1 Institut de France Académie des Sciences Morales et politiques

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1 Institut de France Académie des Sciences Morales et politiques
Institut de France
Académie des Sciences Morales et politiques
Installation de Mario Monti comme membre associé étranger
Paris, le 5 mai 2014
Intervention de Mario Monti
Monsieur le Président,
Mesdames et Messieurs les Académiciens,
Chers amis,
J’ai été très touché par l’allocution du Président Bernard Bourgeois et par le discours prononcé par
Thierry de Montbrial, en présence de nombreuses personnalités et amis, ainsi que de ma famille.
C’est un grand honneur pour moi, d’être accueilli parmi vous, et plus encore de succéder à Vaclav
Havel qui est l’une des plus grandes figures de l’Europe contemporaine. Avoir pour prédécesseur un
dissident, un grand auteur, dramaturge et poète, constitue un défi écrasant. Fort heureusement, je
note une circonstance amusante : Vaclav Havel avait lui-même succédé à un économiste italien,
Giuseppe Ugo Papi. Si je remonte plus loin dans l’histoire, je me sens donc en terrain plus familier.
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La vie de Vaclav Havel s’inscrit à la croisée des deux termes « morale » et « politique » qui
caractérisent cette académie. Y être reçu parmi vous, à sa suite, me donne une émotion profonde
parce que ces mots, souvent employés, sont rarement traduits en action avec l’intensité dont a fait
preuve mon illustre prédécesseur.
Dans son discours de vœux du 1er janvier 1990, Vaclav Havel lançait par exemple à ses compatriotes
qui venaient à peine de se libérer du communisme : « le pire est que nous vivons dans un milieu
moral pourri. Nous sommes malades moralement parce que nous sommes habitués à dire blanc et à
penser noir ». Non seulement il dénonçait le manque de vérité dans le discours politique mais il
soulignait aussi l’importance du respect des êtres humains que les régimes totalitaires avilissent :
« nous avons appris à ne rien croire, à ne pas prêter attention l’un à l’autre, à ne nous occuper que
de nous-mêmes ».
Dans chacune de ses interventions, c’est ce souci de vérité, ce respect de l’homme qui ressurgit.
Cette exigence le conduira en 1999, devant le Sénat français, à exprimer avec franchise les doutes
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que lui inspire la construction européenne si sa seule motivation devait finir par être « les
répercussions économiques concrètes qui affectent un groupe de citoyens producteurs,
contribuables ou consommateurs ». Mettant en garde contre l’absence de réflexion sur « l’essence
de l’Europe », il souhaitait alors, avec une grande clairvoyance, que celle-ci s’interroge sur « le
contexte foncièrement nouveau dans lequel elle évolue aujourd’hui ».
Par là même, il rejoint ce qu’a dit, lors d’un discours au Parlement européen en septembre 1997, une
personnalité qui me fut chère, le cardinal de Milan Carlo Maria Martini récemment décédé : « l’Union
économique et monétaire a son importance et sa signification mais elle ne suffit pas. Il y a besoin
d’une union plus solide, plus substantielle, qui tienne aux valeurs, c'est-à-dire à l’homme avec ses
droits et ses devoirs inaliénables, avec sa dignité transcendante ».
Depuis ses débuts, l’union de l’Europe est un projet politique, adossé à une civilisation. Vaclav Havel
nous le rappelle.
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Persécuté par le régime communiste en raison de ses origines sociales favorisées, Vaclav Havel n’a
pas pu faire les études qu’il aurait voulues. Son parcours est marqué par les circonstances politiques.
Sans entrer dans le détail de sa biographie, trois traits me semblent particulièrement remarquables.
D’abord le courage dont il a fait preuve, dans un régime totalitaire. En me plongeant dans son
histoire qui ressuscite la Tchécoslovaquie des années 70, celle qu’a décrite magistralement Milan
Kundera dans ses romans, je me posais la question suivante : nous, qui vivons dans un espace de
liberté, nous, qui sommes des privilégiés et ne courons aucun risque, jusqu’où serions-nous prêts à
aller pour nos idées ? En ce moment, l’idéal européen est attaqué. L’Europe devient, sous nos yeux,
un bouc émissaire, un exutoire commode. Parfois nous avons laissé faire ceux qui l’attaquent. Nous
avons aussi parfois manqué de courage pour la construire. La lecture des écrits de Havel - comme
celle des Mémoires de Georges Berthoin, engagé dans la résistance et grand Européen, présent
parmi nous et que je tiens à saluer - ont été pour moi une source de réconfort dans laquelle puiser
un sursaut d’énergie.
Le second trait de Vaclav Havel est d’avoir été un homme de culture qui a notamment écrit de
nombreuses pièces de théâtre. Sa connaissance approfondie de l’âme humaine transparaît dans son
action politique. Ses écrits, comme par exemple le superbe discours qu’il a prononcé devant vous lors
de son installation en 1992, centré sur « l’attente », révèlent son talent de plume. Mais je pense aussi
à la manière dont il a accueilli Richard von Weizsäcker, Président de la République fédérale
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d’Allemagne, à Prague, en mars 1990 avec une magnifique intervention intitulée « du messager de la
guerre au messager de la paix », alors même que les relations entre la République fédérale en voie
de réunification et la Tchécoslovaquie étaient encore empreintes de rancoeur et de méfiance.
Enfin, pour quiconque s’intéresse à l’Europe, la vie de Vaclav Havel nous permet de mieux
comprendre l’unité invisible de l’Europe, malgré la coupure du « rideau de fer ». La Charte 77 qu’il a
contribué à rédiger et à diffuser, prend au mot le régime socialiste, en demandant le respect des
grands principes qu’il affichait lui-même. Les dissidents se sont aussi inspiré de textes internationaux,
rédigés sous la pression de l’Europe occidentale et des Etats-Unis, notamment l’Acte final d’Helsinki.
Ils ont, en quelque sorte, avec la complicité des Occidentaux, retourné le cynisme des dirigeants
communistes, au profit des libertés.
Dans la partie occidentale du continent, malheureusement, cette interaction, cette unité profonde
de l’Europe, nous avons eu tendance à l’oublier. Pourtant, comme Milan Kundera l’a rappelé dans
son magnifique article pour Le Débat, « L’Occident kidnappé », lors de l’invasion de Budapest par les
chars soviétiques, en 1956, le directeur de l’agence de presse de Hongrie avait envoyé au monde
entier un message disant « nous mourrons pour la Hongrie et pour l’Europe » !
Cette interaction culturelle et politique s’est manifestée en d’autres occasions. Ainsi, le chef de l’Etat
français François Mitterrand a tenu à rendre visite aux dissidents de la Charte 77, en 1988, lors d’une
visite à Prague. En 1989, c’est à la suite de pressions internationales que Vaclav Havel emprisonné,
sera libéré.
Après la « révolution de velours » de fin 1989, il est devenu sans l’avoir vraiment voulu, parce qu’il
était la personne la plus légitime, le premier Président de la République de la Tchécoslovaquie
libérée. Dans les premiers temps de la nouvelle République, il a joué le rôle essentiel d’autorité
morale.
Lors de la partition du pays, il est devenu le Président de la république tchèque.
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Même si c’est un homme d’une stature singulière, avec lequel on ne saurait se comparer, je suis très
heureux de succéder à un grand Européen comme Vaclav Havel car je ressens avec lui des affinités
profondes que je voudrais exposer maintenant : sur l’Europe, sur la politique et sur le rapport de
l’Europe avec la politique.
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Vous me faites l’honneur de me recevoir parmi vous dix ans quasiment jour pour jour après l’entrée
des pays d’Europe centrale et orientale dans l’Union européenne, le 1 er mai 2004.
Ceci me conduit à prendre un exemple - l’élargissement - pour illustrer ma conviction que nombre
des critiques dirigées contre l’Union européenne en ce moment, sont dues à une vision étroite,
dépourvue de sens de l’histoire. L’idée est assez répandue que l’élargissement a été « trop rapide ».
Nous aurions sans doute dû resserrer plus encore nos liens, élaguer et renforcer les institutions,
étendre le champ du vote majoritaire, en un mot, faire ce que certains ont appelé
« l’approfondissement ». J’en ai conscience. Mais ce sont les anciens Etats membres qui ont marqué
des réticences. Il est donc peu honnête d’en faire porter la responsabilité aux nouveaux entrants. En
tout état de cause, les récents évènements en Ukraine, nous conduisent à nous demander : où en
serions-nous, si les pays d’Europe centrale et orientale, de la Slovénie à l’Estonie, étaient encore
dans un entre-deux, au moment même où la Russie renoue avec une politique expansionniste?
La nostalgie de l’Europe des Six est donc non seulement anachronique, puisque les Pères fondateurs
ont toujours considéré que les pays d’Europe centrale et orientale faisaient partie intégrante de
l’Europe, elle est aussi à courte vue, dans le contexte géopolitique actuel.
D’ailleurs, si les critères de sélection pour faire partie de ce noyau dur, étaient les performances
économiques ou le scrupule dans le respect des règles communes, sommes-nous sûrs par exemple
que l’Italie en ferait partie ? Et la France ?
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C’est à tort que la valeur intrinsèque de la construction européenne est aujourd’hui dépréciée.
L’existence de la Communauté européenne a accéléré la fin des dictatures des pays du Sud du
continent (Grèce, Espagne, Portugal), comme le rejet du communisme à l’Est. Elle a surtout permis
d’accompagner les Etats en transition sur la voie de la démocratie et de l’économie de marché, en
leur donnant un cadre, des valeurs de référence et des aides financières. Naturellement, rien n’aurait
été possible s’il n’y avait eu, dans les pays candidats, des personnalités de la qualité morale de Vaclav
Havel qui ont contribué à assurer le succès de la transition.
De surcroît, l’élargissement a donné à l’UE une taille suffisante pour jouer sur la scène mondiale (500
millions d’habitants, 28 Etats). Ce changement d’échelle est une condition préalable pour qu’elle
devienne peu à peu « l’Europe puissance » que les Français ont souvent appelée de leurs vœux ;
naturellement, cet ensemble est encore trop faible. Il doit être renforcé, démocratisé et parler enfin
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d’une seule voix sur la scène mondiale. Mais l’état d’inachèvement de l’Union européenne ne saurait
conduire à négliger ce qu’a représenté la réunification de notre continent.
Un autre exemple de la perte de perspective historique, et de vision, peut être trouvé dans les
critiques actuelles contre l’euro.
Certains prônent la sortie de l’euro, et le retour aux monnaies nationales, au motif qu’il serait plus
facile de mener des politiques favorables à la croissance et à l’emploi. L’Union européenne ne croît
pas suffisamment, c’est exact, et le chômage massif trahit les promesses de prospérité. Les partisans
de ces solutions radicales ont toutefois la mémoire courte : ils oublient les failles des politiques
nationales lorsque l’appartenance au marché unique et à l’union économique et monétaire n’avaient
pas encore introduit des garde-fous.
Dans un pays comme l’Italie, et peut-être même en France, les responsables politiques utilisaient
plus souvent leur pouvoir discrétionnaire en matière économique et monétaire pour maximiser leur
influence (voire leurs résultats électoraux) que pour servir les intérêts des populations et des
générations futures. Le maintien en vie d’entreprises publiques peu compétitives, de manière
artificielle, aux frais du contribuable, a par exemple été rendu plus difficile par la création du marché
unique, et notamment l’application de règles rigoureuses relatives aux aides d’Etat.
La classe politique nationale pouvait également satisfaire sa « clientèle » en créant du déficit public
sans limite. Le déficit était « facilement » financé par le recours à la planche à billets, par l’obligation
faite aux banques d’acheter des titres d’Etat et par la limitation de l’emploi de l’épargne des
particuliers à l’étranger. Mais en réalité, les difficultés étaient renvoyées à plus tard.
Le marché unique et l’euro nous ont préservés de ces pratiques malsaines et au fond, immorales.
Grâce à la construction européenne, la politique est redevenue, en un certain sens, plus « politique »
c'est-à-dire qu’elle est contrainte de faire des choix sans possibilité de satisfaire toutes les clientèles,
ni de repousser les problèmes dans le temps, via l’inflation, la dévaluation ou la dette publique.
Grâce à l’Europe, dans chacun de nos pays, nous avons mené une sorte de « guerre de libération »,
non pas contre une puissance étrangère, mais contre nos propres pulsions néfastes. A des
comportements imprévoyants, cédant à la facilité, a succédé un sens des responsabilités, une culture
de stabilité plus exigeante, produisant des résultats plus durables.
Aujourd’hui, ce sont souvent les partis « anti-système » (comme le Mouvement 5 Stelle en Italie ou le
Front National) qui demandent la sortie de l’euro. Pourtant, le plus grand cadeau qui pourrait être
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fait au « système » (à la « casta ») serait de lui redonner le pouvoir de jouer avec la monnaie, de
réactiver les réseaux nationaux de connivence et de clientélisme, pour ne pas dire de corruption.
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Il est fréquent d’entendre que « l’Europe est en crise ». Mais la question mérite d’être creusée plus
avant.
Ces dernières années, je me suis tout particulièrement penché sur ce sujet, ayant eu la chance de
bénéficier d’une double expérience, européenne d’abord, comme membre de la Commission
européenne, puis nationale, quand j’ai été appelé à diriger le gouvernement italien. J’y ai consacré
aussi des réflexions théoriques dans le livre que j’ai publié en 2012 avec Sylvie Goulard, intitulé De la
démocratie en Europe, voir plus loin (Flammarion / RCS pour la version italienne).
Nous nous livrons dans cet ouvrage à une analyse sans complaisance aboutissant à la conviction qu’il
s’agit moins d’une crise de l’Union européenne que d’une crise de la démocratie en Europe, révélant
une défaillance conjointe des Etats et de l’Union, une crise touchant à la fois à la légitimité des
décisions et à l’autorité de ceux qui les prennent.
S’y ajoute aussi – et c’est ce qui lui donne sa violence et son caractère multiforme – une mutation de
nos sociétés : l’apparition des nouvelles technologies, la mondialisation, dont nos régimes politiques
n’ont guère pris la mesure.
Pour
apporter
des
solutions
durables,
les
gouvernants
doivent
admettre
pleinement
l’interdépendance et l’imbrication des responsabilités, tout comme ils doivent rejeter la tyrannie du
court terme qui conduit à négliger l’intérêt des générations futures. De tous les défauts de nos
démocraties, c’est sans doute le pire.
Toute réforme comporte des bénéfices à long terme et des coûts politiques immédiats. Dans le jeu
de l’alternance droite / gauche, on a souvent vu la difficulté de décider et mettre en œuvre des
changements profonds parce que l’opposition peut facilement mobiliser les catégories sociales
subissant l’impact des réformes lancées par le gouvernement. En Italie par exemple, le besoin de
réformer les retraites comme de s’attaquer à l’évasion fiscale était largement reconnu. Mais la
gauche répugnait à s’atteler à la première, la droite de lutter contre la seconde. Lorsque j’ai été
appelé à gouverner, nous avons formé une « grande coalition » ; il a été enfin possible de procéder à
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ces deux réformes en même temps : ceux qui, dans chaque camp, bloquaient les mesures
nécessaires, se sont neutralisés à partir du moment où nous avons pu en faire un « paquet ».
D’autres pays, jouissant d’une plus grande cohésion sociale, ont pu procéder à ce type de réformes,
en dehors de situations d’urgence. C’est le cas notamment de l’Allemagne.
A l’inverse, l’expérience montre que, dans les systèmes politiques qui portent le moins aux grandes
coalitions, comme les régimes présidentiels (Etats-Unis, Cinquième République), les réformes de
grande ampleur sont plus difficiles à mener. Faute d’accord bipartisan, les Américains ont même eu
du mal à adopter leur budget.
Toute grande réforme a besoin de mûrir. Pour aboutir, elle doit être comprise par la société. Ce
processus prend du temps et appelle des explications. Toutefois le besoin de recueillir l’assentiment
de la population ne doit pas détourner les dirigeants de leur mission, quitte à déplaire. Comme le
disent les Federalist Papers américains « lorsque les intérêts du peuple sont contraires à ses désirs, le
devoir de tous ceux qu’il a préposés à la garde de ses intérêts est de combatte l’erreur dont il est
momentanément la victime, afin de lui donner le temps de se reconnaître et d’envisager les choses
de sang froid ». <Federalist Papers n° 71, traduit par Tocqueville>
Robert Schuman n’a pas eu recours à un referendum, ni à un institut de sondage avant de faire sa
déclaration de 1950 appelant à la réconciliation franco-allemande. Il a fait ce qu’il croyait juste. Il a
pris ses responsabilités, sans se soucier d’être populaire. Et finalement, il l’a été. Vaclav Havel
déclarait « je fais partie de ceux qui considèrent leur fonction politique comme l’expression de leur
propres responsabilité envers la communauté, de leur sens du devoir et même comme une sorte de
sacrifice. » (allocution lors de la réception du prix Sonning, Copenhague 1991).
Trop souvent, dans l’Union européenne, les dirigeants répugnent à prendre leurs responsabilités.
Dans la zone euro, par exemple, ils ont fait preuve d’une trop grande « politesse » dans le contrôle
mutuel prévu par les traités alors qu’ils auraient dû au contraire oser identifier les problèmes
pouvant avoir des répercussions sur les autres. Ils n’ont pas non plus toujours recours au vote
majoritaire qui permet de sortir de l’impasse de l’unanimité, même quand le traité permet de
trancher par le vote.
Ce qu’il est convenu d’appeler de nos jours « populisme » n’est pas, en réalité, la défense des
intérêts réels du peuple ; c’est une tactique qui consiste à utiliser un langage ultra-simplifié,
facilement compréhensible par le peuple, ou jouant de ses peurs, pour conquérir le pouvoir.
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Un bon exemple est fourni par la fameuse « austérité ». L’UE est très critiquée pour l’avoir
« imposée ». Certains Etats ont dû faire des efforts considérables, c’est exact. Mais cette
« austérité » constitue en réalité un assainissement bénéfique, favorable aux jeunes générations,
aujourd’hui trop souvent sacrifiées. Elle a été causée par des erreurs dans les politiques nationales
du passé. Sans l’Europe, les ajustements auraient sans doute été encore plus redoutables.
L’UE est forcément complexe à expliquer ; en raison de son hétérogénéité et de sa nature originale,
elle n’est pas évidente à saisir. En outre, agir pour l’ouverture, la liberté des échanges est plus
difficile que prôner la fermeture et la défense des intérêts immédiats de chacun. Le protectionnisme,
les frontières étanches, l’arrêt de l’immigration sont des solutions qui, en apparence, sont pleines de
bon sens et ne révèlent leurs effets néfastes que dans un deuxième temps.
Face à ces dérives, la riposte des autorités politiques aurait pu être plus vigoureuse. Lorsque j’étais
membre du Conseil européen, j’ai été frappé que les chefs d’Etat et de gouvernement passent
beaucoup de temps à prendre des décisions techniques, relevant le plus souvent - à cause de la crise
financière - des ministres des finances, au pont de négliger les grands enjeux politiques. J’ai alors
proposé qu’il se réunisse de manière exceptionnelle à Rome pour aborder le phénomène du
« populisme », en amont des élections européennes. Ce projet n’a malheureusement pas pu aboutir.
Il est important que les responsables politiques gardent une certaine hauteur de vues et ne se
laissent pas entraîner dans une approche technique. Longtemps, la France a eu cette faculté de
s’élever au dessus des contingences.
C’est pourquoi, si vous me permettez, je voudrais conclure par un appel amical à la France qui me fait
aujourd’hui l’honneur de m’accueillir dans une de ses plus prestigieuses institutions.
Si l’Europe va mal en ce moment, c’est sans doute en partie parce que la France, justement, ne tient
plus tout à fait le rôle qu’elle devrait et pourrait jouer dans le jeu européen.
La France occupe en effet une position décisive entre le Nord et le Sud. Il est important de se
souvenir que la Communauté européenne est née de la volonté de réconcilier les Français et les
Allemands, d’allier les Latins et les Germains. Elle se nourrit de cette différence qui, longtemps
néfaste, et cause de guerres, s’est révélée féconde, une fois mise au service d’une communauté de
destin.
C’est pourquoi - je tiens à le répéter solennellement ici - il faut réfuter catégoriquement toute idée
d’une alliance des pays du sud contre l’Allemagne ; cela n’empêche pas de défendre des vues qui, sur
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certains points peuvent être différentes de celles des autorités allemandes et plus encore, de faire un
effort de persuasion auprès de celles-ci.
L’enjeu est plutôt que la France redevienne la France, c'est-à-dire qu’elle joue pleinement son rôle de
pont avec l’Allemagne, ce qui suppose toutefois qu’elle améliore ses performances et qu’elle mette
en œuvre les règles qu’elle a signées et ratifiées.
Par rapport à la phase aigüe de la crise, des progrès ont été accomplis dans le rapprochement du
Nord et du Sud. Les pays du Sud ont fait des efforts importants pour entrer dans une culture de
stabilité ; il est naturellement nécessaire qu’ils n’abandonnent pas ces comportements. Mais il
appartient aussi aux pays du Nord de faire des efforts de leur côté pour contribuer à la prospérité
générale. L’Allemagne a des marges pour accroître la libéralisation du marché des services et mieux
contribuer au marché unique par exemple.
Au-delà des mesures techniques, nous avons surtout besoin de mieux nous comprendre les uns les
autres. Nous partageons la même monnaie, les mêmes règles mais restons marqués par de
profondes différences culturelles. Elles ne sont pas insurmontables mais encore faut-il en avoir
conscience et travailler à aplanir les divergences, patiemment.
Il serait bon aussi que la France redevienne la force de proposition et d’impulsion qu’elle a su être
par le passé et notamment qu’elle fasse des propositions pour l’avenir de l’Europe, nourries par une
éthique de responsabilité et d’engagement. Le sens profond de l’économie sociale de marché,
inscrite dans les traités, est la défense d’un cadre de vie et de développement, au service des
générations futures. Le rôle de l’Europe dans le monde ne saurait non plus être défini
indépendamment de valeurs à défendre.
Comme Vaclav Havel nous y invitait déjà en 1999, l’Europe doit prendre conscience de sa propre
évolution. Nous avons besoin de nouvelles idées, d’un projet d’ensemble qui devra naturellement
être discuté entre les Français et les Allemands, en lien avec les autres partenaires désireux
d’avancer.
Des travaux menés par des groupes issus de la société civile, le groupe Glienicker en Allemagne, le
groupe Eiffel en France, ont jeté une première base intéressante pour une discussion européenne
ambitieuse et pragmatique à la fois, autour de la zone euro.
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Naturellement, l’Italie apportera sa contribution ; elle a accompli de gros efforts de réformes. Elle est
le seul pays du sud à être sorti de la procédure de déficits excessifs. De Alcide de Gasperi à Altiero
Spinelli ou Giorgio Napolitano, le pays n’a jamais manqué de grands Européens.
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Contrairement à ce que laissent entendre les extrêmes, la solution aux problèmes de l’Europe ne
réside pas dans une sorte de fuite en avant ou plutôt …de retour en arrière, dans le giron national au
motif que l’Europe « ne marche plus ».
Elle passe au contraire par une réflexion commune, approfondie, sur les objectifs et les principes
éthiques qui doivent sous-tendre le projet européen ; cette réflexion morale ne doit pas opposer les
différents niveaux de responsabilité (région / Etat / UE) mais les englober et les nourrir tous, afin que
la puissance publique puisse apporter des solutions dans le sens du bien commun.
Les mutations du monde sont rapides et profondes. Il n’y a pas de modèle unique ou de solutions
simples et évidentes. C’est pourquoi j’ai écrit un ouvrage sur la démocratie. Nous avons des choix à
opérer entre différentes options politiques, économiques, sociales. Une fois les orientations définies
par les responsables, le débat permet de faire émerger le consensus autour du projet lui-même.
Cela exige du temps et de la patience. A cet égard, je ne peux que renvoyer au magnifique discours
que mon prédécesseur Vaclav Havel a prononcé devant vous, nous invitant à modérer nos
impatiences et à comprendre que nos attentes ne sont pas dénuées de sens.
J’ajouterais pour ma part que si l’Europe va lentement, si nous en attendons plus et si parfois, cette
lenteur nous désole, l’essentiel est d’y travailler, ensemble, pour la faire vivre et avancer.
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