La mort au service du vivant : “Réparer les vivants “ un roman de

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La mort au service du vivant : “Réparer les vivants “ un roman de
La mort au service du vivant : “Réparer les vivants “ un roman de Maylis de Kerangal
Barbara Lehoux
Le dernier livre de l’auteure française Maylis de Kerangal: “Réparer les vivants” est publié en
2013 suite à un deuil dont elle ne confiera que son silence. Elle est née à Toulon en France
(1967), a étudié l’histoire, la philosophie et l’ethnologie. Elle est, par ailleurs, la mère de quatre
enfants.
Dans son roman “Réparer les vivants”, elle nous invite à suivre les étapes d’une transplantation
cardiaque par le biais d’une dramatisation saisissante et bouleversante. L’écriture, alliant poésie
et discours technique médical, est finement tissée d’une imposante charge émotive. Elle nous
ouvre la porte à un univers romanesque construit d’une écriture endurante, rythmée par de
longues phrases au souffle unique, ne livrant que peu de répit au lecteur, tel un mouvement
cardiaque qui ne s’arrête jamais. On lit ce livre sans s’interrompre de peur de sentir s’éteindre
l’espoir et l’élan que crée l’exaltation du vivant à réparer. C’est un roman où la mort travaille le
vivant, comme le silence travaille la parole. L’auteure nous fait pénétrer dans un monde aussi
beau que cruel se déroulant sur une période de vingt-quatre heures asphyxiantes d’attente,
d’angoisse et d’espoir. Plusieurs personnages se côtoient, chacun étant habité par des désirs
propres, enfermé dans son univers troublé créant une impression d’isolement et de grande
solitude.
“Réparer les vivants”, titre provocant qui renvoie au vivant en mal de vitalité ,en essoufflement,
en mal d’être: un vivant à réparer. Le récit du livre se situe dans un contexte médical où la mort
est désignée et traitée comme un problème que la science cherche à s’approprier. Chacun des
personnages y joue son rôle: formation médicale solide pour l'un, réputation sans contredit pour
d’autres, mais la rencontre avec un jeune homme mort va tous les bouleverser. Quelques-uns
traversent cette épreuve à l’abri de la connaissance médicale et des actes professionnels
soigneusement appliqués, mais d’autres en revanche s’effondrent et se retrouvent déportés de
l’espace commun cherchant maintenant dans quel sens s'écoule leur temps. Ce sont ces derniers
qui seront au centre du récit. Il s’agit de Marianne et Sean, les parents du jeune homme décédé,
Pierre Révol médecin anesthésiste-réanimateur, Thomas Remige l’infirmier coordonnateur de
greffe et Claire Mejan la quinquagénaire atteinte de myocardite qui va recevoir le coeur.
Il est question d’un jeune homme, Simon, âgé de 19 ans, fils aîné de Marianne et de Sean.
Passionné de surf, amoureux de Juliette, il fait partie de “cette humanité nomade aux chevelures
décolorées par le sel et l’éternel été.”. Simon perd la vie dans un accident d’auto. Le médecin
responsable Pierre Révol qui l’examine conclut à un coma profond avec intégralité de ses
fonctions organiques. On parle alors de mort encéphalique avec disparition de l’activité cérébrale.
Marianne et Sean, les parents, auront à lutter contre l’impensable mort de leur enfant ainsi
qu’avec un discours médical glacial qui s’abat sur eux: “ si je ne pense plus alors je ne suis plus.”
Leur souffrance ne trouvera d’abord aucune traduction. Ils resteront coincés dans un langage
impartageable, d’avant les mots, incapables de représentation, isolés et perdus dans une douleur
opaque, coupés du monde et d’eux-mêmes. La pensée de la mort de leur enfant ne peut être
tolérée et toute tentative d'introspection ne peut que faire surgir une angoisse improductive
conjuguée à leur sentiment de culpabilité. C’est le père qui a fabriqué avec amour le surf de
Simon. Le sentiment de n’avoir pas su protéger leur enfant renforce la douleur des parents:
Marianne mesure la folie qui croît en elle, en eux, la folie comme seule forme de pensée possible,
comme seule issue rationnelle dans ce cauchemar d’une magnitude inconnue.”. Pour les parents,
la folie rôde dans le déni massif de la mort de leur fils dont le corps biologique chaud semble
dormir calmement sur son lit d'hôpital. Aidés par le personnel soignant, les parents jonglent avec
l’idée que les greffes sauvent des gens, que la mort d’une personne peut rendre possible la vie à
une autre personne défaillante dans un corps ne remplissant plus sa fonction première qui est de
protection et gardienne de vie. Simon reste et demeure présent pour les parents dans sa beauté et
sa vitalité toujours actuelle. Simon, de son vivant, n’a jamais exprimé le souhait de faire don de
ses organes à son décès. Ce sont les parents qui prennent la décision. En acceptant de faire ce don
de parties vivantes de leur fils mort cérébralement, ils repoussent la folie, rétablissent en eux une
accalmie; poussée interne réparatrice des débris fragmentaires laissés par leur culpabilité. Le
corps mort sera ouvert, fouillé, vidé des organes vivants mais les parents refusent qu’on touche à
ses yeux; organe du regard, lieu intime où la vie ne pourra jamais leur dérober Simon.
Le coeur sera donné à Claire Méjan, 51 ans, choisie par l’équipe de transplantation. Son
existence a été mise en suspension. Elle vit ambivalente entre un désir de vivre ou un de mourir.
Elle a peur de “devenir une chimère, de ne plus être elle-même.”. Claire va décider de lutter et de
survivre. Comment pourra-t-elle métaboliser cet échange d’objet interne entre son coeur malade
et l’autre coeur, cadeau précieux, mais arraché d'un mort? Elle ne connaîtra ni le sexe ni l’âge du
donneur. Comment pourra-t-elle se conserver vivante malgré l'emprunt retiré du donneur mort
alors que la nature de cet objet emprunté demeure porteuse d'une partie d’elle-même en train de
mourir? Les parents du donneur laissant aller une partie vivante de leur enfant ne croient-ils pas,
dans ce sacrifice du don, en l’omnipotence de leur fils ?
Pierre Révol travaille au département médico- chirurgical comme chef de l’équipe de
transplantations d’organes. Cet homme est seul, évolue au revers du monde diurne entre la
douleur qu’il cherche à exorciser et la mort qu’il cherche à occulter. Depuis vingt- sept ans il vit
avec un désir ambivalent de l'arrêt du projet de vie d’un être humain pour que le processus de
greffe puisse aboutir et sauver une personne malade en sursis. Il annonce la venue de l’organe
vivant de façon crue avec des paroles dépouillées, nues, sans parures ni étoffes. Sa parole procède
par accumulation de preuves. Il doit faire l’économie de son désir de mort pour poursuivre son
projet de greffe.
L’infirmier Thomas Rémige à l’inverse est un personnage liant dans ce récit auquel il donne un
souffle d’humanité par sa grande tendresse, son ouverture et sa sensibilité palpable, ainsi que par
ses préoccupations pour des survivants haletants et coincés dans un vivant fracturé. Thomas
Rémige côtoie la mort chaque jour et pratique le chant. Sa voix va conférer une présence, une
inscription nouvelle devant la mort et ses messages énigmatiques. Il acquiert un chardonneret
pour la beauté de son chant, l’harmonie de sa musicalité, pour l’évocation d’une terre vivante
d’odeurs, de couleurs et de caresses, pour demeurer dans l’humanité grouillante de promesses et
d’avenir. Lorsque le corps de Simon devient une dépouille, un corps outragé et vidé de ses
organes; lorsque ce corps humain démaquillé est “ catapulté hors de l’humanité”, Thomas chante
d’un chant qui respire et qui se synchronise au rituel de la toilette mortuaire. Son chant calme
son agitation face à l’état de vulnérabilité du corps prostré, décomposé de Simon. Son chant
devient une enveloppe, un linceul, un abri psychique contre l'effroi du cadavre dans sa
dégradation, sa pourriture et son extinction.
Le livre “Réparer les vivants” s’est imposé à Maylis de Kerangal suite à des deuils rapprochés.
L’auteure expliquera, dans une entrevue, avoir essayé de donner forme à cette expérience qui a
construit le climat du livre. Plusieurs des personnages du roman sont intriqués dans un deuil où le
monde intérieur comme extérieur semble être devenu pauvre. Le médecin Pierre Révol opère
seul, vit la nuit, adopte un discours froid et sans affect; Marianne et Sean, isolés dans leur peine,
semblent abandonner une partie d’eux en laissant mourir le fils pour sauver une autre vie.
L’auteure, par l’écriture du roman, a pu élaborer quelque chose de sa souffrance et faire en sorte
que la rencontre avec la mort puisse avoir été organisatrice d’un mouvement de création
subjectivée. Ce travail de deuil a représenté un travail de restauration de soi. Maylis de Kerangal
a écrit en une année cet imposant roman sur “la mort au plus intime du vivant” (J.B. Pontalis).
Car essayer d’élaborer sur la finitude de la vie nous confronte aux limites mêmes de notre pensée.
L’idée de notre mort effraie, angoisse dans ce qu’il y a d’impréparation psychique possible. Elle
peut par contre redonner sens et force à notre vie sans se trouver engagée dans une aventure
entretenue par le souffle de la toute-puissance.
Dans le roman, il est question de mort réelle et de mort psychique mais également de désir qui
reste ambivalent et fondateur de l’expérience de greffe. Robert Leroux écrit que pour que le sujet
survive, " il est nécessaire qu'un autre meure pour faire sur lui l'emprunt des organes nécessaires à
la poursuite de la vie". L’ensemble de l’équipe soignante ainsi que le sujet qui attend la greffe
doivent arrimer leur désir de vie en vue du succès du processus de greffe. R. Leroux ajoute que
”le désir à l’origine de l’expérience de la greffe est ambivalent dans son essence et ce n’est qu’au
prix de nombreux clivages et dénis que le sujet pourra continuer d’être porteur d’un désir épuré
de toute trace d’agressivité, de vengeance et de retaliation”.
Claire va recevoir un cœur, mais se verra interdire, malgré ses demandes, l’accès à l’identité du
porteur humain de cet organe vivant qu’elle recevra. Simon n'existe plus, son corps est désormais
un dossier “garant de la traçabilité du greffon et de l’anonymat du donneur ”. Robert Leroux
parlera de la nécessité pour le greffé d’incorporer le greffon à l’intérieur de soi sans pour autant
introjecter le donneur. L’objet greffé poursuit R. Leroux devient ainsi un objet paradoxal car ditil,
” vivant et mort, intérieur et extérieur, le sujet greffé ne peut investir cet objet que
partiellement et la réalité reste toujours révélatrice d’un aspect étranger (non-moi) constituant une
menace pour la survie biologique” et certainement pour la survie psychique.
Le livre nous offre l’occasion de réfléchir également au processus analytique de la cure comme
étant une rencontre des désirs permettant qu’advienne et se maintienne la vie psychique. Histoire
d’échanges, de dons; d’écoute, de silence et de bienveillance du côté de l’analyste; de parole pour
l’analysant; l’ambivalence y demeure conflictuelle et présente, résultant d’une intrication entre la
pulsion de mort et la pulsion de vie. L'équipe soignante dans la cure trouve sa résonance dans
l'entrelacs des fantasmes mutuels, du transfert et contre transfert qui se rencontrent et
transforment.
La lecture du roman: “Réparer les vivants” ouvre sur une multitude de questions qui restent
certainement à élaborer.
De Kerangal Maylis , ”Réparer les vivants”, 2013, Éditions Verticales, 281 pages.
Brunet Louis, “Deuil de soi ou désinvestissement vital”. Bulletin de la SPP, avril 2014, L’Actuel
en psychanalyse.
Leroux, J. Robert, ”Un emprunt pour la vie: la transplantation d’organes”, Revue Trans,
printemps 1993.