1. Remarques liminaires Dans les années 1960/70 on constate en

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1. Remarques liminaires Dans les années 1960/70 on constate en
© Anne-Marie Houdebine
DES RACINES LINGUISTIQUES (PHONOLOGIQUES) DE LA
SÉMIOLOGIE
ANNE-MARIE HOUDEBINE-GRAVAUD
Université Paris-Descartes
[email protected]
L’article traite des apports de la linguistique et de la phonologie à la recherche sémiologique anticipée
par Saussure; cela au plan théorique (celui des concepts, du «point de vue» ou pertinence) et
méthodologique: corpus, recherche des unités, types d’unités, signes, indices, icones, compatibilités,
types de codification, système ferme ou souple –structure ouverte, etc. Puis la théorie sémiologique
adoptée: la sémiologie des indices qui revendique sa filiation linguistique, est présentée ainsi que ses
méthodes d’analyse.
Mots clés : relations linguistique / sémiologie, procédures, concepts.
El artículo trata de las aportaciones de la lingüística y de la fonología a la investigación semiológica
anticipada por Saussure tanto en el plano teórico (relativo a los conceptos, al “punto de vista” o la
pertinencia) como en el metodológico: corpus, búsqueda de las unidades (o elementos), tipos de
unidades, signos, indicios, iconos (imágenes), compatibilidades, tipos de codificación (o
estructuración), sistema rígido o flexible - estructura abierta, etc. En segundo lugar, se presenta la teoría
semiológica adoptada: la semiología de los indicios, que reivindica su filiación lingüística, y sus
métodos de análisis.
Palabras clave: relaciones lingüísticas, semiología, procedimientos, conceptos
1. Remarques liminaires
Dans les années 1960/70 on constate en France, un développement
important de la sémiologie. Divers ouvrages paraissent, descriptifs ou
théoriques, reprenant l’anticipation saussurienne d’une «science générale
de la vie des signes de la vie sociale» (Saussure: 1916), appelée aujourd’hui
plus généralement «science générale des signes ou des messages sociaux»,
avec suppression du terme vie, venu de l’organicisme du XXème siècle1.
1
Cf. Darmesteter, La vie des mots, 1886.
Contextos XXV-XXVI/49-52, 2007-2008 (págs. 171-192). ISSN: 0212.6192
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Anne-Marie Houdebine
Avant d’en venir aux deux ouvrages qui mettent en évidence les
fondements linguistiques de la sémiologie, Éléments de sémiologie
(Barthes: 1964b) et Clés pour la sémiologie (Jeanne Martinet: 1973),
rappelons ceux de Prieto et Mounin. S’appuyant sur la linguistique
fonctionnelle, les travaux de Buyssens et sa sémiologie fonctionnelle
(1943) fondent une sémiologie de la communication (Prieto: 1975)2, en
l’opposant à la sémiologie promue par Barthes dite de la signification (J.
Martinet: 1978, 7-11). Comme il le note dans l’introduction de l’Aventure
sémiologique (1985), Barthes reprend à cette époque, qu’il appelle sa
période scientifique, les apports hjelmsléviens, pour approfondir plus
linguistiquement ses descriptions et interprétations d’éléments socioculturels (la DS, le catch, le steak frites, etc. Mythologies, 1957). Il les traite
comme des messages ou signes, révélateurs de nos idéologies ou plus
linguistiquement dit de la sémantisation de nos usages, rejoignant ainsi ce
qu’André Martinet définit comme l’articulation (ou organisation
symbolique) des données de nos expériences (19803, 12), non seulement
linguistiques mais culturels. Par analogie avec la langue, système de signes
selon la définition saussurienne, le monde culturel est alors considéré
comme une structure, un système dont il faut dégager les unités (signes),
leurs règles d'apparition et de combinaison, autrement dit leur
fonctionnement, cela, sur un mode formel, hérité de la glossématique
(1964b). Barthes donne en outre un objectif critique à la sémiologie: elle
doit être non seulement une description de nos conditionnements, de nos
rituels, mais une critique idéologique analysant leurs façons de signifier.
Que celles-ci soient apparentes, explicites (dénotées) ou implicites et
connotées, elles sont à décrire et interpréter.
Avec ce même héritage saussurien, Mounin reprend l’hypothèse du
système en l’appliquant à divers usages sociaux, ou pratiques sociales (code
de la route, pavillons maritimes, blasons, etc.). En s’appuyant sur la
pertinence communicationnelle, il met l’accent sur une sémiologie des
messages sociaux dont il dégage les codes construits intentionnellement
2
Après les avoir opposées, il soulignera leur complémentarité, comme il convient
aujourd’hui de le faire.
3
Quoique la première édition des Éléments de linguistique générale soit parue en 1960, A.
Martinet désirait qu’on cite l’édition « remaniée et mise à jour » de 1980 et non les
précédentes.
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(Mounin: 1970, J. Martinet: 1978, 49). Il décrit aussi des sous-systèmes
linguistiques, lexicaux, tels que le vocabulaire des animaux domestiques,
du pain, de l’habitat, en étudiant leur dénomination et le champ que
découpe leur organisation systémique. Il fonde ainsi en quelque sorte une
sémio-linguistique lexicale, ou ce qui sera appelé un peu plus tard axiologie
par A. Martinet.
Quels que soient les éléments ou objets (au sens large) analysés, les
méthodes utilisées, ces sémiologies présentent un grand nombre de
convergences, qu’il convient de souligner afin de justifier qu’il n’est plus
temps de les opposer mais plutôt de repérer leur spécificité et leur
complémentarité, dans leur vocabulaire (métalangage) comme dans leurs
méthodes. Leurs convergences proviennent du fait que, inspirées de
Saussure, de Martinet ou de Hjelmslev, en passant par Troubetzkoy et la
phonologie pragoise, elles opèrent toutes avec l’hypothèse théorique du
système. Sur le plan méthodologique, ce système, potentiel, à mettre au
jour, est représenté comme en linguistique descriptive, fonctionnelle ou
structurale, par un corpus, ensemble de données prélevées dans la réalité
(les pratiques sociales ou les usages sociaux) qui en sont la simulation et
constituent l’objet d’analyse.
Barthes s’inspire davantage de la glossématique helmjslévienne que de la
linguistique fonctionnelle comme le font Mounin, Prieto, et J. Martinet.
Mais comme eux, il fait longuement référence dans ses Éléments de
sémiologie, à la double articulation, concept d’A. Martinet (1955, §5.6,
1970,157) à la phonologie pragoise, et partant au mode d’obtention des
phonèmes, modèle de la recherche des unités du système (ou de la
structure4) soumis à l’analyse. Rappelons que le titre de son ouvrage est un
hommage aux Éléments de linguistique générale.
2. Les apports de la linguistique à la sémiologie: théorie et méthodes
Malgré certaines écoles, dites sémiotiques, s’appuyant sur la sémiotique
peircienne qui critiquent les sémiologies issues de Saussure comme trop
marquées par la linguistique, en les nommant sémio-linguistiques, la
4
Ces deux termes sont chez Barthes souvent équivalents, encore que parfois système soit
utilisé pour paradigmatique (Barthes : 1964b, 114).
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question des apports de la linguistique à la sémiologie peut être reprise
aujourd'hui, sur les plans théorique et méthodologique.
Nous n’entrerons pas ici dans un débat sur les termes, sémiotique,
sémiologie, analysés ailleurs (Houdebine: 1999). Ils sont souvent
considérés aujourd’hui comme équivalents (cf. sémiotique visuelle,
sémiologie de l’image, sémiotique du geste, sémiologie gestuelle, etc. et le
titre d’un l’ouvrage récent, Vocabulaire des études sémiotiques et
sémiologiques, 2009). Sémiotique renvoie aussi à ce que Hjelmslev a
désigné comme sémiotique dénotative ou connotative et métasémiotique
(Barthes: 1964b, 131. J. Martinet: 1978, 175). Sur le modèle phonologie /
phonétique on aurait pu réserver sémiologie aux théorisations et sémiotique
aux substances et objets particuliers, mais cette différence n’est pas utilisée.
Sémiologie désigne pour nous le domaine général. Par souci de filiation
saussurienne, ce terme est celui que nous avons retenu pour la théorie
constituée au fil des années de recherche, la sémiologie des indices.
2.1 L'hypothèse du système: ensemble de différences
Premier emprunt de la sémiologie à la linguistique, l'hypothèse du
système sur le modèle de la conception de la langue comme «système de
signes» (Barthes: 1964b, 121 et suiv., J. Martinet: 1978, 106 et suiv.)
ensemble de relations différentielles et de conventions de nature sociale
s’imposant au sujet parlant sans qu'il en ait la maîtrise consciente ou
intentionnelle. Chez A. Martinet, la notion de choix (oppositif), révélée par
la commutation (exemple j’achète un pain, j’achète un gâteau, ou je prends
un pain, je prends un bain), en témoigne éloquemment. Il s’agit d’un fait de
structure éloigné de toute considération psychologique.
Concevoir le système comme «somme de différences» (Saussure) fait
qu’un élément ne se définit que dans l’ensemble de ces relations
différentielles. Au fil des études linguistiques, ces relations, syntagmatiques
et associatives (Saussure), sont devenues les axes syntagmatiques et
paradigmatiques, ou de contraste et d'oppositions (A. Martinet: 1980, 27)
qui permettent de dégager les unités par commutation et segmentation: par
oppositions paradigmatiques et agencement syntagmatique (compatibilité).
Dans l’énoncé un oiseau chante, ces trois éléments se combinent. En
comparant ce premier énoncé à une deuxième tel que un s’oppose à cet
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oiseau siffle, on dégage par opposition un, cet, chante, siffle. Etc. Il
convient de vérifier que cette hypothèse d’un système de relations
différentielles et ces méthodes, pour dégager les éléments des systèmes,
peuvent être transposées en sémiologie. Quelques exemples pour
vérification. Dans le mythe de Tristan et Iseult, une voile noire s’oppose à
une voile blanche pour apporter un message de deuil (la noire) ou d’espoir
(la blanche indiquant la venue d’Iseult la blonde au chevet de Tristan). En
différenciant, dans le cadre scolaire ou professionnel, les couleurs des
dossiers: bleu pour telle matière, rouge pour telle autre, vert encore pour
une troisième, etc., on institue une codification (un système) qui peut
devenir conventionnelle si elle est partagée par plusieurs personnes. Il
s’agit dans ces exemples de systèmes simples, à fonctionnement
paradigmatique sans syntagmatique. Leurs unités sont stables. De ce fait
leur rapport expression / contenu (Hjelmslev) est également stable. On peut
parler de code ou de système ferme, comme il en existe socialement: cf. la
présence de lumière rouge, s’opposant à son absence, pour indiquer le
tournage d’une scène de film, l’utilisation ou non du laboratoire de
photographies argentiques, l’occupation ou non d’un taxi, etc.
Ces systèmes sociaux, conventionnels sont composés d’éléments qu’on
peut appeler signes, arbitraires et conventionnels (Saussure), ou monèmes:
unités significatives à deux faces (signifiant et signifié selon Saussure).
Dans cette théorie de la double articulation des langues (A. Martinet: 1980,
13-14), les monèmes sont eux aussi analysables en unités plus petites à une
face, les phonèmes (unités distinctives), également analysables par
opposition dans le système. Ainsi le son [b] existant dans nombre de
langues se définit-il différemment dans chaque idiome précisément étudié.
En français c’est en l’opposant à d’autres bilabiales et d’autres sonores soit
à /p/, /d/ et /m/ qu’il acquiert le statut de phonème bilabial sonore /b/. On
notera que par économie descriptive (selon les exigences hjelmsléviennes et
martinétiennes), il n’est nul besoin d’insister, pour son identification
phonologique, sur le trait distinctif oral qu’il possède comme toutes les non
nasales du système français, le caractère sonore ou sourd impliquant dans
ce système le trait oral. En revanche /m/ y sera défini comme bilabial nasal.
Cette précision peut paraître sophistication de la description. Il n’en est
rien. Deux aspects sont ainsi soulignés. 1) la notion de système différentiel,
les éléments de seconde articulation se définissant selon leur valeur
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distinctive entre eux : /p/~/f/~/b/~/m/ et en fonction des monèmes qu’ils
permettent d’identifier : poule différent de boule, de moule, de foule ou par
de phare, de barre et de mare, en français. Ces relations valant pour toutes
les autres oppositions faites, compte tenu des diverses positions où l’on
rencontre le phonème à l’étude. Cette méthode d’analyse interne,
différentielle est celle qui est utilisée en sémiologie puisque l’objet social y
est analysé comme un système de signes (ou de messages sociaux). 2) les
exigences descriptives formalisées le plus précisément par Hjelmslev
soutenant, avec l’immanence, l’analyse interne saussurienne (versus le
recours à l’externe), et les notions d’adéquation, d’exhaustivité et de
simplicité descriptives, propositions méthodologiques, que la sémiologie
peut reprendre à son compte (J. Martinet, 1978, 192-3) comme on va le voir
avec l’exemple des feux tricolores citadins. Il s’agit d’un système aux
unités dénombrables, que l’on s’en tienne aux trois unités rouge, orange,
vert, ou qu’on y intègre d’autres éléments (J. Martinet, 1978, 134-5). Dans
le système des trois couleurs, rouge et vert forment un paradigme. Le rouge
signifie (ou communique) aux automobilistes, l’interdiction de rouler ou
l’injonction de stopper alors que le vert indique l’inverse. Selon la loi,
l’orange est à interpréter comme devenant rouge, donc interdiction. Passer
à l’orange est passible de procès verbal. Mais comme ce feu n’est
structuralement ni vert, ni rouge, il n’a pas le même statut (la même
définition sémiotique) que les deux autres. Il peut être interprété, à
l’intérieur du système, comme ou vert (autorisation) ou rouge (interdiction).
L’observation du comportement des automobilistes, accélérant à l’orange
malgré la loi, tandis que d’autres s’arrêtent, en témoigne régulièrement. Ils
manifestent le repérage de la valeur structurelle d’orange (ni rouge, ni vert).
Plus précisément dit, ils actualisent les deux potentialités signifiantes
inscrites dans le système. En accélérant ils interprètent /orange/ comme
/non rouge/, d'où équivalent de /vert/ <autorisé>. En s'arrêtant ils
l'interprètent comme /non vert/ donc /rouge/ c’est-à-dire <interdit>.
L’apparition des barres parallèles et des guillemets, sur le modèle des
présentations des signifiants et signifiés en linguistique, montre que ces
éléments acquièrent un statut de signes dans ce système. /Rouge/ et /vert/
fonctionnant comme les signes verbaux avec un dénoté stable, repérable du
fait de la convention sociale et de leur opposition nette (discrète). Ce qui
n’est pas le cas d’orange. Cet exemple montre que l’analyse interne doit
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être vigilante quant au statut des unités, même dans les codes fermes
apparemment simples, /orange/ fonctionnant dans un tel système plus
comme un indiquant, un indice dont il faut construire la valeur, que comme
un signe au strict sens de ce terme en linguistique (rapidement dit à dénoté
stable). Il souligne aussi l’intérêt de l’analyse immanente, synchronique,
qui permet la description du système à l’étude sous deux aspects : le
dégagement des unités le constituant, leur nombre, leur type (signe, icône,
indice), leur relation forme / effet de sens, stable ou non et l’explication de
son mode de fonctionnement systémique plus ou moins ferme ou souple
avec ses zones plus ou moins stables ou instables car de cela dépend la
possibilité de dénombrement de ces unités (saturation du système), le mode
de lien de ces mêmes unités (Barthes 1964b, p.125) et le fonctionnement
synchronique et dynamique du système, ce qui est fondamental en
linguistique (Houdebine: 1985 et 2006), et utile en sémiologie pour dégager
la cohérence d’un système et prévoir ses potentialités de répétition
(reproduction) ou d’innovation (phénomène de prédictivité).
2.2 Description du système et explication de son fonctionnement. Code
et structuration
Précisons donc ce que nous entendons par structure ferme ou souple,
code et structuration ou selon Buyssens (1943) systèmes systémiques et
systèmes asystémiques. Il est en effet didactique et utile de différencier les
modes de fonctionnement dégagés, tant pour l’identification des unités que
pour déterminer leurs valeurs. Un système pouvant, comme dans la langue,
présenter des parties (ou sous systèmes) fonctionnant comme un code
ferme et d’autres nettement plus difficiles à structurer. Ces notions, code et
structuration, se voient précisées par le type d'unités qui les constituent. Un
code fonctionne comme un système de phonèmes ou certains paradigmes
linguistiques, tels les modalités verbales ou nominales, et en sémiologie, les
jeux de cartes ou d'échecs, etc. Les éléments qui le constituent sont
dénombrables. Il est alors dit saturable et ses unités voient leur rapport,
expression/contenu: stable. La forme x est liée de façon solidaire
(interdépendante) à une valeur de signification y imposée par le code. En
conséquence ce lien, arbitraire, est dit nécessaire et conventionnel. Cette
forte institutionnalisation permet de traiter, sur le modèle linguistique, ces
formes comme des signifiants et les valeurs signifiantes afférentes comme
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des signifiés. Dans le cas des structurations, le système est souple, ouvert,
comme cela se passe dans les classes lexicales. Ses unités, souvent de
nature différente: des signes verbaux, des icones, voire des formes
indicielles5, sont difficiles à établir. De ce fait, le rapport
expression/contenu ou forme/effet de sens ou indiquant / indiqué (Prieto:
1966) n’est pas stable comme dans les codes, ce qui rend les opérations de
délimitation des segments élémentaires (ou les identifications d'unités)
délicates, plusieurs possibilités apparaissant. Ainsi une icône peut être une
unité ou un segment d'un groupe d'unités. L'icône de bébé d’une affiche
publicitaire pour le lait est-elle une unité ou est-ce le bébé-biberon? Et
qu’en est-il dans une publicité de laine présentant ces mêmes images. Et
quelle est leur signification? <Bébé> selon le dénoté linguistique lisant
l’analogie iconique? Ou plus largement <famille> (comme dans une
publicité de prévention-assurances)? Évidemment l’ensemble des visuels
du corpus et le contexte (la syntagmatique de ce visuel et ses apports
informatifs) sont utiles et nécessaires à l’établissement de la signification,
l’élément en question n’étant analysable que dans le cadre du système,
comme nous l’avons vu plus haut pour /b/. Ainsi, même si rouge a
culturellement des valeurs symboliques d’interdiction ou iconiques
analogiques (couleur de sang ou de tomates), il doit chaque fois être
analysé syntagmatiquement et paradigmatiquement. Ainsi le fond rouge de
la célèbre affiche Panzani, analysée par Barthes (1964a), constitue-t-il un
élément? De quel ordre? Avec quel autre fond peut-il commuter? Cette
opération fait apparaître que rouge et vert prennent dans ce contexte des
valeurs équivalentes (variations). L’analyse syntagmatique montre qu’il
acquiert une valeur iconique de renforcement suprasegmental d’intensité du
rouge des tomates présentes dans cette affiche. En adjoignant à ce rouge du
fond et des tomates, le vert des poivrons, le blanc des oignons et les
bandeaux vert, blanc, rouge des paquets de pâtes, Barthes construit une
sorte de syntagme iconique rappelant les couleurs du drapeau italien. Il
dégage pour cette nouvelle unité (x) la valeur (y) de connotation
d’italianité, et désigne ces divers constituants de signifiants de connotation
(Barthes: 1964a, 43-44). Pastoureau (1991) analyse les significations de la
5
Icone (sans accent) signifie tout objet ressemblant; visuel il est dit icône ou image. Pour
plus de précisions sur ces termes, J. Martinet: 1978, 59-66. Sur l’indice, 55-58, et les
paradigmes d’indices, 229-230.
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rayure, de l'an mille à nos jours en traitant celle-ci comme une forme
susceptible d’avoir une signification précise selon les époques. Il dégage
ainsi que la rayure au Moyen-Âge n'est qu'un élément de décor, sans
signification stable, et qu’à la Renaissance, sa présence devient porteuse de
significations telles que <péjoration>, voire <infamie>. Sens qui se
confirme avec les forçats et se perd de nouveau à notre époque, dans la
mode.
Comme on le voit dans ces quelques exemples, la forme x (indiquant)
n’est pas liée de façon stable à son sens (indiqué). Celui-ci est à construire.
C’est pourquoi il est plus prudent de dire dans un tel cadre forme puis effet
de sens avant de dire signifiant et signifié. L’élément en question, rouge par
exemple, sera, dans un premier temps, présenté sur le modèle de l’analyse
phonologique et des candidats-phonèmes comme [rouge] candidatsignifiant, dont on cherchera, de façon interne, d’une part à stabiliser
l’identification et d’autre part les potentialités de signification. Ainsi
malgré leur différence d’avec les systèmes linguistiques et leur spécificité :
ils sont constitués de signes verbaux et d’autres éléments, des méthodes
semblables peuvent être importées de la linguistique à la sémiologie. Dans
la langue aussi, l’arbitraire signifiant/signifié donne au signifiant plusieurs
possibilités de signifier. Les notions de polysémie et de connotation (notion
limite entre langue, discours et culture)6, en témoignent comme les
discussions jamais achevées sur l’existence ou non d’un dénoté stable (ou
noyau sémique). Ce rapport fluide entre forme et effet de sens, source de
diverses potentialités de signification et partant d’interprétation, est
constant dans les structurations souples; qu’il s’agisse d’icones, d’indices
ou de signes linguistiques à dénoté repérable dans leur mise en mot. Ainsi
les mains des grottes préhistoriques, en positif ou en négatif, renvoient à
notre expérience main par similitude iconique et reçoivent le dénoté
<main> du fait de l’utilisation des termes linguistiques dans la description.
Il en est ainsi de toutes les icônes à moins qu’elles ne soient intégrées dans
un système pour être étudiées. Tous les éléments analysés doivent donc être
traités comme des indices (quasi au sens policier du terme, le sémiologue
est alors proche du héros de Conan Doyle!) ou des candidats-signifiants
6
Cf. vendredi 13, ne signifiant pas uniquement une date hebdomadaire et mensuelle comme
jeudi 12, mais une valeur de superstition (Houdebine: 1999, 227).
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dont les effets de sens sont à construire, soit de façon interne (dans le
système) selon les méthodes empruntées à la linguistique, soit de façon plus
externe, par recours aux associations culturelles et, pour les icones, à
l’intertextualité iconique ou intericonicité (Houdebine: 2009a). Ce qui nous
a conduite à proposer les termes de signifiant indiciel et d’effet de sens,
comme Prieto avait substitué indiquant et indiqué à signifiant et signifié, et
à dénommer la recherche sémiologique menée depuis plus de trente ans :
sémiologie des indices (Houdebine: 1984, 2004, 2009b). Le signifiant
indiciel, dégageable en réception7 ne renvoie pas à l’opposition signal et
indice différenciés par l’intention subjective8 (J. Martinet: 1978, 49-58). Il
conjoint les notions d’indice et de signifiant marquant la filiation
saussurienne parce qu’il est une forme renvoyant à un sens non imposé par
un code; d’où l’effet de sens à construire en donnant à voir sa construction
c’est-à-dire, la démarche interprétative, le parcours interprétatif et son
étayage.
3. La démarche de la sémiologie des indices : description, explication,
interprétation
Sur le modèle linguistique, et avec la nécessité scientifique de ne pas en
rester à la description mais de s’affronter à l’explication, selon l’exigence
d’A. Martinet (1970, 13-14), la méthode retenue dans cette sémiologie est
constituée de deux temps, conjoints ou dissociés selon les études
(expertises pour un commanditaire ou recherche plus spéculative par
exemple) une analyse systémique et une analyse interprétative. L’analyse
dite systémique est constituée de deux phases; l’une descriptive fait
l’inventaire des unités (candidats signifiants) sur les modes syntagmatiques
et paradigmatiques, repère leur statut d'immotivés ou de motivés (signes,
icones, indices), leur mode d'institutionnalisation plus ou moins
conventionnel et de ce fait leur stabilité (le rapport d'imposition entre
expression et contenu) ainsi que leur plus ou moindre forte convergence.
Cela pour aboutir à la seconde dite explicative qui dégage le
7
Mêmes remarques chez J. Martinet «l’activité sémiologique est ici d’un seul côté, celui du
récepteur», p. 250.
8
J. Martinet revient sur cette opposition en la nuançant; elle relève «l’impact sémiologique
de ces indices» p. 231.
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fonctionnement de l’objet d’analyse et l’explicite, le nomme précisément :
code ou structuration9, étant donné ce que cela implique quant aux types
d’unités comme on l’a vu. Une remarque à ce stade. La description des
convergences (formes majoritaires) ou des périphéries (formes
minoritaires) est directement issue du travail de recherche phonologique,
mené dans la thèse de doctorat d’État10 et présenté dans La Linguistique
(1985). L’inventaire, première approche du système, permet de mettre au
jour de façon descriptive et non prescriptive les usages des locuteurs
(normes statistiques) et de là, de dégager les systèmes utilisés et en
particulier le plus représentatif (norme systémique). C’est sur ce modèle
que se fonde l’analyse systémique en sémiologie des indices, d’où la notion
de candidat-signifiant, l’usage de tableaux descriptifs pour dégager les
traits pertinents ou non (les variantes ou hapax, etc.). Les convergences
relevées permettent de dégager les zones fermes du système (ses normes ou
règles). Elles indiquent sa grammaticalité et donnent les récurrences
sémiotiques, les univers de référence et de sens alors que les formes
minoritaires qui, en linguistique synchronique dynamique, représentent des
usages innovants (traits en train d'apparaître) ou des archaïsmes,
caractérisent une nouveauté en sémiologie. Les convergences disent la
conformité et la stabilité de la structure; les périphéries, la non-conformité
qui peuvent déboucher sur l’originalité, la nouveauté, une refonte du
système et même une prédictivité. Cette productivité systémique peut l’être
en termes d’univers de sens auxquels s’attache l’analyse interprétative,
dans un second temps. Elle dégage les potentialités sémantiques de l’objet
d’étude en montrant le cheminement interprétatif suivi et en soutenant
parfois (deuxième pertinence) une position de critique idéologique
(Houdebine: 1994a, 2009b, 2010).
Les publicités de lessive outre l’opposition sale vs propre mettent en
scène des valeurs familiales. La publicité Omo, il y a quelques années, a
utilisé des singes, anthropomorphes, en gardant la signification <famille> et
9
Le terme système, utilisé dans ce cadre, l’est comme le générique subsumant les deux
autres.
10
Sous la direction d’A. Martinet: 1979, La variété et la dynamique d’un français régional.
Étude phonologique. Analyse des facteurs de variation à partir d'enquêtes à grande échelle
dans le département de la Vienne (Poitou). Université René Descartes, 1364 pages. Non
publiée.
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la narrativité de la <propreté>. La nouveauté consistait en un langage
inventé (sorte de pidgin plus ou moins identifiable) où les finales en o
réitéraient les voyelles de la marque. Les eaux de table, dans un
environnement chromatique vert pâle vantent la nature (le naturel, le vrai,
le pur; cf. Volvic et ses volcans). Evian avec des icones de bébé ou de
vieillards nageant a introduit une valeur nouvelle, rare: la <jeunesse
éternelle>. Cette valeur, et ces icones, ont permis le renouvellement
publicitaire qu’est venue mettre en scène Queysac, avec l’utilisation d’un
récit en patois, de campagnes d’un autre temps, d’un personnage en
costume ancien, tous éléments porteurs d’un sens <antan>, <retour aux
origines>; effets de sens conjoints à celui d’<avenir> puisque la narratrice
est une petite fille.
3.1 La sémiotisation d’un objet social, la pertinence, et le corpus
La sémiologie fait comme en linguistique l’hypothèse que l’Objet qu’elle
étudie doit être travaillé comme un système de signes. L’utilisation de la
majuscule rappelle que l'objet étudié n'est jamais l'objet de la réalité. Il est
un Objet sémiotisé, par hypothèse, prélevé du social, construit à partir
d'objets (de messages) sociaux, de pratiques diverses (publicités, discours
institutionnels, pratiques artistiques, etc.). Cela en fonction des objectifs
d’analyse et selon le point de vue retenu (pertinence). Une remarque sur ce
point. Comme J. Martinet se donne en sémiologie la fonction
communicationnelle qu’elle distingue de l’utilitaire et de l’esthétique, la
sémiologie des indices choisit sa pertinence: description formelle
systémique ou analyse des sémantisations (des valeurs culturelles) de façon
plus ou moins critique. Elle ne se soucie donc pas de la réussite marchande
de la publicité comme en marketing. Ce qui retentit sur la construction du
corpus: elle ne privilégie pas les corpus référentiels (parfums, voitures, etc.,
comme en sociologie). Exemple: Pour connaître les valeurs données en
publicité à certaines couleurs, on les considère indépendantes des objets
référentiels iconicisés. Un corpus monochrome11, homogène de ce point de
vue, est construit. L’analyse a permis de dégager que les couleurs
11
Rappelons que les couleurs n’ont pas de dénoté autre que leur opposition aux autres
couleurs désignées, et que leur valeur n’est pas universellement motivée, malgré ce qu’en
disent certains auteurs.
Des racines linguistiques (phonologiques) de la sémiologie
183
acquéraient contextuellement certaines valeurs récurrentes, dans les
messages publicitaires: le vert pour les eaux de source, le bleu pour des
valeurs d’hygiène, le gris pour les scientifiques, le noir et or, ou rouge et or
pour le luxe. Etc. De telle sorte que changeant la communication sur les
pâtes, en les ennoblissant, plutôt qu’en vantant leur fraîcheur outre leur
italianité (1964a), une marque italienne les a présentées, alignées telles des
diamants, dans un écrin noir.
Comme en linguistique ou en phonologie fonctionnelles, les corpus
ouverts sont privilégiés. Ils ne sont clos que, dans le temps descriptif, pour
l'analyse des unités et leur mode de fonctionnement. Ce corpus est
considéré comme le corpus noyau ou central auquel peut être adjoint un
corpus connexe ou satellite concernant des produits, des messages, ou des
événements équivalents, permettant une comparaison - vérification à la fin
de l’analyse des données du corpus noyau. À la façon dont travaillant sur
les systèmes phonologiques du français du Poitou, nous sommes repartie en
enquête, pour approfondir la connaissance des phonèmes périphériques
relevés (/h/ et /r/). Ainsi, après qu’une analyse de publicités de viande a
permis de dégager le fonctionnement systémique de ces messages sur les
plans iconiques et linguistiques, leur interaction (cohésive) et le rôle
particulier attribué au bœuf dans la série étudiée (Houdebine: 2003), un
corpus connexe a montré la constance de cette mise en valeur du boeuf,
alors que les dispositifs iconiques et linguistiques variaient.
3.2 Représentativité, homogénéité, temporalité du corpus
Se posent aussi les questions de la représentativité du corpus, de
l’homogénéité ou non des données, de sa temporalité (synchronie). Là
encore les questions sont plus complexes en sémiologie qu’en linguistique
où l’idiolecte a d’abord donné la mesure de la représentativité linguistique
et de l’homogénéité des données. Puis la prise en compte de plusieurs
locuteurs a permis de croire à une représentativité du corpus plus efficace.
Pour avoir décrit plus de mille locuteurs, cette illusion socio-linguistique a
aussi été nôtre. Mais l’approfondissement de cette question de la
représentativité en linguistique nous permet de certifier qu’elle ne se résout
184
Anne-Marie Houdebine
pas en se soumettant aux CSP de l’INSEE12. Il en va de même en
sémiologie. L’important est de bien déterminer l’objectif de l’étude pour
constituer le corpus et l’analyser de façon cohérente, simple et la plus
exhaustive possible.
En linguistique, la prise en compte des variétés inhérentes à la synchronie
d’un idiolecte ou d’une communauté a permis de relever qu’une certaine
hétérogénéité ne constituait pas un obstacle à la description. Il fallait
seulement savoir hiérarchiser les éléments dégagés selon leur convergence
(leur récurrence stable) dans l’idiolecte ou dans les divers usages
considérés, ou leur emploi minoritaire (périphérie). Ces notions montrent
aussi leur efficacité en sémiologie. Plus les convergences sont nombreuses
plus le système se révèle proche du code, l’inverse supposant une
structuration plus souple. L’hétérogénéité du corpus y est aussi un atout
pour travailler la dynamique du système, voire sa prédictivité potentielle.
Elle doit cependant être contrôlée par au moins une variable
d’homogénéisation, déterminée par l’objectif de la recherche. Pour
travailler un phénomène x (événement ou représentation sociale) divers
supports peuvent être utilisés ou divers objets mais un élément, manifeste,
est commun à tous. Exemple, un corpus de vins français. On peut ne
travailler que les Bordeaux rouges (corpus restreint mais homogène) ou les
Bordeaux, les Bourgogne, les Loire, les blancs, les rouges (corpus
hétérogène). L’étiquette sur les bouteilles est alors la variable
d’homogénéisation du corpus. On peut y joindre les discours sur les vins
afin de comparer les valeurs émises des étiquettes et des textes.
L’homogénéisation est alors: le discours sur le vin quels que soient les
supports, l’objectif: la recherche des valeurs convergentes ou divergentes,
aux plans systémique et sémantique (Houdebine: 2009c). Autre exemple,
analyser les significations données à <liberté> dans la communication
publicitaire. Divers supports ont été utilisés pour constituer le corpus,
linguistiques et iconiques: des publicités, des premières de couverture, des
caricatures contenant les monèmes liberté, libre, libérateur, etc., ou des
icônes plus ou moins stéréotypées de la liberté et de ses parasynonymes
comme de ses antonymes (au plan iconique) : la statue de la Liberté, La
liberté de Delacroix, des chaînes brisées, des grilles de prison, une cage,
12
CSP = catégories socio-professionnelles de l’institut des statistiques économiques.
Des racines linguistiques (phonologiques) de la sémiologie
185
etc. Dans ce cas une part de subjectivité, non exempte de conditionnement
culturel13 entre dans la sélection du corpus, part qu’il faudra approfondir
dans la phase interprétative pour préserver la tension d’objectivité
(scientifique) exigée.
La temporalité du corpus est également à considérer, sa synchronie. En
sémiologie elle est souvent très courte: une campagne publicitaire, un
événement dans la presse. Pourtant au fil des années des séquences
temporelles plus longues sont prises en compte et analysées de façon
contrastive. Ainsi Pastoureau a pu révéler la variation diachronique du sens
des vêtements à rayure et la plus grande pertinence des traits verticaux et
horizontaux pour les valeurs discriminantes eu égard aux obliques. Une
étude de visuels publicitaires mettant en scène des corps masculins, sur une
trentaine d’années, a pu montrer les transformations iconiques (gestuelles,
postures, nudité, ou vêture, etc.) et partant la dynamique de ces
représentations socio-culturelles (Houdebine: 2011).
3.3 Principes descriptifs
Les options retenues quant aux démarches descriptives sont celles
proposées par Saussure et théorisées par Hjelmslev: analyse interne,
immanente sans recherche de causalités externes. Ce qui peut paraître
paradoxal pour l’analyse d’un objet social et oppose certains courants
sémiologiques comme le nôtre à ceux qui s’inscrivent en socio-sémiotique.
Pourtant soutenir le point de vue descriptif immanent et systémique permet
une attention vigilante aux différents éléments du corpus et évite les
projections interprétatives qui sélectionnent les seuls éléments étayant les
hypothèses de sens aprioristes. L’analyse systémique exige un travail
minutieux sur l’ensemble du corpus. Elle utilise pour cela des tableaux à
double entrée14, inspirés des analyses phonétiques et phonologiques pour
13
‘On ne saura jamais ce que le penseur ou (le sujet) doivent aux incitations de la foule dans
laquelle ils vivent, ni s’ils font plus qu’achever un travail psychique auquel d’autres ont
simultanément collaboré’ (Freud: 1989, p. 141).
14
En ordonnée, les éléments de la strate soumise à l'analyse ; en abscisse, les critères, ou traits
paradigmatiques, extraits d'un premier balayage empirique du corpus de plus en plus affiné.
Ces traits dégagés sont classés selon leur absence (-), présence (+) ou non pertinence (x). L'axe
oppositif construit n'est pas binaire mais graduel (-1>0>1>2...). La synthèse des tableaux
permet de dégager sur l'axe horizontal la codification syntagmatique du corpus. Sur le plan
186
Anne-Marie Houdebine
dégager les traits distinctifs et les variantes. Ce lent et parfois fastidieux
(disons-le) travail descriptif permet des découvertes que dans une
perception immédiate ou une recherche plus hâtive on n’eût pas relevées.
En 1981, on a constaté que les profils des Marianne des timbres courants
avaient changé. Sous la présidence de Giscard d’Estaing, la Marianne
présentait un profil droit, sous celle de Mitterrand un profil gauche. En
mettant en parallèle les profils et les orientations politiques de ces
présidents on pouvait inférer que les profils des timbres choisis par les
Présidents15 correspondaient à leur position politique droite et gauche. La
constitution d’un corpus des timbres courants, incluant ces deux timbres,
gravés par Gandon, référent pour l’un à la Sabine de David (avec profil net
à droite) et pour l’autre à la Liberté guidant le peuple de Delacroix (avec
profil net à gauche) a permis de découvrir que les profils nets à gauche
représentent la forte convergence dans ce système de signes; ce depuis le
premier timbre, le penny noir anglais de 1840, et pour les français le Cérès
de 1864; et de dégager d’autres traits distinctifs : les types de coiffure –
absence ou présence du bonnet phrygien et de la cocarde- les ornements,
etc. Ces traits pertinents, fonctionnant comme des signifiants indiciels ont
révélé deux figurations de Marianne et par là une opposition idéologique à
profondeur historique: une France à référence agricole (comme la Semeuse
ou Cérès) en face d’une France à ancrage révolutionnaire, avec cocarde
tricolore et bonnet phrygien (Houdebine: 1994a). Cet exemple montre
l’importance du corpus et de la phase descriptive, préalable à l’analyse
interprétative.
Outre l’immanence nous empruntons également à Hjelmslev sa
conceptualisation méthodologique de la simplicité16, de l’adéquation et de
l'exhaustivité descriptives (autant que faire se peut), l’exigence de
cohérence interne (principe de non contradiction) et la méthode de
vertical, correspondant aux axes paradigmatiques, en comparant (opposant) le nombre de traits
constituant chaque élément du corpus, on dégage la codification plus ou moins forte de chaque
élément; ce qui permet de le définir comme conforme, ou plus ou moins marginal eu égard aux
récurrences relevées (convergences systémiques ou statistiques). Cette description de type
quantitatif ne constitue qu'une aide méthodologique pour favoriser le dégagement des codes ou
structurations.
15
Chaque Président de la république française a le droit de produire un timbre de son choix,
lors de son élection, à l’effigie de Marianne.
16
Signalée plus haut avec l’exemple de /b/.
Des racines linguistiques (phonologiques) de la sémiologie
187
stratification. Toutefois l'adéquation n'est pas seulement définie en termes
formels, immanents mais eu égard aux objectifs de l'analyse comme dit
plus haut: un dégagement formel systémique et la recherche d’une
prédictivité ou encore une sémantisation, voire une critique sociale, proche
des propositions barthésiennes.
3.4 L'analyse empirique et la stratification du corpus
Quelles que soient les méthodes d'analyse inductives ou déductives, les
procédures utilisées sont clairement présentées. Il en est ainsi de
l’inventaire et des strates d’analyse utilisées. La méthode de stratification,
empruntée à Hjelmslev (1972) et utilisée est modulable, en fonction de
l’Objet et des objectifs de l’étude. Rapidement dit, pour la publicité:
dispositif scénique (mise en page), graphisme, couleurs, utilisation
d’icones, de verbal, avec des sous-strates selon les nécessités (en présence
d’animés: gestuel, proxémique, et sur le plan linguistique, syntaxique, types
d’énoncés, énonciation, etc.). Cette stratification met de l'ordre dans
l'inventaire empirique c'est là son premier rôle. Elle a été initiée par Barthes
(1964a), dégageant les plans iconique et linguistique, littéral dénoté et
connoté, ainsi que leur relation d'ancrage ou de relais. Nous l'avons, comme
d'autres, exploitée et affinée. En proposant de donner la priorité aux formes
d'expression non ancrées linguistiquement, au dispositif scénique, à la
strate iconique, nous cherchons à déployer le maximum d'indices et à ne
pas laisser l'interprétation trop tôt orientée par la langue. Nous en avons
senti la nécessité après une analyse de sémiologie gestuelle, qui a fait
repérer que la structuration corporelle, mimique, proposait moins de
catégories que la verbale. Étonnement et surprise sont différenciés si ces
monèmes sont proposés dans l’enquête, alors que avec l’un ou l’autre, les
mimiques produites ou identifiées sont les mêmes. Après des années
d’étude, notre conclusion est que, si elle est présente, la strate linguistique,
qui livre des signes et signifiés déjà codés, doit être travaillée la dernière
dans la description. Il est préférable de commencer par les autres strates des
visuels afin de ne pas être influencé par le linguistique. Les trouvailles n'en
seront que plus amples. Les strates plastiques (chromatique, éclairage), le
dispositif scénique, l’iconique, seront donc étudiées avant la strate
linguistique et ses différents niveaux de stratification, au plan de la forme
188
Anne-Marie Houdebine
d'expression comme du contenu. Cette précaution méthodologique est
d’autant plus à soutenir que la mise en mot, utilisée pour catégoriser les
données, les sélectionner, les opposer, est déjà de type interprétatif.
Rappelons enfin que cette démarche privilégie toujours le point de vue de
la réception et non celui de l’émission ou de l’intention.
3.5 L’analyse interprétative : l’identification des éléments et leur mise en
sens
En sémiologie, comme en linguistique, les éléments d’un système sont à
identifier et leurs significations à dégager ou construire. Dans les codes,
cela peut paraître aisé. Mais même dans de tels cas, des difficultés
apparaissent (cf. orange). Dans d'autres cas c’est plus complexe encore. Il
en est ainsi tant pour les signes linguistiques, comme le montrent les
notions de polysémie et de connotation, que pour les icônes, malgré
l’analogie. Leur identification et interprétation ont souvent des fondements
plus culturels que réels: une étude de dessins pour un sondage
phonologique nous l’a appris: un loup réaliste y était moins bien identifié
que celui de Disney (1994a, 305).
Quelques exemples pour illustrer cette analyse. Comme tout type de signe
les dessins préhistoriques ont une fonction de représentation sans que l’on
connaisse leur signification. Les bisons dont l’iconicité paraît évidente,
sont-ils fiction, <anticipation de la chasse> ou <exploit accompli>? Restent
les hypothèses interprétatives à partir d'indices puisque le code est absent.
Les préhistoriens y excellent. Ainsi, bien que son sens ultime leur échappe
(rite religieux ou mémoire) déclarent-ils comme anthropoïde la seule forme
verticale de Lascaux, en mettant en relation sa morphologie avec d'autres
icônes de la grotte. En contrastant ou en opposant certains de ses traits à
d’autres du corpus de Lascaux, ils la déclarent humaine (non animale) à
cause de la verticalité de la tête, de celle du tronc17, opposée à
l’horizontalité d'autres icones, d’animaux, etc. (corpus d’interprétants
internes). Un doute subsiste car les membres-bras ont quatre doigts et la
tête un bec, traits qu'aucun humain ne possède (corpus de références
externes). Cependant il existe nombre de figurations humaines non
17
Y compris d’adjonction d’un phallus.
Des racines linguistiques (phonologiques) de la sémiologie
189
réalistes, ou métonymiques. Dans les caricatures contemporaines, les mains
suggérées peuvent être de deux ou trois doigts seulement. En se servant
d'interprétants externes18, tels d’autres figurations d’humains se parant de
plumes ou de becs, cette forme est désignée d’homme–oiseau. Sa valeur
anthropomorphe est ainsi assurée. Quant à son sens (social, religieux,
esthétique) celui-ci reste l’objet d’hypothèses (Bataille: 1955).
Cet exemple montre qu’une icône est traitée comme une configuration de
traits, d’indices et que c’est à partir d’eux qu’elle est identifiée (nommée) et
interprétée. Sa désignation dans la langue est une première interprétation
qu’on a l’habitude d’appeler identification; elle est début d’interprétation
puisqu’elle importe des dénotés. C’est pourquoi, dans l’analyse
interprétative, de quelques strates qu’ils proviennent ou de quelque
catégorie qu’ils soient (icones, indices, signes linguistiques à dénoté
repérable), une attention est portée à la nomination-désignation des
éléments lors de leur identification.
Autre exemple: Dans le nom Panzani /i/ est indice d'italianité (et non
d’origine corse), à cause des autres traits indiciels prélevables dans
l’affiche: le /rouge/ /le blanc/ /le vert/, /le parmesan/ qui au-delà de leur
dénoté sont des connotateurs pour Barthes. Dans ce contexte, /tomates/ et
/poivrons/ deviennent à leur tour configurations d’indices, formes
indicielles, d’un effet de sens <italianité> et non simples légumes
méridionaux. Cet exemple montre le voisinage des notions hjelmslévienne
et barthésienne de connotation avec celle d'indice, ainsi que les
formulations diverses - connotateurs, signifiant de connotation - qui ont fait
émerger cette notion d’indice, venue d’une discussion avec Mounin19, puis
de traits indiciels, formes indicielles et enfin de signifiant indiciel,
dégageable en réception.
18
Ces notions, d’interprétants internes et externes, s’appuient sur la théorisation de A
Martinet et sa prise en compte de l’interaction facteurs internes / facteurs externes dans
l’analyse phonologique (1970, 20-21 et plus encore 190-1 § 6.24: Nécessité de facteurs
externes et 6.26 : Les facteurs externes linguistiques et extralinguistiques) ; modèle qui nous
a inspirée dans la thèse de doctorat pour étudier les causalités internes et externes.
19
Comme je l’ai signalé au colloque de la SILF à Friburg en 1982 (Houdebine: 1984). Cf.
Mounin : 1970, 14: «cet objet, ce geste [..] sont très probablement des indices ou
contiennent aussi des indices. Et ces indices ont très probablement des significations non
manifestes, latentes, différentes de leur usage ou de leur signification patente ou apparente».
190
Anne-Marie Houdebine
La notion de connotation signait en linguistique la sortie de l’immanence,
puisqu’elle recourt à des associations culturelles (1964b, 132. 1978, 177-9).
Partant des signifiants indiciels pour leur donner sens, l’analyse
interprétative utilise non seulement les signifiés que livre la langue de
description mais aussi les associations du chercheur (interprétants
externes), en faisant l’hypothèse que celles-ci lui sont imposées par la
langue (les discours environnants) et sa culture. Sur le modèle de «la carte
forcée du signe» saussurien, marquant l’imposition linguistique, la
sémiologie des indices fonde, et s’appuie sur la notion de «carte forcée
culturelle», en considérant la culture comme un grand «système de signes
[..] quel que soit le système en cause (paroles, objets, marchandises, idées,
valeurs (...) gestes, comportements» (Eco: 1988, p.161) s’imposant au sujet
et décelable dans ses associations; on retrouve Saussure et l’axe associatif.
Pour éviter trop de subjectivité, le processus de mise au jour des effets de
sens est décrit pas à pas, montrant son étayage (interne et externe, culturel).
La sémiologie des indices s’approche ainsi de ce qu'Eco appelle une
«sémiotique du message» «ne prenant plus seulement en compte les
conventions qui régissent la production des signes mais les processus
mêmes de la production des signes et de la restructuration des codes»20
(Eco": 1988, p. 219), une sémiologie des signes ou messages sociaux et de
leur dynamique.
“ jjjj”
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20
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messages sans code (1964a).
Des racines linguistiques (phonologiques) de la sémiologie
191
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