Recueil cérémonie HC 2010

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Recueil cérémonie HC 2010
Cérémonie • 18 novembre 2010
honoris causa
cérémonie 2010
DOCTORATS UNIVERSITÉ Paris Ouest Nanterre La Défense
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Cérémonie • 18 novembre 2010
honoris causa
Ont été nommés
Docteurs
Honoris Causa
de l’Université
Paris Ouest
Nanterre
La Défense
depuis
sa fondation :
1979
Gino Giugni
Professeur de Droit à l’Université
de Rome (Italie)
Robert A. Hinde
Professeur d’Ethnologie à l’Université
de Cambridge (Royaume-Uni)
Lawrence R. Klein
Professeur à l’Université de
Pennsylvanie, Wharton School
of Commerce and Finance
(Etats-Unis)
Renata Mayntz
Professeur de Sociologie (Allemagne)
Arturo Uslar Pietri
Écrivain, Homme politique,
Ambassadeur à l’UNESCO (Venezuela)
1984
Norberto Bobbio
Professeur de Droit et de
Philosophie (Italie)
Sa Sainteté Le Dalaï Lama
Écrivain, Guide spirituel et
Chef d’Etat du peuple tibétain (Tibet)
Jan Josef Lipski
Écrivain (Pologne)
Milton Rokeach
Professeur de Psychologie Sociale
(Etats-Unis)
Homer Armstrong Thompson
Archéologue, Professeur
d’Archéologie (Etats-Unis)
Leopoldo Zea
Professeur de Philosophie (Mexique)
1993
Nelson Pereira Dos Santos
Cinéaste (Brésil)
Paul Zumthor
Médiéviste, Romancier et Poète,
Professeur émérite à l’Université
de Montréal (Canada)
Trikoli Nath Madan
Ethnologue, Professeur à l’Université
de Delhi (Inde)
Alistair C. Crombie
Historien des Sciences, Professeur
émérite à l’Université d’Oxford
(Australie)
Albert O. Hirschman
Professeur émérite de Sciences Sociales
à l’Université de Princeton (Etats-Unis)
1999
Theo Angelopoulos
Cinéaste (Grèce)
Nicolas Balachov
Académicien, Professeur à l’Université
de Moscou (Russie)
Antonio Cassese
Président du tribunal pénal
international de La Haye,
Professeur de Droit (Italie)
Frank Hahn
Professeur émérite d’Économie
à l’Université de Cambridge (Royaume-Uni)
Marschall Sahlins
Professeur d’Anthropologie
à l’Université de Chicago (Etats-Unis)
2006
1988
Miles Davis
Artiste, Musicien de Jazz
(Etats-Unis)
Marc Eigeldinger
Professeur de Littérature (Suisse)
Mouloud Mammeri
Écrivain de la Francophonie,
Romancier, Homme de théâtre,
Poète (Algérie)
Michio Morishima
Professeur à la « London School
of Economics and Political Science »
(Japon)
Laurence Picken
Professeur d’Anthropologie Sociale
et d’Ethnologie, Musicologue
(Royaume-Uni)
Franco Giacone
Professeur à l’Université La Sapienza
de Rome (Italie)
Jack Goody
Professeur à l’Université de Cambridge
(Royaume-Uni)
Jin Au Kong
Professeur au Massachussets Institute
of Technology (Etats-Unis)
William Labov
Professeur à l’Université
de Pennsylvanie (Etats-Unis)
Claudio Magris
Écrivain, Professeur à l’Université
de Trieste (Italie)
Werner H. Merle
Professeur à l’Université
de Potsdam (Allemagne)
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Cérémonie • 18 novembre 2010
honoris causa
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Allocution d’ouverture par
Bernadette Madeuf,
Présidente de l’Université
Paris Ouest Nanterre La Défense
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Éloge de Rahma Bourqia
prononcé par Raymond Jamous,
Directeur de recherches
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Discours de Rahma Bourqia
Professeur de sociologie, Présidente de l’Université
Hassan II Mohammedia à Casablanca
PAGE 16
Éloge de Mohsen Makhmalbaf
prononcé par Antoine de Baecque,
Professeur d’Études cinématographiques
PAGE 19
Discours de Mohsen Makhmalbaf,
Cinéaste
PAGE 23
Éloge de Vandana Shiva
prononcé par Colette Vallat,
Professeur de Géographie
PAGE 29
Discours de Vandana Shiva,
Docteur en philosophie des sciences,
Présidente de la Fondation de la recherche pour la
science, les technologies et les ressources naturelles
PAGE 37
Éloge de Paul Paris
prononcé par Claude Bathias,
Professeur émérite de Mécanique
et Philippe Hervé,
Professeur en Energétique
PAGE 39
Discours de Paul Paris
Professeur émérite de mécanique
PAGE 41
Éloge de Sonia Sotomayor
prononcé par Michel Troper,
Professeur émérite de Droit
PAGE 44
Discours de Sonia Sotomayor,
Juge de la Cour suprême des États-Unis
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honoris causa
cérémonie 2010
DOCTORATS UNIVERSITÉ Paris Ouest Nanterre La Défense
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Discours de Bernadette Madeuf, Présidente de l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense
Cérémonie • 18 novembre 2010
honoris causa
Allocution d’ouverture
par Bernadette Madeuf
Présidente de l’Université
Paris Ouest Nanterre La Défense
Madame Bourqia,
Madame Shiva,
Madame Sotomayor,
Monsieur Makhmalbaf,
Monsieur Paris,
Mesdames et messieurs des corps diplomatiques,
Monsieur le Recteur,
Monsieur le Vice Chancelier des universités de Paris, représentant du Recteur de l’Académie de Paris,
Mesdames et messieurs les représentants du Conseil Général et de la Région,
Monsieur le maire de Nanterre,
Mesdames et messieurs membres des conseils de l’université,
Chers collègues, chers amis,
Mesdames, messieurs,
J’ai l’immense honneur et le grand plaisir d’ouvrir aujourd’hui la cérémonie de remise de doctorats Honoris
Causa de l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense. C’est la 7e remise de doctorats Honoris Causa
de l’histoire de notre université, qui célèbre cette année 2010 ses quarante années d’existence comme
institution autonome, et comme université de plein droit. En raison de cet anniversaire, la cérémonie de
cette année revêt une dimension particulière.
Avec l’équipe et l’ensemble de la communauté, nous avons voulu donner un lustre spécial à cet anniversaire
grâce à différentes manifestations, comme la cérémonie de ce jour, le festival international de théâtre
étudiant, la remise des prix de thèse et le grand colloque sur le devenir des Sciences Humaines et Sociales
de décembre pour ne citer que quelques événements. Cette cérémonie est l’occasion pour moi de remercier
tous ceux qui se sont investis pour célébrer notre anniversaire, qu’ils soient membres du personnel
administratif ou du corps des enseignants-chercheurs ou étudiants. Sans eux, cet établissement ne serait
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Discours de Bernadette Madeuf, Présidente de l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense
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honoris causa
qu’une coquille vide. En effet, ce qui fait l’université dans toute l’étendue de sa signification, ce ne sont pas
les bâtiments, le campus, la liste des structures de formation et de recherche, c’est la communauté formée
autour des savoirs : autour de la production et de la transmission des savoirs vers ceux qui apprennent,
étudient et préparent leur avenir par ceux qui transmettent et poursuivent la tâche de comprendre et
d’analyser le monde, pour mieux enseigner.
L’université est ainsi, par mission et vocation, un lieu ouvert sur l’universel, le global et la diversité. Le choix
des cinq personnalités que nous faisons entrer aujourd’hui dans notre communauté illustre au plus haut
point ces dimensions.
Nous honorons ces personnalités aujourd’hui.
Mesdames et Messieurs, nous ressentons un très grand honneur à vous recevoir et à vous accueillir
à Nanterre. Vous :
Madame Rahma Bourqia, sociologue, Présidente de l’Université Hassan II Mohammedia à Casablanca ;
Monsieur Mohsen Makhmalbaf, cinéaste, auteur, producteur iranien ;
Madame Vandana Shiva, philosophe des sciences, Présidente de la Fondation de la recherche pour la
science, les technologies et les ressources naturelles ;
Monsieur Paul Paris, physicien, professeur émérite de Washington University à St. Louis ;
Et Madame Sonia Sotomayor, juge à la Cour Suprême des États-Unis.
Au nom de l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense et de toute notre communauté universitaire, j’aurai
tout à l’heure le plaisir de vous attribuer le titre de docteur Honoris Causa.
Mesdames, messieurs,
La cérémonie d’aujourd’hui n’est pas une cérémonie politique. Ce n’est pas non plus une cérémonie
purement honorifique. Chacune des cinq personnalités présentes a déjà été maintes fois honorée, décorée,
primée, et le sera encore souvent, très certainement.
La cérémonie d’aujourd’hui est d’abord une cérémonie solennelle de remise d’un titre universitaire, le titre
le plus éminent qui puisse être décerné par notre université, et dont l’ancienneté justifie le port des toges
traditionnelles. Le titre de docteur Honoris Causa a été créé il y a plusieurs siècles pour rendre hommage
à des personnalités étrangères qui, quel que soit leur parcours académique, honorent les valeurs de
l’université par leur contribution au monde des idées, de la culture, des arts ou des sciences.
Les lauréats que l’université a choisis pour cet hommage l’ont été en raison de leur engagement
professionnel, de leur expertise, de leurs réalisations scientifiques, de leurs œuvres artistiques, qui
enrichissent le patrimoine de l’humanité. Mais nous honorons aussi des parcours personnels d’exception
qui révèlent à quel point ces personnalités ont porté à leur plus haut niveau les valeurs humanistes que
nous partageons et qui font la force de Nanterre depuis sa fondation. Ces parcours sont exemplaires et
nous voudrions qu’ils le soient également aux yeux de nos étudiants.
Loin d’avoir hérité l’arrogance bornée des élites à qui tout est dû, ces lauréats ont su, au cours de longues années
de travail et d’engagement, défier leurs détracteurs et mettre en œuvre dans leurs actes et engagements des
valeurs humanistes et universelles, qui par l’enseignement, qui par l’écriture, qui par le plaidoyer…
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Discours de Bernadette Madeuf, Présidente de l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense
Cérémonie • 18 novembre 2010
honoris causa
> Certains de ceux à qui nous rendons hommage aujourd’hui n’ont pas pu poursuivre d’études supérieures.
D’autres ont réussi à poursuivre des études malgré des conditions sociales ou culturelles difficiles. Ces
désavantages comparatifs, pour reprendre un concept économique, ne les ont pas empêchés d’acquérir
une culture et une ouverture d’esprit qui peuvent parfois faire défaut à des personnes diplômées.
La réussite aux diplômes, bien que nul ne conteste son importance, ne suffirait pas à justifier la
mission de l’université si nous ne transmettions pas également à nos étudiants, futurs diplômés, la
culture, l’ouverture d’esprit, le sens des responsabilités et du dialogue et plus généralement le goût de
la vérité et de la justice. Donner du sens à ces valeurs fait aussi partie des missions de l’université. Et
nous pouvons être fiers de nos diplômés, parfois issus de l’immigration ou de milieux défavorisés, qui
deviennent des chercheurs de renom, des chefs d’entreprise, des artistes de génie, ou des hommes ou
femmes politiques d’importance.
Mais notre Université Paris Ouest Nanterre La Défense est bien plus que cela encore. Elle est également
un lieu d’expérimentation, d’analyse critique et de contestation parfois, un lieu où l’on peut réfléchir
à une manière de faire les choses autrement, quitte à transgresser les frontières entre disciplines
scientifiques et à rejeter les méthodologies traditionnelles, au profit de croisements théoriques et
pratiques innovants et audacieux.
Mesdames, messieurs,
Je voudrais vous remercier, tous, de votre présence et dire enfin que c’est avec joie et émotion que
j’accueille au sein de notre université cinq nouveaux Docteurs.
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Cérémonie • 18 novembre 2010
honoris causa
Éloge de Rahma Bourqia
prononcé par Raymond Jamous,
Directeur de recherches
Madame La Présidente Rahma Bourqia
Chère collègue, chère amie,
C’est avec un immense plaisir que l’Université Paris Ouest Nanterre vous accueille aujourd’hui, Madame
Rahma Bourqia, Présidente de l’Université Hassan II du Maroc, pour vous offrir le titre de docteur Honoris
Causa et je suis très heureux d’avoir été choisi à cette occasion pour faire votre éloge.
En 2005, nous avons organisé ensemble un colloque international réunissant des enseignants-chercheurs
et chercheurs marocains et des enseignants-chercheurs et chercheurs nanterrois, associant ainsi votre
université et le laboratoire d’ethnologie et de sociologie comparative de Nanterre. Ce colloque qui s’est
tenu dans les locaux de votre université sur le thème de l’« Altérité et reconstruction de la société locale »
a permis de comparer les perspectives et les approches d’ethnologues travaillant dans différentes aires
culturelles (le Japon, l’Inde, l’Amérique latine, le monde arabe avec les recherches menées au Maroc). Il a
abouti à la publication d’un volume collectif sur ce même thème que nous avons co-dirigé. C’est aussi
à cette occasion qu’une session d’études doctorales très intensive et très fructueuse a réuni, pendant cinq
jours, quinze de nos doctorants avec quinze doctorants de votre université. C’est grâce à votre hospitalité,
mais aussi grâce à votre énergie, à votre volonté, à votre générosité que cet échange, ce dialogue, cette
confrontation des idées et des méthodes entre chercheurs, entre doctorants des deux pays a pu s’établir
depuis cette période.
C’est durant ces multiples rencontres que nous avons apprécié vos qualités exceptionnelles, Madame
Rahma Bourqia, celle d’un chercheur dont les talents ont été reconnus, celle d’un acteur engagé dans
l’évolution du statut de la femme et celle, enfin, d’un responsable au plus haut niveau d’une université
marocaine. Je voudrais revenir sur ces trois activités et responsabilités que vous avez assumées durant
toute votre carrière.
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Éloge de Rahma Bourqia prononcé par Raymond Jamous, Directeur de recherches
Cérémonie • 18 novembre 2010
honoris causa
> Vous êtes née à Khémisset au Maroc, en 1949. Vous avez acquis une triple formation de philosophe, de
sociologue et d’anthropologue. Après des études supérieures à l’Université Mohammed V de Rabat (Licence
de philosophie puis un DEA de sociologie) vous êtes partie à l’Université de Manchester en Grande-Bretagne
où vous avez accompli un PhD sous le titre d’État et société rurale au Maroc, pour lequel vous avez obtenu
le prix Malcom Kerr de la meilleure thèse de l’année 1988. Ce prix prestigieux est attribué par l’Association
américaine des études sur le Moyen-Orient. Ce travail est une contribution importante sur l’évolution
historique du rapport entre l’État marocain et les différentes composantes des sociétés rurales, mettant
l’accent sur les transformations du statut de la famille et celui de la femme. Vous avez ensuite mené
d’autres travaux innovants sur les jeunes et les valeurs religieuses au Maroc. Ces travaux ont fait l’objet de
nombreuses publications, des ouvrages et des articles dans trois langues : arabe, français et anglais que
vous maîtrisez parfaitement. L’histoire du Maroc comme État, comme société, comme culture spécifique
est longue et en continuelle évolution. Ce pays a établi et veut maintenir une identité forte en même temps
qu’il doit adapter ses institutions, ses structures aux nécessités du monde moderne. En mettant l’accent
sur la transformation du monde rural, l’évolution du statut de la femme, et celui des jeunes, votre ambition
scientifique n’a pas été simplement de saisir comment ces catégories sociales veulent modifier et améliorer
leur place dans la société, mais aussi comment dans le même mouvement, ils participent à l’adaptation de
la société civile marocaine à un État moderne. En bref, votre travail scientifique nous apprend comment une
société et un État plus que millénaire peuvent et doivent évoluer, doivent s’ouvrir au monde extérieur tout en
respectant ses traditions, sa spécificité sociale et culturelle.
C’est grâce à votre compétence scientifique sur la condition de la femme en milieu rural marocain que vous
avez participé à la Commission consultative pour la réforme du Code de la famille, la Moudawana. Celle-ci
a abouti à la promulgation du Code du statut personnel qui améliore le droit de la femme. Il faut rappeler les
principaux points de ce Code de la famille qui constitue une avancée déterminante vers un État de droit. La
polygamie, tout en restant autorisée, devient plus difficile. La simple lettre de répudiation établie devant un
responsable religieux ne suffit plus, il est maintenant exigé que les couples demandent le divorce devant la
cour de justice. Lors d’un divorce, le parent qui obtient la garde des enfants conserve le domicile familial ;
l’âge minimum légal du mariage passe de 15 à 18 ans. Une femme peut se marier sans le consentement de
ses parents et le mariage des Marocains selon les lois d’autres pays est dorénavant reconnu comme valide.
La possibilité pour une femme marocaine de transmettre sa nationalité à ses enfants n’est pas reconnue
dans la Moudawana mais, après une campagne publique, elle a été reconnue dans le nouveau Code de
nationalité ; le roi Mohammed VI l’a autorisée en octobre 2006 et la loi a été approuvée par le Parlement. Il
faut souligner que malgré les difficultés rencontrées pour sa mise en application, ce nouveau Code de la
famille et ce nouveau statut de la femme, a été salué comme un modèle à suivre dans la région.
Il faut enfin souligner que si vous avez beaucoup contribué à améliorer le statut de la femme dans votre
pays, vous avez été vous-même la preuve qu’une femme marocaine peut occuper les plus hautes fonctions
universitaires et celle de la recherche performante. En effet, Madame Rahma Bourqia, vous avez occupé
différents postes universitaires : maître de conférences, professeur, doyen de la faculté de lettres et
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Éloge de Rahma Bourqia prononcé par Raymond Jamous, Directeur de recherches
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honoris causa
> sciences humaines de l’Université Hassan II-Mohammedia, à Casablanca. Vous êtes Présidente de cette
université depuis 2002, et vous êtes la seule femme qui occupe un poste de cette importance au Maroc,
et même du monde arabe. C’est dire l’importance de votre accession à ce poste et à la reconnaissance
non seulement nationale mais aussi internationale que cela implique. Vous avez été élue membre de
l’Académie du Royaume du Maroc. Vous avez été élue docteur Honoris Causa de l’Université de l’Indiana
(États-Unis), de l’Université de Liège en Belgique, et maintenant de l’Université Paris Ouest Nanterre La
Défense. Vous être membre du Conseil de l’Université des Nations-Unies et consultante dans différentes
institutions internationales.
Comme Présidente de l’Université Hassan II, vous avez été à l’origine de la réforme des études universitaires
et de la mise en place progressive du LMD marocain. Comme nous l’avons dit plus haut, vous avez beaucoup
œuvré pour développer le cursus des sciences sociales dans votre université. Vous avez montré qu’à côté
d’un savoir traditionnel musulman, il y a la place pour établir un savoir scientifique moderne et pour
développer des disciplines telles que la sociologie et l’ethnologie qui, jusque là, n’avaient qu’une place
marginale. Vous avez introduit les filières professionnelles adaptées aux débouchés économiques de la
société marocaine et vous avez aussi établi la formation continue pour les actifs des entreprises. Vous avez
institué une collaboration internationale pour ouvrir le dialogue entre chercheurs et enseignants marocains
et leurs collègues européens ou américains. C’est dans ce contexte que s’inscrit le colloque dont il a été
question entre le laboratoire d’ethnologie et de sociologie comparative de Nanterre et votre université. C’est
ainsi que vous avez établi des accords avec plusieurs universités. Votre souci constant a été d’améliorer les
résultats des travaux réalisés dans la jeune université de Mohammedia pour la mettre au même niveau que
les meilleures universités d’Europe et des États-Unis.
Madame Rahma Bourqia, chère collègue, vous êtes non seulement une chercheuse d’exception, une
administratrice hors pair mais aussi une personne généreuse et efficace qui participe activement
à l’amélioration du statut de la femme dans son pays. Vous êtes aussi une personnalité très attachante,
avec qui il est toujours agréable de discuter, de dialoguer et de collaborer. En vous attribuant le titre de
docteur Honoris Causa de l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense, c’est la reconnaissance de tous
vos talents et de votre dévouement pour la recherche et l’enseignement que l’Université veut honorer.
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Discours de Rahma Bourqia, Professeur de sociologie, Présidente de l’Université Hassan II Mohammedia
Cérémonie • 18 novembre 2010
honoris causa
Discours de Rahma Bourqia,
Professeur de sociologie, Présidente de l’Université Hassan II Mohammedia
Madame la Présidente de l’Université Paris Ouest Nanterre,
Mesdames et messieurs.
Je vous remercie, Madame la Présidente, pour l’honneur que vous me faites. C’est un plaisir et un grand
honneur pour moi de recevoir aujourd’hui le doctorat Honoris Causa, dans cette cérémonie solennelle.
C’est à la gratitude qu’il faudrait faire place lorsqu’on se retrouve, aux côtés d’autres personnalités, au
centre de cet hommage. Je remercie Monsieur Raymond Jamous, avec qui je partage une complicité
intellectuelle, pour la présentation élogieuse qu’il a formulée à l’égard de ma personne.
L’honneur que me fait l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense en me conférant ce titre honorifique
est certes un témoignage de reconnaissance, et une distinction pour l’itinéraire d’une vie académique et
ses réalisations professionnelles. Mais, ce mérite ne devrait nullement me pousser à me complaire dans
le sentiment de fierté qui glorifie ma personne et me fait oublier que le mérite et l’aboutissement, s’ils
se sont forgés et façonnés par mon travail et mon engagement durant mon parcours professionnel, sont
aussi tributaires d’autres personnes qui m’ont soutenue et aidée à me construire.
Tout au long de ma vie, plusieurs personnes, par leur affection, leur encouragement, ou par leur
conviction, ou encore par leur engagement pour une œuvre qui nous a été commune, m’ont permis d’aller
de l’avant et repousser les limites de mes possibilités et potentialités. Il y a d’abord mes parents, surtout
mon défunt père qui, par son ouverture d’esprit, par son sens de l’égalité des sexes, et par son esprit
critique m’a communiqué la confiance en soi, la persévérance, le désir de changer l’ordre des choses et
le sens d’associer réflexion et action. Ensuite, il y a ma petite famille, mon mari et mes deux enfants avec
qui je partage cet honneur ; ils m’ont fourni du soutien au quotidien, m’ont toujours renvoyé une image
positive de moi-même, et ont fonctionné comme le moteur de ma motivation.
Ce qui me porte aux honneurs aujourd’hui, je le dois aussi à Sa Majesté le Roi du Maroc Mohamed VI
qui, par sa volonté de dépassement d’un patriarcat en désuétude, a œuvré pour un meilleur statut pour
les femmes marocaines en mettant en œuvre une politique qui a porté les femmes vers les sphères
de visibilité. Ce mouvement de réformes que Sa Majesté a insufflé dans une société marocaine en
développement et en mouvement, a permis à des femmes comme moi de progresser dans l’échelle des
responsabilités académiques, et de franchir les portes des citadelles qui étaient, il y a quelques années,
réservées à la gente masculine. Je lui dois l’occasion qui m’a été offerte de contribuer, par la réflexion,
à une réforme historique, lorsqu’il m’a nommée membre de la Commission royale consultative de la
réforme du Code du statut personnel (Moudawana). Cette réforme qui a introduit dans la loi le principe
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Discours de Rahma Bourqia, Professeur de sociologie, Présidente de l’Université Hassan II Mohammedia
Cérémonie • 18 novembre 2010
honoris causa
> d’égalité entre les hommes et les femmes dans un pays musulman, affirmant ainsi que l’Islam ne se
trouve nullement du côté de la servitude et de la discrimination.
La dette de reconnaissance pour ce que je suis, je la dois à des formateurs qui ne m’ont pas seulement
transmis une éducation et un savoir mais aussi des valeurs humaines et une éthique de conduite. Je
pense à tous ceux qui m’ont le plus marquée, et dont l’image et la grande stature professorale se profilent
encore aujourd’hui devant mes yeux pour me rappeler que l’apprentissage et la curiosité intellectuelle
doivent m’accompagner tout au long de ma vie.
Toute reconnaissance conforte et renforce mes engagements envers le développement de mon pays qui
m’a donné la fierté de lui appartenir. Les terrains de mes activités sont ceux du savoir sociologique, de
l’éducation et du développement humain et social. Étant impliquée dans la gestion d’une université, je
suis amenée à m’investir pour donner du sens au système universitaire et accompagner sa dynamique
créée par la réforme lancée ces dernières années. Nous savons qu’aujourd’hui les universités de tous
les pays du monde sont prises dans un mouvement de changement. Tout en réformant leurs structures
organisationnelles, leurs formations et leurs modes de production de la recherche, elles sont attentives
à la compétition à l’échelle internationale. L’université marocaine n’échappe pas à cette dynamique.
Elle est au centre des préoccupations de la société, et au cœur du processus de développement. Avec
le changement réformateur continu de l’université, dicté par l’effet de l’accélération du rythme de la
production du savoir, de la révolution numérique et par la mobilité des compétences dans tous les sens,
surtout du Sud vers le Nord, l’engagement d’une carrière à l’université marocaine ne fait que se consolider.
Cette reconnaissance est une source de motivation pour continuer dans le chemin que je me suis tracée
en vue d’accomplir une mission et de contribuer modestement aux chantiers stratégiques de mon pays.
Les cérémonies d’Honoris Causa ont des raisons d’être. Elles célèbrent certes le mérite des parcours
d’une vie académique ou professionnelle, mais créent aussi un canal d’intégration dans d’autres
communautés académiques à travers les liens interuniversitaires qu’elles génèrent au-delà des
frontières. Cette distinction me lie aujourd’hui à une nouvelle communauté d’appartenance : celle de
l’université de Nanterre. Je suis «d’ailleurs», du Maroc, appartenant à une université marocaine ; mais
me gratifier par un hommage dans cet événement privilégié me fait vivre un moment que ma mémoire
va garder. Cet évènement glisse mon nom dans le registre des noms de personnalités que l’Université
de Paris Ouest Nanterre La Défense a honoré. Je vis cette cérémonie comme un rite initiatique ou de
passage qui m’introduit solennellement dans une communauté d’appartenance autre que la mienne.
Par ce rituel magistral, je suis devenue subtilement des vôtres, vous membres de la communauté de
l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense !
Cette université porte une histoire chargée. Elle était et demeure au cœur des dynamiques, des
mouvements et du foisonnement d’idées qui ont érigé la mission libératrice du savoir et qui ont fait
avancer la pensée et la société françaises. Nombreuses sont les personnalités illustres qui ont fait un
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Discours de Rahma Bourqia, Professeur de sociologie, Présidente de l’Université Hassan II Mohammedia
Cérémonie • 18 novembre 2010
honoris causa
> passage par l’université de Nanterre. Certains ont brillé dans les différents domaines du savoir, d’autres
sont devenus des figures visibles de la scène politique. Ils ont tous enrichi le répertoire des noms célèbres
liés à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense. L’ombre de leurs statures et les traces de leurs idées
représentent, pour l’université, un patrimoine de prestige académique qui l’honore et la fait rayonner en
France et dans le monde. Je suis honorée de figurer à partir d’aujourd’hui dans ce répertoire.
Ce moment solennel est aussi pour moi le moment d’interroger tout le cheminement de mon apprentissage
du savoir sociologique. Si ce dernier a commencé avec ma rencontre avec Ibn Khaldoun, cet illustre
précurseur arabe de la sociologie qui a initié une compréhension rationnelle de l’histoire et des sociétés,
il ne pouvait pas se faire sans une autre rencontre avec la sociologie française. J’ai été formée dans une
tradition sociologique qui a vu se succéder des sociologues éminents du siècle dernier, d’Emile Durkheim
à Pierre Bourdieu en passant par d’autres. Si la sociologie et tout son dispositif conceptuel et analytique
m’ont aidée à distancier la chose sociale, l’anthropologie a guidé ma curiosité à interroger ma culture et à
la soumettre au décodage des significations. J’avoue que la rencontre avec un texte fondateur Sociologie
et anthropologie, surtout le chapitre « Essai sur le don » de Marcel Mauss, a aiguisé mon intérêt pour
l’anthropologie et à aller chercher le savoir anthropologique dans d’autres traditions, à savoir celles des
écoles de pensées anglaise et américaine, ce qui m’a ouvert d’autres horizons intellectuels.
La sociologie et la philosophie m’ont permis de faire des détours et d’emprunter des chemins d’idées pour
me doter d’outils conceptuels pour entreprendre l’exercice de la connaissance sociologique appliquée
à l’aire culturelle arabo-musulmane. Il est évident que mon terrain de travail sociologique est la société
marocaine et celui de la culture arabo-musulmane. Mais il faudrait reconnaître que parfois, pour se
connaître soi-même et connaître sa propre culture, nous avons besoin de médiateurs, qui ne seraient
ni complaisants ni méprisants, et de passeurs dotés d’un sens de l’observation distancié qui nous font
découvrir notre propre culture. C’est Jacques Berque, à travers sa connaissance profonde des textes
des savants musulmans et des sociétés musulmanes, avec son penchant pour cette saveur orientale,
et avec toute l’appréciation poétique qu’il porte à la tradition intellectuelle musulmane, qui a suscité ma
curiosité à revenir à ces textes de jurisprudence (fiqh) en arabe, pour les déchiffrer et les approcher avec
une lecture critique les appréciant à leur juste valeur. C’est cet exercice qui me fit découvrir par exemple
le miyar al al-jadid du savant religieux marocain du XIXe siècle Al-Mahdi Al-Wazani et par ricochet le miyar
d’Al-Wansharisi d’Andalousie et d’autres textes.
On voit bien qu’il s’agit là d’un itinéraire nomade à la recherche de clés pour comprendre ma société et
l’aire culturelle à laquelle j’appartiens.
L’Honoris Causa qui m’est conféré provient d’une université française, Paris Ouest Nanterre La Défense.
Ceci ne se passe pas sans susciter en moi le désir de jeter un regard rétrospectif sur ma formation
de base dans un système éducatif marocain, et de faire une sorte d’introspection pour interroger les
composantes de la culture dans laquelle j’ai été formée et qui a forgé une part importante de mon «moi»,
voire de ma personnalité. Dès l’école primaire, une éducation dans le bilinguisme, arabe et français, s’est
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Discours de Rahma Bourqia, Professeur de sociologie, Présidente de l’Université Hassan II Mohammedia
Cérémonie • 18 novembre 2010
honoris causa
> offerte à moi. Tout au long de mon éducation, la langue et la culture arabes m’ont accompagnée tout aussi
bien que la langue et la culture françaises. La langue française est devenue un acquis et un capital qui
s’est ajouté à celui de mes propres langues : l’arabe et l’amazigh. Quelques années plus tard l’anglais, est
venu renforcer ce multilinguisme.
Aujourd’hui, je ne peux que me réjouir de cette chance d’avoir été éduquée dans un système bilingue et
biculturel, où la culture arabo-musulmane, avec son héritage historique et sa richesse intellectuelle,
sans faire de concession, a réservé une place à la tradition intellectuelle française dans ce qu’elle a de
meilleur : sa philosophie des Lumières, son savoir, sa littérature, son rationalisme cartésien, et ses écoles
de pensée. Très tôt, lors de mon éducation au lycée, j’ai appris à apprécier ce qu’il y a de meilleur dans les
deux cultures et à y puiser des éléments pour ma formation. J’ai appris à savourer la poésie de poètes
arabes comme Imru’ al-Qays et Abul ‘Ala Al-Ma‘arri tout aussi bien que celle de poètes français comme
Pierre de Ronsard ou Alfred de Musset. J’ai aussi appris à apprécier des romanciers arabes comme AlManfalouti qui m’enchantait à l’époque par son romantisme, ou comme Jurji Zaydan qui m’introduisait
dans l’imaginaire historique des acteurs d’une société arabe des premiers siècles de l’Islam. En parallèle,
j’ai eu un penchant pour les écrivains français comme Victor Hugo ou Emile Zola et d’autres, qui me
faisaient connaître les profondeurs sociales de la société française de leur époque. Dans ma socialisation
historique à travers les cours et les récits historiques, l’histoire du Maroc à travers les siècles, et celle du
monde musulman, se profilaient en parallèle avec celle de l’Europe et du monde.
En effet, je suis passée à travers une éducation où je circulais dans des univers et des imaginaires
culturels différents ; chaque univers comportait sa symbolique, sa rationalité et son mode de production
du sens. Mais j’ai appris à choisir de chacun le meilleur pour qu’il en soit mien. J’ai traversé différents
mondes romanesques, devenus par mon choix, un seul monde transformé et approprié où la dualité et la
diversité ont convergé harmonieusement pour former ma propre culture. Cette diversité culturelle ne m’a
nullement gênée, bien au contraire, je l’ai intégrée dans les profondeurs de ma personnalité pour en faire
une source de richesse et de sérénité intellectuelle. Je considère qu’un multiculturalisme, retravaillé,
pensé et intégré, est une fenêtre sur d’autres cultures et sur d’autres traditions intellectuelles. Tout ceci
me fait réaliser, aujourd’hui, que cet itinéraire personnel n’a pas été autre chose qu’une socialisation à
la diversité culturelle et à l’ouverture sur le monde qui m’a été donnée par une société marocaine ayant
intégré dans son essence le principe d’être elle-même et d’être ouverte sur d’autres cultures.
Je vous remercie.
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Cérémonie • 18 novembre 2010
honoris causa
Éloge de Mohsen Makhmalbaf
prononcé par Antoine de Baecque,
Professeur d’Études cinématographiques
Je voudrais commencer par un souvenir personnel. Je me souviens de notre rencontre, Mohsen
Makhmalbaf, pour le journal Libération où je travaillais alors, dans un contexte si particulier. Nous étions
le 28 septembre 2001, quinze jours après les attentats du 11 septembre. Tout le monde se demandait–et
craignait–ce que pouvait faire l’Amérique, si elle allait envahir l’Afghanistan où se cachaient ses ennemis,
talibans, terroristes d’Al Qaeda, Mollah Omar, Ben Laden… J’avais réuni à Libération quatre témoins :
Atiq Rahimi, écrivain et cinéaste afghan exilé en France et depuis lauréat du prix Goncourt ; Christophe
de Ponfilly, grand reporter, depuis disparu ; vous-même, Mohsen Makmalbaf, qui veniez de réaliser
Kandahar, l’un de vos films les plus forts ; et Niloufar Pazira, journaliste et anthropologue afghane, qui
joue le rôle principal dans Kandahar. Vous avez ouvert cette conversation par un dicton : « Quand il y a
un rhume à Kaboul, on éternue à Téhéran. » Ensuite, ce qui m’a le plus surpris et touché, c’est que vous
avez dressé de vous-même un autoportrait « en négatif », vous reconnaissiez vos naïvetés, vos erreurs
de jeunesse : « J’ai été militant islamiste dans ma jeunesse, disiez-vous, après avoir été communiste,
lors de la lutte contre le Shah et au début de la révolution khomeyniste. Je suis un repenti qui tente
de comprendre. » C’est une très belle définition de vous-même, un autoportrait lucide, qui explique la
puissance de votre cinéma et de vos engagements : « Je suis un repenti qui tente de comprendre… »
Aujourd’hui, Mohsen Makhmalbaf, vous avez 53 ans ; depuis cinq années, vous avez décidé de fuir l’Iran,
votre pays, pour protester contre la censure et lutter pacifiquement contre Ahmadinejad. Vous êtes
devenu une figure majeure de l’opposant, comme vous le dites : « Chaque Iranien à l’étranger est à la fois
un manifestant, un journaliste — qui guette et diffuse les images que postent ses concitoyens restés au
pays — et un ambassadeur du peuple. » Mohsen Makhmalbaf est prêt à renoncer à son art, le cinéma,
pour s’engager dans un combat qui le mène vers l’Inde, l’Afghanistan, vers le Tadjikistan, mais aussi vers
la France, où il est, depuis les élections de juin 2009, le principal porte-parole de la vague verte de soutien
à Mir Hossein Moussavi.
Flash-back, trente ans en arrière : la révolution à Téhéran, le Shah est chassé. Un jeune homme de
22 ans sort de prison, où il a passé plus de quatre ans, après avoir été blessé par balles lors de l’attaque
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Éloge de Mohsen Makhmalbaf
prononcé par Antoine de Baecque, Professeur d’Études cinématographiques
Cérémonie • 18 novembre 2010
honoris causa
>
d’un commissariat de police. En prison, il a été torturé par la police du régime. C’est aussi en prison que
Mohsen Makhmalbaf, puisqu’il s’agit déjà de lui, côtoie et rencontre des militants de groupes religieux
et révolutionnaires, une gauche qui tente de se frayer un engagement entre islamisme et marxisme.
Il devient lui-même militant et vit la révolution islamiste aux premières loges, les armes à la main, fidèle
à ses origines populaires d’un quartier pauvre du sud de Téhéran, fidèle à la grand-mère qui l’a élevé, lui
transmettant sa générosité, sa foi, sa haute idée de l’homme et de son émancipation par la culture.
Même en pleine révolution, Mohsen Makhmalbaf a toujours fait davantage confiance à cette culture, à sa
transmission, qu’aux ayatollahs et aux vérités dogmatiques venues d’en haut. Sa politique, ce fut cet
apprentissage par l’art, ce fut votre réalisme à vous : voici un autodidacte qui a l’ardent désir de créer
et de transmettre. D’abord par le roman, la nouvelle — on oublie souvent que Mohsen Makhmalbaf est
un écrivain, auteur de plus de quinze romans, dont une bonne moitié traduits, notamment en anglais
—, ensuite par le militantisme culturel : Makhmalbaf fut un moine soldat de la démocratisation par
les arts et la culture, un essayiste de ce qu’on nommerait en France la «politique culturelle», et le
principal animateur d’un collectif d’artistes très actif au début des années 1980, dont le nom pourrait
être littéralement traduit par «Centre de propagande pour la pensée et les arts islamistes», mais qui est
moins «propagandiste», «islamiste», que pédagogue, via la pensée et les arts effectivement.
Puis vient le cinéma, qui occupe tout de même le cœur de la vie de Mohsen Makhmalbaf, de 25 à 45 ans.
Ce qui est beau dans ce cinéma, c’est qu’il est lui-même un apprentissage. Makhmalbaf ne connaît en
rien cet art quand il s’y engage en 1982, réalisant maladroitement Nassouah le repentant, premier film
au parti-pris naïvement religieux qu’il compare lui-même à un «roman photo islamiste». Le jeune homme
n’était alors quasiment jamais allé au cinéma et a bien des difficultés à surmonter ses interdits dans une
religion où la représentation des êtres vivants est d’emblée suspecte. Mais il les surmonte, apprenant
sur le tas, en salle de montage, en repérages, sur le plateau du tournage, par tâtonnements et erreurs,
et prend sa place dans le renouveau du cinéma iranien, aux côtés d’Abbas Kiarostami, Dariush Mehrjui,
Majid Majidi, Jafar Panahi. Sa volonté de maîtriser cet art est immense, elle abattrait des montagnes.
Comme lorsque Mohsen Makhmalbaf s’enferme quelques mois chez lui pour lire les encyclopédies du
cinéma, et aux Archives du film iranien, à Téhéran, pour visionner, muet d’admiration, tous les «films
importants» (c’est l’indication inscrite sur l’étiquette collée sur la première bobine) de l’histoire du cinéma
conservés dans cette cinémathèque. Il apprend, il voit, il progresse, et restera à jamais ce «cinéphile
sur le tard», capable de se remémorer par cœur des dizaines de plans de Chaplin, Eisenstein, Fellini ou
Satyajit Ray.
La seconde carrière cinématographique de Makhmalbaf commence alors, ponctuée de films forts,
connus dans le monde entier grâce aux festivals, mais souvent populaires en Iran même, contrairement
aux œuvres de Kiarostami, par exemple. Car l’inspiration du cinéaste reste fidèle à son quartier d’enfance
et la plupart de ses films campent des personnages modestes, évoluant dans des environnements
quotidiens, pris dans des contradictions éloquentes pour l’ensemble de la population. Le Camelot, en
1987, est un tryptique quasi néoréaliste sur les laissés pour compte — déjà — de la nouvelle société
islamiste. Celui qui commença en thuriféraire de la révolution s’en fait un de ses plus mordants critiques.
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Éloge de Mohsen Makhmalbaf
prononcé par Antoine de Baecque, Professeur d’Études cinématographiques
Cérémonie • 18 novembre 2010
honoris causa
> Le Cycliste, en 1988, est précisément un film de la crise, qui relate comment un misérable réfugié
afghan doit tourner en rond pendant une semaine sur sa bicyclette pour payer l’hospitalisation de
sa femme. Bientôt d’autres sujets très sensibles sont abordés — la réinsertion d’un photographe de
presse rescapé du front de la guerre Iran/Irak avec La Noce des Bénis en 1989 ; l’adultère entre une
femme mariée et un jeune homme dans Le Temps de l’amour, qu’il doit aller tourner en Turquie en
1990. Ces films de société font de Makhmalbaf un cinéaste si connu en Iran qu’un fait divers défraye
la chronique judiciaire au début des années 1990 : un homme au chômage, cinéphile, connaissant
parfaitement ses films, lui ressemblant étrangement, usurpe son identité et s’installe dans la
villa d’une riche famille bourgeoise sous prétexte de repérages. Abbas Kiarostami métamorphose
bientôt ce procès (le tricheur est condamné) en Close-up, un film-essai magistral sur les pouvoirs du
cinématographe et l’imposture des artistes. Cet homme qui a pris votre identité, à la fin du film Closeup, vous le prenez dans vos bras à sa sortie de prison, et il pleure. Alors, vous lui dites simplement :
« Sois toi-même, moi-même je suis fatigué d’être Makhmalbaf. » Et vous l’accompagnez en moto chez
ceux qu’il avait trompés. Tous les deux, deux Makhmalbaf sur la même moto, traversant Téhéran,
lui un bouquet de fleurs à la main, vous conduisant à travers la circulation dense, c’est une image
absolument magnifique. Vous aussi aimez réfléchir sur le cinéma à l’intérieur de vos films, ce que vous
démontrez dans Salaam Cinéma, où vous suivez les candidats se présentant pour jouer dans l’un de
vos films.
Vos deux dernières œuvres repartent vers d’autres territoires du cinéma, illustrant une insatiable
curiosité : portrait d’une jeune femme victime des préjugés de son père, qui la sépare de force de son
amant, dans Gabbeh (1996) ; puis carnet de voyage dans les montagnes afghanes, où l’on rencontre
estropiés, fanatiques, femmes humiliées, dans Kandahar, réalisé au début de l’année 2001, quelques
mois avant un fameux 11-Septembre et l’invasion du pays.
Mais l’apprentissage n’est pas achevé, on est toujours sur la brèche de l’initiation dans la famille
Makhmalbaf, puisque Mohsen continue à transmettre : ce sont sa femme, ses enfants, qui portent
désormais la flamme familiale, puisque Marzieh Meshkini, son épouse, a réalisé Le Jour où je suis
devenue une femme, film largement diffusé dans les festivals internationaux, et Samira La Pomme
puis Le Tableau noir, caméra d’or au Festival de Cannes. Tous ces films ont été tournés pour la
Makhmalbaf Film House, installée au Tadjikistan.
Pour traduire ce parcours, entre engagement et cinéma, résumer cette vie d’un homme doué d’un
regard, Mohsen Makhmalbaf a ces mots, par lesquels je conclurai : « Depuis mon enfance, je crois
en la justice, en la liberté et en Dieu, mais ce qui a changé, c’est mon regard, devenu plus vaste et
plus humain. Au début, j’étais comme un gosse qui essaie de sauver son quartier ; en grandissant,
je me suis transformé en Iranien voulant sauver l’Iran… Ensuite, je suis devenu un homme voulant
sauver le monde, et aujourd’hui je suis un être humain qui se contente de se sauver lui-même. Mais
ces métamorphoses successives peuvent influencer, aider et apprendre quelque chose aux gens. »
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Discours de Mohsen Makhmalbaf, Cinéaste
Cérémonie • 18 novembre 2010
honoris causa
Discours de Mohsen Makhmalbaf,
Cinéaste
Ladies and gentlemen, Honourable professors,
I would have preferred to talk about art and cinema only, but how could I possibly forget my fellow
filmmakers, and their difficult situation in Iran, today. The Iranian filmmaker places the cinema as a
mirror in front of the society, in order to bring people back to its own truth, the people who has been
bombarded with lies by the state television and state cinema.
Indeed, it is the Iranian filmmaker’s realism, which sends him in the prison. It is his very realism which
condemns the Iranian filmmaker to censorship. It is indeed, this realism which costs the Iranian
filmmaker, his or her passport. Finally, it is this very realism, which brands the Iranian filmmaker with
exile. This is the reality of cinema, today, in Iran.
Those of us who have remained in Iran are not only subjected to censorship, but constantly risk of arrest,
and torture. And those filmmakers who migrated, although attaining a degree of personal freedom,
suffer other hardships for the creation of their poetical art. If the Iranian filmmakers are crushed under
ideological censorship in their own country, they are crushed by the money censorship in the free world.
It has been more than half a century now that Iranian independent filmmakers, like other independent
filmmakers worldwide have been fighting against Hollywood’s industrial cinema, a Hollywood where art
has changed to an industrial article, such as McDonalds. A movie-making machine which dominates
90 % of all theatres, and does not allow the independent art to have a breathing space through the
cinema’s tribune.
If the war of the Iranian filmmaker in his country is the war of poetry and politics, the Iranian filmmaker’s
conflict in exile is that between remaining a poet and becoming a merchant. There is political freedom
here, but you as an art filmmaker are boycotted by money. I have personally experienced both of these
situations. Outside Iran, I try to overcome the temptations of Hollywood, so as to remain faithful to poetry
and cinema. And within Iran I have faced the censorship of my films and books, to such an extent that
I had to become an exile. And today, should I return to Iran, I shall face a death sentence.
Some of my films and books never got out of the censorship’s grip and have remained so for many years.
Today in Iran all the works bearing my name are under complete censorship.
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Discours de Mohsen Makhmalbaf, Cinéaste
Cérémonie • 18 novembre 2010
honoris causa
> Last year, a film for which I had written the screenplay was granted permission for screening on the one
condition that my name would be omitted as the screenwriter (the film was entitled ‘Poet of the waste’).
Two months ago, a film by an Iranian filmmaker, namely, Asghar Farhadi, was banned just because he had
mentioned my name amongst a few other filmmakers and had wished for our return to Iran. A while ago,
another well-known Iranian filmmaker, Jafar Panahi, spent three months behind bars, because he was
making a film in his own home. Currently, Mohammad Nouri Zad, the honest filmmaker is under torture in
prison for the guilt of having addressed an open-letter, from his cell, to the Supreme Leader, asking him to
stop killing our youth.
About three years ago, while shooting a film in Afghanistan, we were the target of an attack by a bomb,
organized by the Revolutionary Guards of the Iranian regime, leaving some 20 injured and one dead. The person
who died was a 43 year-old extra who had come to the cinema for a day’s salary; and without knowing why,
he became a victim of the Iranian dictatorship.
Last year, millions of Iranian people took to the streets to shout for freedom. They used their mobile phone
cameras to send real images to the world. These pictures which, in my view, are more effective than the
whole history of the Iranian cinema in changing the situation of the Iranian nation.
About a year ago, fifteen thousands of these young men and women were to be sent behind bars where
about a hundred of them were to be met with death. Every single one of them deserves, far more than I do,
to be honored, here and today.
Honourable professors, permit me to accept this honorary doctorate as a loan in the hope of freedom for
Iran. Until the day when, in my homeland Iran, I will be able to present it to the mothers whose children had
the honour of martyrdom in the name of freedom before they could receive an honorary doctorate.
Thank you.
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Discours de Mohsen Makhmalbaf, Cinéaste
Cérémonie • 18 novembre 2010
honoris causa
Traduction
Mesdames, messieurs,
Honorable assemblée et distingué corps professoral de l’Université de Nanterre,
J’aurais voulu, cela va sans dire, ne parler, en cette occasion, que de film et de cinéma. Mais que faire et
comment oublier mes confrères du cinéma, pris au piège des difficiles conditions qui règnent aujourd’hui dans
mon pays ?
La nouvelle vague du cinéma iranien est portée par un réalisme social poétique. Le cinéaste iranien place
le cinéma, tel un miroir, devant la société, afin de faire revenir à sa vérité propre, un peuple soumis au
bombardement incessant d’une télévision d’État, d’un cinéma d’État et d’un mensonge d’État.
C’est son réalisme-même, qui envoie le cinéaste iranien derrière les barreaux. C’est ce même réalisme qui
interdit au cinéaste iranien de tourner son prochain film. C’est son réalisme qui condamne le cinéaste iranien
à la censure. C’est son réalisme qui lui enlève son passeport. C’est son réalisme qui, enfin, le marque au fer de
l’ostracisme, l’exclut et le condamne à l’exil. Telle est la réalité du cinéma, aujourd’hui, en Iran.
Ceux des cinéastes iraniens restés en Iran sont ainsi assujettis à la censure, soumis à la vindicte étatique,
toujours en péril, sans cesse courant le risque de l’arrestation arbitraire, de l’enfermement pénitencier et de
la torture.
Et ceux d’entre nous qui ont pris le chemin de l’exil ou de l’exode, bien qu’en possession de leur liberté
individuelle, se trouvent dépossédés de leur créativité poétique.
Si le cinéaste iranien se trouve écrasé à l’intérieur du pays par la censure idéologique, à l’extérieur, il se
retrouve broyé par l’excommunication capitalistique.
Cela fait un demi-siècle maintenant que le cinéma d’auteur iranien mène le même combat que le cinéma
d’auteur aux quatre coins du monde, contre le cinéma industriel hollywoodien. Un Hollywood qui avilit l’art
au rang d’un cheeseburger. Un cinéma qui domine 90% des salles de projection et étrangle l’art indépendant,
l’empêchant ainsi de respirer, et par cette tribune qu’est le cinéma, de s’exprimer.
Si la guerre que mène le réalisateur iranien à l’intérieur de son pays est celle qui oppose poésie et politique,
une fois en exil, elle se transforme en un conflit opposant l’idéal à l’intérêt, la poésie à la marchandise et
l’aspiration à rester poète de la réalité à l’oppressante broyeuse qui vous force à devenir marchand de camelot.
Certes, ici, la liberté politique protège le cinéaste d’auteur. Certes, ici, l’argent bannit le cinéaste d’auteur.
Certes, ici, ces deux vérités restent vraies.
J’ai personnellement vécu l’expérience de ces deux cinémas. Loin de mon pays, je tente de résister à la prose
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Discours de Mohsen Makhmalbaf, Cinéaste
Cérémonie • 18 novembre 2010
honoris causa
> hollywoodienne et de rester fidèle à la poésie du cinéma. Dans mon pays, j’ai dû faire face à la censure de mes
films et à celle de mes livres. Une censure telle, qu’elle me força in fine à l’exil. Aujourd’hui, si je décidais de
retourner en Iran, je devrais faire face au gibet.
Un certain nombre de mes livres et de mes films n’ont jamais pu échapper aux griffes de la censure. Certaines
de mes œuvres sont restées, de longues années durant, sous sa férule. A l’heure où je vous parle, toute œuvre
portant mon nom reste, en Iran, condamnée au carcan.
Il y a un an, un film dont j’étais le scénariste, obtenait enfin une licence de droit de projection publique, sous
condition, néanmoins, que mon nom ne soit point cité dans le générique. Ce film s’intitulait Le poète des
déchets.
Il y a deux mois, le film d’un éminent cinéaste iranien, Asghar Farhadi, tombait, durant le tournage, sous le
coup de la censure. Motif invoqué par les censeurs : Farhadi avait prononcé, haut et fort, mon nom et ceux
de plusieurs autres cinéastes, exprimant, par la même occasion, le souhait de nous voir tous revenir un jour
au pays.
Récemment, le célèbre cinéaste iranien, Jafar Panahi, passait trois mois en prison. Motif invoqué par ses
geôliers : Panahi tournait un film chez lui, dans sa propre maison, sous son propre toit.
En ce moment même, le brave cinéaste iranien, Mohammad Nourizad, connu pour son franc-parler, subit
la torture en prison. Motif invoqué par ses tortionnaires : Nourizad a adressé, depuis sa cellule, une lettre
ouverte au Guide suprême, l’enjoignant de cesser de massacrer nos jeunes.
Il y a trois ans, alors que nous tournions un film en Afghanistan, des Gardiens de la Révolution, à la solde de
l’État islamique, attaquaient notre campement avec une grenade, avec un engin de guerre, blessant dans la
foulée plus d’une vingtaine des nôtres et tuant l’un d’entre nous. La victime était un homme de 43 ans, venu
travailler, pour le salaire d’un jour, comme figurant. Proie des prédateurs de la dictature iranienne, le figurant
mourra, sans savoir pourquoi.
Il y a un an, des millions de jeunes iraniens s’emparaient de la rue iranienne, au cri et au chant de la liberté.
Avec leurs portables, ils filmeront la réalité entêtante et obstinée de cette liberté, tant désirée par un peuple
entier et communiqueront au monde, dans sa globalité, les images de cette réalité iranienne. Des images dont
l’influence sur le devenir du destin politique du peuple iranien et son inflexion vers un changement est, à mon
regard, plus importante même que celle de l’histoire iranienne du cinéma.
Il y a un an, quinze mille de ces jeunes se retrouvaient dans les geôles du régime où une centaine d’entre eux
avaient rendez-vous avec la mort. Tous méritent plus que moi, d’être honorés, ici, par cette distinction.
Distingué corps professoral de l’Université de Nanterre, permettez donc que ce doctorat Honoris Causa me
soit confié en gage, et en gage seulement, jusqu’à la libération de l’Iran. Jusqu’à ce qu’un jour, dans un Iran
libre, je puisse remettre ce témoignage entre les mains de ceux et de celles à qui il revient, de droit et de
mérite, ces pères et ces mères endeuillés qui ont vu leurs bien-aimés, accéder au rang, si élevé, de martyrs
de la liberté.
Merci beaucoup.
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Cérémonie • 18 novembre 2010
honoris causa
Éloge de Vandana Shiva
prononcé par Colette Vallat,
Professeur de Géographie
Madame, au nom de l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense, je vous remercie d’avoir accepté de
recevoir notre diplôme de docteur Honoris Causa car, de par la grâce de cette acceptation, de par le
prestige que représentent dans le monde votre personne, vos combats et votre œuvre, vous faites que
soient, à travers vous, reconnus et honorés les grands intellectuels qui ont marqué l’histoire de notre
université durant les quarante années de son existence.
Docteur en physique de l’Université d’Ontario et philosophe des sciences, vous êtes soucieuse, au-delà
de ces titres, de la vie des hommes et du développement des sociétés, préoccupée de la sauvegarde
de la nature et du devenir de la planète, par ces deux facettes vous figurez exemplairement ce qu’est
notre université, qui allie enseignement et recherche en sciences exactes, en philosophie, en sciences
humaines et sociales.
Votre acceptation honore, disais-je, nos illustres collègues. Qu’il me suffise d’évoquer (et pardonnezmoi, pour longue qu’elle soit la liste ne sera pas exhaustive) les noms d’Etienne Balibar, Emmanuel
Levinas, Jean Baudrillard, Jean-Jacques Becker, Pierre Goubert, Robert Mandrou, Jean-Claude
Milner, Erik Orsenna, René Rémond, Jean-François Sirinelli, Martine Segalen, Guy Carcassonne,
Antoine Lyon-Caen, Michel Aglietta, Olivier Favereau, Isaac Joseph, René Zazzo, Maurice Allais, prix
Nobel d’économie en 1988… je ne pourrais citer tous nos éminents collègues dans les domaines des
lettres et sciences humaines, mais si Nanterre est réputée pour ces disciplines, il ne faut pas pour
autant oublier que Jacques Roubaud, chef de file de l’OuLiPo – Ouvroir de littérature potentielle –,
fut professeur de mathématiques dans notre établissement ainsi que des figures politiques aussi
connues que différentes tels Jean Foyer, Jack Lang, Christine Lagarde, Dominique Strauss-Kahn pour
ne citer que quelques personnages emblématiques !
Si, comme physicienne, comme épistémologue, et par vos luttes militantes, vous symbolisez, en quelque
sorte, l’identité attachée à notre université, votre parcours intellectuel illustre aussi exemplairement la
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Éloge de Vandana Shiva prononcé par Colette Vallat, Professeur de Géographie
Cérémonie • 18 novembre 2010
honoris causa
> mission qu’elle s’est fixée en s’attachant depuis toujours à construire une réelle interdisciplinarité : il n’est
que de rappeler l’approche environnementale telle que conduite ici, qui lie indissolublement recherches
en sciences dites dures, recherches en sciences de l’ingénieur et en psychologie de l’environnement,
économie et environnement, droit de l’environnement, aménagement du territoire, éthologie, approche
sociologique de l’environnement. Cette cérémonie pleine de solennité et très riche de sens s’inscrit
pleinement dans cette ligne et est toute aussi éloquente puisque nous décernons, aujourd’hui, le titre
de docteur Honoris Causa aussi bien à un professeur de sociologie, un cinéaste, un professeur de
mécanique, une juriste et à vous, Madame, qui êtes Présidente de la Fondation de la recherche pour la
science, les technologies et les ressources naturelles.
Sciences, technonologies, ressources naturelles : ces trois termes vous définissent à la perfection car,
figure scientifique incontestable, vous êtes aussi la «passionaria» de l’environnement. Oui, je dis bien
«passionaria», les titres de vos écrits le prouvent, vous vous battez obstinément, inlassablement, pour
construire un autre monde que celui que proposent les modèles dominants actuels. Votre bibliographie
n’incite-t-elle pas à mener « la guerre de l’eau », dénonçant le « terrorisme alimentaire » comme la « biopiraterie » ou encore confrontant de façon inattendue, voire déstabilisante, « éthique et agro-industrie ».
Vos analyses scientifiques mettent ainsi en garde nos sociétés modernes : non seulement la disparition
de la biodiversité menace les écosystèmes mais encore, sans diversité, il ne peut y avoir de stabilité
écologique mondiale, dites-vous. Or c’est par la biodiversité, d’une part, et la stabilité écologique, d’autre
part, que les écosystèmes peuvent faire face à la vulnérabilité générée par les changements climatiques
évoqués dans les rapports du Groupe d’Experts Intergouvernemental sur l’Evolution du Climat (GIEC).
Vous laissez comprendre que la disparition de la biodiversité ébranlerait, par voie de conséquence, les
bases de la sécurité économique mondiale.
De fait, vous montrez qu’inscrire et protéger, dans le monde, des systèmes où la biodiversité est
préservée se prête particulièrement bien à l’émergence d’une gestion équilibrée et créative de l’espace
et des sociétés, dans la mesure où ces systèmes, nombreux et variés, suscitent la coopération entre
les individus et les sociétés en créant des emplois et en permettant à tous, des plus humbles aux
plus puissants, de tirer leur gagne-pain de la terre sans que se développe une concurrence effrénée.
Protection de l’œkoumène, diversité des systèmes de mise en valeur des espaces, exploitation judicieuse
des héritages locaux sont donc pour les altermondialistes, au nombre desquels il faut vous ranger, autant
de vecteurs dynamiques et riches, au contraire des pratiques qui accompagnent la mondialisation
économique qui se traduisent par la banalisation des savoir-faire, l’homogénéisation des variétés et la
globalisation des marchés.
Dans cette ligne, vos travaux et réflexions dénoncent plus particulièrement l’extension des monocultures
qui ont des effets globaux néfastes car l’unification, l’uniformisation et la globalisation ont, par leur
nature même, des conséquences qui dépassent la simple disparition des espèces végétales et animales.
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Éloge de Vandana Shiva prononcé par Colette Vallat, Professeur de Géographie
Cérémonie • 18 novembre 2010
honoris causa
> Ces pratiques de l’unification, l’uniformisation et la globalisation obèrent aussi l’initiative et annihilent les
dynamiques du local pour privilégier le commerce mondial, dont celui des hydrocarbures et des produits
chimiques toxiques.
Il ressort de votre réflexion pire encore : la disparition de la biodiversité menace les équilibres politiques
mondiaux car elle ébranle les communautés paysannes locales et favorise les intérêts de sociétés
internationales à la recherche de parts de marché toujours plus importantes, sociétés qui ne se soucient
ni du bien-être des individus ni du développement économique des États. Nos responsables mondiaux,
tenants des lois libre-échangistes de l’OMC, semblent encore mal comprendre en quoi l’hécatombe
affectant la faune et la flore peut avoir une dimension politique et nuire à la paix en favorisant des
systèmes mondialisés centralisés.
Vous réclamez donc justice. Justice pour les hommes car, et c’est encore un de vos titres, « la vie n’est pas
une marchandise ». Justice pour la terre et l’environnement en dénonçant ce que vous appelez le gavage
chimique des plantes et la biopiraterie du vivant.
Vous prenez délibérément partie pour le développement d’une agriculture organique, marginalisée
depuis la révolution agricole qui n’a cessé de promouvoir, au cours des XIXe et XXe siècles, une agriculture
chimique, productive, commerciale, industrielle. Vous vous opposez radicalement au « brevetage du
vivant », notion apparue dans les années 1980, lequel crée un système qui, je vous cite, « fait circuler
librement et sans protection les connaissances et les ressources du Sud riche en capital génétique
vers le Nord riche en capital financier alors que le flux de connaissances et de ressources est protégé
dans la direction inverse ». L’un de vos plus brillants engagements en ce sens est la création de l’ONG
Navdanya («Neuf semences» si je traduis). Cette ONG soutient de petits fermiers dans leur pratique d’une
agriculture bio-organique (biologique) et constitue aussi, peut-être avant tout, un centre de formation
agricole et une banque de semences locales au service de plus de 10 000 fermiers d’Inde et du Pakistan.
Par ce genre d’initiatives précédant la tenue du «mythique» et fondateur sommet de l’environnement
de Rio, en 1992, ou la très récente rencontre de Nagoya qui vient de rassembler la convention sur la
biodiversité, il y a beau temps que vous soutenez la légitimité des sociétés traditionnelles à défendre
leurs droits sur leurs cultures au sens social et intellectuel du terme, comme sur le patrimoine végétal et
animal de leurs régions.
Pour bien faire comprendre combien sont liées votre personne et votre action, je veux parler de la vallée
indienne dont vous êtes originaire et exposer le cas du riz basmati dont le nom signifie «roi de l’arôme».
Il est le fruit d’une longue et très artisanale sélection. Les premières variétés seraient venues en Inde
depuis l’Afghanistan. C’est un riz de terroir et nous, Français, comprenons parfaitement que son grain tire
ses parfums subtils et variés en fonction du sol où il est planté. Une compagnie agro-industrielle texane,
RiceTec, pour ne pas la nommer a prétendu avoir inventé ce riz, son grain, la façon de le faire cuire, son
goût, la hauteur de son plant. Vous vous êtes battue, au côté des paysans, pour faire annuler ce brevet
abusivement attribué, comme vous attaquez maintenant Monsanto, autre multinationale bien connue,
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Éloge de Vandana Shiva prononcé par Colette Vallat, Professeur de Géographie
Cérémonie • 18 novembre 2010
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> qui soutient avoir inventé une variété de blé laquelle est, en fait, une variante piratée, biopiratée selon vos
termes, d’une semence indienne ancienne.
Le sujet est grave, reconnaissons-le, et l’éloge auquel je suis en train de m’exercer est sérieux. Mais je me
dois de faire un vrai panégyrique, car à ce propos délicat vous sauvez la mise par l’humour. À propos de
Monsanto, vous nous dites : « Non, le blé n’appartient pas à Monsanto. Nous ne voulons pas d’un monde
où, lorsque les gens disent : Donnez-nous aujourd’hui notre pain de ce jour, ils prient Monsanto ! ». Cela
montre aussi votre grande culture en sciences des religions.
Que serait un combat contre les Organismes Génétiquement Modifiés, pour le maintien de la biodiversité,
de la variété des semences et de la dignité humaine sans une défense soutenue de l’accès à l’eau ? Vous
n’avez pas manqué d’enfourcher ce cheval de bataille. Dès les années 80, vous participez au Mouvement
Sauvons le Narmada et vous vous opposez à la construction d’énormes barrages devant «rentabiliser»
cette rivière, qui du coup bouleversent les écosystèmes et obligeraient le déplacement de millions de
paysans pauvres. Aujourd’hui, vous vous attaquez à Coca-Cola, symbole par excellence de la société
multinationale porteuse d’uniformisation, pour défendre des gens ordinaires et de petites communautés
face à cette firme qui pompe, sans se limiter, dans les nappes phréatiques situées hors des États-Unis.
En Inde, le fabriquant de soda a construit 55 usines, chacune prélevant annuellement 1,5 million de litres
d’eau dans les nappes souterraines. Quand, il y a peu, toutes les réserves en eau ont été épuisées dans
un rayon de 16 kilomètres autour de l’usine du Kerala, un groupe de femmes s’est mobilisé, a fait appel à
vous, et vous avez impulsé un mouvement national derrière cette cause. Résultat : l’usine a été fermée.
Les faits vous encouragent, vous et les organisations dont vous faites partie, à faire pression pour la
fermeture d’autres usines « hydro-pirates » qui volent l’eau des petites gens.
Toutes les actions que je viens d’évoquer témoignent de l’humanisme profond au service duquel se met
votre envergure scientifique, et par conséquent de la nécessité impérative, pour que notre planète puisse
toujours nous nourrir, de conduire des approches où science et éthique sont conjuguées. Très tôt, vos
engagements ont fait découvrir, ce qui aujourd’hui se confirme, qu’en matière d’agriculture ou de chimie
pharmaceutique, la modernité la plus pointue peut trouver ses prémices dans les pratiques les plus
ancestrales, si bien que passé et présent sont scellés l’un à l’autre tandis que politique et technique sont
l’endroit et l’envers d’une même pièce.
Mais pourquoi, dans ce contexte de haute tenue morale et politique, les modestes femmes du Kerala se
sont-elles adressées à vous ? C’est que vos actions concrètes dévoilent un autre pan de votre engagement
et, alors que Madame la Présidente Bernadette Madeuf, première présidente de l’Université de Nanterre
(j’appuie à dessein sur ce « e »), m’a confié à moi, femme, l’honneur de vous accueillir passerais-je
sous silence votre rôle en tant que féministe ? Impossible ! Peut-être même, sans doute, aurais-je dû
commencer par évoquer l’une de vos actions les plus connues qui illustre magnifiquement, à elle seule,
tous vos combats : l’aventure Chipko. Cette ONG fut créée à la suite de la protestation de paysannes, très,
très modestes, vivant dans une vallée retirée de l’Uttar-Pradesh. Ces femmes réclamaient que soient
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Éloge de Vandana Shiva prononcé par Colette Vallat, Professeur de Géographie
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honoris causa
> reconnus leurs droits sur une forêt, qu’elles et leurs ancêtres exploitaient depuis des siècles, quand le
gouvernement de l’État venait de céder l’exploitation des bois et des grumes à des fins industrielles.
Un tel type de transaction promettait l’écosystème à sa destruction et la paysannerie locale à sa fin.
Avec votre soutien, les femmes ont fait annuler cette décision inique. Elles ont obtenu gain de cause en
enlaçant les arbres (Chipko, nom du mouvement, signifie « étreindre » en hindi). Non seulement elles
ont récupéré leurs droits sur la parcelle en jeu, elles ont aussi empêché un vrai « massacre végétal et
social » et ont, tout à la fois, magistralement illustré la détermination du sexe dit faible, indéniablement
démontré la force de la non-violence et, c’est certain, anticipé les grandes questions posées au
XXIe siècle, et ce simplement en pointant la fragilité environnementale et en attirant l’attention sur la
valeur du local.
Ce mouvement s’est déroulé dans les années 70, précédent d’une vingtaine d’années les premières
interrogations suscitées par le rapport Brundtland (tiens, encore une femme !) et les prémices du
questionnement sur le devenir de la planète. Et vous, vous êtes déjà opérationnelle aux côtés de paysannes
qui, par leur révolte, inventent, au fond de l’Inde, une autre façon d’être au monde. L’éco-féminisme peutil donc être qualifié de pionnier et l’ancrage pratique des femmes dans l’économie comme vecteur de
développement. Il suffit pour étayer mon propos que j’évoque les Mama Benz du Bénin. Ces femmes
illettrées pour la plupart, mais dynamiques, grasses et joyeuses sont reconnues pour leur savoir-faire,
leur ingéniosité, leur sens du commerce. Sou après sou, elles ont réussi à bâtir de véritables fortunes
(visibles par les grosses Mercedes-Benz qu’elles conduisent) en vendant le wax, tissu pour pagne en pur
coton… des Indes.
Faut-il voir dans le mouvement Chipko les germes d’une pensée que, vaillamment, vous défendrez
ultérieurement dans une œuvre riche et des combats soutenus ? Au-delà de votre approche scientifique,
et je reprends un thème que j’ai déjà évoqué car j’y vois le trait fort de votre personnalité, au-delà donc de
votre quête de la vérité scientifique, c’est bien la justice pour l’Homme que vous réclamez de vos vœux.
Justice pour les organisations sociales dans toutes leurs diversités. Justice pour toutes les cultures, si
bien que vos actions vous ont valu d’obtenir, en 1993, le prix Right Livelihood, dit « prix Nobel alternatif »
ou « prix pour le développement de moyens d’existence plus justes ». Vous le recevez pour avoir placé les
femmes et l’écologie au cœur du discours sur le développement moderne, ce qui, avouons-le, n’est pas
banal ! Le prix vous distingue encore pour avoir sans cesse rappelé que chaque individu est responsable
de ses actes et qu’il doit prendre à la terre seulement ce dont il a besoin. Vous recevez surtout cet honneur
parce que, au lieu de vous résigner, de subir, de vous résoudre à la fatalité, vous avez été, au même
titre que les autres récipiendaires, profondément touchée par les inégalités qui affectent les hommes,
la vulnérabilité des écosystèmes, l’horreur de la guerre. Si profondément affectée qu’il vous a semblé
plus simple, plus positif et plus sain d’agir pour remédier à l’insupportable. Plutôt que de continuer à
n’être qu’une spectatrice, certes savante mais passive, vous êtes devenue plus qu’un tenant de l’altermondialisme : son égérie. Vous avez su transformer votre colère, votre inquiétude en de puissants
moteurs de changement, et votre souci pour l’état et le devenir de la planète vous a conduit, vous, femme
intellectuelle, à l’action. Vos contre-expertises (ainsi les qualifierais-je par rapport au politiquement
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Éloge de Vandana Shiva prononcé par Colette Vallat, Professeur de Géographie
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> correct), vos réalisations et vos projets, sont porteurs d’espoir. Ils bâtissent une autre vision du monde
et permettent d’identifier de nouveaux modèles (parfois, souvent, en puisant dans l’héritage des savoirfaire anciens et locaux) et tendent à rendre l’innovation possible à partir de choses menues.
Vos ambitions sont si amples et votre implication si locale que l’on pourrait craindre que vous ne soyez
que le pot de terre contre le pot de fer. Or, en dénonçant les contradictions qui existent entre la morale et
l’économie, votre discours prend une dimension universelle et de fait votre renommée est internationale.
Vous vous intéressez aux petits pour en tirer leçon et grandeur afin de développer le respect de l’autre,
l’usage intelligent de l’environnement naturel, la régulation économique.
Les premières paroles qui me sont spontanément venues à l’esprit pour faire votre éloge, madame,
sont celles des poètes. La première est très positive et un tant soit peu partisane, c’est celle d’Aragon :
« la femme est l’avenir de l’homme ». Voilà une phrase que vous devez apprécier ! Encore que vous ne
remettiez jamais à demain votre capacité à agir. Il est certain que grâce à des femmes de votre courage,
l’expression péjorative de « condition féminine » peut disparaître du vocabulaire. Et moi qui me défie tant
de la discrimination positive et qui n’est pas si féministe que cela, c’est en saisissant l’ampleur de ce
que vous avez apporté à l’humanité que défendent les femmes que j’ai fait un rêve (quitte à s’adonner au
petit jeu des citations). Oui, j’ai fait le rêve d’un monde « universitaire » où l’on n’attendrait pas trente ans
pour délivrer à trois femmes le titres de docteur Honoris Causa (depuis 1979, c’est la première fois que la
gente féminine est honorée à Nanterre). Un rêve où il ne serait pas obligatoire de préciser, comme pour
Mesdames Bourqia, première et seule femme Présidente d’université au Maroc, et Sotomayor, seulement
troisième femme à devenir juge de la Cour Suprême des États-Unis d’Amérique.
Je prendrai la seconde à contre pied, c’est celle de Charles Baudelaire, qui dans son Albatros dépeint
le poète, par extension l’« intellectuel » (le scientifique), comme incompris du commun des mortels et
incapable de vivre la vie des hommes. Faire votre éloge, c’est donc au contraire de Baudelaire, souligner
combien le savoir fondamental peut avoir un écho immédiat dans nos sociétés contemporaines. C’est
montrer que des combats éclairés peuvent l’emporter contre ceux qui voudraient, pour reprendre l’un
de vos titres, « faire main basse sur la vie ». Votre pensée de chercheuse, remarquablement informée,
intrique consubstantiellement la connaissance à une attention profondément humaine, fondements
d’une action juste sur le monde, réalisant ainsi l’idéal de l’Honnête Homme, au sens que l’on donnait à
cette locution au XVIIe siècle.
Pour ces raisons, dont beaucoup se retrouvent dans les enseignements qu’elle prodigue et les recherches
qu’elle mène, l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense est fière, heureuse et honorée Madame, de
vous accueillir parmi les siens.
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Discours de Vandana Shiva, Docteur en Philosophie des Sciences
Présidente de la Fondation de la recherche pour la science, les technologies et les ressources naturelles
Cérémonie • 18 novembre 2010
honoris causa
Discours de Vandana Shiva,
Docteur en philosophie des sciences,
Présidente de la Fondation de la recherche pour la science, les technologies et les ressources naturelles
Madam President,
Madam Vice-President Colette Vallat,
thank you so much for those rare and reflective words.
You’ve made me remember that, just as the university celebrates 40 years of independent existence, I’m
celebrating 40 years of working for the defense of the Earth and of excluded people like women. That’s how
long I’ve been at it and I’m not going to stop.
We face such intense crises in our times. There are ecological crises, of course. With climate havoc, we’ve lost
2,000 people in Pakistan, 200 people in Ladakh – a part of Kashmere —, we’ve had fires in Russia, floods in
China… Climate chaos is real, no matter what the skeptics in the United States say, where some claim it is
not happening.
We have also a biodiversity crisis, which was recently addressed in a conference in Nagoya. The biodiversity
crisis is not a luxury. It’s not a luxury consisting in looking at a few furry animals. It’s about maintaining the
very web of life! It’s about maintaining the very web of production. Assessments claim that the services that
biodiversity provides to us amount to more than seventy trillion dollars.
But there is more, such as the issue of water. I see the images from Haiti, but everyday those images are a
reality in my country, where more children die due to the lack of access to clean water than from anything
else…
And think of the burden on women, like the burden on the women of Plachimada, who fought Coca-Cola.
These women walked ten miles every day just so Coca-Cola would no longer steal our water. The plant was
shut down, so we can have clean water in our wells in adequate amounts.
In addition to the ecological crisis, we’ve also an economic crisis that started in 2007/8 and which hasn’t stopped, taking rich countries under. Look at the four countries of Europe that can endanger the future of Europe:
who would have imagined what we would see Greece, Portugal, Spain and Ireland in the situation they are in?
We have a food crisis, with riots in forty countries. And we’re going to have riots again later this year and early
next year because the prices of food just don’t come down…
And even while these crises grow in intensity, it’s the same mindset that applies the solution. Einstein has told
us that you cannot solve a problem using the same paradigm that got us into the problem in the first place, and
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Discours de Vandana Shiva, Docteur en Philosophie des Sciences
Présidente de la Fondation de la recherche pour la science, les technologies et les ressources naturelles
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honoris causa
> that we have to have a change in paradigm. And the change of paradigm won’t come from dominant systems
of power. It will come from the fringes, it will come from the women, it will come from traditional communities
of the South, the indigenous communities. It will come from the future generations, the university students
who are being trained in universities like this one.
The old paradigm is based on such deep illusions that it’s time to give it up. The short-term thinking in
the mechanistic science that made us believe that nothing is connected to anything else, that everything
is separate, everything is uniform. My PhD was on quantum theory and the interrelatedness even in the
physical world, not just in the living world and the biological world. Non-separability is the term that we use
in quantum theory.
Ecology teaches us about relationships, interrelatedness. The reductionist and mechanistic and fragmenting
way of thinking that has become, in my view, a mental disease continues to create crisis after crisis, whether
they be crises because we take out minerals and say we have growth, even if we leave dead rivers, red mud
floods in Hungary – killing three people and thousands displaced –; or because we say that when you cut a
tree you have growth and when you let a tree grow you have no growth; or when we say that women who are
working in order to maintain community and family don’t work…
Something is very wrong with the way we measure economic wealth because it leaves out all of the wealth
creation of nature, all of the wealth creation by women, all of the wealth creation of the South.
There’s something extremely wrong in defining creativity in the way it has been defined. I believe that Nature
is deeply creative. It was declared as dead at the rise of the scientific industrial revolution. That’s why the
recognition of the Earth as a living Earth, as Gaïa, is so important for our times.
We were mentioning some of the issues I have had to address, where ancient knowledge from our societies is
treated as an invention by companies. Do you know why? Most of them sit in the U.S., whether it be RiceTec in
Texas, or Monsanto, or W.R. Grace. The first case we fought of bio-piracy, which is the name we have given this
phenomena, was of the patenting of neem.
This brings us back to the disaster in 1984, the worst industrial disaster in the world, the disaster in Bhopal,
which killed three thousand people in one night after the explosion of an insecticide production plant. It has
left 30,000 dead since then. My sisters, the women of Bhopal, are still fighting for justice and they haven’t got
it. A settlement of $250 per person for the worst industrial disaster in history is a double violence. The first
one was the killing, the second violence is making an injustice permanent.
At that time, not only did I start the work on a non-violent farming and agriculture that would not look like war,
I also started, as part of it, the promotion of ecological pest control. For this, there’s a beautiful tree in India
called the Nimm (or Nim or Neem). Its scientific name, which I think came from Linnaeus in Sweden, is called
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Discours de Vandana Shiva, Docteur en Philosophie des Sciences
Présidente de la Fondation de la recherche pour la science, les technologies et les ressources naturelles
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> Azadirachta indica. The Persian film director honored today with me will be pleased to know that Azadirachta
came from Persia – azad dirakht, from azad, means free and dirakht, the tree. The free tree.
We set ourselves into promoting the use of a non-toxic pest control. Ten years later it was patented! Now we’re
working to define freedom in a new way by challenging that patent. It took eleven years to fight that case and
this was possible only because of an extremely strong partnership of sisters – the Head of the Greens in
the European Parliament, the Heads of the organic agriculture movement globally, and a hundred thousand
people in India.
How can theft be defined as invention? How can plants that have evolved over millions of years, been selected
over thousands of years by women farmers, how can they be treated as inventions? I find it so wrong! This
is why when I first found out about patenting of life in 1987, and the idea that a trade-related intellectual
property rights agreement would impose life patenting on the world, I started Navdanya and said “we’ve got
to defend our freedom and the freedom of all species. We have to create a community so dense to defend the
commons of life, the commons of our knowledge, the commons of the first link in the food chain.”
At that time it was just about freedom; today we are ready to show that by conserving biodiversity, we produce
more food. By conserving biodiversity we can solve 40 % of the climate problems by mitigating emissions and
contributing to adaptation. By preserving biodiversity we have more water and by preserving biodiversity we
can actually build a model in the world where one billion people don’t have to go hungry and two billion people
don’t have to suffer from diseases of obesity, diabetes and food-linked ill-health.
As we move into the century, we’re going to see intense conflicts, world-paradigmatic, over the gifts and
ressources of the earth. We’re going to see intensifications of water wars. That’s why defending water as
a human right and a common good will be very important. We’re going to see conflicts over the biological
wealth of this planet. Those who’ve given us climate change, the fossil fuel oil empires, are now trying to grab
the life on this planet – all the biomass of this planet that provides women with food, fuel, fiber, that gives
children their sustenance, that gives ecosystems their life. They would like to take that last drop of life, that
last drop of water, that last leaf and straw and seed and make it theirs to extend the oil empire for a few years
more. But in that extension they would extinguish not just the rights of people but the rights of all life on Earth.
I saw Mohsen Makhmalbaf talk about not wanting to be turned into a merchant in a world where everything
is a commodity. That’s what I try to do: I don’t think seeds are commodities, they’re a source of life. I don’t think
food is a commodity, it’s the source of our sustenance. I don’t think land is a commodity; some of the worst
bloodshed today is due to the landgrab in India or in Africa. Land is our Earth, land is our mother and one of the
most exciting things that’s happening right now is the emergence around the world of a new consciousness
of the rights of Mother Earth.
We’ve had a few decades of the Universal Declaration of Human Rights. If human rights are incomplete, if
the rights of Mother Earth are not defended, if the rivers don’t flow, we’ll have no water, if our soils are dead,
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Discours de Vandana Shiva, Docteur en Philosophie des Sciences
Présidente de la Fondation de la recherche pour la science, les technologies et les ressources naturelles
honoris causa
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> we’ll have no food. The combination of enlarging our scope of freedom to include all beings in the entire Earth
community, and deepening that freedom, is going to be the big challenge as we move into a very perilous, very
dangerous, highly unstable future. I believe the two strides we take forward are our diversity and a sense of
the commons, the sense of public spaces, the public good. The beauty, the peace, the justice, the dignity, the
freedom, the sustainability that is everyone’s duty to protect and everyone’s right, is calling on each of us to
link in solidarity to be able to create a future beyond the blindness of the past that has left us these crises. In
that future I do believe it will be the diversity that will help us and I’m so honoured to be part of the rich diversity of the other honoris causa here today. I feel enriched by being in their company.
This city gave the world a Revolution which talked about liberty, equality, fraternity. Liberty is for me the liberty
of the seed, the liberty of the creative artist who, like Mohsen Makhmalbaf, can make films without being
enslaved either to fundamentalism or to the money empires. As for equality, while it is assumed to be a given,
we still have to work to see a way for justice and equality to be more than words. Fraternity, at last, is perhaps
a bit patriarchal! It’s time to make it include women, to include all life on Earth.
Again, thank you for today’s honour.
Discours de Vandana Shiva, Docteur en Philosophie des Sciences
Présidente de la Fondation de la recherche pour la science, les technologies et les ressources naturelles
Cérémonie • 18 novembre 2010
honoris causa
Traduction
Je vous remercie, Madame la Présidente, et Madame la Vice-présidente Vallat, pour ces profondes et
aimables paroles. En vous écoutant, j’ai réalisé que, alors que l’université fête ses 40 années d’existence,
je célèbre moi-même 40 années de défense de la planète et des exclus, notamment des femmes. Et je ne
compte pas m’arrêter en si bon chemin !
Nous sommes aujourd’hui confrontés à tant de graves crises. Je pense, bien sûr, aux crises écologiques. Le
dérèglement climatique a causé la mort de 2 000 personnes au Pakistan, de 200 personnes à Ladakh, une
région du Cachemire, ainsi que des incendies en Russie ou des inondations en Chine. Le chaos climatique
est une réalité quoi qu’en disent les sceptiques aux États-Unis qui doutent de son existence.
Mais nous sommes également confrontés à la crise de la biodiversité, évoquée récemment à Nagoya.
Cette crise n’est pas un luxe. Il ne s’agit pas de défendre des petits animaux gentils ou mignons. Il s’agit de
préserver la vie elle-même. Il s’agit de préserver les réseaux de production. D’après certaines études, la
biodiversité nous rapporterait jusqu’à 70 000 milliards de dollars.
Mais il y a plus, comme le problème de l’eau. En ce moment, il y a des images de Haïti partout, mais songez
que ce qui s’y passe est une réalité de tous les jours dans mon pays où plus d’enfants meurent par manque
d’accès à l’eau potable que de toute autre maladie…
Songez encore à la question des femmes et de leur fardeau. Je pense aux femmes de Plachimada qui se sont
battues contre Coca-Cola. Ces femmes faisaient 15 kilomètres à pied tous les jours pour empêcher CocaCola de nous voler notre eau. La compagnie a dû fermer ses portes et nous avons à présent suffisamment
d’eau potable dans nos puits.
Outre la crise écologique, il existe une crise économique qui a commencé en 2007/2008 et qui perdure,
entraînant les pays riches dans la tourmente. Prenez les quatre pays qui mettent en péril l’avenir de
l’Europe : qui aurait pu imaginer voir la Grèce, le Portugal, l’Espagne et l’Irlande dans la situation où ils se
trouvent aujourd’hui ?
Nous avons une crise alimentaire qui provoque des émeutes dans une quarantaine de pays. Il y aura des
émeutes encore à la fin de cette année et au début de l’année prochaine car les prix de la nourriture ne
cessent d’augmenter.
Alors que toutes ces crises s’enlisent, c’est le même état d’esprit qui tente d’appliquer une solution. Einstein
nous avait appris qu’il était impossible de résoudre un problème en utilisant le paradigme qui était la cause
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Discours de Vandana Shiva, Docteur en Philosophie des Sciences
Présidente de la Fondation de la recherche pour la science, les technologies et les ressources naturelles
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> première du problème. Ce changement de paradigme ne viendra pas des systèmes du pouvoir dominant
mais des marges, des femmes, des communautés traditionnelles des pays du Sud, des communautés
indigènes. Ce changement pourra s’opérer grâce aux nouvelles générations, grâce aux étudiants formés
dans des universités comme celle-ci.
L’ancien paradigme se fonde sur tant d’illusions qu’il est temps de s’en débarrasser. Je songe ici à la pensée
à court terme dans une science mécaniste qui nous a fait croire, un moment, que rien n’était lié, que tout
était séparé, uniforme. Dans mon doctorat, j’ai étudié la théorie quantique et les liens qui existent dans le
monde physique, et non uniquement dans le monde biologique ou le monde du vivant. Le terme utilisé en
théorie quantique est la « non-séparabilité ».
L’écologie nous apprend à réfléchir aux liens, aux relations. La façon réductrice, mécaniste ou fragmentaire
de penser, qui est devenu, à mes yeux, une maladie, continue de provoquer crise sur crise. Il est loisible de
parler de crise lorsqu’on extrait des minéraux pour pouvoir parler de croissance, quitte à laisser derrière
nous des fleuves morts, des inondations de boue rouge en Hongrie faisant trois morts et des milliers de
déplacés. On peut parler de crise lorsqu’on dit que lorsqu’on coupe un arbre, on a de la croissance, et que
lorsque l’on sauve un arbre, il n’y a pas de croissance. Ou encore lorsqu’on dit que les femmes qui travaillent
pour soutenir la communauté et la famille ne travaillent pas…
Tout cela vient à montrer qu’il existe un problème dans notre façon de mesurer la richesse économique car
nous ne prenons pas en compte la richesse économique produite par la nature, ni la richesse produite par
les femmes, ou par le Sud.
Mais il existe également un problème dans la façon dont nous définissons la créativité. Dans ma pensée, la
nature est profondément créatrice. On l’avait déclaré morte à l’avènement de la révolution industrielle et
scientifique. C’est pourquoi il est important pour nous, aujourd’hui, de reconnaître la planète comme une
planète vivante, comme Gaïa.
Certaines des luttes que j’ai menées ont déjà été évoquées, des luttes où des connaissances anciennes
étaient traitées par notre société comme des choses inventées par des entreprises. Pourquoi ? Il s’agit
d’entreprises qui sont pour la plupart basées aux États-Unis, qu’il s’agisse de RiceTec au Texas, ou de
Monsanto, ou encore de W.R. Grace.
La première affaire de biopiraterie que nous avons combattu (la biopiraterie est le terme que nous avons
donné à ce phénomène) concernait le brevetage du neem.
Cela nous ramène en 1984, lorsque nous avons souffert une catastrophe, la pire catastrophe industrielle
dans le monde : la catastrophe de Bhopal, qui a tué 3 000 personnes en une seule nuit par intoxication
de produits insecticides. Depuis, la catastrophe a fait plus de 30 000 morts. Mes sœurs, les femmes de
Bhopal, luttent encore pour obtenir justice. On leur a offert 250 dollars par personne pour abandonner
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Discours de Vandana Shiva, Docteur en Philosophie des Sciences
Présidente de la Fondation de la recherche pour la science, les technologies et les ressources naturelles
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honoris causa
> leurs poursuites. C’est là une double violence : après les morts, on voudrait rendre l’injustice permanente.
À cette époque, je n’ai pas seulement commencé à travailler sur une agriculture non-violente qui ne
serait pas comme une guerre, j’ai également réfléchi à une façon écologique de lutter contre les insectes
nuisibles. Il existe, en Inde, un arbre appelé le neem ou margousier. Son nom scientifique, qui lui a peutêtre été donné par le suédois Linné, est Azadirachta indica. Le cinéaste iranien ici présent sera peut-être
heureux d’apprendre que le terme Azadirachta vient de Perse : azad dirakht, qui vient d’azad, qui signifie
libre, et dirakht, l’arbre. Autrement dit : l’arbre libre.
Nous avons donc œuvré pour promouvoir l’utilisation d’un insecticide non toxique. Dix ans plus tard, l’on a
appris que quelqu’un avait breveté cet arbre. Nous avons réfléchi à la manière de définir la liberté autrement
en attaquant ce brevet. Il a fallu onze années de lutte, et cela n’aurait sans doute pas été possible sans le
soutien indéfectible de nombreuses sœurs, qu’il s’agisse des leaders des Verts au Parlement Européen ou les
leaders des mouvements pour l’agriculture biologique dans le monde, ainsi que 100 000 personnes en Inde.
Comment peut-on qualifier le vol d’invention ? Comment prétendre que des plantes qui ont évolué au cours
de millions d’années et qui ont été utilisées et choisies pendant des milliers d’années par des agricultrices
sont des inventions ? Cela m’a semblé profondément injuste. C’est pourquoi, lorsque j’ai appris qu’on
pouvait breveter la vie en 1987, et que l’accord sur le commerce et la propriété intellectuelle allait imposer
des brevets sur la vie dans le monde entier, j’ai créé Navdanya et dit qu’« il faut défendre notre liberté et
la liberté de toutes les espèces. Nous devons créer une communauté soudée pour défendre les biens
communs de la vie, de la connaissance, du premier lien dans la chaîne alimentaire. »
À cette époque, nous parlions uniquement de liberté. Aujourd’hui, nous pouvons montrer qu’en préservant
la biodiversité, nous sommes également capables de produire plus de nourriture. En préservant la
biodiversité, nous pouvons résoudre 40% des problèmes climatiques en limitant les émissions et en
contribuant à l’adaptation. En préservant la biodiversité, nous disposerons de plus d’eau. Nous serons
capables de construire un modèle dans le monde où l’on n’aura plus un milliard d’individus qui ont faim, ni
deux milliards d’individus qui souffrent d’obésité, de diabète et de problèmes de santé liés à l’alimentation.
Au cours de ce siècle, nous allons assister à des conflits intenses à l’échelle de la planète, avec des guerres
liées à la question des ressources de la terre. Il y aura de plus en plus de guerres liées à l’eau. C’est pourquoi
il sera important de défendre l’eau comme un droit humain et un bien commun. Il y aura des guerres pour la
richesse biologique de la planète.
Ceux qui nous ont donné le changement climatique, ces empires des énergies fossiles, tentent aujourd’hui
de s’accaparer la vie sur la planète : toute la biomasse qui donne aux femmes leur nourriture, leur
combustible, leur fibre, qui donne aux enfants leurs aliments, qui donne aux écosystèmes la vie. Ces
entreprises voudraient aujourd’hui nous voler cette dernière goutte de vie, d’eau, cette dernière feuille,
brindille ou semence pour se les approprier, pour faire survivre leur empire pétrolier encore quelques
années. Au détriment non seulement des droits humains mais des droits de la vie elle-même sur la planète.
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Discours de Vandana Shiva, Docteur en Philosophie des Sciences
Présidente de la Fondation de la recherche pour la science, les technologies et les ressources naturelles
Cérémonie • 18 novembre 2010
honoris causa
> J’ai entendu Mohsen Makhmalbaf parler du fait qu’il ne veut pas devenir un commerçant dans un monde
où tout est marchandise. C’est aussi ce que j’essaie de faire. Je ne crois pas que les semences sont une
marchandise, elles sont la source de la vie-même. Pour moi, la nourriture n’est pas une marchandise, mais
ce qui nous permet de subsister. Je ne crois pas que la terre soit une marchandise. Certains des pires bains
de sang sont provoqués par l’accaparement de terres en Inde ou en Afrique. La terre est nôtre, c’est notre
mère à tous. L’une des choses les plus intéressantes actuellement c’est de voir l’émergence, dans le monde,
d’une nouvelle prise de conscience des droits de Dame Nature et de la Terre.
Nous avons, depuis quelques décennies, une déclaration universelle des droits humains. Si les droits
humains sont incomplets, si l’on ne défend pas les droits de la Terre, si les fleuves n’ont pas libre cours, nous
n’avons plus d’eau, si nos terres meurent, nous n’aurons plus de nourriture. Le besoin d’élargir ce que nous
entendons par liberté pour y inclure tous les êtres vivants sur Terre, le besoin d’approfondir cette liberté,
sera un défi majeur à mesure que nous avançons vers un avenir de plus en plus dangereux et instable.
Il me semble que les progrès que nous faisons sont notre diversité et notre idée des biens communs, des
espaces publics et du bien public. La beauté, la paix, la justice, la dignité, la liberté, la viabilité que nous
devons tous protéger et qui est notre droit à tous, nous appellent à être solidaires pour créer un avenir qui
puisse aller au-delà des aveuglements d’un passé qui nous a légué toutes ces crises. Pour cet avenir, je
crois que nous serons aidés par la diversité. Je suis ainsi honorée de faire partie d’une aussi riche variété de
docteurs Honoris Causa. Je suis fière de pouvoir les côtoyer.
Cette ville a donné au monde une Révolution qui parlait de liberté, d’égalité et de fraternité. Pour moi, la
liberté doit être celle des semences, la liberté de l’artiste créateur qui, comme Mohsen Makhmalbaf, peut
faire des films sans devenir l’esclave du fondamentalisme ou des multinationales. Quant à l’égalité, que
d’aucuns pensent être un acquis, il faut encore œuvrer pour s’assurer que la justice et l’égalité ne soient
pas que des mots vides de sens. La fraternité, enfin, est un terme par trop patriarcal. Il faudrait inclure les
femmes et toute la vie sur terre.
Sur ces mots, je vous remercie encore pour l’honneur qui m’est fait aujourd’hui.
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Cérémonie • 18 novembre 2010
honoris causa
Éloge de Paul Paris
prononcé par Claude Bathias,
Professeur émérite de Mécanique
et Philippe Hervé, Professeur en Énergétique
La remarque de George Bernard Shaw vient fort à propos : « the reasonable man adapts himself to the
world ; the unreasonable man persists in trying to adapt the world to himself. Therefore, all progress
depends on the unreasonable man. »
Etait-ce raisonnable de vouloir changer le monde de la construction mécanique en introduisant dès la fin
des années 50 la « loi de Paris » qui entamait la toute puissante mécanique des milieux continus limitée
à des concepts théoriques, face à la mécanique de la rupture, plus utile à l’ingénieur et plus proche de la
réalité lorsqu’il faut prévoir la défaillance des structures métalliques par fissuration par fatigue ? Cette
audace vous a valu de vous voir refuser la première publication sur le sujet ; la célèbre revue Journal of
Applied Mechanics estimant que votre publication contenait des idées subversives !
Est-ce, aujourd’hui, bien raisonnable, à 80 ans, de poursuivre des recherches en soutenant notre équipe
partagée entre Paris Ouest et les Arts Paris Tech, s’efforçant à démontrer que la limite de fatigue dans
les métaux n’existe pas, contrairement à ce qu’avait prévu A. Wöhler, à l’époque de la machine à vapeur ?
Vous avez réellement changé le monde de la mécanique de la rupture. Après Inglis en 1913, après Griffith
en 1920, qui avaient jeté les fondements du calcul des contraintes critiques entraînant l’instabilité et la
progression des fissures, vous avez, en même temps qu’Irwin, McClintock et Orowan, jeté les bases de
la mécanique linéaire de la rupture appliquée à la rupture progressive. Permettez-nous d’ajouter à ces
pionniers, Georges Charpy, mécanicien français diplômé de l’École polytechnique qui avait, dès 1905,
montré la nocivité d’une concentration de contraintes sévères à fond l’entaille à l’aide d’essais célèbres
qui portent son nom, encore utilisés aujourd’hui, de par le monde.
Né en 1920, aux États-Unis, vous avez reçu une éducation d’undergraduate à Michigan University et un
PhD à Lehigh University en 1962 où vous avez enseigné par la suite, ainsi qu’à Brown University, avant de
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Éloge de Paul Paris
prononcé par Claude Bathias, Professeur émérite de Mécanique et Philippe Hervé, Professeur en Énergétique
Cérémonie • 18 novembre 2010
honoris causa
> vous installer à Washington University, en 1976, et enfin partiellement en France en tant que professeur
invité ! Vous avez formé des élèves devenus célèbres tels Bucci, Herzberg ou Rice.
Mais votre carrière ne s’arrête pas là. Comme le veut la devise du Massachussetts Institute of Technology :
« Those who can, do, those who cannot, teach. »
Vous ne vous êtes pas contenté d’enseigner à l’université, vous avez aussi pratiqué votre art dans la
société Boeing qui a très tôt appliqué la tolérance au dommage aux avions, inspirée par la loi de Paris.
Vous avez aussi joué un rôle capital dans l’action internationale de l’American Society for Testing and
Materials.
Consultant dans de nombreuses entreprises, vous êtes membre de la National Academy of Science et
titulaire de nombreuses distinctions.
Votre carrière a été marquée par les trois éditions successives d’un handbook incontournable, The
Stress Analysis of Cracks Handbook, écrit avec G. Irwin et H. Tada, et plus récemment par un livre intitulé
Gigacycle Fatigue in Mechanical Practice, chez Dekker, en collaboration avec C. Bathias, fruit de votre
coopération avec la France.
Mais cet attrait pour la France ne date pas d’aujourd’hui. Vous dites à qui veut l’entendre que c’est votre
professeur de Lehigh, Ferdinand Pierre Beer, qui vous a initié aux particularités de notre pays, à la mécanique
bien sûr, mais aussi au caractère le plus célèbre de notre culture : l’irremplaçable vin de Bordeaux !
On retrouve dans votre biographie une publication étonnante intitulée At château Giraud and testing notes,
parue dans Vintage Magazine, dès 1983. Plus tard, dans les années 2000, vous participez à une émission de
la chaîne de télévision Canal Plus au côté de votre ami, le Comte de Lur Saluces, sur l’histoire du grand cru
Château d’Yquem, histoire qui est reprise dans un ouvrage de Flammarion dans lequel vous n’hésitez pas à
conseiller sur l’accord des mets au vin de Sauternes !
Professeur P.C. Paris, nous rendons hommage à vos talents variés et votre amitié pour la France.
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Discours de Paul Paris, Professeur émérite de Mécanique
Cérémonie • 18 novembre 2010
honoris causa
Discours de Paul Paris,
Professeur émérite de Mécanique
Madam President Madeuf and your able staff, thank you for this great honor.
First I wish to also acknowledge my thanks to Professors Claude Bathias and Phillipe Herve for their part in
this presentation and my introduction today at this presentation.
This honor is also an acknowledgement of my French co-authors of technical papers in recent years
including: Professor Danielle Wagner of University of Paris Ouest, Professor Thierry Palin-Luc of ENSAM
University Bordeaux 1, Professor Nicolas Saintier of ENSAM University of Bordeaux 1, Professor Nicolas
Ranc of ENSAM Paris Tech, and Professor Bathias also for our research together, for joint papers, and for a
book, now entering a second edition, as well introducing me to many other French scholars. These efforts
have caused the last few years to be very productive for me at the age of 80.
These activities have been a reflection of my great affection for France and its scholars and its wines. Since
1981 I have every year spent time in France in large part because of a personal friendship with Comte
Alexandre de Lur Saluces of Chateau de Fargue and formerly Chateau d’Yquem and in general many other
friends associated with Bordeaux wines.
However, my interest in France started earlier with my mentor at Lehigh University, Brittany-born Professor
F. P. Beer, who instilled in me an admiration for French scholarship during my graduate studies. Further,
during my graduate studies, my summers were spent at the Boeing company where my interests turned
to Fracture Mechanics studies which were in their infancy. It became a fruitful field for my research for the
aircraft industry, and nuclear power reactor safety, working also as consultant to the USNRC, as well as
EDF here in France, and many other applications. It provided a fine career.
Now I would like to tell you all about my field but it is highly technical and not quite suited for this audience.
In brief the real discovery was a method to analyze the rate of growth of fatigue cracking of metal parts in
structures subjected to repeated loading. For example it is used in the design of all aircraft to assure that
any crack will grow slowly enough that it will never cause a structural failure. Whenever you may be flying
somewhere, these methods are making you safer. The so called “Paris Law” is an easy name to remember,
but is only a small part of the full development.
Finally, I wish to give all of you here my great thanks and appreciation for your support today. Indeed you all
share this honor with me.
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Discours de Paul Paris, Professeur émérite de Mécanique
Cérémonie • 18 novembre 2010
honoris causa
Traduction
Je vous remercie, Madame la présidente, ainsi que votre équipe, pour ce grand honneur. Je souhaite également
remercier les professeurs Claude Bathias et Philippe Hervé pour leur contribution et leur éloge au début de
cette cérémonie.
L’honneur qui m’est aujourd’hui conféré est également une façon de reconnaître le travail de mes co-auteurs
français de ces dernières années, comme Danièle Wagner, Maître de conférences à l’université Paris Ouest,
des Professeurs Thierry Palin-Luc et Nicolas Saintier de l’ENSAM – Université de Bordeaux 1, de Nicolas
Ranc, Maître de conférences à l’ENSAM – Paris Tech, et du Professeur Bathias, avec qui j’ai effectué des
recherches, co-écrit des communications scientifiques et un livre qui en est à sa deuxième édition. C’est aussi
grâce à ce dernier que j’ai pu rencontrer tant d’autres chercheurs français, ce qui fait que j’ai été très productif
au cours de ces dernières années, alors même que j’ai 80 ans.
Les activités de ces dernières années sont également la preuve de ma grande tendresse pour la France, ses
chercheurs et ses vins. Depuis 1981, j’effectue chaque année un séjour en France, en partie parce que je me
suis lié d’amitié avec le Comte Alexandre de Lur Saluces du Château de Fargue et, auparavant du Château
d’Yquem, ainsi qu’avec d’autres amis liés aux vins de Bordeaux.
Mais il faut dire que mon intérêt pour la France est né beaucoup plus tôt. C’est mon mentor à l’Université Lehigh,
le Professeur F. P. Beer, Breton d’origine, qui m’a inculqué une admiration pour la recherche française pendant
mes études doctorales. Pendant ces études, je passais mes étés chez Boeing, le constructeur aéronautique,
où je m’intéressais à la Mécanique de la fissuration, une discipline alors toute récente. C’était un terrain
particulièrement fertile pour ma recherche et pour l’industrie aéronautique, comme pour la sécurité des
centrales nucléaires. Je travaillais également comme consultant pour la Commission de régulation nucléaire
américaine (USNRC) ou pour EDF, ici en France, entre autres. J’ai trouvé là matière pour une belle carrière.
J’aurais aimé vous parler davantage de ma discipline, mais le sujet est très technique et serait peu amène
pour le public d’aujourd’hui. On pourrait résumer les choses en disant que la grande découverte était une
méthode pour analyser le taux de croissance des fissures et de la fatigue des métaux dans des structures
assujetties à des charges répétées. Cette méthode est utilisée dans la conception des avions d’aujourd’hui afin
de s’assurer que les fissures progresseront suffisamment lentement pour ne pas causer de faille structurelle.
Lorsque vous prenez l’avion, ces méthodes vous permettent de voyager plus sûrement. Ce que l’on appelle
aujourd’hui « la loi de Paris » a un nom facile à retenir, mais ce n’est qu’une petite partie d’une méthode dont
les ramifications sont nombreuses.
Je souhaiterais conclure en remerciant toutes les personnes ici présentes pour leur soutien. L’honneur qui
m’est conféré aujourd’hui est aussi le leur.
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Cérémonie • 18 novembre 2010
honoris causa
Éloge de Sonia Sotomayor
prononcé par Michel Troper,
Professeur émérite de Droit
C’est un grand honneur de prononcer ici l’éloge de Madame Sonia Sotomayor. Mais c’est aussi la tâche
la plus facile qui soit. En effet, nous honorons à la fois la grande institution à laquelle elle appartient,
la Cour suprême des États-Unis et la femme dont les éminentes qualités personnelles lui ont valu d’y
être nommée. Cette tâche m’apparaît encore plus facile depuis hier, parce que j’ai eu le privilège de sa
conversation, de son intelligence et de sa sagesse.
Alexis de Tocqueville avait parfaitement compris le rôle capital des juges aux États-Unis : « Ce qu’un
étranger comprend avec le plus de peine aux États-Unis, écrit-il, c’est l’organisation judiciaire. Il n’y a
pour ainsi dire pas d’événement politique dans lequel il n’entende invoquer l’autorité du juge ; et il en
conclut naturellement qu’aux États-Unis le juge est une des premières puissances politiques. Lorsqu’il
vient ensuite à examiner la constitution des tribunaux, il ne leur découvre, au premier abord, que des
attributions et des habitudes judiciaires. À ses yeux, le magistrat ne semble jamais s’introduire dans les
affaires publiques que par hasard ; mais ce même hasard revient tous les jours ».
A l’époque où Tocqueville écrivait ces lignes, la cour suprême était encore loin d’avoir la puissance
qu’elle a acquise par la suite mais les tribunaux américains présentaient déjà les caractères essentiels
qui permettent de comprendre la source de leur pouvoir : ils doivent appliquer les lois et en cas de
contradiction avec la Constitution, ils doivent écarter la loi et appliquer la Constitution. Mais on ne peut
pas appliquer la Constitution sans l’interpréter et l’interprétation consiste à choisir entre plusieurs
significations possibles. Le pouvoir judiciaire est ainsi doublement politique. Il l’est d’abord parce que
les décisions ont une portée politique, ensuite parce que le choix d’une interprétation plutôt qu’une autre
résulte de préférences qui, si elles ne sont pas partisanes, reflètent à tout le moins des conceptions
différentes de la vie en société.
Lorsqu’il est exercé par la cour suprême, qui n’est soumise à aucun contrôle et qui est composée
d’hommes et de femmes, qui ne sont pas élus, mais nommés à vie, ce pouvoir formidable lui permet
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Éloge de Sonia Sotomayor
prononcé par Michel Troper, Professeur émérite de Droit
Cérémonie • 18 novembre 2010
honoris causa
> d’arrêter celui des représentants élus du peuple souverain. D’où peut lui venir sa légitimité à exercer
un pouvoir de nature politique ? Avant tout, des qualités professionnelles et humaines de ses membres
et de sa composition qui reflète la diversité de la nation. C’est pourquoi, au nombre des pouvoirs si
considérables du Président des États-Unis, l’un des plus importants, est celui de nommer les membres
de la cour.
Nul ne pourrait présenter les titres de Madame Sotomayor à faire partie de cette cour avec autant
d’éloquence que le président Obama lorsqu’il a annoncé en 2009 sa décision d’en faire la troisième
femme, dans toute l’histoire américaine, à y siéger et la première personne d’origine latino : « an inspiring
woman ».
Il recherchait d’abord, a-t-il dit, une femme dotée d’une grande rigueur intellectuelle et d’une maîtrise
parfaite de la science juridique, conditions que Madame Sotomayor remplissait avec éclat : après des
études exceptionnellement brillantes dans les universités les plus prestigieuses (Princeton, où elle a
obtenu son diplôme summa cum laude, la faculté de droit de Yale, où elle a participé à la direction du
célèbre Yale Law Journal), elle a exercé des fonctions de procureur, puis la profession d’avocat dans
un grand cabinet new-yorkais. En 1991, elle a été nommée juge dans un tribunal fédéral de première
instance par le président George Bush, puis en 1997 par le président Clinton à la Cour d’appel fédérale de
New York, où la qualité de ses décisions ou de ses opinions dissidentes a été unanimement saluée. Nous
n’oublions pas qu’elle a aussi tenu à maintenir un lien avec l’université et qu’elle a enseigné dans deux des
meilleures facultés de droit des États-Unis, Columbia et NYU.
Il fallait ensuite, dit le président Obama, une capacité à reconnaître que le rôle du juge est d’être neutre
et impartial, d’appliquer le droit, pas de le créer, mais il fallait aussi une troisième qualité, une expérience
de la vie qui procure empathie et compassion pour les faibles. Il aurait pu ajouter une quatrième qualité :
la capacité à concilier neutralité et compassion pour les faibles. L’expérience de la vie, qui procure
l’empathie, Madame Sotomayor l’a puisée dans ses origines. Ses parents sont venus de Porto Rico
pendant la Seconde guerre mondiale. Elle a vécu et grandi dans un quartier pauvre du Bronx dans cette
culture hispanique si chaleureuse à laquelle elle est restée profondément attachée. Très jeune, elle a
perdu son père qui était ouvrier d’usine. Sa mère l’a élevée seule en lui inculquant les plus hautes valeurs
américaines : l’idée que tout est possible grâce à l’éducation et l’effort individuel. Comme les autres
personnalités dont la présence nous honore aujourd’hui, Sonia Sotomayor a construit sa carrière et sa
vie autour de la défense des faibles et des opprimés.
Elle a souvent eu l’occasion de dire que c’est dans son expérience de femme latino-américaine qu’elle
puisait l’espoir de rendre de meilleures décisions, « a wise latina ». Cette phrase lui a été parfois
reprochée, mais à tort. Elle a été prononcée dans des discours destinés à encourager les étudiants issus
de minorités à s’engager dans des carrières de juristes. Elle ne signifie pas qu’une juge devrait se départir
de sa neutralité et favoriser les opprimés, mais que si l’art du juge est d’appliquer le droit à des situations
concrètes, il est évidemment préférable de connaître et de comprendre ces situations.
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Éloge de Sonia Sotomayor
prononcé par Michel Troper, Professeur émérite de Droit
Cérémonie • 18 novembre 2010
honoris causa
> C’est cette expérience, son talent, son travail et sa sensibilité qui lui ont permis de réaliser le rêve
américain et d’être un exemple au-delà même des frontières des États-Unis. Nous avons, en France, au
moins deux bonnes raisons d’y être attentifs.
La première touche à la diversification de la société. Tout au long des siècles, la France a accueilli des
immigrés en grand nombre, qu’elle a régulièrement assimilés. Depuis quelques décennies, elle apparaît
plus diverse et nous cherchons à concilier unité et diversité ou pour reprendre une formule de Madame
Sotomayor, à résoudre la tension entre le « melting pot » et le « salad bowl ».
La deuxième raison tient aux développements tout récents en France du contrôle de la constitutionnalité
des lois. A l’époque où Tocqueville écrivait De la démocratie en Amérique, les États-Unis étaient le seul
pays au monde à le pratiquer. Depuis la Seconde guerre mondiale, il s’est répandu sous des formes
diverses et, aujourd’hui, la plupart des États européens ont créé des cours constitutionnelles. Chez
nous, entre en vigueur cette année une réforme radicale de la Constitution, qui permet pour la première
fois à chaque citoyen de soulever une question de constitutionnalité et qui accroît considérablement les
pouvoirs du Conseil constitutionnel. Nous avons donc beaucoup à apprendre de la manière subtile dont
Madame Sotomayor affronte le problème du rapport entre application et création du droit ou encore la
difficulté de concilier empathie et impartialité.
Dans la ville de Valparaiso au Chili, la plus belle place s’appelle Sotomayor. Ce que cette place a de
remarquable n’est pas tant qu’elle est la plus belle, mais que c’est par elle qu’on passe pour accéder à
une autre place, située un peu plus haut et qui s’appelle, elle, Plaza Justicia.
L’université de Paris Ouest est fière de pouvoir, aujourd’hui, honorer une femme dont la personnalité et
l’action représentent si bien cette quête permanente de la justice, une femme d’exception, « an inspiring
woman ».
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Discours de Sonia Sotomayor, Juge de la Cour suprême des États-Unis
Cérémonie • 18 novembre 2010
honoris causa
Discours de Sonia Sotomayor,
Juge de la Cour suprême des États-Unis
Professor Troper, thank you for that kind and generous introduction. It is my great pleasure and honor
to have been chosen to receive this degree from such a respected institution of higher learning as the
University of Paris. First of all, I would like to thank President Madeuf, her executive team, and the
University for this great honor. It has been a true pleasure to be given the opportunity to meet so many
wonderful people, and I greatly appreciate the warm reception I have received in Paris and Nanterre. My
special thanks to Professor Anne Deysine for being such an excellent guide. I am particularly pleased to
be honored by this institution, for several reasons.
As one of the first female Justices on the United States Supreme Court, I am especially gratified to receive
this degree from President Madeuf, who, in addition to her other accomplishments, I understand is the
first female president at Nanterre.
Moreover, the University’s well-earned reputation as a leading institution in the field of legal studies makes
this honor particularly meaningful. The University’s innovative bilingual programs represent an important
effort to encourage collegiality and collaborative learning among legal professionals across the globe,
and of course the Center for the Theory and Analysis of Law, founded by Professor Troper, is an important
site for the development and dissemination of new thinking about the deep philosophical issues that
underlie the work of judges and lawyers alike.
I am delighted to be here among you. I would also like to say what an honor it is to share the stage with
Mr. Makhmalbaf and Professors Bourqia, Shiva, and Paris. As you know, each of them is an acknowledged
leader in their respective fields, and I am both humbled and inspired by their accomplishments.
This past year—my first year as a Justice on the United States Supreme Court—has been, as you can
imagine, exciting and fascinating. One of the great benefits of my position is that I have the opportunity
to meet so many different people doing such important and interesting work—including, of course, my
cohonorees today. In particular, I have had the pleasure of meeting judges from different courts around
the world, many of whom visit the Supreme Court. Earlier this week, for example, I had the opportunity to
welcome the Chief Justice of the Supreme Court of Argentina to my chambers in Washington. In the
course of our conversation he mentioned that Argentina’s constitution was initially modeled after the
U.S. Constitution, and U.S. legal practices were deeply influential in the early period of Argentina’s
independence. Over time, however, the Argentine system has evolved by increasingly integrating practices
and principles from Europe, as new waves of immigration changed the composition of the nation itself. In
short, Argentina’s legal system, like those of most countries, has been open to foreign legal influences,
but the sources of influence vary to accommodate the needs and priorities of a changing citizenry.
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Discours de Sonia Sotomayor, Juge de la Cour suprême des États-Unis
Cérémonie • 18 novembre 2010
honoris causa
> As you can see, the exchanges I am privileged to have with my international colleagues are invariably
fascinating and stimulating, because each encounter presents an opportunity to learn something
about how the legal systems of their home countries differ from the one we have in the United States.
I believe that learning about how legal systems differ from one another, understanding the principles
and practices that distinguish them, is vitally important to a judge’s personal development. We cannot
grow, we cannot develop, as judges, if we are not aware of new approaches and new ideas, because
they force us to reflect critically on our views and practices.
I will give you a very small example. Earlier this year I met with Justices of the Canadian Supreme
Court, who mentioned that before their Court issues an opinion to the general public, a court official
discusses the forthcoming decision with certain members of the press beforehand, so that the
reporters can be prepared to explain and comment upon the opinion when it comes out. However,
the press is kept in a separate room until the Court announces its decision to the general public. In
contrast, when our Court issues an opinion, everyone receives it at the same time, with no commentary
and no restrictions; any other practice might conflict with the principle of freedom of the press as
understood in the U.S. That said, learning about the experience of our Canadian colleagues led my
colleagues and I into a lively conversation, inspiring us to reflect on our own approach and consider
whether the balance we have struck between equal access and informed commentary is the best or
only one.
Perhaps more than anyone here, Professor Troper has demonstrated—over the course of his
distinguished career—the insight to be gained from a comparative approach to the study of different
legal systems. For example, on the question of constitutional supremacy, Professor Troper has shown
that comparison of different conceptions of the issue—drawn from diverse sources as the writings of
U.S. Supreme Court Justice John Marshall, Israeli Supreme Court Justice Aharon Barak, and Austrian
jurist Hans Kelsen—can expose the strengths and weaknesses of each. Such comparison is not
prescriptive; the inquiry does not favor a particular outcome or anoint a particular approach as the
“correct” one that must be followed. Instead, the comparative approach encourages us to examine the
preconceptions regarding the principles undergirding the system to which we are accustomed.
Such an approach to addressing difficult legal questions is not without its critics. As you might be
aware, the relevance of foreign law in the United States is a controversial issue—in academia, in the
general public, and among my colleagues on the Supreme Court. Much of the controversy was sparked
by the Court’s decisions in the case of Lawrence v. Texas and Roper v. Simmons, in which the opinions
for the majority of the Court cited to foreign law to demonstrate that the American laws being reviewed
in those cases were out of step with the principles adopted in many jurisdictions across the globe.
The Court came under severe criticism for its reference to the legal principles and practices of other
nations. The critics said it was irrelevant what other nations did; the U.S. Constitution is a unique and
singular document, and reference to foreign law cannot help us understand its contents.
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Discours de Sonia Sotomayor, Juge de la Cour suprême des États-Unis
Cérémonie • 18 novembre 2010
honoris causa
> Much of the discussion in the United States, however, seems to misperceive the purpose of a comparative
perspective. Of course, foreign law is not binding on courts in the United States. There is no question that the
legal principles or practices another country has adopted cannot dictate the outcome in a particular case
that we on the Supreme Court must decide, unless required by treaty or some other international agreement.
But, as Professor Troper has long recognized, the judicial act is one of interpretation, and the interpretive
process invariably benefits when the question to be answered is considered from multiple perspectives.
Last year, in a case called Graham v. Florida, my colleague Justice Anthony Kennedy made clear that the
judgments of other nations are not dispositive as to the meaning of the Constitution. But when the rest
of the world has rejected a certain practice—as in the Graham case, which considered the imposition of
life sentences without parole on juvenile offenders for non-homicide crimes—we cannot help but question
our own approach. The “respected reasoning” of the international community, as Justice Kennedy put it, is
reasoning to be considered, even though it is not binding upon us.
This is not a new approach or understanding in the United States. Leaving aside the enormous influence of
Enlightenment philosophers like Montesquieu on the framers of our Constitution, in the decades after the
United States was formed, American lawyers and judges commonly cited to foreign law in support of the
decisions they reached. For example, in Chisholm v. Georgia, a case decided in 1793 that is widely considered
to be the first major decision of the new Supreme Court, Chief Justice James Wilson concluded that, under
the Constitution, the state of Georgia could be sued by the citizen of another state in federal court. In coming
to this conclusion, Wilson felt it necessary “to examine this question by the laws and practice of different
States and Kingdoms,” and he proceeded to survey those of ancient Greece, Spain, France, and England.
The Supreme Court aside, European civil law—and French law in particular—was known to large numbers
of American lawyers in the early decades of the United States, and was referenced in a wide variety of cases.
Even when citation to civil law was not necessary to answer the question presented, it was often cited for a
show of classical learning. Numerous legal publications distilled civil-law learning for lawyers and judges
who had been trained in the English common law tradition. In addition, French jurists were known as the
best in the world, and the Napoleonic Code was widely understood to be a landmark work. It is well-known
that the Code had a profound influence on the development of legal systems across the world, but it also
had an impact in the United States. It still forms the basis for the legal system in the state of Louisiana,
and was a model for numerous nineteenth-century legal reform efforts. Though it is difficult to measure
the precise extent to which the civil law contributed to the development of law in the early United States,
there is little doubt that our predecessors understood that the learning and experience of their international
colleagues was helpful in answering the questions before them.
Not everyone agreed, of course, and as time passed many lawyers would no longer study the law of
jurisdictions other than their own. David Dudley Field, the leading nineteenth-century legal reformer in the
United States, criticized his colleagues for their limited perspective:
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Discours de Sonia Sotomayor, Juge de la Cour suprême des États-Unis
Cérémonie • 18 novembre 2010
honoris causa
> “Why might we not have comparative law, to place the legal systems of different countries and ages side by
side, that the lawyer may profit by the history of the world? He is, perhaps, the only man of science who does
not look beyond his own commonwealth, and to whom the history of other countries is as a sealed book”.
Field’s admonition that lawyers and jurists in the United States “profit by the history of the world” is a
powerful one. In a university like Nanterre, this principle is well understood; the entire enterprise of higher
learning is premised on the free exchange of ideas. As demonstrated by the ceremony in which we are
participating today, institutions like this one are among the places where a diverse array of scholars and
professionals can come together to discuss, debate, and “profit” from each other.
It appears that this principle is understood within the French judicial system today. Though the written
decisions of the Cour de Cassation, for example, are generally short and include few citations at all, it is my
understanding that the preparatory materials developed to help guide the judges’ decisions are often full of
references to foreign legal sources, particularly when the decision taken by a court in another jurisdiction
can provide insight into how the same question might be addressed by the French courts. As Guy Canivet,
the former president of the Cour, put it, recourse to foreign law can be particularly useful when “the national
law has the need to be completed and modernized; when the judge rules on the great societal issues; [or]
when the question is common to several countries.” As the French model demonstrates, the issue is not
whether foreign law is cited as a part of a court’s formal reasoning, but whether the principles and practices
of another jurisdiction can promote further thinking about the question at hand.
Ideas have no boundaries; legal systems the world over have been influenced by the writings of great jurists
and philosophers, regardless of nationality. In fact, the courtroom in which I hear cases provides physical
evidence of this very fact ; as I sit on the bench, I can look up and see, on the walls, a freize depicting various
lawgivers throughout history: Moses, Justinian, Confucius, Marshall, and, yes, Napoleon. Together, these
figures convey a single message—that the wellspring of the law is both broad and deep.
Just as we cannot have an educated citizenry without exposing it to a broad range of ideas, we also cannot
develop legal systems that serve the interests of justice unless their participants appreciate and reflect
upon the similarities and differences between their own systems and those of others.
I am deeply appreciative of having been included in today’s ceremony, and to have the opportunity to share
these reflections with those—on stage and in the audience—committed to the pursuit of knowledge and
understanding. Merci beaucoup.
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Discours de Sonia Sotomayor, Juge de la Cour suprême des États-Unis
Cérémonie • 18 novembre 2010
honoris causa
Traduction
Je remercie Monsieur le Professeur Troper pour sa bienveillante présentation. C’est pour moi un grand plaisir
et un grand honneur que d’avoir été choisie afin de recevoir ce grade d’une université aussi respectée que
celle de Paris. Je souhaite en particulier remercier Madame la Présidente Madeuf, l’équipe présidentielle,
ainsi que l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense pour l’honneur qui m’est fait aujourd’hui.
J’ai pris beaucoup de plaisir à rencontrer toutes ces personnes exceptionnelles. Je vous suis par
conséquent reconnaissante pour l’accueil chaleureux qui m’a été fait. J’aimerais, à ce titre, remercier
vivement Madame le Professeur Anne Deysine qui s’est montrée un excellent guide.
Plusieurs raisons font que je suis heureuse d’être honorée par cette institution. Étant l’une des premières
femmes juges siégeant à la Cour suprême des États-Unis, je m’enorgueillis de recevoir ce titre des mains
de Madame la Présidente Madeuf qui, en sus de ses nombreuses qualités, se trouve être la première
femme élue à la présidence de cette université.
L’excellente réputation de cette même université dans le domaine des études de droit rend, en outre, cet
honneur d’autant plus symbolique. Les programmes bilingues innovants mis en place ici sont nés d’une
démarche tout à fait remarquable visant notamment à promouvoir la collégialité et l’apprentissage
collaboratif auprès de spécialistes du droit du monde entier. On sait à ce propos combien le Centre de théorie
et d’analyse du droit, fondé par le Professeur Troper, incarne un lieu important pour le développement et la
dissémination de nouvelles réflexions concernant les problèmes philosophiques de fond qui sous-tendent
le travail des juges ou des avocats.
Je suis donc ravie d’être ici parmi vous. J’aimerais également dire que c’est un honneur pour moi que de
me tenir sur la même estrade que Monsieur Makhmalbaf et que Mesdames et Monsieur les Professeurs
Bourqia, Shiva et Paris. Comme vous le savez, chacune de ces personnalités est à la fois connue et
reconnue dans son domaine respectif. Tous sont, chacun à sa manière, une source d’inspiration et tous
nous invitent, dans leur façon d’être et de vivre, à l’humilité.
L’année qui vient de s’écouler, ma première année comme juge à la Cour suprême des États-Unis, a été,
comme vous pouvez vous l’imaginer, tout à fait fascinante et passionnante. L’un des grands avantages de
cette responsabilité est d’avoir eu l’occasion de rencontrer un grand nombre de personnes différentes, des
personnes qui accomplissent un travail à la fois considérable et intéressant – à l’instar de celles qui sont
honorées ici, aujourd’hui. Plus particulièrement, j’ai eu le plaisir de rencontrer des juges de différentes
cours du monde entier, dont beaucoup viennent visiter la Cour suprême. Cette semaine, par exemple,
j’ai pu accueillir dans mon cabinet à Washington, le Président de la Cour suprême d’Argentine. Au cours
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Discours de Sonia Sotomayor, Juge de la Cour suprême des États-Unis
Cérémonie • 18 novembre 2010
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> de notre conversation, il m’a expliqué que la Constitution de son pays avait à l’origine été inspirée par
la Constitution américaine, et que les pratiques juridiques américaines avaient exercé une influence
considérable dans les premières années ayant suivi l’indépendance. Au fil du temps, cependant, le
système argentin a évolué, intégrant des pratiques et des principes venus d’Europe, au fur et à mesure
que de nouvelles vagues d’immigration modifiaient la composition démographique du pays. Autrement dit,
le système juridique argentin, comme celui de beaucoup d’autres pays, a été influencé par des systèmes
juridiques divers émanant de pays très différents ; les sources d’influence variant au gré de l’immigration
et afin de répondre aux priorités et aux besoins changeants des citoyens.
Comme vous pouvez le constater, les échanges que j’ai eus la chance d’avoir avec mes collègues étrangers
ont toujours été stimulants et d’un grand intérêt. Chaque rencontre est l’occasion d’apprendre quelque
chose de neuf sur la manière dont les systèmes juridiques de leurs pays diffèrent d’avec celui des ÉtatsUnis. Je crois qu’il est essentiel dans l’évolution de la carrière d’un juge de connaître les différents systèmes
juridiques existant dans le monde, de comprendre les principes et les pratiques qui les distinguent. Nous
ne pouvons pas acquérir une certaine maturité et/ou évoluer en tant que juges en se passant de ces
approches et de ces idées originales, car elles nous invitent à poser un regard critique sur nos pratiques et
nos conceptions du droit.
Permettez-moi de vous donner un exemple fort simple. Il y a quelques mois de cela, j’ai rencontré des juges
de la Cour suprême du Canada, qui m’expliquaient qu’avant que leur cour ne rende son verdict en public,
un fonctionnaire de la cour devait, au préalable, discuter de la décision des juges avec les journalistes, afin
que ceux-ci soient mieux à même d’expliquer et de commenter le jugement au moment où la cour le rendrait
public. À cette fin, la presse est donc tenue à l’écart dans une salle séparée jusqu’à ce que la cour annonce
sa décision ouvertement. Aux États-Unis, en revanche, lorsque notre cour rend sa décision publique, celleci est dévoilée à tous simultanément, journalistes et citoyens ordinaires, sans commentaires ni restrictions
préalables. Toute autre pratique contreviendrait au principe de liberté de la presse tel qu’il est compris
aux États-Unis. Ceci dit, l’expérience de nos collègues canadiens a amené mes collègues et moi-même à
réfléchir sur notre façon de procéder et à en discuter parfois avec véhémence. L’équilibre entre libre accès
et commentaire éclairé était-il vraiment la meilleure ou la seule façon de procéder ?
Au cours de sa belle carrière, Monsieur le Professeur Troper a montré, peut-être mieux que quiconque ici
présent, tout ce qu’une analyse comparative des différents systèmes juridiques pouvait apporter. Pour
prendre le cas de la primauté constitutionnelle, par exemple, Michel Troper a montré que la comparaison
entre différentes conceptions sur cette question, tirées de sources comme les écrits de John Marshall,
Juge de la Cour suprême américaine, de Aharon Barak, Juge de la Cour suprême israélienne, ou de Hans
Kelsen, un juriste autrichien, pouvait mettre au jour les forces et les faiblesses de chaque système. Ce type
de comparaison n’est pas prescriptif. L’enquête ne cherche pas à favoriser un système ou une approche
en déclarant cette dernière plus «juste» et digne d’être adoptée. L’approche comparative nous encourage
plutôt à examiner les préjugés au fondement du système dont nous sommes familiers.
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Discours de Sonia Sotomayor, Juge de la Cour suprême des États-Unis
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> Une telle approche, qui s’intéresse aux questions juridiques les plus épineuses, n’est pas sans avoir de
détracteurs. Comme vous le savez sans doute, la pertinence du droit étranger est l’objet de controverses
aux États-Unis, que ce soit dans le monde universitaire, parmi le public ou même parmi la plupart de mes
collègues à la Cour suprême. L’essentiel de la controverse a été lancé par la décision de la cour dans les
affaires Lawrence vs Texas et Roper vs Simmons, lorsque l’opinion de la majorité de la cour a fait référence
au droit étranger pour montrer que les lois américaines examinées dans le cadre de ces affaires allaient
à contre-courant des principes adoptés dans de nombreuses juridictions ailleurs dans le monde. La Cour
fut sévèrement critiquée pour avoir fait référence aux principes et pratiques juridiques d’autres pays.
Les opposants arguaient que ce que faisaient les autres pays n’était pas pertinent, que la Constitution
américaine était un document unique et que son sens ne pouvait être mis en lumière en se référant au
droit étranger.
En réalité, la plupart des débats qui se sont déroulés aux États-Unis ne semblent pas avoir saisi l’intérêt
d’une perspective comparatiste. Bien entendu, les lois étrangères ne sont pas en vigueur dans les
tribunaux américains. Il ne fait aucun doute que les principes ou pratiques juridiques adoptés par un autre
pays ne peuvent décider d’un cas examiné par la Cour suprême, à moins que nous ne soyons tenus par un
traité ou un accord international. Mais, comme le Professeur Troper l’a compris depuis fort longtemps, le
droit est d’abord une affaire d’interprétation, et le processus interprétatif profite toujours de l’apport de
plusieurs perspectives.
L’an dernier, dans l’affaire Graham vs l’État de Floride, mon collègue Anthony Kennedy a clairement
expliqué que les jugements d’autres pays ne pouvaient dicter le sens à donner à la Constitution. Cependant,
lorsque le monde entier choisit de rejeter une pratique, comme dans le cas Graham, qui concernait des
condamnations sans sursis à la prison à vie pour des délinquants juvéniles reconnus coupables de crimes
n’ayant pas entraîné la mort, l’on ne peut s’empêcher de s’interroger sur notre approche. Selon les termes
du juge Kennedy, le « raisonnement louable » de la communauté internationale est un raisonnement à
prendre en compte, même s’il n’est pas contraignant.
Ceci ne constitue ni une approche, ni une interprétation nouvelle aux États-Unis. Si l’on met de côté
l’influence majeure que les philosophes des Lumières comme Montesquieu ont eue sur les auteurs de notre
Constitution dans les décennies qui suivirent la création des États-Unis, on remarque que les avocats et
les juges américains ont souvent cité le droit étranger dans leurs jugements. Dans le cas Chisholm vs l’État
de Géorgie, par exemple, jugé en 1793, James Wilson, le premier Juge de la Cour suprême, avait conclu que
la Constitution autorisait la poursuite de l’État de Géorgie par un citoyen d’un autre État dans une cour
fédérale. Pour arriver à cette conclusion, Wilson avait exprimé le besoin « d’examiner cette question au
regard des lois et pratiques de différents pays et royaumes ». Il se pencha sur ceux de la Grèce antique, de
l’Espagne, de la France et de l’Angleterre.
À la Cour suprême et ailleurs, le droit civil européen, notamment le droit français, était connu d’un
grand nombre d’avocats américains dans les premières décennies qui suivirent la création du pays, et
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> on y faisait souvent référence dans un grand nombre d’affaires. Même lorsqu’il n’était pas nécessaire de
citer le droit étranger pour se pencher sur un point de droit, il était néanmoins cité pour faire montre de
ses connaissances. De nombreuses publications de droit proposaient un concentré des connaissances
en droit civil d’avocats et de juges formés dans la tradition de la common law anglaise. En outre, les
juristes français étaient mondialement connus et tous reconnaissaient l’importance du Code institué par
Napoléon. Il est de notoriété publique que le Code civil a eu une influence majeure sur le développement
de systèmes légaux dans le monde. Mais il a également eu un impact aux États-Unis. Il forme encore la
base du système légal en Louisiane, et servit de modèle pour de nombreuses propositions de réformes
juridiques au XIXe siècle. Même s’il est difficile de mesurer jusqu’à quel point le droit civil a contribué au
développement du droit dans les premières années d’existence des États-Unis, il ne fait aucun doute que
nos prédécesseurs avaient compris que les connaissances et l’expérience de leurs collègues étrangers
pouvaient s’avérer utiles afin de répondre aux questions auxquelles ils étaient confrontés.
Bien entendu, tous ne s’accordaient pas sur ce point et, avec le temps, bon nombre d’avocats ne firent plus
l’effort d’étudier le droit des traditions étrangères à la leur. David Dudley Field, l’un des premiers à avoir
voulu réformer le droit aux États-Unis au XIXe siècle, critiquait ses collègues pour leur étroitesse d’esprit :
« pourquoi ne pas avoir de droit comparatif, pour placer les systèmes juridiques de différents pays et de
différentes époques côte à côte, afin que l’avocat puisse tirer parti de l’Histoire ? Le juriste est peut-être
le seul homme de science qui ne regarde pas au-delà de sa propre communauté et qui ne connaît rien de
l’histoire des autres pays ».
L’affirmation de Field selon laquelle les avocats et les juristes aux États-Unis doivent « tirer parti de
l’Histoire » constituait un excellent conseil. Dans une université comme Nanterre, ce principe a été bien
compris et le principe même de ce lieu d’enseignement supérieur se fonde sur le libre échange d’idées.
Comme l’a montré la cérémonie d’aujourd’hui, des institutions comme celle-ci sont un lieu où des savants
et des professionnels d’horizons divers peuvent se réunir pour discuter, débattre et «tirer parti» des uns
et des autres.
Il semblerait que ce principe soit aussi compris au sein du système judiciaire français aujourd’hui. Même
si les jugements de la Cour de cassation, par exemple, sont généralement brefs et mentionnent peu
de cas, j’ai cru comprendre que les documents préparatoires élaborés afin d’aider les juges dans leur
tâche, contiennent souvent un grand nombre de références à des sources de droit étranger, notamment
lorsqu’un jugement d’une cour étrangère peut aider la cour française à traiter un cas comparable. Comme
l’a dit Guy Canivet, un ancien Président de la Cour de cassation, tel est le cas lorsque « le droit national
doit être complété et modernisé, lorsque le juge se penche sur de grands sujets de société, ou lorsque la
question intéresse plusieurs pays ». Comme le montre le modèle français, il ne s’agit pas de savoir si l’on
fait référence au droit étranger dans le cadre d’un raisonnement formel de cour, mais de considérer que
les principes et pratiques étrangers peuvent favoriser une réflexion plus approfondie sur la question à
examiner.
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> Les idées n’ont pas de frontières ; les systèmes juridiques dans le monde ont été influencés par les écrits
de grands juristes et philosophes, sans distinction de nationalité. De fait, la cour dans laquelle je siège en
est une preuve concrète. Lorsque je suis assise dans mon fauteuil, si je lève les yeux, je peux contempler
sur les murs une frise qui dépeint plusieurs législateurs de l’Histoire : Moïse, Justinien, Confucius, Marshall
et… Napoléon. Pris dans un ensemble, ces personnages nous livrent un seul message : les fondements du
droit sont variés et profonds.
Tout comme il n’est pas possible d’avoir des citoyens éclairés sans qu’ils aient été exposés à des idées
venues d’horizons divers, il n’est pas possible d’élaborer de systèmes légaux qui servent les intérêts de
la justice si les acteurs de la justice n’apprécient pas et ne réfléchissent pas aux points communs et aux
différences qui existent entre leur propre système et celui d’autres pays.
Je suis profondément honorée d’avoir été conviée à la cérémonie d’aujourd’hui et d’avoir eu l’occasion de
partager ces pensées avec tous ceux qui, sur l’estrade ou dans le public, se sont engagés dans une vie
consacrée à la recherche et à la connaissance. Merci beaucoup.
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