de funestes frustrations, à l’image du superbe oxymore
concernant le « grand deuil de l’été sicilien », dans Le Guépard l’analyse existentielle
abdique devant la métaphysique du néant.
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