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MAGAZINE
LA LIBERTÉ
SAMEDI 2 AVRIL 2011
HUMEUR
Voyager avec
un cachalot...
Alors que l’on barguigne à
loisir, dans la presse italienne
et francophone, sur l’antisémitisme supposé, sous-jacent, réel ou
non du dernier roman
d’Umberto
Eco, Le cimetière de
Prague, on
oublie surtout de répéter que le sémiologue le plus médiatique du
XXe siècle est un piètre romancier. Très piètre... mais
très médiatisé. De quoi vous
mettre d’une fort mauvaise
humeur. Franchement, qui
avait eu du plaisir à la lecture
du Nom de la rose avant la
sortie du film éponyme? Qui
est réellement arrivé au bout
du Pendule de Foucault ou de
La mystérieuse flamme de la
reine Loana sans bailler à s’en
décrocher la mâchoire?
Excitant sémiologue, enthousiasmant chroniqueur, Umberto Eco romancier accumule par contre toutes les
lourdeurs d’une érudition mal
digérée. Il tricote un roman à
la fois gothique, à clefs, philosophique, où toute connaissance esthétique vaut son pesant de signes. Entre Dumas
feuilletoniste et Pelladan ésotérique, mais dans un torrentiel débit de références où
franchement l’on se noie.
Alors son histoire d’Evangile
antisémite, de mensonges et
de services secrets, de doute
généralisé en plein XIXe et sa
haine des juifs laissent parfaitement indifférent. C’est lent,
sans rythme.
On aimerait bien qu’Umberto
Eco nous ponde un roman
concis sur notre temps, qu’il
scrute si finement, au lieu de
se réfugier dans les
brouillards du passé supposé.
«Comment voyager avec un
saumon?» avait-il écrit dans
une de ses plus brillantes
chroniques. Ici, on a la pénible impression de voyager
avec un cachalot échoué sur
une plage sans fin. Disons-le
franchement: c’est mission
impossible. JACQUES STERCHI
> Umberto Eco, Le cimetière de
Prague, Ed. Grasset, 556 pp.
Les voyageurs au Purgatoire
Jean-Guy Soumy. Dans un roman atypique et brillant, l’écrivain français nous entraîne dans les
croyances et bizarreries du XIIIe siècle. Où les armées de Dieu livraient combat dans leurs rêves.
JACQUES STERCHI
a
Au XIIIe siècle naît officiellement le Purgatoire, sous l’apostolat du pape Innocent IV. Une
révolution théologique qui va
bouleverser les esprits, entre
croyances païennes, substrats
des vieux mythes liés à la forêt
profonde et pouvoir quasi absolu de l’Eglise romaine. C’est,
constate le romancier Jean-Guy
Soumy dans Les mariés du Purgatoire, «la vaste entreprise de
captation par l’Eglise d’un imaginaire païen, le contrôle des
rêves...» D’où ce roman atypique, brillamment écrit, qui
n’est pas un ouvrage historique
mais une réflexion sur cette
captation des imaginaires.
Question toujours contemporaine face aux idéologies et
autres chasses aux soi-disant
hérétiques.
Alors en ce Moyen Age partagé entre urbanisation et
vastes forêts magiques, le seigneur Foulques perd accidentellement sa jeune épousée.
Rongé de remords, il veut absolument savoir si elle a été
condamnée à l’Enfer pour péché de chair. Or un prêcheur
dominicain lui apprend l’existence attestée du Purgatoire, là
où les âmes errent avant le définitif jugement divin. Fou de
douleur, Foulques va tenter de
pénétrer cet entre-monde.
Pour cela, il a recours aux Voyageurs, cette armée de Dieu qui
s’en va combattre en rêve les
légions du Malin.
L’Inquisition à l’œuvre
Les Dominicains ont généré
l’Inquisition. Elle est ici à
l’œuvre, encore relativement timide. Mais, souligne Jean-Guy
Soumy dans sa fiction parfaitement documentée, elle s’attaque au tréfonds de l’individu.
Comme le dit le prêcheur du
roman, «dans certains cas, rêver et agir, c’est la même chose.
Et l’Eglise ne peut laisser les
rêves sans surveillance». Le formatage des consciences et de
Les anges qui
chuchotent
Hasard de l’édition, le premier roman de la toute jeune
Fribourgeoise Tiffany
Schneuwly explore lui aussi les
mondes parallèles. Sous l’étiquette «Fantasy», Entre deux
feux, les chuchoteurs narre le
destin peu banal d’Eurielle,
vingt ans. Une solitaire ignorée
par ses riches parents et qui,
un jour, se rend compte qu’elle
est seule à reconnaître un duo
d’anges qui chuchotent à
l’oreille des mortels. Ils l’entraîneront dans leur dimension
irréelle où elle découvrira un
terrible secret sur ses origines... Et deviendra à son tour
une chuchoteuse.
Tiffany Schneuwly a de l’imaginaire à revendre, même si
l’on pense à quelques références, dont Les ailes du désir,
film de Wim Wenders. Littérairement, on attendra quand
même que son écriture
mûrisse. Que les dialogues,
notamment, perdent de leur
raideur naïve. Mais la jeune
auteure a un enthousiasme à
écrire qui pourrait devenir
communicatif. JS
Une procession apocalyptique selon Dante, autre explorateur du Purgatoire, par Gustave Doré. DR
l’inconscient, voilà la grande
actualité de ce roman. Auquel
Soumy oppose la quête déraisonnable et sauvage de
Foulques. Dans les ténèbres de
la grande forêt ardennaise où,
supposément, Dieu n’est pas.
Jusqu’à se laisser mordre par un
chien enragé, moyen supposé
pour accéder aux enfers. Jusqu’à l’animalité la plus crue,
le sacrifice du cerf de saint
Hubert. Bref jusqu’aux confins
de la folie dont le personnage
reviendra comme purifié de
son orgueil, reconnaissant la
primauté de la vie. Librement.
Entre foi et liberté
Une quête hallucinée que
maîtrise parfaitement JeanGuy Soumy. Par courts chapitres, donnant la parole aux
différents et nombreux protagonistes du roman, dont
Foulques, sa mère, les inquisiteurs, les Voyageurs, etc. En
nous entraînant jusqu’au cœur
de ces batailles homériques
entre armée du Christ et phalanges démoniaques. Nullement schématique, ce livre haletant invite son lecteur à
méditer sur les collisions pluriséculaires entre la foi et la liberté de penser. Entre dogme et infinie perception onirique. Entre
passion amoureuse et déchirement. Entre fidélité familiale et
amour fou. Et puis Jean-Guy
Soumy a trouvé le talent de
nous emmener à nouveau dans
> Tiffany Schneuwly, Entre deux feux,
les chuchoteurs, Ed. Mon petit éditeur
Publibook, 179 pp.
la forêt, ce territoire fondateur
de l’imaginaire européen. Cette
«Ur-Wald» qui abrite la peur,
les esprits et les individus en
rupture de ban.
Un roman qui tranche dans
la production francophone si
encline à rabâcher des histoires
de famille, de père, de mère, de
frère, sans grande substance.
Un livre qui nourrit et... fait
songer. I
> Jean-Guy Soumy, Les mariés du
Purgatoire, Ed. Robert Laffont, 299 pp.
une bd
une expo
humour
Le talent,c’est du travail
Jean Planque,l’artiste
C’est noté en bas de page...
A peine sorti de l’école d’animation des
Gobelins en 2007, Bastien Vivès se révèle
à 24 ans comme un bédéiste doué.
Notamment avec Le goût du chlore, couvert de prix. Mais outre la virtuosité du
dessinateur, il y a chez Vivès une profondeur de réflexion qui fait de la bande dessinée tout autre chose qu’un art de la
distraction. A preuve Polina, épais album
traitant par l’ellipse de la création, du
talent artistique et du dur labeur qui va
avec. Polina, c’est cette fillette de 6 ans
qui passe une audition à l’académie de
danse. Elle n’est pas très souple, mais un professeur croit
en son talent. Il lui enseignera la danse, sans concession.
Le Musée Alexis Forel à Morges présente
une rétrospective des œuvres du collectionneur Jean Planque. Jusqu’au 8 mai,
elle invite à suivre les nombreuses pistes
empruntées par l’artiste dans le sillage
des grands peintres modernes et dans ses
essais novateurs. Si le nom de Jean
Planque (1910-1998) est naturellement
associé à sa prestigieuse collection, il est
en revanche encore trop rarement mis en
regard de son activité d’artiste peintre.
Elle n’a pourtant jamais cessé de l’occuper tout au long de sa vie que ce soit dans
la région d’Aix-en-Provence, à Morges ou à La Sarraz.
Elle danse, donc, tâtonne au théâtre, dans la danse
contemporaine, dans la chorégraphie. Insoumise, car les
vrais artistes le sont. Trébuchant, se relevant, s’interrogeant. Œuvre de maturité, déjà, pour Bastien Vivès, qui
ne cache pas que Polina est une fable sur la prise de
conscience du travail nécessaire pour révéler son propre
talent. «Sortir un crayon et faire un truc ne suffit pas»,
écrit-il. Il faut atteindre à l’épaisseur des personnages
dessinés, à la nécessité d’un album. Comme pour la dure
loi de la danse, il faut sans cesse se remettre en question,
travailler, travailler... Un album remarquable. JS
Les œuvres présentées ont été choisies parmi l’important fonds de plus de 1700 pièces mis à disposition par la
famille. Pour la première fois, elles proposent un parcours
inédit à travers ses essais, recherches et nombreuses
séries. L’exposition rend compte de l’éclatement et de la
diversité de l’œuvre tant sur le plan des techniques (collage, dessin à la plume, peinture à l’huile, aquarelle) que
celui des divers thèmes et sujets des œuvres. Des citations accompagnent le visiteur et posent quelques jalons
de son parcours. Elles sont extraites de l’ouvrage de sa
nièce Béatrice Delapraz «L’Œil de Planque». Cette production n’a que très rarement été montrée en raison de
l’extrême modestie de Jean Planque. ATS
> Bastien Vivès, Polina, Ed. Casterman, coll. KSTR, 216 pp.
Will Cuppy, satiriste américain (1884 1949), s’est rendu célèbre par ses textes
humoristiques pour la Herald Tribune ou le
New Yorker durant l’entre-deux-guerres.
Mais les jeunes éditions Wombat ont
retrouvé son livre majeur, sa grande
œuvre, un véritable anti-manuel d’histoire
où tout est véridique mais traité par la
dérision et l’ironie: Grandeur et décadence
d’un peu tout le monde. Si l’humour est la
politesse du désespoir, il est aussi un filtre
bienvenu pour retracer les faits et gestes
des grandes figures historiques. Des pharaons de l’Egypte antique aux rois de France, des conquérants aux courtisanes, Cuppy réécrit l’histoire avec un
style assassin qui fait de ces puissants madame et monsieur tout-le-monde, le pouvoir en plus. Et ce n’est pas toujours de leur faute...
«Un jour qu’ils étaient à la pêche, Cléopâtre fit attacher
un hareng fumé à l’hameçon d’Antoine, et ils faillirent
mourir de rire. C’est en effet assez amusant.» Exemple
d’une note de bas de page, la spécialité décalée de Will
Cuppy... Et regardez attentivement le dessin de Gus Bofa
illustrant la couverture du livre. Vous y surprendrez un
Don Quichotte dans une inédite position... JS
> Will Cuppy, Grandeur et décadence d’un peu tout le monde,
Ed. Wombat, 288 pp.