texte intégral du Discours du Pape François à la Deuxième

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texte intégral du Discours du Pape François à la Deuxième
 Discours du Pape François à la Deuxième Rencontre Mondiale des Mouvements Populaires Le Pape a livré ces remarques à Santa Cruz de la Sierra, en Bolivie, le 9 juillet 2015. C’est un texte important qui, en dépit de sa longueur, mérite d’être connu et conservé. Il a été traduit en anglais sur le site du Vatican. Nous en donnons ici la traduction française Chers frères et sœurs, bonjour ! Il y a plusieurs mois, nous nous sommes rencontrés à Rome, et je me souviens de cette première réunion. Depuis, je vous ai gardés dans mes pensées et mes prières. Je suis heureux de vous revoir, ici, alors que vous discutez des meilleurs moyens de surmonter les graves situations d'injustice vécues par les exclus partout dans le monde. Merci, président Evo Morales, pour vos efforts qui ont rendu cette rencontre possible. Lors de notre première réunion à Rome, j’ai senti quelque chose de très beau : de la fraternité, de la détermination, de l'engagement, une soif de justice. Aujourd'hui, à Santa Cruz de la Sierra, je le sens à nouveau. Je vous en remercie. Je sais aussi, par le Conseil Pontifical pour la Justice et la Paix, dirigée par le cardinal Turkson, que beaucoup de gens dans l'Église se sentent très proches des mouvements populaires. Cela me rend très heureux ! Je suis heureux de voir l'Église ouvrir ses portes pour vous tous, vous embrasser, vous accompagnant et établissant dans chaque diocèse, dans chaque commission Justice et Paix, une coopération véritable, permanente et sérieuse avec les mouvements populaires. Je demande à tout le monde, évêques, prêtres et laïcs, ainsi qu’aux organisations sociales des périphéries urbaines et rurales d'approfondir cette rencontre. Aujourd'hui, Dieu a permis que nous nous retrouvions. La Bible nous dit que Dieu entend le cri de son peuple, et je tiens à joindre ma voix à la vôtre pour réclamer les « trois T » pour tous nos frères et sœurs : la terre, le toit et le travail. Je l'ai dit et je le répète : ce sont des droits sacrés. Ils sont importants, cela vaut la peine de se battre pour eux. Que le cri des exclus soit entendu en Amérique latine et dans le monde entier. 1. Avant tout, commençons par reconnaître que le changement est nécessaire. Ici, je voudrais préciser, qu'il n'y ait aucun malentendu, que je parle des problèmes communs à tous les Latino-­‐Américains et, plus généralement, à l'humanité dans son ensemble. Ce sont des problèmes mondiaux qu’aujourd'hui aucun État ne peut résoudre à lui seul. Avec cette précision, je propose maintenant que nous nous posions les questions suivantes. Comprenons-­‐nous vraiment que quelque chose ne va pas dans un monde où il y a tant de paysans sans terre, tant de familles sans domicile, tant de travailleurs sans droits, tant de personnes dont la dignité n’est pas respectée ? Nous rendons-­‐nous compte que quelque chose cloche quand tant de guerres insensées sont menées et que des actes de violence fratricide se déroulent à notre porte ? Nous rendons-­‐nous compte que quelque chose cloche lorsque le sol, l'eau, l'air et les êtres vivants de notre monde sont sous la menace constante ? Donc, si nous réalisons tout cela, il ne faut pas avoir peur de le dire : nous avons besoin d'un changement ; nous voulons le changement. Dans vos lettres et dans nos réunions, vous avez mentionné les nombreuses formes d'exclusion et d'injustice que vous rencontrez dans les lieux de travail, dans les quartiers et dans tout le pays. Ils sont nombreux et divers, tout comme sont nombreuses et variées les façons dont vous les affrontez. Pourtant, il y a un fil invisible qui relie chacune des formes d'exclusion. Ce ne sont pas des questions isolées. Pouvons-­‐nous reconnaître ce fil invisible qui les relie ? Je me demande si nous pouvons voir que ces réalités destructrices font partie d'un système qui est devenu mondial. Nous rendons-­‐nous 1 compte que ce système a imposé la mentalité du profit à tout prix, sans se préoccuper de l'exclusion sociale ou de la destruction de la nature ? Si tel est le cas, je voudrais insister, n’ayons pas peur de le dire : nous voulons le changement, le vrai changement, le changement structurel. Ce système est désormais intolérable : les paysans le trouvent intolérable, les ouvriers le trouvent intolérable, les collectivités le trouvent intolérable, les peuples le trouvent intolérable... La terre elle-­‐même – notre sœur, la Terre-­‐Mère, comme disait Saint François – le trouve également intolérable. Nous voulons le changement dans nos vies, dans nos quartiers, dans notre réalité quotidienne. Nous voulons un changement qui concerne le monde entier, puisque l'interdépendance mondiale appelle des réponses globales à des problèmes locaux. La mondialisation de l'espérance, une espérance qui jaillit des peuples et prend racine parmi les pauvres, doit remplacer la mondialisation de l'exclusion et de l'indifférence ! Aujourd'hui, je voudrais réfléchir avec vous sur le changement que nous voulons et dont nous avons besoin. Vous savez que j’ai écrit récemment sur les problèmes du changement climatique. Mais maintenant, je voudrais parler du changement dans un autre sens. Un changement positif, un changement qui est bon pour nous, un changement – on peut dire – qui est rédempteur. Parce que nous en avons besoin. Je sais que vous êtes à la recherche du changement, et pas seulement vous seuls : dans mes différentes réunions, dans mes différents voyages, j’ai senti une attente, un désir, un désir de changement, des gens à travers le monde. Même au sein de cette infime minorité qui croit que le système actuel est bénéfique, il y a un sentiment généralisé d'insatisfaction et même de découragement. Beaucoup de gens espèrent un changement capable de les libérer de l'esclavage de l'individualisme et du découragement qu'il engendre. Le temps, mes frères et sœurs, semble être compté ; nous ne sommes pas encore en train de nous déchirer les uns les autres, mais nous déchirons notre maison commune. Aujourd'hui, la communauté scientifique réalise ce que les pauvres nous disent depuis longtemps : un dommage, un préjudice peut-­‐
être irréversible, est fait à l'écosystème. La terre, des peuples entiers et des personnes individuelles, sont brutalement punis. Et derrière toute cette douleur, la mort et la destruction, il y a l'odeur de ce que Basile de Césarée – l'un des premiers théologiens de l'Église – a appelé « le fumier du diable ». Une poursuite sans entrave des règles d'argent. Ceci est le « fumier du diable ». Le service du bien commun est abandonné. Quand le capital devient une idole et guide les décisions des gens, quand l’avidité pour l'argent pilote l'ensemble du système socio-­‐économique, ils ruinent la société, ils condamnent et asservissent les hommes et les femmes, ils détruisent la fraternité humaine, ils poussent les gens les uns contre les autres et, comme nous le voyons clairement, ils mettent même en péril notre maison commune, la sœur et la mère Terre. Je ne veux pas aller plus loin dans la description des effets néfastes de cette dictature subtile : vous en êtes bien conscients. Il ne suffit pas de pointer les causes structurelles de la crise sociale et environnementale d'aujourd'hui. Nous souffrons d'un excès de diagnostic, qui parfois nous amène à multiplier les mots et nous complaire dans le pessimisme et la négativité. En regardant les nouvelles du jour, nous pensons qu'il n'y a rien à faire, sauf à prendre soin de nous-­‐mêmes et du petit cercle de notre famille et de nos amis. Ramasseur de papiers, de vieux vêtements ou de métal usagé, recycleur, qu'est-­‐ce que je peux faire de tous ces problèmes, si je fais à peine assez d'argent pour mettre de la nourriture sur la table ? Artisan, vendeur de rue, camionneur, travailleur opprimé, qu'est-­‐ce que je peux faire si je ne jouis même pas des droits des travailleurs ? Fermière, femme autochtone, pêcheur qui ne peut guère lutter contre la domination des grandes entreprises, qu'est-­‐ce que je peux faire ? Que puis-­‐je faire depuis ma petite maison, mon bidonville, mon hameau, mon squat, quand je rencontre tous les jours la discrimination et la marginalisation ? Que peuvent faire ces étudiants, ces jeunes, ces militants, ces missionnaires qui viennent dans les quartiers avec leurs cœurs pleins d'espoirs et de rêves, mais sans véritable solution à leurs problèmes ? Ils peuvent faire beaucoup. Ils le peuvent vraiment. Vous, les humbles, les exploités, les pauvres et les défavorisés, vous pouvez faire, et vous faites, beaucoup. Je dirais même 2 que l'avenir de l'humanité est dans une grande mesure dans vos propres mains, à travers votre capacité à organiser et à réaliser des alternatives créatives, grâce à vos efforts quotidiens pour assurer les trois « T » – êtes-­‐vous d’accord ? – (travail, toit, terre) et à travers votre participation vigilante aux grands processus de changement aux niveaux national, régional et mondial. Ne perdez pas courage ! 2. Deuxièmement, vous êtes semeurs de changement. Ici, en Bolivie j’ai entendu une phrase qui me plaît : « processus de changement ». Le changement vu non pas comme quelque chose qui sera le résultat un jour d’une quelconque décision politique ou d’un changement dans la structure sociale. Nous savons par expérience douloureuse que les changements de structure qui ne sont pas accompagnés par une sincère conversion de l'esprit et du cœur tôt ou tard finissent dans la bureaucratisation, la corruption et l'échec. Il doit y avoir un changement de cœur. Voilà pourquoi j’aime l'image d'un « processus », processus, où l’objectif de semer, d’arroser les semences que d'autres verront pousser, remplace l'ambition d'occuper tous les postes de puissance disponibles et de voir des résultats immédiats. L'option est d'agir sur les processus et pas d’occuper des postes. Chacun de nous est juste une partie d'un ensemble complexe et différencié, en interaction dans le temps : des peuples qui luttent pour trouver un sens, un destin, et pour vivre dans la dignité, pour « bien vivre », et dans ce sens, dignement. En tant que membres de mouvements populaires, vous effectuez votre travail, inspirés par l'amour fraternel dont vous faites preuve en vous opposant à l'injustice sociale. Quand on regarde dans les yeux de celui qui souffre, quand on voit les visages du paysan en voie de disparition, du pauvre laboureur, du natif opprimé, de la famille sans-­‐toit, du migrant persécuté, du jeune chômeur, de l'enfant exploité, de la mère qui a perdu son enfant dans une fusillade parce que le quartier a été occupé par des trafiquants de drogue, du père qui a perdu sa fille emmenée en esclavage… quand on pense à tous ces noms et ces visages, nos cœurs se brisent à cause de tant de chagrin et de douleur. Et nous sommes profondément émus, chacun d'entre nous… Nous sommes émus parce que « nous avons vu et entendu » non pas une statistique froide, mais la douleur d'une humanité souffrante, notre propre douleur, notre propre chair. Ceci est tout à fait différent d’une théorisation abstraite ou d'une indignation éloquente. Cela nous émeut, nous rend attentifs à d'autres dans un effort pour aller de l'avant ensemble. Cette émotion qui se transforme en action communautaire n’est pas quelque chose qui peut être compris par la seule raison : elle a un surplus de sens que seuls les gens comprennent, et elle donne un sentiment particulier aux mouvements populaires authentiques. Chaque jour, vous êtes pris dans les tempêtes de la vie des gens. Vous m'avez parlé de leurs causes, vous avez partagé vos propres luttes avec moi, depuis que je suis à Buenos Aires, et je vous remercie pour cela. Vous, chers frères et sœurs, travaillez souvent sur de petites choses, dans des situations locales, au milieu des formes d'injustice que vous n’acceptez simplement pas, mais auxquelles vous résistez activement, vous levant contre un système idolâtre qui exclut, avilit et tue. Je vous ai vus travailler sans relâche pour le sol et les cultures des paysans, de leurs terres et leurs communautés, pour une économie locale plus digne, pour l'urbanisation de leurs maisons et leurs habitats ; vous les avez aidés à construire leurs propres maisons et à développer les infrastructures du quartier. Vous avez également favorisé un certain nombre d'activités communautaires visant à réaffirmer un droit aussi élémentaire et indéniablement nécessaire que celui des trois « T »: la terre, le toit et le travail. Cet enracinement dans le quartier, la terre, le bureau, le syndicat, cette capacité à vous voir vous-­‐
mêmes dans le visage des autres, cette proximité quotidienne au partage des problèmes – parce qu'ils existent et nous en avons tous – et à leurs petits actes d'héroïsme : voilà ce qui vous permet de pratiquer le commandement de l'amour, non pas sur la base des idées ou des concepts, mais plutôt sur la base d'une véritable rencontre interpersonnelle. Nous devons construire cette culture de la rencontre. Nous n’aimons pas des concepts ou des idées ; personne n’aime un concept ou une idée. Nous aimons les gens... L’engagement, le véritable engagement, est né de l'amour des hommes et des femmes, des enfants et des personnes âgées, des peuples et des communautés... des noms et des visages qui remplissent nos cœurs. De ces graines d'espoir patiemment semées dans les franges oubliées de notre planète, de ces semis d'une tendresse qui peine à se développer dans les ténèbres de l'exclusion, naîtront de grands arbres, de grands jardins d'espoir pour donner de l'oxygène à notre monde. 3 Je suis donc heureux de voir que vous travaillez dans la proximité à prendre soin de ces semis, mais en même temps, avec la perspective plus large de protéger la forêt entière. Votre travail se fait contre un horizon qui, tout en se concentrant sur votre propre domaine spécifique, vise également à résoudre à la racine les problèmes plus généraux de la pauvreté, l'inégalité et l'exclusion. Je vous en félicite. Il est essentiel que, avec la défense de leurs droits légitimes, les peuples et leurs organisations sociales puissent construire une alternative humaine à une mondialisation qui exclut. Vous êtes semeurs de changement. Que Dieu vous accorde le courage, la joie, la persévérance et la passion de continuer à semer. Soyez assurés que, tôt ou tard, nous allons voir les fruits. Aux dirigeants, je demande ceci : être créatifs et ne jamais cesser d'être enracinés dans les réalités locales, puisque le père du mensonge est capable d'usurper les mots nobles, de promouvoir des modes intellectuelles et d’adopter des positions idéologiques. Mais si vous construisez sur des bases solides, sur les besoins réels et sur l'expérience vécue de vos frères et sœurs, des paysans et des indigènes, des travailleurs exclus et des familles marginalisées, vous serez sûrement sur la bonne voie. L'Église ne peut pas et ne doit pas rester à l'écart de ce processus dans sa proclamation de l'Évangile. Beaucoup de prêtres et d'agents pastoraux réalisent un énorme travail d'accompagnement et de promotion des exclus à travers le monde, aux côtés de coopératives, favorisant les entreprises, fournissant des logements, travaillant généreusement dans les domaines de la santé, des sports et de l'éducation. Je suis convaincu que la coopération respectueuse avec les mouvements populaires peut revitaliser ces efforts et renforcer les processus de changement. Ayons toujours au cœur la Vierge Marie, une humble fille de petites gens perdus sur les marges d'un grand empire, une mère sans domicile qui a pu transformer une étable pour les bêtes en une maison pour Jésus avec seulement quelques langes et beaucoup de tendresse. Marie est un signe d'espoir pour les peuples souffrant les douleurs de l'enfantement de la justice. Je prie pour que Notre-­‐Dame-­‐du-­‐
Mont-­‐Carmel, patronne de la Bolivie, permette à notre rencontre d’être un ferment de changement. 3. Troisièmement et pour finir, je voudrais que nous considérions tous quelques tâches importantes pour le moment historique actuel, puisque nous voulons un changement positif au bénéfice de tous nos frères et sœurs. Nous le savons. Nous voulons le changement enrichi par la collaboration des gouvernements, des mouvements populaires et d'autres forces sociales. Cela aussi nous le savons. Mais il n’est pas si facile de définir le contenu du changement – en d'autres termes, un programme social qui puisse incarner ce projet de fraternité et de justice que nous cherchons. Il n’est pas facile à définir. Alors, n’attendez pas une recette de ce pape. Ni le pape ni l'Église n’ont le monopole de l'interprétation de la réalité sociale ou de la proposition de solutions aux problèmes contemporains. J’ose dire qu’il n’existe pas de recette. L'Histoire est faite par chaque génération en suivant les traces de ceux qui la précèdent, en cherchant sa propre voie et en respectant les valeurs qui Dieu a mises dans le cœur humain. Je voudrais, tout de même, proposer trois grandes tâches qui exigent une contribution décisive et partagée des mouvements populaires. 3.1 La première tâche est de mettre l'économie au service des peuples. Les êtres humains et la nature ne doivent pas être au service de l'argent. Disons NON à une économie de l'exclusion et des inégalités, où domine l'argent, plutôt que le service. Cette économie tue. Cette économie exclut. Cette économie détruit la Terre-­‐Mère. L'économie ne doit pas être un mécanisme pour accumuler des biens, mais plutôt la bonne administration de notre maison commune. Cela implique un engagement à prendre soin de cette maison et à la bonne distribution de ses produits entre tous. Il ne s’agit pas seulement d'assurer l’approvisionnement de nourriture ou de « subsistance décente ». Ni, bien que ce soit déjà un grand pas en avant, de garantir les trois « T » de la terre, du toit et du travail pour lesquels vous œuvrez. Une économie véritablement communautaire, pourrait-­‐on dire, une économie d'inspiration chrétienne, doit veiller à la dignité des peuples et de « leur bien-­‐être général, temporel, et leur prospérité ». [1] (le 4 pape Jean XXIII a prononcé cette dernière phrase il y a cinquante ans, et Jésus dit dans l’Évangile que de celui qui offre gratuitement un verre d'eau à celui qui a soif, on se souviendra dans le Royaume des Cieux.) Tout cela inclut les trois « T », mais aussi l'accès à l'éducation, aux soins de santé, aux nouvelles technologies, aux manifestations artistiques, culturelles, aux communications, aux sports et aux loisirs. Une économie juste doit créer les conditions pour que chacun puisse être en mesure de profiter d'une enfance sans manques, de développer ses talents quand il est jeune, de travailler avec les pleins droits au cours de ses années d’activité et de profiter d'une retraite digne quand il vieillit. C’est une économie dans laquelle les êtres humains, en harmonie avec la nature, structurent l'ensemble du système de production et de distribution de telle sorte que les capacités et les besoins de chaque individu trouvent leur forme appropriée dans la vie sociale. Vous, avec d’autres, résumez ce désir dans une expression simple et belle : « bien vivre », ce qui n’est pas la même chose qu’« avoir du bon temps ». Une telle économie est non seulement souhaitable et nécessaire, mais aussi possible. Ce n’est pas une utopie ni une chimère. C’est une perspective extrêmement réaliste. Nous pouvons y parvenir. Les ressources disponibles dans notre monde, le fruit du travail intergénérationnel des peuples et les dons de la création sont plus que suffisants pour le développement intégral de « chaque homme et tout l'homme ». [2] Le problème est d'une autre nature. Le système actuel a des objectifs différents. Ce système, outre qu’il accélère de manière irresponsable le rythme de production et utilise des méthodes industrielles et agricoles qui endommagent la Terre-­‐Mère, au nom de la « productivité », continue de nier à des millions de nos frères et sœurs leurs droits économiques, sociaux et culturels les plus élémentaires. Ce système va à l'encontre du plan de Jésus, contre la Bonne Nouvelle que Jésus a apportée. Travailler pour une juste répartition des fruits de la terre et du travail humain n’est pas de la simple philanthropie. Il y a une obligation morale. Pour les chrétiens, la responsabilité est encore plus grande : c’est un commandement. Il s’agit de donner aux pauvres et aux peuples ce qui leur appartient de droit. La destination universelle des biens n’est pas une figure de style trouvée dans la doctrine sociale de l'Église. C’est une réalité avant la propriété privée. La propriété, surtout quand elle affecte les ressources naturelles, doit toujours répondre aux besoins des peuples. Et ces besoins ne sont pas limités à la consommation. Il ne suffit pas de laisser quelques gouttes tomber à chaque fois que les pauvres se servent une tasse qui ne fonctionne plus par elle-­‐même. Les programmes sociaux visant à certaines situations d'urgence ne peuvent être considérés que comme des réponses temporaires et accessoires. Ils ne pourront jamais remplacer une véritable inclusion, une inclusion qui fournit un travail digne, libre, créatif, participatif et solidaire. Sur cette voie, les mouvements populaires jouent un rôle essentiel, non seulement en faisant la demande et le dépôt des réclamations, mais encore plus fondamentalement en étant créatifs. Vous êtes des poètes sociaux : créateurs de travail, constructeurs de logements, producteurs d'aliments, surtout pour les personnes laissées à la traine par le marché mondial. J’ai vu de première main une variété d'expériences où les travailleurs réunis en coopératives et d'autres formes d'organisation de la communauté ont pu créer des emplois là où il n'y avait que des miettes d'une économie idolâtre. J’ai vu certains d'entre vous ici. Entreprises de récupération, foires locales et coopératives de collecteurs de papier sont des exemples de cette économie populaire qui est née de l'exclusion et qui, lentement, patiemment et résolument adopte des formes solidaires qui donnent de la dignité. Comme cela est différent de la situation qui résulte lorsque ceux laissés par le marché formel sont exploités comme des esclaves ! Les gouvernements qui font leur la responsabilité de mettre l'économie au service des gens doivent promouvoir le renforcement, l'amélioration, la coordination et l'expansion de ces formes d'économie populaire et de production communautaire. Cela implique d’améliorer les processus de travail, de fournir des infrastructures adéquates et de garantir aux travailleurs leurs droits dans ce secteur alternatif. Lorsque les organisations étatiques et sociales se joignent pour travailler pour les trois « T », les principes de solidarité et de subsidiarité entrent en jeu ; et ceux-­‐ci permettent d’atteindre le bien commun dans une démocratie pleine et participative. 5 3.2. La deuxième tâche est d'unir nos peuples sur le chemin de la paix et de la justice. Les peuples du monde veulent être les artisans de leur propre destin. Ils veulent faire avancer pacifiquement vers la justice. Ils ne veulent pas des formes de tutelle ou d'ingérence par lequel ceux qui ont un plus grand pouvoir subordonnent ceux qui ont moins. Ils veulent que leur culture, leur langue, leurs processus sociaux et leurs traditions religieuses soient respectés. Aucune puissance réelle ou établie n’a le droit de priver les peuples du plein exercice de leur souveraineté. Chaque fois qu'ils le font, nous voyons la montée de nouvelles formes de colonialisme qui causent un préjudice sérieux à la possibilité de paix et de justice. Car « la paix est fondée non seulement sur le respect des droits de l'homme, mais aussi sur le respect des droits des peuples, en particulier le droit à l'indépendance ». [3] Les peuples d'Amérique latine se sont battus pour obtenir leur indépendance politique et pendant près de deux siècles leur histoire a été dramatique et remplie de contradictions, alors qu’ils s’efforçaient de parvenir à la pleine indépendance. Au cours des dernières années, après un certain nombre de malentendus, de nombreux pays d'Amérique latine ont vu la croissance de la fraternité entre leurs peuples. Les gouvernements de la région ont mis en commun leurs forces afin d'assurer le respect de la souveraineté de leurs propres pays et de l'ensemble de la région, que nos ancêtres ont appelée si joliment le « plus grand pays ». Je vous demande, frères et sœurs des mouvements populaires, de favoriser et d'accroître cette unité. Il est nécessaire de maintenir l'unité face à tous les efforts pour diviser, si la région doit grandir dans la paix et la justice. Malgré les progrès réalisés, il y a des facteurs qui menacent encore ce développement humain équitable et restreignent la souveraineté des pays du « plus grand pays » et d'autres régions de notre planète. Le nouveau colonialisme prend différents visages. Il apparaît par moments comme l'influence anonyme de Mammon : entreprises, organismes de prêt, certains traités de « libre échange » et imposition de mesures d’« austérité » qui serrent toujours la ceinture des travailleurs et des pauvres. Nous, les évêques d'Amérique latine, avons dénoncé cela avec une clarté absolue dans le Document d'Aparecida, affirmant que « les institutions financières et les sociétés transnationales sont de plus en plus fortes, au point que les économies locales sont subordonnées, en particulier elles affaiblissent les États locaux, qui semblent de plus en plus impuissants à réaliser des projets de développement au service de leurs populations. » [4] D'autres fois, sous le prétexte noble de combattre la corruption, le trafic de stupéfiants et le terrorisme – graves maux de notre temps qui appellent une action internationale coordonnée – nous voyons les États accablés par des mesures qui ont peu à voir avec la résolution de ces problèmes et qui aggravent souvent les problèmes. De même, l'accaparement des médias de communication, ce qui conduirait à imposer l’aliénation à des modèles de consommation et une certaine uniformité culturelle, est une autre des formes prises par le nouveau colonialisme. C’est le colonialisme idéologique. Comme les évêques africains l’ont observé, les pays pauvres sont souvent traités comme des « pièces d'une machine, des dents sur une roue gigantesque ». [5] Il faut reconnaître qu'aucun des problèmes graves de l'humanité ne peut être résolu sans interaction entre les États et les peuples au niveau international. Chaque action importante menée dans une partie de la planète a des répercussions universelles, écologiques, sociales et culturelles. Même la criminalité et la violence se sont mondialisées. Par conséquent, aucun gouvernement ne peut agir indépendamment d'une responsabilité commune. Si nous désirons vraiment un changement positif, nous devons accepter humblement notre interdépendance, qui veut dire, notre interdépendance saine. Interaction, cependant, n’est pas imposition ; n’est pas subordination de certains pour servir les intérêts des autres. Le colonialisme, à la fois l’ancien et le nouveau, qui réduit les pays pauvres à de simples fournisseurs de matières premières et de main-­‐d'œuvre bon marché, engendre la violence, la pauvreté, les migrations forcées et tous les maux qui vont de pair avec ceux-­‐ci, précisément parce que, en plaçant la périphérie au service du centre, il nie à ces pays le droit à un développement intégral. 6 C’est de l’inégalité, mes frères et mes sœurs, et l'inégalité génère une violence qu’aucune police, armée ou aucune source de renseignement ne peut contrôler. Disons NON, alors, aux formes ancienne et nouvelle du colonialisme. Disons OUI à la rencontre entre les peuples et les cultures. Heureux les artisans de paix. Ici, je tiens à soulever une question importante. Certains peuvent dire à juste titre, « Quand le Pape parle de colonialisme, il ferme les yeux sur certaines actions de l'Église ». Je vous dis cela avec regret : beaucoup de péchés graves ont été commis contre les peuples indigènes de l'Amérique au nom de Dieu. Mes prédécesseurs ont reconnu cela, le CELAM, Conseil de l'épiscopat latino-­‐américain, l'a dit, et je tiens aussi à le dire. Comme Saint Jean-­‐Paul II, je demande que l'Église – je répète ce qu'il a dit – « s’agenouille devant Dieu et implore le pardon des péchés passés et présents de ses fils et filles. » [6] Je dirais aussi, et ici je veux être tout à fait clair, comme le fut saint Jean-­‐Paul II: Je demande humblement pardon, non seulement pour les infractions de l'Église elle-­‐même, mais aussi pour des crimes commis contre les peuples indigènes au cours de la soi-­‐disant conquête de l'Amérique. Parallèlement à cette demande de pardon et pour être juste, je souhaite également que nous nous rappelions les milliers de prêtres et d'évêques qui se sont fortement opposés à la logique de l'épée avec la puissance de la Croix. Il y a eu péché, pour une grande partie duquel nous n’avons pas demandé pardon. Donc, pour cela, nous demandons pardon, je demande pardon. Mais là aussi, là où il y a péché, grand péché, la grâce a surabondé à travers les hommes et les femmes qui ont défendu les droits des peuples autochtones. Je demande également à tous, croyants et non-­‐croyants, de penser à ces nombreux évêques, prêtres et laïcs qui ont prêché et continuent à prêcher la Bonne Nouvelle de Jésus avec courage et humilité, avec respect et pacifiquement – si j’ai nommé les évêques, les prêtres et les laïcs, je ne veux pas oublier les religieuses qui ont été si présentes dans nos quartiers pauvres, apportant un message de paix et de bien-­‐être – ; qui ont laissé derrière elles des œuvres impressionnantes de promotion humaine et d'amour, souvent debout aux côtés des peuples indigènes ou accompagnant leurs mouvements populaires, même au point du martyre. L'Église, ses fils et filles, font partie de l'identité des peuples d'Amérique latine. Une identité que, ici, comme dans d'autres pays, certains pouvoirs se sont engagés à effacer, parfois, parce que notre foi est révolutionnaire, parce que notre foi défie la tyrannie de Mammon. Aujourd'hui, nous sommes consternés de voir comment dans le Moyen-­‐Orient et ailleurs dans le monde un grand nombre de nos frères et sœurs sont persécutés, torturés et tués pour leur foi en Jésus. Cela aussi doit être dénoncé: dans cette troisième guerre mondiale, menée au coup par coup, que nous vivons actuellement, une forme de génocide – j’insiste sur le mot – se déroule, et il faut en finir. Pour nos frères et sœurs dans le mouvement indigène latino-­‐américain, permettez-­‐moi d'exprimer ma profonde affection et l'appréciation de leurs efforts pour rapprocher les peuples et les cultures – un rapprochement des peuples et des cultures – dans une forme de coexistence que je tiens à appeler polyédrique, où chaque groupe conserve sa propre identité en construisant ensemble une pluralité qui ne menace pas, mais renforce plutôt l'unité. Votre quête d'un interculturalisme, qui allie la défense des droits des peuples indigènes dans le respect de l'intégrité territoriale des États, est, pour nous tous, une source d'enrichissement et d'encouragement. 3.3. La troisième tâche, peut-­‐être la plus importante à laquelle nous sommes confrontés aujourd'hui, est de défendre la Terre-­‐Mère. Notre maison commune est pillée, dévastée et blessée en toute impunité. La lâcheté à la défendre est un péché grave. Nous voyons avec déception comment, un sommet international après l'autre se fait sans aucun résultat significatif. Il existe un impératif éthique clair, précis et urgent à mettre en œuvre ce qui n'a pas encore été fait. Nous ne pouvons pas permettre à certains intérêts – intérêts qui sont globaux, mais pas universels – de prendre en charge, de dominer les États et les organisations internationales, et de continuer à détruire la création. Les peuples et leurs mouvements sont appelés à crier, à se mobiliser et à demander – pacifiquement, mais fermement – que des mesures appropriées et nécessaires soient prises de toute urgence. Je vous demande, au nom de Dieu, de défendre la Terre-­‐
7 Mère. J’ai dûment abordé cette question dans mon Encyclique Laudato Si’, qui je crois vous sera distribuée à la fin. 4. En conclusion, je tiens à le répéter : l'avenir de l'humanité ne réside pas uniquement dans les mains de grands leaders, des grandes puissances et des élites. Il est fondamentalement dans les mains des peuples et dans leur capacité à organiser. Il est dans leurs mains, qui peuvent guider avec humilité et conviction ce processus de changement. Je suis avec vous. Chacun de nous, répétons du fond du cœur : pas de famille sans toit, aucun travailleur rural sans terre, aucun travailleur sans droits, pas de peuple sans souveraineté, aucun individu sans dignité, aucun enfant sans enfance, aucun jeune sans avenir, aucune personne âgée sans vieillesse vénérable. Continuez votre lutte et, s'il vous plaît, prenez grand soin de la Terre-­‐Mère. Croyez-­‐moi ; je suis sincère quand je dis du fond du cœur que je prie pour vous et avec vous, et je demande à Dieu notre Père de vous accompagner et de vous bénir, de vous combler de son amour et vous défendre sur votre chemin en vous accordant en abondance cette force qui nous maintient sur nos pieds : cette force de l'espoir. C’est quelque chose d'important : l'espérance ne déçoit pas. Je vous demande, s'il vous plaît, de prier pour moi. Si certains d'entre vous sont incapables de prier, avec tout le respect, je vous demande de m’envoyer vos bonnes pensées et de l'énergie. Merci. Notes : [1] Jean XXIII, Encyclique Mater et Magistra (15 mai 1961), 3: AAS 53 (1961), 402. [2] Paul VI, Encyclique Populorum Progressio (26 mars 1967), 14: AAS 59 (1967), 264. [3] Conseil pontifical Justice et Paix, Compendium de la doctrine sociale de l’Église,157. [4] Cinquième conférence générale des évêques d’Amérique latine et des Caraïbes, Document Aparecida (29 juin 2007), 66. [5] Jean-­‐Paul II, Exhortation apostolique post-­‐synodale Ecclesia in Africa (14 septembre 1995), 52: AAS 88 (1996), 32-­‐22; ID., Lettre Encyclique Sollicitudo Rei Socialis (30 décembre 1987), 22: AAS 80 (1988), 539. [6] Bulle d’Indiction du Grand Jubilee 2000 Incarnationis Mysterium (29 novembre 1998),11: AAS 91 (1999), 139-­‐141. Source de la version anglaise : site du Vatican http://w2.vatican.va/content/francesco/en/speeches/2015/july/documents/papa-­‐
francesco_20150709_bolivia-­‐movimenti-­‐popolari.html Traduction française par Lucienne Gouguenheim 8 

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