Résumé - Crisco

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Résumé - Crisco
Le développement du subjonctif après les verbes de sentiment
Adeline Patard
De prime abord, le développement du subjonctif du latin au français suit le chemin de grammaticalisation
esquissé par Bybee et al. (1994 : 212-225). Le subjonctif se distinguerait d’abord de l’indicatif en exprimant,
en gros, la possibilité et diverses nuances volitives (cf. entre autres Mellet 1994 et Magni 2009). Le
subjonctif (ou coniuntivus) se développe ainsi dans les complétives introduites par des verbes dont le sens
est compatible avec cette valeur de volonté ou de possibilité. Le subjonctif aurait ensuite été réinterprété
comme simple marque de subordination (Bybee et al. 1994 : 214). Il peut alors s’employer dans des
contextes de plus en plus différents, comme par exemple les interrogatives indirectes et le discours
indirect :
(1)
Ausculta pauca : et quid ego te uelim (…) SCIES.
« Ecoute un peu : et tu sauras ce que je veux de toi »
(Tér. Andr. 536, Mellet 1994 : 195)
Enfin, lorsque l’emploi du subjonctif comme marqueur de subordination s’est généralisé, ce mode
« disparaît de la langue » (Bybee et al. 1994 : 214) en cédant la place à des nouvelles formes, en
l’occurrences les formes indicatives (Mellet 1994 : 206 ; Magni 2009 : 260). On notera par exemple que
l’emploi du subjonctif après des verbes d’opinion ou de croyance, qu’on trouve encore en ancien français,
disparaît progressivement par la suite (voir Loengarov 2006, Lagerqvist 2009, et Lamiroy & De Mulder
2011).
Si le subjonctif semble ainsi fournir une parfaite illustration du chemin de grammaticalisation
esquissé par Bybee, Perkins & Pagliuca (1994), certaines évolutions de ce mode semblent aller dans l’autre
sens, le subjonctif empiétant sur le domaine de l’indicatif. Ce phénomène peut être illustré, entre autres,
dans le domaine des complétives, par l’usage du subjonctif après des verbes exprimant un sentiment : cet
emploi est largement répandu en français actuel, alors qu’en ancien français, on trouvait dans ce contexte
autant l’indicatif que le subjonctif, comme l’illustrent les exemples (2) et (3) ci-dessous.
(2)
(3)
Mult HET chascuns ke il seit cous
« Tout le monde déteste être cocu »
(Guig., 216, cité par Joly 1998 : 377)
Mes ce me DESABELIST mout
Qu’eles sont de cors et de vout
Meigres et pales et dolorantes
« Il me déplaît beaucoup qu’elles soient si affligées, si maigres de corps et de visage ! »
(Yv., 5233, cité par Joly 1998 : 378)
Dans notre communication, nous nous intéresserons au développement du subjonctif après les
verbes de sentiment qui fait exception au retrait généralisé du subjonctif en français et qui semble
contrevenir au chemin de grammaticalisation de Bybee et al. (1994) mentionné ci-dessus.
Nous examinerons les facteurs syntaxiques et lexicaux qui permettent d’expliquer cette évolution :
(i) le remplacement des différentes constructions possibles après les verbes de sentiment en ancien
français (question indirecte, conditionnelle, relative, etc. ; voir e.a. Hunnius 1976 : 38) par des complétives
en que, qui se combinent plus facilement avec un subjonctif ; (ii) le remplacement de structures non
personnelles (c’est dommage que) par des structures personnelles (je suis triste, marri), qui se combinent plus
facilement avec le subjonctif (Hunnius 1976 : 111) ; 3) le développement de nouvelles expressions comme
trouver estrange pour remplacer les verbes hérités du latin qui étaient fortement associés à
l’indicatif (Hunnius 1976 : 109-110). Nous proposerons ensuite une explication pragmatique, à partir des
observations de Lau (1970 : 39) et d’Hunnius (1976). Nous défendrons ainsi l’hypothèse selon laquelle ce
« nouvel » emploi du subjonctif résulte d’une stratégie rhétorique (voir e.a. Detges 1999) et s’est ensuite
répandu conformément aux processus de routinisation et de formation de patrons décrits entre autres par
Bybee (2010).
Références
Bybee, Joan, Perkins, Revere & Pagliuca, William (1994). The Evolution of Grammar. Tense, Aspect, and
Modality in the Languages of the World. Chicago et Londres : The University of Chicago Press.
Bybee, Joan (2010). Language, Usage and Cognition. Cambridge: Cambridge University Press.
Detges, Ulrich (1999). Wie entsteht Grammatik? Kognitive und pragmatische Determinanten der
Grammatikalisierung von Tempusmarkern. In Lang, Jürgen & Neumann-Holzschuh, Ingrid, éds.
Reanalyse und Grammatikalisierung in den romanischen Sprachen. Tübingen: Niemeyer, 31-52.
Hunnius, Klaus (1976). Der Modusgebrauch nach den Verben der Gemütsbewegung im Französischen. Heidelberg :
Carl Winter Universitätsverlag.
Joly, Geneviève (1998). Précis d’ancien français. Paris : Armand Colin.
Lau, Gerhard (1970). Studien zur Geschichte des Konjunktivs im Französischen. München : Wilhelm Fink Verlag.
Lamiroy, Béatrice & De Mulder, Walter (2011). Degrees of Grammaticalization across Languages. In
Narrog, Heiko & Heine, Bernd, éds. The Oxford Handbook of Grammaticalization. Oxford : Oxford
University Press, 302-317.
Magni, Elisabetta (2009). Mood and Modality. In : Baldi, Philip & Cuzzolin, Pierluigi. New Perspectives on
Historical Latin Syntax 2. Constituent Syntax : Adverbial Phrases, Adverbs, Mood, Tense. Berlin / New York :
de Gruyter, 193-275.
Lagerqvist, Hans (2009). Le subjonctif en français moderne. Esquisse d'une théorie modale, Paris: PUPS.
Loengarov, Alexander (2006). L'alternance indicatif/subjonctif dans les langues romanes. Motivation sémanticopragmatique et grammaticalisation. Thèse de doctorat. Université de Leuven.
Mellet, Sylvie (1994). Le subjonctif. In : Mellet, S., Joffre M.D. & Serbat G. Grammaire fondamentale du latin.
Le signifié du verbe. Louvain : Peeters, 173-209.

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