Le retour à l`ordre en Grande-Bretagne autour de Stanley Spencer

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Le retour à l`ordre en Grande-Bretagne autour de Stanley Spencer
Le retour à l’ordre en Grande-Bretagne autour de Stanley Spencer et Meredith Frampton
Il n’y eut pas en Grande-Bretagne, au début du 20ème siècle, de rupture aussi radicale dans le domaine des arts que celle que
purent connaître la France et l’Allemagne, en dehors des audaces vorticistes et des tentatives abstraites du groupe de
Bloomsbury en 1914-1915, visibles dans les œuvres de Vanessa Bell et Duncan Grant. La modernité développée sur le
continent, à partir de 1850, avec Courbet et le Réalisme, ne s’introduisit que très progressivement sur le sol britannique où le
mouvement préraphaélite et la peinture victorienne se trouvaient en position dominante. Au moment où l’on pouvait enfin
espérer un envol, la guerre fracassa la scène artistique la plus innovante. Parallèlement, des réticences s’étaient exprimées, y
compris de la part d’artistes ayant rompu avec la tradition, Jacob Epstein écrivit au collectionneur américain, John Quinn, une
lettre dans laquelle il faisait part d’un point de vue plutôt surprenant : « Je crois que vous avez tendance à trop estimer ce que
vous appelez la peinture avancée ; toutes les œuvres de ce type ne sont pas bonnes, certaines sont mêmes franchement,
franchement mauvaises. Une grande œuvre peut se fonder sur le naturel ».
La notion de Retour à l’ordre est donc à considérer avec prudence dans un pays où la plupart des artistes se méfiaient des
avant-gardes tout en leur empruntant quelques trouvailles formelles ou colorées. La Seven and Five Society, fondée à Londres,
en 1919, publia, dans le catalogue de sa première exposition, un véritable manifeste : « Le groupe Seven and Five aimerait faire
savoir qu’il ne s’est pas formé dans le but de promouvoir quelque nouvel isme…Les membres du Seven and Five sont
reconnaissants envers les pionniers mais estiment, somme toute, qu’il y a eu récemment trop de pionniers qui ont suivi trop de
lignes différentes, avec bien trop de précipitation ». Parmi les membres de la Seven and Five Society, nous trouvons :
Christopher Wood (1910-1930) né près de Liverpool où il suit les cours de l’Université en 1919 et 1920, avant de
passer presque une année à l’académie Julian à Paris. Il rencontre, entre autres, Jean Cocteau qui l’introduit dans le milieu
artistique de Montparnasse, et Le Portrait de Constant Lambert, 1926, Londres, National Portrait Gallery, nous fait penser qu’il a
pu découvrir et apprécier l’art de Modigliani. Zèbre et parachute, 1930, Londres, Tate Modern, en dépôt à la Leeds Art Gallery,
par son goût de l’étrange et du bizarre, est proche du Surréalisme et introduit l’architecture de la villa Savoye (1928-1931) à
Poissy, œuvre de Charles Jeanneret dit Le Corbusier, dans la peinture.
David Jones (1895-1974), qui se convertit au catholicisme en 1921, après avoir subi l’épreuve de la guerre, se
rapprocha d’une communauté religieuse dans laquelle œuvrait le sculpteur Eric Gill et il s’éprit de sa fille, Petra. Dans Le Jardin
clos, 1924, Londres, Tate Britain, semblable au jardin des Vierges de la peinture médiévale, le peintre et la jeune fille s’enlacent
tandis que les oies, symbole de virginité, les entourent et qu’une poupée est tombée à terre signant le passage à l’âge adulte.
David Jones et Petra Gill se fiancèrent en juin 1924.
Frances Hodgkins (1869-1947), née en Nouvelle-Zélande, arriva à Londres en 1914 après avoir passé deux ans à Paris,
de 1910 à 1912. Elle entra dans la Seven and Five Society en 1929, au moment où celle-ci commençait à s’ouvrir à la
modernité sous l’influence de Ben Nicholson. Des ailes au-dessus de l’eau, 1930, Londres, Tate Britain, est une nature morte
mêlant coquillages et oiseaux sur un fond de paysage dont les couleurs rappellent celles de Raoul Dufy.
Cedric Morris (1889-1982), peintre d’origine galloise, autodidacte, et admirateur de Giorgio de Chirico dès 1919,
surprend par une nature morte très colorée, rapprochant morceaux figuratifs et morceaux abstraits, Pâtisserie et croissant, v.1922,
Londres, Tate Britain.
Les avant-gardes, à défaut d’avoir entièrement convaincu les artistes britanniques des années vingt et trente, leur ont donné la
liberté d’être eux-mêmes en leur permettant de se détacher de l’influence de la Royal Academy, et de projeter leur univers
intérieur sur la toile. Stanley Spencer (1891-1959) étudia à la Slade School of Fine Arts de 1908 à 1912 et y eut pour
condisciples David Bomberg et William Roberts. Il exposa avec eux quelques œuvres de tendance vorticiste à l’exposition
organisée en 1912 par Roger Fry aux Grafton Galleries avant de se tourner vers une peinture plus personnelle. Les Cueilleurs de
pommes, 1912-1913, Londres, Tate Britain, est un souvenir des Tahitiennes de Gauguin, par la présence de personnages aux
corps massifs, portant des corbeilles de fruits, au sein d’une végétation luxuriante ; l’œuvre mêle à la composition et à
l’équilibre formel des figures relevant d’une rigueur classique des rapports de grandeur en perspective purement arbitraires.
Spencer écrivit dans ses Notes sur la peinture que cette toile était sa première œuvre ambitieuse et il en avait choisi le sujet pour
la compétition annuelle de dessin de la Slade.
Spencer possède dès cette date une vision quasi religieuse de la nature et insiste sur ses rapports avec l’humain. Les peintures
de Stanley Spencer sont le produit de cette double vision du peintre (œuvres à double apparence), où la vision terrestre est
toujours une allusion à un monde essentiel et invisible et où toute réalité est transfigurée ; dans Zacharie et Elisabeth, 1913-1914,
Londres, Tate Britain, nous pouvons voir une scène tirée de l’Evangile selon saint Luc, dans laquelle l’archange Gabriel vient
annoncer à Zacharie que son épouse va donner naissance à un fils qui deviendra Jean-Baptiste le Précurseur. Le jardin est celui
de la maison de Spencer à Cookham, sa ville natale, se trouvant dans le Berkshire. Même confusion volontaire dans Le Serviteur
du centurion, 1914, Londres, Tate Britain, où l’épisode de la guérison par le Christ d’un jeune homme au service d’un centurion
romain, tiré également de l’Evangile selon saint Luc, est placé dans la chambre de la servante des Spencer à Cookham ; en
outre, Spencer a pris pour modèle des personnages, agenouillés au bord du lit, les villageois priant lors de veillées funèbres, et
le serviteur malade tordant son corps sous l’effet de la fièvre est un autoportrait.
En 1915, Stanley Spencer s’engage dans le corps médical de l’armée de terre et part sur le front de Macédoine. Expérience
douloureuse que celle de la guerre dont il reviendra meurtri comme beaucoup d’hommes de sa génération et dont il tire un
tableau saisissant, qui lui fut commandé officiellement en 1919, Travois avec des blessés au poste de secours à Smol, Macédoine, septembre
1916, Londres, Imperial War Museum. Née de scènes observées quand il appartenait à la 68 ème unité d’ambulances militaires,
l’œuvre possède une réelle puissance due à la composition en plongée et à un usage nouveau du clair-obscur dans son art. Il
emprunte aussi à la tradition, en le modernisant, un schéma qui est celui de l’adoration des bergers. Pour Spencer, ce tableau
n’était pas une scène d’horreur mais une scène de rédemption.
Ayant fait la démonstration de son talent dans le grand format, il est approché par John Louis Behrend et son épouse Mary
pour la décoration d’une chapelle à la mémoire d’Henry Willoughby Sandham, conçue par Lionel Pearson en 1926. Spencer va
travailler sur les 19 panneaux de Sandham Chapel de 1927 à 1932 en choisissant de traiter une iconographie particulière, celle
de la vie quotidienne d’un hôpital militaire, sauf pour le panneau intitulé La Résurrection des soldats, vision d’apocalypse qui
évoque une crucifixion de masse. Spencer avait déjà abordé le thème dans La Résurrection à Cookham, 1924-1927, Londres, Tate
Britain, qui compte parmi les plus grands tableaux religieux britanniques. Dans le cadre familier du cimetière de Cookham,
près de la Tamise, les morts se dressent dans leurs tombes signifiant une résurrection physique et spirituelle dans laquelle
l’amour est un élément puissant d’éveil à une vie nouvelle. La réalisation du tableau est contemporaine du mariage de Stanley
Spencer avec Hilda Carline en 1925. Reprise du thème en 1947-1950, avec La Résurrection, Port de Glasgow, Londres, Tate
Modern, version peut-être moins forte visuellement, mais qui donne une impression de grouillement de corps géométrisés
mus par la vie, après une nouvelle guerre.
Spencer a aussi traité ce que nous pourrions appeler des scènes profanes, son Swan upping at Cookham, 1915-1919, Londres,
Tate Britain, exposé en 1920 au New English Art Club, obtint un grand succès. Nous assistons à l’opération quasi rituelle du
marquage des cygnes (swan) de la Tamise près du pont de Cookham, dans une mise en scène complexe et très construite qui
lui posa sans doute certaines difficultés au moment où, en 1919, il reprit la composition qu’il avait achevée aux trois-quarts en
1915. Le sens aigu de l’observation et la minutie dans les détails apparaissent également dans des scènes plus intimes,
Autoportrait avec Patricia Preece, 1936-1937, Cambridge, The Fitzwilliam Museum. La représentation crue de la chair, l’obsession
physique que Patricia Preece suscitait chez lui autant que le doute exprimé par son regard sur une femme indifférente ou
lointaine sont les points forts d’une œuvre laissant deviner les tensions d’une vie conjugale malheureuse. C’est en 1934, quatre
jours après avoir divorcé d’Hilda Carline, que Spencer épouse, en secondes noces, Patricia Preece qui va se jouer de lui en
prétendant être peintre elle-même, en réalité ses soi-disant tableaux étaient de la main de Dorothy Hepworth avec laquelle elle
entretenait une relation amoureuse. Spencer, humilié, trahi et ruiné, tentera en vain de renouer avec Hilda Carline, que l’on
voit dans Hilda, Unity et les poupées, 1937, Leeds Art Gallery, manifestement refermée sur elle-même, à côté de sa fille de sept
ans et de poupées aux visages expressionnistes.
Meredith Frampton (1894-1984) fut le peintre de la haute société britannique, équivalent moderne de Reynolds ou
Gainsborough, et le meilleur représentant, en Grande-Bretagne, du Réalisme magique né en Allemagne dans les années vingt
avec les peintres de la Nouvelle Objectivité, alliant à l’illusion la plus parfaite de la réalité un climat étrange. Fils du sculpteur
Sir George James Frampton, peint en 1919, Londres, National Portrait Gallery, et de Lady Frampton, née Christabel
Cockerell, représentée par Arthur Hacker, en 1900, Meredith Frampton est un pur produit de la Royal Academy où il entre en
1913, et où aura lieu sa première exposition personnelle en 1920. Il y expose régulièrement entre 1925 et 1945. En 1929,
Frampton peint le Portrait du roi George VI, Londres, National Portrait Gallery, alors qu’il n’est encore que le duc d’York,
second fils du roi George V et de la reine Mary. Il monte sur le trône après l’abdication de son frère Edward VIII en 1936. Le
portrait fut commandé par le père de l’artiste pour l’Association nationale pour la réhabilitation des enfants pauvres
abandonnés, créée par le docteur Thomas John Barnardo, mort en 1905, dont le prince était le président. Les séances de pose
eurent lieu dans l’atelier de Frampton dans le quartier de Saint John’s Wood, district de Westminster, l’un des quartiers les plus
huppés de la capitale. Le prince porte son uniforme de capitaine de la Royal Navy.
Frampton a donné naissance à une galerie de portraits masculins ancrés dans la tradition : de grands hommes posant dans un
cadre familier entouré d’accessoires permettant de cerner leurs activités, Sir Johnston Forbes Roberts (1853-1937), peint en 1920,
Londres, Royal Shakespeare Company, considéré comme le meilleur interprète d’Hamlet au 19 ème siècle, Sir Henry John Newbolt
(1862-1938), peint en 1931, poète, romancier et historien, Londres, National Portrait Gallery, Sir Frederick Gowland Hopkins
(1861-1947), peint en 1938, Londres, Royal Society, prix Nobel de physiologie et de médecine en 1929, auquel on doit la
découverte des vitamines, Sir Charles Grant Robertson (1869-1948), peint en 1941, Edinburgh, National Gallery of Scotland,
éminent historien d’Oxford et vice-chancelier de l’université de Birmingham, Sir Clive Forster-Cooper (1880-1947) peint en 1945,
Londres, Tate Britain, paléontologue, directeur du musée de zoologie de l’université de Cambridge de 1914 à 1938 puis
directeur du muséum national d’histoire naturelle.
La redécouverte de Frampton a eu lieu en 1981, à Paris, grâce à l’exposition du centre Georges Pompidou consacrée aux
Réalismes puis en 1982 avec la rétrospective de la Tate Gallery. Les natures mortes, de 1927 et de 1932, et les portraits
féminins dévoilent un autre aspect, moins conventionnel, de Meredith Frampton. Il transforme les codes de la représentation,
créant un climat d’étrangeté voire d’inquiétude, jouant sur les apparences, nous égarant entre réalité et irrationnel, dans une
ambiance glacée et séduisante à la fois. Winifred Radford (1901-1993), en 1921, Londres, National Portrait Gallery, tenant un
oiseau en cage, fut une cantatrice très remarquée et professeur de chant, spécialiste des mélodies françaises, elle fut l’une des
meilleures interprètes de Francis Poulenc. Marguerite Kelsey (1908 ?-1995), 1928, Londres, Tate Britain, plongée dans sa rêverie,
paraît très conventionnelle jusqu’au moment où l’on remarque ses chaussures rouges, d’une taille disproportionnée. L’un des
sommets de son œuvre est le Portrait de jeune femme, 1935, Londres, Tate Britain, qui représente Margaret Austin-Jones à l’âge
de 23 ans, au corps très allongé comme une statue-colonne, entourée d’objets accusant l’invraisemblance de la représentation,
sur un sol très Op Art, et dont nous retrouvons le beau visage impassible dans Le Jeu de patience, 1937, Hull, Ferens Art Gallery,
figée après avoir retourné un roi de pique. Symbolisme ou Surréalisme, l’œuvre silencieuse peut aussi évoquer celle de Balthus
dans les années 1930.

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