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32 MAGAZINE LA LIBERTÉ SAMEDI 2 AVRIL 2011 HUMEUR Voyager avec un cachalot... Alors que l’on barguigne à loisir, dans la presse italienne et francophone, sur l’antisémitisme supposé, sous-jacent, réel ou non du dernier roman d’Umberto Eco, Le cimetière de Prague, on oublie surtout de répéter que le sémiologue le plus médiatique du XXe siècle est un piètre romancier. Très piètre... mais très médiatisé. De quoi vous mettre d’une fort mauvaise humeur. Franchement, qui avait eu du plaisir à la lecture du Nom de la rose avant la sortie du film éponyme? Qui est réellement arrivé au bout du Pendule de Foucault ou de La mystérieuse flamme de la reine Loana sans bailler à s’en décrocher la mâchoire? Excitant sémiologue, enthousiasmant chroniqueur, Umberto Eco romancier accumule par contre toutes les lourdeurs d’une érudition mal digérée. Il tricote un roman à la fois gothique, à clefs, philosophique, où toute connaissance esthétique vaut son pesant de signes. Entre Dumas feuilletoniste et Pelladan ésotérique, mais dans un torrentiel débit de références où franchement l’on se noie. Alors son histoire d’Evangile antisémite, de mensonges et de services secrets, de doute généralisé en plein XIXe et sa haine des juifs laissent parfaitement indifférent. C’est lent, sans rythme. On aimerait bien qu’Umberto Eco nous ponde un roman concis sur notre temps, qu’il scrute si finement, au lieu de se réfugier dans les brouillards du passé supposé. «Comment voyager avec un saumon?» avait-il écrit dans une de ses plus brillantes chroniques. Ici, on a la pénible impression de voyager avec un cachalot échoué sur une plage sans fin. Disons-le franchement: c’est mission impossible. JACQUES STERCHI > Umberto Eco, Le cimetière de Prague, Ed. Grasset, 556 pp. Les voyageurs au Purgatoire Jean-Guy Soumy. Dans un roman atypique et brillant, l’écrivain français nous entraîne dans les croyances et bizarreries du XIIIe siècle. Où les armées de Dieu livraient combat dans leurs rêves. JACQUES STERCHI a Au XIIIe siècle naît officiellement le Purgatoire, sous l’apostolat du pape Innocent IV. Une révolution théologique qui va bouleverser les esprits, entre croyances païennes, substrats des vieux mythes liés à la forêt profonde et pouvoir quasi absolu de l’Eglise romaine. C’est, constate le romancier Jean-Guy Soumy dans Les mariés du Purgatoire, «la vaste entreprise de captation par l’Eglise d’un imaginaire païen, le contrôle des rêves...» D’où ce roman atypique, brillamment écrit, qui n’est pas un ouvrage historique mais une réflexion sur cette captation des imaginaires. Question toujours contemporaine face aux idéologies et autres chasses aux soi-disant hérétiques. Alors en ce Moyen Age partagé entre urbanisation et vastes forêts magiques, le seigneur Foulques perd accidentellement sa jeune épousée. Rongé de remords, il veut absolument savoir si elle a été condamnée à l’Enfer pour péché de chair. Or un prêcheur dominicain lui apprend l’existence attestée du Purgatoire, là où les âmes errent avant le définitif jugement divin. Fou de douleur, Foulques va tenter de pénétrer cet entre-monde. Pour cela, il a recours aux Voyageurs, cette armée de Dieu qui s’en va combattre en rêve les légions du Malin. L’Inquisition à l’œuvre Les Dominicains ont généré l’Inquisition. Elle est ici à l’œuvre, encore relativement timide. Mais, souligne Jean-Guy Soumy dans sa fiction parfaitement documentée, elle s’attaque au tréfonds de l’individu. Comme le dit le prêcheur du roman, «dans certains cas, rêver et agir, c’est la même chose. Et l’Eglise ne peut laisser les rêves sans surveillance». Le formatage des consciences et de Les anges qui chuchotent Hasard de l’édition, le premier roman de la toute jeune Fribourgeoise Tiffany Schneuwly explore lui aussi les mondes parallèles. Sous l’étiquette «Fantasy», Entre deux feux, les chuchoteurs narre le destin peu banal d’Eurielle, vingt ans. Une solitaire ignorée par ses riches parents et qui, un jour, se rend compte qu’elle est seule à reconnaître un duo d’anges qui chuchotent à l’oreille des mortels. Ils l’entraîneront dans leur dimension irréelle où elle découvrira un terrible secret sur ses origines... Et deviendra à son tour une chuchoteuse. Tiffany Schneuwly a de l’imaginaire à revendre, même si l’on pense à quelques références, dont Les ailes du désir, film de Wim Wenders. Littérairement, on attendra quand même que son écriture mûrisse. Que les dialogues, notamment, perdent de leur raideur naïve. Mais la jeune auteure a un enthousiasme à écrire qui pourrait devenir communicatif. JS Une procession apocalyptique selon Dante, autre explorateur du Purgatoire, par Gustave Doré. DR l’inconscient, voilà la grande actualité de ce roman. Auquel Soumy oppose la quête déraisonnable et sauvage de Foulques. Dans les ténèbres de la grande forêt ardennaise où, supposément, Dieu n’est pas. Jusqu’à se laisser mordre par un chien enragé, moyen supposé pour accéder aux enfers. Jusqu’à l’animalité la plus crue, le sacrifice du cerf de saint Hubert. Bref jusqu’aux confins de la folie dont le personnage reviendra comme purifié de son orgueil, reconnaissant la primauté de la vie. Librement. Entre foi et liberté Une quête hallucinée que maîtrise parfaitement JeanGuy Soumy. Par courts chapitres, donnant la parole aux différents et nombreux protagonistes du roman, dont Foulques, sa mère, les inquisiteurs, les Voyageurs, etc. En nous entraînant jusqu’au cœur de ces batailles homériques entre armée du Christ et phalanges démoniaques. Nullement schématique, ce livre haletant invite son lecteur à méditer sur les collisions pluriséculaires entre la foi et la liberté de penser. Entre dogme et infinie perception onirique. Entre passion amoureuse et déchirement. Entre fidélité familiale et amour fou. Et puis Jean-Guy Soumy a trouvé le talent de nous emmener à nouveau dans > Tiffany Schneuwly, Entre deux feux, les chuchoteurs, Ed. Mon petit éditeur Publibook, 179 pp. la forêt, ce territoire fondateur de l’imaginaire européen. Cette «Ur-Wald» qui abrite la peur, les esprits et les individus en rupture de ban. Un roman qui tranche dans la production francophone si encline à rabâcher des histoires de famille, de père, de mère, de frère, sans grande substance. Un livre qui nourrit et... fait songer. I > Jean-Guy Soumy, Les mariés du Purgatoire, Ed. Robert Laffont, 299 pp. une bd une expo humour Le talent,c’est du travail Jean Planque,l’artiste C’est noté en bas de page... A peine sorti de l’école d’animation des Gobelins en 2007, Bastien Vivès se révèle à 24 ans comme un bédéiste doué. Notamment avec Le goût du chlore, couvert de prix. Mais outre la virtuosité du dessinateur, il y a chez Vivès une profondeur de réflexion qui fait de la bande dessinée tout autre chose qu’un art de la distraction. A preuve Polina, épais album traitant par l’ellipse de la création, du talent artistique et du dur labeur qui va avec. Polina, c’est cette fillette de 6 ans qui passe une audition à l’académie de danse. Elle n’est pas très souple, mais un professeur croit en son talent. Il lui enseignera la danse, sans concession. Le Musée Alexis Forel à Morges présente une rétrospective des œuvres du collectionneur Jean Planque. Jusqu’au 8 mai, elle invite à suivre les nombreuses pistes empruntées par l’artiste dans le sillage des grands peintres modernes et dans ses essais novateurs. Si le nom de Jean Planque (1910-1998) est naturellement associé à sa prestigieuse collection, il est en revanche encore trop rarement mis en regard de son activité d’artiste peintre. Elle n’a pourtant jamais cessé de l’occuper tout au long de sa vie que ce soit dans la région d’Aix-en-Provence, à Morges ou à La Sarraz. Elle danse, donc, tâtonne au théâtre, dans la danse contemporaine, dans la chorégraphie. Insoumise, car les vrais artistes le sont. Trébuchant, se relevant, s’interrogeant. Œuvre de maturité, déjà, pour Bastien Vivès, qui ne cache pas que Polina est une fable sur la prise de conscience du travail nécessaire pour révéler son propre talent. «Sortir un crayon et faire un truc ne suffit pas», écrit-il. Il faut atteindre à l’épaisseur des personnages dessinés, à la nécessité d’un album. Comme pour la dure loi de la danse, il faut sans cesse se remettre en question, travailler, travailler... Un album remarquable. JS Les œuvres présentées ont été choisies parmi l’important fonds de plus de 1700 pièces mis à disposition par la famille. Pour la première fois, elles proposent un parcours inédit à travers ses essais, recherches et nombreuses séries. L’exposition rend compte de l’éclatement et de la diversité de l’œuvre tant sur le plan des techniques (collage, dessin à la plume, peinture à l’huile, aquarelle) que celui des divers thèmes et sujets des œuvres. Des citations accompagnent le visiteur et posent quelques jalons de son parcours. Elles sont extraites de l’ouvrage de sa nièce Béatrice Delapraz «L’Œil de Planque». Cette production n’a que très rarement été montrée en raison de l’extrême modestie de Jean Planque. ATS > Bastien Vivès, Polina, Ed. Casterman, coll. KSTR, 216 pp. Will Cuppy, satiriste américain (1884 1949), s’est rendu célèbre par ses textes humoristiques pour la Herald Tribune ou le New Yorker durant l’entre-deux-guerres. Mais les jeunes éditions Wombat ont retrouvé son livre majeur, sa grande œuvre, un véritable anti-manuel d’histoire où tout est véridique mais traité par la dérision et l’ironie: Grandeur et décadence d’un peu tout le monde. Si l’humour est la politesse du désespoir, il est aussi un filtre bienvenu pour retracer les faits et gestes des grandes figures historiques. Des pharaons de l’Egypte antique aux rois de France, des conquérants aux courtisanes, Cuppy réécrit l’histoire avec un style assassin qui fait de ces puissants madame et monsieur tout-le-monde, le pouvoir en plus. Et ce n’est pas toujours de leur faute... «Un jour qu’ils étaient à la pêche, Cléopâtre fit attacher un hareng fumé à l’hameçon d’Antoine, et ils faillirent mourir de rire. C’est en effet assez amusant.» Exemple d’une note de bas de page, la spécialité décalée de Will Cuppy... Et regardez attentivement le dessin de Gus Bofa illustrant la couverture du livre. Vous y surprendrez un Don Quichotte dans une inédite position... JS > Will Cuppy, Grandeur et décadence d’un peu tout le monde, Ed. Wombat, 288 pp.