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DÉPARTEMENT D’HISTOIRE Faculté des lettres et sciences humaines Université de Sherbrooke BOB MARLEY, PORTE-PAROLE DE L'IDENTITE PANAFRICAINE TRANSNATIONALE ET D'UN MONDE POSTCOLONIAL par GUILLAUME LESSARD travail présenté à PATRICK DRAMÉ dans le cadre du cours HST 413 Mémoires collectives en histoire Sherbrooke DECEMBRE 2012 © Guillaume Lessard, 2014 Contextualisation En 1960, à l'heure des décolonisations et de l'acquisition des indépendances, certaines nations africaines nouvellement créées doivent faire face au problème de l'unité nationale et de la crise de l'identité noire1. En effet, en plus de devoir trouver des solutions aux défis structurels inhérents à la décolonisation, comme la dépendance économique, le manque d'infrastructure, le vide administratif et la stabilité précaire du régime, les pays récemment indépendants doivent aussi trouver des moyens de stimuler un sentiment d'unité national dans leurs populations. Sous l'égide des pères des indépendances, certains pays tentent de créer un fort sentiment d'attachement national grâce à des constitutions unitaires et par la mise sur pied de partis États où le culte de la personnalité du chef joue un rôle fondamental. L'État devient alors un entrepreneur identitaire hégémonique avec comme mission de créer l'unité nationale à tout prix, même s'il doit étouffer les particularismes régionaux ou ethniques, ce qui engendre de profondes dissensions à l'intérieur des États-Nations nouvellement affirmés (Hutus et Tutsis, Malinkés et Peules, etc.)2. Dans les Caraïbes, la Jamaïque accède quant à elle à l'indépendance en 1962 et propose des solutions totalement différentes, résultantes de sa capacité de transformer les influences diverses auxquelles elle fut confrontée3. D'abord l'influence de la colonisation espagnole, mais aussi la tradition britannique et le système parlementaire avec l'alternance des deux grands partis que soutiennent les syndicats nationaux, système calqué sur la Grande-Bretagne4. Avec l'indépendance, la Jamaïque entre rapidement dans la zone d'influence culturelle et économique des États-Unis. Alors, au moment de la création nationale, elle doit concilier ces influences diverses à l'essor d'un nationalisme noir héritier du flamboyant Marcus Garvey porté par le mouvement rastafari en pleine émergence. Objet d'étude Don Robotham écrit en 1996 que le contexte particulier des pays des Caraïbes permet l'émergence d'un transnationalisme en raison de la forte pénétration culturelle et économique de la Grande- 1 Chris O. Uroh. «Être noir, une mémoire, une identité, un destin, Le miroir brisé», dans SANSONE, Livio, SOUMONNI, Elisée et BARRY Boubacar, dir. La construction transatlantique d'identités noires, Entre Afrique et Amérique, Éditions Karthala, Paris, 2010, p. 87. 2 Ahmed Mohamed Ghadhi. La longue marche de l'Afrique vers l'intégration, le développement et la modernité politique, Paris, l'Harmattan, 2009, p. 37. 3 Gaye Abdoulaye. JAMAÏQUE - La culture depuis l'indépendance, disponible par Harmathèque, 2011, p. 13. 4 Oruno D. Lara, Jean Marie Théodat, Universalis, « JAMAÏQUE », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 15 novembre 2012. URL : http://www.universalis-edu.com/encyclopedie/jamaique/ 1 Bretagne et des États-Unis qui marque leur histoire. Ce phénomène est par la suite soutenu par les positionnements économiques et politiques du pays axé sur la globalisation. La création nationale se fait donc grâce à la réappropriation de symboles transnationaux par des milieux informels et culturels5. Dans le processus de création de l'identité transnationale, Bob Marley & The Wailers jouent un rôle clé. Leur musique issue des ghettos de Kingston se rattache à une riche culture africaine et à la religion rastafari qui relie l'identité de la diaspora panafricaine à l'Éthiopie, le «father-land» où ils sont destinée à retourner. Le groupe véhicule aussi l'idée d'une Afrique unie et d'une identité panafricaine transnationale. Ils reprennent ainsi les idées de Marcus Garvey et d'autres précurseurs du panafricanisme en y ajoutant les revendications identitaires des noirs des Caraïbes, des Afro-Américains et de la culture rasta. Ces messages ont un impact immense qui dépasse rapidement le cadre national de la Jamaïque. Les idéaux de liberté, d'égalité, de justice et de défense des plus défavorisés des chansons de Bob Marley (1945-1981) transcendent facilement les cadres nationaux et trouvent un large public un peu partout à travers le monde. Problématique et Hypothèse L'étude de la musique de Bob Marley soulève plusieurs questionnements, d'abord, a-t-il agi en tant que défenseur du panafricanisme ou son message doit-il être interprété dans un cadre transnational de création de l'identité jamaïcaine par un retour aux racines africaines? Et aujourd'hui que subsistet-il du message de Bob Marley, a-t-il été compris et utilisé différemment aux Caraïbes, en Afrique et en Occident? Nous croyons que Bob Marley a effectivement défendu l'idée du panafricanisme, toutefois, en regard de la nature transnationale de l'identité jamaïcaine, son message doit aussi être interprété comme une réappropriation de l'identité africaine comme ciment culturel et social dans les Caraïbes hautement métissées et multiculturelles. Nous croyons aussi que son message a été réutilisé différemment selon les contextes et les nécessités identitaires. Aux Caraïbes, il a servi à la réappropriation de symboles transnationaux fondateurs des identités communes, en Afrique il sert l'idéal du panafricanisme et en Occident, il fait figure de porte-étendard de la contre-culture. Pour répondre à ces questionnements, nous étudierons d'abord la Jamaïque comme pays hautement métissé au niveau culturel et ethnique. Nous tenterons ensuite de mieux comprendre la religion 5 Don Robotham, «Transnationalism in the Caribbean: Formal and Informal», dans American Ethnologist , Vol. 25, No. 2 (May, 1998), pp. 307-321. 2 rastafari et la musique reggae qui constituent respectivement le fond et la forme de la musique de Bob Marley, annonçant ainsi le point suivant qui est l'étude de la vie du chanteur. Par la suite, nous tenterons de distinguer le message d'unité africaine de celui d'identité transnationale panafricaine pour finalement étudier les différentes mémoires de Bob Marley en Jamaïque, en Afrique et en Occident. Le portrait complexe de la Jamaïque La Jamaïque, île de 2.8 millions d'habitants en 2009 est une enclave noire anglophone entourée de pays hispanophones, principalement de Cuba au Nord et d'Haïti majoritairement francophone à l'Est. Par contre, sa proximité géographique relative à l'Amérique centrale hispanophone et l'indéniable proximité culturelle des États-Unis en font un pays aux influences très métissées, surtout lorsque l'on combine ces influences à l'héritage britannique de l'île. Les histoires et les identités diverses sont donc étroitement liées en Jamaïque, ce qui amène très tôt la nécessité de développer une identité multiculturelle, multiethnique et transnationale pour apaiser les tensions sociales6. D'où la devise de la Jamaïque, non sans raison la même que celles des États-Unis, «Out of Many, One people». En étudiant la littérature caribéenne, Jean-Marie Théodore avance à ce sujet que la culture noire des Caraïbes étant poreuse, la notion de pureté tend graduellement à s'effacer en raison son inexistence première7. Aussi, bien que la Jamaïque partage certains traits communs avec ses voisins: des racines africaines, un passé esclavagiste et l'expérience du colonialisme, du racisme et du système des plantations8, elle se distingue tout de même sur plusieurs aspects. D'abord l'influence considérable des traditions politiques britanniques qui y furent calquées, mais aussi en raison de la composition religieuse particulière du pays qui comprend une majorité chrétienne, anglicane, catholique et presbytérienne qui côtoie une minorité rasta9. Nation multiethnique, la Jamaïque a largué les amarres de son passé britannique pour, dans la deuxième moitié du XXe siècle, passer sous domination culturelle et politique des ÉtatsUnis. Sucre, café, banane et cannabis constituent les produits agricoles traditionnels, tandis que l’exploitation de la bauxite et le tourisme (Montego Bayen premier lieu) sont les piliers 6 Heidi Bojsen. «Un leurre théorique? Des remarques critiques sur le «multiculturalisme»», dans TOUMSON, Roger dir. Portulan, Questions d'identité aux Caraïbes, Postcolonialisme, Postmodernité, Multiculturalisme, Vent d'ailleurs, Châteauneuf-le-Rouge, 2002, p. 79. 7 Jean-Marie Théodore. «Modernité, Postmodernité, Avant-Garde, Métissage, Postcolonialisme, Multiculturalisme, De la négritude à la littérature postcoloniale» dans », dans TOUMSON, Roger dir. Op.Cit., p. 178. 8 Heidi Bojsen. Op.Cit., p. 70. 9 Oruno D. Lara, Jean Marie Théodat, Op.Cit. 3 d’une économie nationale que viennent heureusement compléter les remises d’argent des émigrés aux États-Unis ou au Royaume-Uni10. Son histoire et sa mémoire métissée en fait un lieu d'étude particulièrement fécond où la création identitaire a rapidement débordé les frontières par l'important rayonnement culturel du pays. Effectivement, la Jamaïque, pays de petite taille a pourtant un rayonnement culturel considérable grâce à la musique de Bob Marley, mais aussi grâce aux performances impressionnantes des athlètes jamaïcains aux Olympiques et en raison de l'important tourisme dont l'île fait l'objet11. En considérant la situation jamaïcaine, il n'est pas surprenant que plusieurs penseurs jamaïcains théorisent très tôt un idéal panafricain qui permet d'inscrire l'identité jamaïcaine dans la diaspora africaine et, dans un discours transnational, relier l'identité jamaïcaine au passé africain de sa population. L'idée panafricaine prend donc forme vers la fin du XIXe siècle aux Caraïbes et en Amérique du Nord à la suite des confrontations entre les autorités et les propriétaires esclavagistes aux populations noires libres et esclavagisées12. Les principaux penseurs de l'identité noire et panafricaine des Caraïbes sont Anténor Firmin (1850-1911) d'Haïti qui fait publier en 1885 De l'égalité des races humaines, Henry Sylvester Williams (1869-1911) de Trinidad et Bénito Sylvain (1868-1916) d'Haïti qui s'investissent grandement dans la première conférence panafricaine organisée à Londres en 1900. De ces premières conférences panafricaines de 1900 ressort la fameuse citation faussement attribuée à W.E.B Du Bois: «Le problème du XXe siècle est celui de la question de couleur»13. Un autre personnage clé dans la construction de l'identité jamaïcaine est Booker T. Washington (1848-1915). Ce dernier s'extirpe des mines de charbon des États-Unis pour devenir un «bon chrétien», un intellectuel de renom international et un défenseur de l'accès à l'éducation14. Toutefois, la figure la plus marquante de cette période est aussi le premier héros national de la Jamaïque: Marcus Garvey (1887-1940). Cet intellectuel activiste est considéré, à l'époque de la Black Renaissance et des débuts du panafricanisme, comme le «Black Moses», le Moïse noir. À partir de 1916, après ses études à Londres, Garvey dirige des mouvements nationalistes noirs aux États-Unis. Avec des slogans comme «Up you mighty race» ou «Back to 10 Antony Ceyrat. JAMAÏQUE - La construction de l'identité noire depuis l'indépendance, disponible par Harmathèque, 2009, p. 10. 11 Antony Ceyrat. Op.Cit., p. 14. 12 Amady Aly Dieng. «Nationalisme et panafricanisme». dans, BAH, Thiermo. (dir). Intellectuels, nationalisme et idéal panafricain, Paris, CODEXRIA, 2005, p. 57. 13 Amady Aly Dieng. Op.Cit., p. 59. 14 Bruno Blum. Bob Marley, Le reggae et les rastas, Les éditions Hors Collection, Tours, 2004, p. 8. 4 Africa», il prône l'action directe, le retour en Afrique grâce à ses compagnies maritimes (qui échouèrent et lui valurent des poursuites et emprisonnements) et la coopération entre noirs par des coopératives diverses jusqu'à son expulsion des États-Unis en 1927. Lorsqu'il revient en Jamaïque, il fonde donc le People's Political Party (PPP) donnant ainsi une dimension politique à son nationalisme noir, mais il défend aussi une vision culturelle, car pour lui, l'identité noire doit aussi se développer par la musique, la danse, la littérature et les arts plastiques15. L'identité et l'unité nationale jamaïcaine ne sont toutefois pas facilement créées dans cette ancienne colonie britannique où la puissance colonisatrice a appliqué la vieille et efficace technique de «diviser pour mieux régner» en créant une hiérarchie de la population basée sur la classe et sur la race16. Cette réalité est dénoncée dans plusieurs compositions de Bob Marley & the Wailers, notamment Top Rankin', mais aussi Fussin' and Fightin', Africa Unite, etc. They don't want to see us unite: All they want us to do is keep on fussing and fighting. They don't want to see us live together: All they want us to do is keep on killing one another.17 Pour la Jamaïque, pays hautement métissé, cette hiérarchie raciale a un immense impact sur les rapports qu'entretiennent les membres de la population. Conséquence de l'esclavage et de la colonisation, la population est culturellement composite, avec une majorité d'origine africaine (77 p. 100), une catégorie intermédiaire de mulâtres et de métis (17 p. 100) et une minorité constituée de Blancs (2 p. 100), de Syro-Libanais (moins de 1 p. 100), d'Indiens d'Inde (3 p. 100) et de Chinois (1 p. 100)18. En considérant la majorité opprimée d'origine africaine, il n'est pas surprenant que le discours émancipateur de Marcus Garvey se construise comme un nationalisme noir fondamentalement xénophobe et raciste envers les autres races et envers ceux qui refusent d'y adhérer. À ce moment, c'est une identité de différenciation autoritaire en réaction à la hiérarchie raciale imposée par le système colonial19. Que ce soit pour la glorifier ou pour la mépriser, le discours identitaire basé sur le concept de la race conserve les critères raciaux britanniques comme pierre angulaire des 15 Gaye Abdoulaye. Op.Cit., p. 70-71. Antony Ceyrat. Op.Cit., p. 35. 17 Bob Marley & The Wailers, «Top Rankin» sur l'album Survival, Tuff Gong, Island, 1979. 18 Oruno D. Lara, Jean Marie Théodat, Op.Cit. 19 Heidi Bojsen. Op.Cit., p. 75. 16 5 identités20. Ce thème est directement abordé dans la chanson War de Bob Marley & The Wailers qui reprend le discours de Hailé Sélassié à l'ONU après la fondation de l'OUA. Until the philosophy which hold one race superior And another Inferior Is finally And permanently Discredited And abandoned Everywhere is war Me say war. That until there no longer First class and second class citizens of any nation Until the colour of a man's skin Is of no more significance than the colour of his eyes Me say war. That until the basic human rights Are equally guaranteed to all, Without regard to race Dis a war. That until that day The dream of lasting peace, World citizenship Rule of international morality Will remain in but a fleeting illusion to be pursued, But never attained Now everywhere is war - war.21 Les classes sociales sont elles-mêmes fortement déterminées ou à tout le moins perçues comme découlant de facteurs raciaux: le blanc au sommet, le métis privilégié, et le noir inférieur. Selon Ceyrat, la notion de classe et de race fini par se mélanger alors que l'identité africaine des Jamaïcains se dilue dans les schémas coloniaux imposés pendant des siècles: on est blanc, donc on est riche, on est riche, donc on est blanc22. Bob Marley sent donc le besoin de rappeler aux Jamaïcains leurs origines africaines dans plusieurs compositions, l'une des plus marquantes étant sans contredit Buffalo Soldier qui dépeint la capture d'un Africain et sa déportation en Amérique 20 Anton Allahar. ««Racing» Caribbean Popular Culture», dans Henke Holger et FredReno, dir., Modern Political Culture in the Caribbean, Barbados, Jamaica and Trinidad and Tobago, University of the West Indies Press, 2003, p. 22. 21 Bob Marley & The Wailers, «War» sur l'album Rastaman Vibration, Tuff Gong, Island, 1976. 22 Antony Ceyrat. Op.Cit., p. 36-37. 6 où il doit lutter pour sa survie dans un milieu hostile et où il risque de perdre son identité en oubliant ses origines. Buffalo soldier, dreadlock rasta: There was a buffalo soldier in the heart of america, Stolen from africa, brought to america, Fighting on arrival, fighting for survival. I mean it, when I analyze the stench To me it makes a lot of sense: How the dreadlock rasta was the buffalo soldier, And he was taken from africa, brought to america, Fighting on arrival, fighting for survival. Said he was a buffalo soldier, dreadlock rasta Buffalo soldier in the heart of america. If you know your history, Then you would know where you coming from, Then you wouldn't have to ask me, Who the 'eck do I think I am. I'm just a buffalo soldier in the heart of america, Stolen from africa, brought to america, Said he was fighting on arrival, fighting for survival; Said he was a buffalo soldier win the war for america23. Dans cette chanson Bob Marley désire rappeler aux Jamaïcains d'origine africaine leur passé commun en vue de stimuler la création de leur identité collective. En effet, le nationalisme noir jamaïcain est relativement faible alors que la population noire aurait besoin d'être unie pour faire face à de graves problèmes sociaux, tels que le chômage, la pauvreté, la violence et le manque d’éducation24. Sans avoir de régime ségrégationniste comme aux États-Unis ou en Afrique du Sud, un système d'infériorisation existe tout de même en Jamaïque et l'identité jamaïcaine est loin d'être unitaire, en témoignent les intenses luttes politiques. Il n'est donc pas surprenant qu'en réponse à la crise de l'identité noire soit née le discours radical et le nationalisme noir de Garvey qui a trouvé écho aux États-Unis, en Afrique et en Jamaïque où il nourrit la religion rastafari25. 23 Bob Marley & The Wailers, «Buffalo Soldier» sur l'album Confrontation Tuff Gong, Island, 1983. Antony Ceyrat. Op.Cit., p. 61. 25 Sur la crise de l'identité noire: Chris O. Uroh. Op.Cit, p. 87. 24 7 Rastafarisme et Reggae Le rastafarisme est généralement perçu comme une religion messianique inspirée du protestantisme, du mysticisme et du panafricanisme qui fut principalement porté par Leonard Percival Howell auteur de The Promise Key. Ses adeptes lisent la bible, prônent l'entraide, portent généralement les dreadlocks qui se forment naturellement dans les cheveux crépus non peignés, fument de la marijuana, suivent un régime végétarien biologique et pratiquent l'activité physique dans l'optique de prendre soin de leur corps qu'ils considèrent comme étant leur temple26. Si la religion rastafari compte aujourd'hui des milliers d'adhérents à travers le monde, il est difficile d'en estimer le nombre réel et là n'est pas notre objectif. Nous tenterons plutôt de comprendre la nature sociale du mouvement, ses origines, ses influences et l'impact de cette croyance religieuse sur le discours véhiculé par Bob Marley. Nous tenterons aussi de dresser un bref portrait de l'origine et de l'émergence du reggae qui fut, dans ses débuts, inspiré par le mouvement rasta. Tout d'abord, la religion rastafari transmise par le reggae jamaïcain possède une nature fondamentalement sociale de par son application au quotidien et son désir d'avoir un impact réel sur la population. En ce sens, le rastafarisme s'organise en réponse aux manquements et aux vides laissés par l'État27, un peu comme pour les Frères Musulmans en Égypte. Les premiers rastafaris s'organisent autour de Leonard Howell dans les années 30 comme une communauté maraîchère, végétarienne et consommatrice de ganja, le chanvre, sensé être l'herbe de sagesse qui pousse sur la tombe du très sage roi Salomon. Lorsque les premiers rastafaris sont expulsés de leur communauté agricole, ils se réfugient dans les ghettos de la capitale où ils se développent rapidement chez les classes les plus pauvres qui se méfient des Églises chrétiennes noires ou blanches28. Il est indéniable que Bob Marley se classe dans la branche rastafari du courant musical reggae, dès 1965, il commence à suivre l'enseignement de Mortimo Planno, un leader spirituel rasta, mais il faut tout de même souligner qu'il existe aussi une branche plus chrétienne au reggae jamaïcain. Néanmoins, comme l'écrit Blum, l'antagonisme est surtout question de chapelle, car dans les deux cas, le reggae est l'héritier direct du gospel et reprend les récits bibliques, insuffle l'espoir, la persévérance, 26 Bruno Blum. Op.Cit., p. 45-47. Ibid., p. 10. 28 Ibid., p. 42-43. 27 8 dénonce les injustices et incite à faire le «Bien» selon la bible29. Le rastafarisme constitue ainsi une source d'inspiration pour le reggae en offrant une alternative au nationalisme proposé par l'État postcolonial fortement critiqué par ces derniers30. Si cette religion trouve la majorité de ses adhérents chez les plus démunis, c'est parce qu'elle donne un sens à leur vie, elle les protège de l'absurdité humaine en leur offrant une collectivité, un avenir et un support humain alors qu'ils se sentent délaissés par la prospérité et par l'État moderne alors que l'écart flagrant entre riches et pauvres les désillusionne sur leur capacité d'action31. Certaines influences plus radicales sont plus propres au reggae rasta, notamment Marcus Garvey qui a profondément marqué la religion rastafari qui le considère comme un saint en élevant certaines de ses affirmations en prophétie comme «Look to Africa, when a black king shall be crowned for the day of deliverance is at hand!32», discours qu'ils ont rattachés au couronnement de Hailé Sélassié Ier d'Éthiopie (1892-1975). Sélassié est lui-même appelé ras Tafari (son nom d'origine est Tafari Makonnen), il est considéré comme la seconde incarnation de Dieu, «le messie descendu sur Terre pour racheter tous les Noirs33». Sa visite en Jamaïque en 1966 renforce grandement le mouvement rastafari qui y gagne une certaine crédibilité34. Bob Marley & The Wailers écrivent même une chanson qui fait office de prière rastafari en son honneur. Ils font aussi référence de manière récurrente à l'empereur lors de leurs apparitions publiques. Il devient en quelque sorte un idole, un modèle mystique, la réincarnation de Jésus, le messie des rastafaris. Haile Selassie is the Chapel Power of the Trinity (Trinity, Trinity is He) Build your mind on this direction Serve the living God and live (Living God and Live) Take your troubles to Selassie He is the only King of Kings (King of kings, King of kings is he) Conquering Lion of Judah Triumphantly we all must sing (All must sing, all must sing) I search and I search on book of Man In the Revelation, look what I find Haile Selassie is the Chapel And the world should know (All should know, all should know) That man is the Angel 29 Ibid., p. 9. Gaye Abdoulaye, Op.Cit., p. 85. 31 Heidi Bojsen. Op.Cit., p. 76. 32 M.G. Smith, Roy Augier and Rex Nettleford, The Rastafari Movement in Kingston, Jamaica, Kingston: 1960, p. 5. 33 Elizabeth A. MCALISTER, « RASTAFARISME », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 15 décembre 2012. URL : http://www.universalis-edu.com/encyclopedie/rastafarisme/ 34 Gaye Abdoulaye. Op.Cit., p. 85. 30 9 Our God, the King of Kings35 Cette vision s'attache directement au mouvement «Back to Africa» de Garvey et de Malcolm X (quoiqu'il soit musulman, ses idées de «Black Power» sont biens reçus en Jamaïque) qui défendent l'idée que les noirs ne seront jamais chez eux autre part qu'en Afrique36, ils auront toujours à fuir, ce qui nourrit l'idée rastafari d'un retour dans le royaume mythologique africain, Zion: l'Éthiopie. Ya running and ya running And ya running away. Ya running and ya running But ya can't run away from yourself. Could ya run away from yourself? Can you run away from yourself? Can't run away from yourself! Can't run away from yourself! Yeah-eah-eah-eah - from yourself. Brr - you must have done somet'in' Somet'in' - somet'in' - somet'in' Somet'in' ya don't want nobody to know about: Ya must have, Lord - somet'in' wrong, What ya must have done - ya must have done somet'in' wrong. Why you can't find where you belong?37 Georges Padmore y voit, dès 1960, un «sionisme noir» en raison des similitudes avec le mouvement juif: un nationalisme à tendance communautariste centré sur une identité religieuse et une pensée fondamentalement de droite38. Cette pensée est particulièrement visible dans Exodus où Babylon, en référence aux Babyloniens qui auraient déclenché l'exil des Israéliens par leur expulsion, est utilisé dans le discours manichéen du rastafarisme et englobe entre autres le style de vie occidental capitaliste et l'État postcolonial. Il est opposé à la terre mère, Zion, l'Éthiopie dans un discours biblique d'exil collectif, de terre promise et de mission divine à accomplir: détruire l'oppression et les transgressions, libérer l'esclave et établir l'égalité entre tous. Exodus, all right! Movement of Jah people! Oh, yeah! O-oo, yeah! All right! Exodus: Movement of Jah people! Oh, yeah! Yeah-yeah-yeah, well! Uh! Open your eyes and look within: Are you satisfied (with the life you're living)? Uh! We know where we're going, uh! 35 Bob Marley & The Wailers, Selassie is the Chapel, single de 1968. Cette composition est inspirée de Crying in the Chapel de Daryl Glenn. 36 Bruno Blum. Op.Cit., p. 68. 37 Bob Marley & The Wailers, «Running Away», sur l'album Exodus, Tuff Gong, Island, 1977. 38 Yohannes Girma et Menelik Iyassu. Rastafarians: A Movement Tied With A Social And Psychological Conflicts, GRIN Verlag, Nordestedt, Germany, 2009, p. 44. 10 We know where we're from. We're leaving Babylon, We're going to our Father land. 2, 3, 4: Exodus: movement of Jah people! Oh, yeah! (Movement of Jah people!) Send us another brother Moses! (Movement of Jah people!) From across the Red Sea! (Movement of Jah people!) Send us another brother Moses! (Movement of Jah people!) From across the Red Sea! Movement of Jah people! […] Jah come to break downpression, Rule equality, Wipe away transgression, Set the captives free.39 La notion de fuite, d'évasion et de recherche d'un endroit où vivre revient dans plusieurs autres chansons de Bob Marley & The Wailers. Cependant, c'est dans la composition Iron Lion Zion où sont réunis le plus de concepts sur ce sujet. Elle inclut la reprise du message de Garvey «run like a fugitive», une critique des conflits internes de l'Afrique «Iron», qui fait probablement référence à la guerre entre la Somalie et l'Éthiopie concernant les velléités nationales de l'Érythrée et finalement, avec la notion de «Zion» on fait référence à l'Éthiopie et avec «Lion», on traite du lion de Judas. I am on the rock and then I check a stock I have to run like a fugitive to save the life I live I'm gonna be Iron like a Lion in Zion I'm gonna be Iron like a Lion in Zion Iron Lion Zion I'm on the run but I ain't got no gun See they want to be the star So they fighting tribal war And they saying Iron like a Lion in Zion Iron like a Lion in Zion, Iron Lion Zion40 En dehors des considérations religieuses, l'idéologie radicale et réactionnaire et le nationalisme noir de Garvey et moindrement de Malcolm X auraient aussi nourri le concept de fierté noire et la substance rebelle et combative du reggae jamaïcain41. I'm a rebel, let them talk, Soul rebel, talk won't bother me I'm a capturer, that's what they say 39 Bob Marley & The Wailers, «Exodus» sur l'album Exodus, Tuff Gong, Island, 1977. Bob Marley & The Wailers, «Iron Lion Zion», sur l'album Kaya, Tuff Gong, Island, 1978. 41 Bruno Blum. Op.Cit., p. 37. 40 11 Soul adventurer, night and day I'm a rebel, soul rebel42 Notons que le rastafarisme de Bob Marley & the Wailers est dénoncé par plusieurs rastas comme ayant rompu avec ses racines. Toutefois, nous pouvons identifier les thèmes clés propres au rastafarisme: reprise du discours biblique et messianique où Hailé Sélassié est la réincarnation de Jésus (Haile Selassie is the Chapel), prédominance du thème de l'exode (Exodus) et du retour au Paradis terrestre, à la terre promise: l'Éthiopie dont le symbole est le lion (Iron Lion Zion) et finalement l'influence dominante de Marcus Garvey avec l'idée de fuite, d'exil et du retour en Afrique. Nous pouvons aussi noter l'influence de Martin Luther King (1929-1968) qui a eu une importance non négligeable en Jamaïque, surtout dans la population chrétienne43. Si le reggae de Bob Marley & the Wailers est dénoncé par les «pures rastas», c'est justement en raison de la tangente mondialiste et pacifique qu'il a pris vers le milieu des années 1970, tangente où on peut identifier l'influence de M.L.K et de Gandhi. Tout comme pour la littérature métisse postmoderne et postcoloniale, leur discours s'universalise et devient plus inclusif et multiculturel en s'éloignant du discours du «Black Power» exclusif et réactionnaire tiré de la négritude française et dans notre cas, des nationalismes noirs de Garvey et Malcolm X44. Si le rastafarisme constitue le fond de la musique des Wailers, le reggae en constitue la forme. Ce style musical né en Jamaïque est intrinsèquement lié à l'histoire de l'île qui combine diverses influences culturelles et musicales. De la musique africaine qui survit de la tradition africaine malgré l'esclavage, par le mento du début du 20e siècle, style issu du brassage entre les traditions africaines, européennes et caribéennes. Passant par le ska du début des années 1960, style urbain majoritairement instrumental au rythme rapide, par le rocksteady du milieu des années 1960, aussi appelé le soul jamaïcain. On arrive finalement au reggae à la fin des années 1960, résultat d'un brassage d'influences musical et culturelles diverses de l'Afrique, de l'Europe et des États-Unis. Le style est caractérisé par son rythme lourd et hypnotique et des paroles rebelles et mystiques45. Bien que les influences culturelles et musicales aient grandement joué dans l'émergence du style, s'il a pu naître en Jamaïque c'est aussi parce qu'il sert en quelque sorte d'échappatoire et d'exutoire aux tensions sociales et raciales et à la dureté de la vie par sa nature subversive, spirituelle et 42 The Wailers, «Soul Rebel», sur l'album Soul Rebel, Trojan, 1970. Bruno Blum. Op.Cit., p. 68. 44 Jean-Marie Théodore. Op.Cit., p. 181. 45 Jérémi Kroubo Dagnini. Les origines du reggae: retour aux sources, L'Harmattan, Paris, 2008, p. 205. 43 12 profondément sociale46. Il n'est donc pas surprenant que son plus grand porte-étendard soit un métis, adepte du rastafarisme issu des plus pauvres ghettos de Kingston. Bob Marley, son parcours et ses idées Que l'on soit née en Afrique, en Amérique, en Europe, en Océanie ou en Asie, il est presque certain que nous avons déjà entendu la musique de Bob Marley, né Robert Nesta. Cet artiste mort à 36 ans fait figure d'icône nationale en Jamaïque et a irrémédiablement marqué la scène musicale mondiale. Cependant, ce n'est pas seulement par la popularisation du style musical reggae que Bob Marley a atteint le statut de vedette internationale. En effet, il est aussi reconnu pour ses textes très politisés de par leur contenu social, et ce, malgré le fait qu'il méprise la politique et appel plutôt à la révolution qui se confond chez lui avec la révélation47. Most people think, Great God will come from the skies, Take away everything And make everybody feel high. But if you know what life is worth, You will look for yours on earth: And now you see the light, You stand up for your rights. Jah!48 C'est donc surtout la nature sociale de ses textes qui frappe, il traite de la décolonisation, du panafricanisme, de l'apartheid, de l'identité noire, du racisme et de l'égalité de tous les humains et prône l'action sociale concrète: bâtir des écoles, enseigner, protéger, partager, investir, etc. 49 Il se fait aussi porteur d'un message transnational de paix, de partage, d'amour et de compréhension mutuelle inspiré de la création identitaire postcoloniale multilingue et multireligieuse des Caraïbes50, du rastafarisme et des idéaux et valeurs des penseurs pacifiques et du mouvement hippie des années 60. Dans le documentaire «Marley» qui paraît en 2012, plusieurs personnes interviewées, dont Cindy Breakspeare, l'une de ses amantes, suggère que si Bob Marley a pu contribuer à calmer les tensions 46 Ibid., p. 206. et Gaye Abdoulaye. Op.Cit.., p. 86. Bruno Blum. Op.Cit., p. 9. 48 The Wailers, «Get up Stand up», sur l'album Burnin', Tuff Gong, Island, 1973. 49 Bruno Blum. Op.Cit., p. 10. 50 Livio Sansone, Elisée Soumonni et Boubacar Barry, dir. La construction transatlantique d'identités noires, Entre Afrique et Amérique, Éditions Karthala, Paris, 2010, p. 10. 47 13 politiques de la Jamaïque, à réunir noirs, métis et blancs, à véhiculer un message d'unité, de paix et de fraternité, c'est grâce à son héritage mixte: moitié noir, moitié blanc et grâce à son appartenance sociale. Sa mère est une noire Jamaïcaine et son père est un ancien officier britannique blanc. Il dut donc longtemps endurer le racisme des blancs comme celui des noirs. De plus, il a vécu sa jeunesse dans un milieu extrêmement pauvre (Trenchtown, le quartier le plus pauvre de Kingston), il a pourtant réussi une ascension sociale phénoménale jusqu'au quartier riche, Uptown Kingston sur Hope Road, à quelques pas de la maison du gouverneur et du premier ministre. Un critique du New York Times explique que la raison du succès de Bob Marley repose dans la fusion qu'il réussit entre musique, politique et mystique et grâce aux images d'exode, de résistance et de paradis terrestre qu'il véhicule, il sait toucher tout le monde par le pouvoir de la musique en proposant une utopie moderne51. Néanmoins, pour la Jamaïque et l'Afrique, il est clair que ses origines métissées autant au point de vue de l'ethnie que de la classe en font un porte-parole et un modèle vivant du compromis, du partage, du sacrifice, de la communauté humaine, de la paix intérieure et de la bonne entente, pensée essentiellement résumée par la chanson One Love, devenue un véritable mot d'ordre dans les Caraïbes. One love, one heart Let's get together and feel all right Hear the children crying (One love) Hear the children crying (One heart) Sayin', "Give thanks and praise to the Lord and I will feel all right." Sayin', "Let's get together and feel all right." Whoa, whoa, whoa, whoa Let them all pass all their dirty remarks (One love) There is one question I'd really love to ask (One heart) Is there a place for the hopeless sinner Who has hurt all mankind just to save his own? Believe me One love, one heart Let's get together and feel all right As it was in the beginning (One love) So shall it be in the end (One heart) Alright, "Give thanks and praise to the Lord and I will feel all right." "Let's get together and feel all right." One more thing Let's get together to fight this Holy Armageddon (One love) So when the Man comes there will be no, no doom (One song) 51 Stephen Davis, Bob Marley, traduit de l'anglais par Hélène Lee, Lieu Commun, Mayenne, 1991 (1983), p. 284. 14 Have pity on those whose chances grow thinner There ain't no hiding place from the Father of Creation52 Sans vraiment s'en rendre compte, dès 1970, Bob Marley & the Wailers s'érigent en porte-paroles des opprimés du monde avec leurs discours rasta qui dénoncent les mensonges de la vivace culture coloniale et leur album Soul Revolution trouve même un certain écho aux États-Unis alors en pleine crise53. En 1972, ils enregistrent Catch a Fire qui sort en 1973 et après le concert de 1974 où ils font la première partie de Marvin Gaye, la popularité de Bob Marley ne fait qu'augmenter. Pour sa carrière solo, il garde le nom de Bob Marley & the Wailers et ce, malgré le fait que la composition du groupe change radicalement avec le départ de membres fondateurs54. Alors que Bob Marley émerge en tant que vedette internationale grâce à son concert enregistré au Lyceum de Londres en 197555, la Jamaïque est extrêmement divisée et polarisée sur le plan politique. Au cours de cette période, c'est le People's National Party (P.N.P) qui est au pouvoir et depuis 1972, il a amorcé un virage à gauche important pour la Jamaïque: rapprochement de Cuba, idéologie socialiste comme doctrine officielle, politiques d'aides et création d'emplois dans la fonction publique, nationalisation partielle de secteurs de l'économie: contrôle sur les banques, les télécommunications, l'industrie sucrière et taxation importante du secteur de la bauxite. En même temps, le déficit budgétaire se creuse et lors du choc pétrolier de 1975, la Jamaïque s'en remet aux directives du F.M.I et libéralise [privatise] les secteurs où l'État s'était investi56. Les élections de 1976 et de 1980 amènent les deux partis: le Jamaïca Labour Party (J.L.P) et le People's National Party (P.N.P) à s'opposer radicalement sur le plan idéologique. Leurs partisans organisés en bandes armées se mènent littéralement la guerre dans les ghettos des villes et s'accusent mutuellement de fascistes pour les membres J.L.P ou de communistes pour les partisans du P.N.P57. La composition War de 1976 précédemment citée peut donc aussi bien porter sur la situation du tiers-monde que celle de la Jamaïque. Les partis politiques tentent de tabler sur la popularité grandissante de Marley, mais ils font à face à la désillusion et au manque d'intérêt politique total du chanteur qui refuse d'être utilisé ou associé aux partis qu'il considère comme étant tous les mêmes et il dénonce ouvertement la violence 52 Bob Marley & The Wailers, «One Love», sur l'album Exodus, Tuff Gong, Island, 1977. Bruno Blum. Op.Cit., p. 108. 54 Ibid., p. 114-116. 55 Ibid., p. 120. 56 Gaye Abdoulaye. Op.Cit.., p. 104. 57 Stephen Davis, Op.Cit., p. 236-237. 53 15 politique et la division de classe. «When you have political violence, the youth fighting against the youth, for the politicians. Then I really feel sick. See I find none of them do anything good for the people, it's divide and rule.58». Inspiré par le don de Stevie Wonder à une école jamaïcaine pour les aveugles, Bob Marley décide d'offrir un concert gratuit à Kingston en 1976, le concert Smile Jamaïca pour lequel il a composé la chanson éponyme est une manière de remercier la Jamaïque de son support en rapprochant les différentes factions politiques59. Il contacte Michael Manley, le dirigeant du P.N.P, alors premier ministre et ce dernier est enthousiasmé par l'idée, mais deux semaines après l'annonce du concert, ce dernier annonce le déclenchement des élections. Marley décide tout de même de tenir le concert, mais précise que «No I never support no Michael Manley government, you know. Never. […] Election? You know what I mean, whoever wins it's going to be the same problem60». Les partisans politiques pensent cependant tout autrement et une fusillade a lieu à la résidence de Bob Marley, heureusement, malgré plusieurs blessés, personne n'est tué. Après une longue et compréhensible hésitation, Marley décide de tenir le concert et devant une foule de 90 000 personnes, il déclare que lorsqu'il a décidé de tenir ce concert, ce n'était pas pour des raisons politiques avant d'entamer le concert avec la chanson War, alors bannie des radios en Jamaïque61. Il quitte par la suite la Jamaïque pour plus d'un an et lorsqu'il revient, c'est à l'appel de ses amis jamaïcains qui craignent pour le pays à l'approche des élections de 1980. Très enthousiasmé par le Peace Movement, il obtient un armistice entre les partisans des deux partis et offre de tenir un concert pour la Paix le 22 avril 197862. Lors de ce concert, Peter Tosh, ancien membre des Wailers tiendra un long discours cinglant sur l'élite politique, sur le système, qu'il nomme «shit-stem», et sur la réalité des pauvres de la Jamaïque, discours qu'il conclut en allumant un énorme spliff de ganja. Dans les jours suivants, en réponse à son discours, il se fera sérieusement tabasser par les policiers pour possession de marijuana. De son côté, Bob Marley improvise l'invitation sur la scène des deux chefs de partis, Michael Manley et Edward Seaga pour qu'ils se serrent la main et se réconcilie symboliquement devant la foule en délire et alors, moment exceptionnel dans l'histoire de la musique et de la 58 Extrait d'une entrevue avec Bob Marley dans le film Marley, dirigé par MCDONALD, Kevin. Produit par ShangriLa Entertainment, Tuff Gong Pictures, Cowboy Films et autres, 2012, États-Unis et Royaume-Uni à 1h 18min. 59 Stephen Davis, Op.Cit., p. 238. 60 Extrait d'une entrevue avec Bob Marley dans le film Marley, à 1h 20min. 61 Bruno Blum. Op.Cit., p. 123. et Stephen Davis, Op.Cit., p. 247. 62 Stephen Davis, Op.Cit., p. 273-274. 16 Jamaïque, il élève leurs mains au-dessus de sa tête en chantant One Love accompagné de son groupe63. Le 15 juin 1978, lors d'une conférence de presse à l'hôtel Waldorf Astoria, Marley reçoit la médaille de paix du tiers monde décernée par l'ensemble des délégations africaines aux Nations unies. Le Sénégalais Mohammadou Johny Seka improvise alors un discours sur le combat du chanteur pour l'égalité des droits et la justice en lui remettant la médaille «au nom des cinq cents millions d'Africains»64. En 1978, Bob Marley concrétise le voyage qu'il rêvait depuis longtemps de faire en Éthiopie. Il approfondit alors sa compréhension des problèmes et des réalités africaines, notamment la question de la libération du Zimbabwe (alors la Rhodésie)65. Ainsi rapproché de son identité africaine, il compose l'album très militant Survival, qui contraste beaucoup avec son précédent album Kaya critiqué pour son manque d'engagement. Survival constitue plutôt un retour au militantisme des débuts du groupe, mais cette fois-ci, ce sont des compositions beaucoup plus axées sur les réalités et les problèmes de l'Afrique. Bob Marley était devenu un «freedom fighter» panafricain avec son message de survie et d'unité noire66 avec ses compositions comme: So Much Trouble in the World, Zimbabwe, Survival, Africa Unite, Ambush in the Night, etc. Dans notre analyse du panafricanisme dans la musique de Bob Marley, il est certain que Survival constitue la pierre angulaire en raison de son engagement direct dans la lutte pour la libération et l'unité africaine. Au cours de la tournée organisée pour l'album, Bob Marley & the Wailers joueront au Festival of Unity de Boston, le concert d'Amandla (d'après le slogan shona du Zimbabwe «Amandla ngawetu», littéralement: pouvoir à nous) organisé pour encourager la libération et l'unité africaine, il y prononcera trois discours, le plus marquant sur l'unification de l'humanité67. Ils seront aussi invités au Gabon et d'abord enthousiastes, ils découvrent rapidement que leurs concerts sont réservés à l'élite gabonaise68. Le concert le plus important fut sans aucun doute celui du Zimbabwe en avril 1980 où Bob Marley & the Wailers jouent à leurs propres frais, trop heureux d'être invités pour fêter l'indépendance du pays69. 63 Bruno Blum. Op.Cit., p. 128. et Stephen Davis, Op.Cit., p. 278-279. Bruno Blum. Op.Cit., p. 128. et Stephen Davis, Op.Cit., p. 283. 65 Ibid., p. 289-292. 66 Ibid., p. 301. 67 Bruno Blum. Op.Cit., p. 130. et Stephen Davis, Op.Cit., p. 298. 68 Ibid., p. 310. 69 Bruno Blum. Op.Cit., p. 131. et Stephen Davis, Op.Cit., p. 315. 64 17 Bob Marley meurt en 1981 d'un cancer généralisé, il est alors au sommet de sa gloire et n'a que 36 ans. Il a cependant profondément marqué l'imaginaire collectif et ses messages sont aujourd'hui repris par des millions d'individus un peu partout à travers le globe. Panafricanisme ou transnationalisme panafricain? Bob Marley s'est toujours fait le défenseur de l'unité africaine, mais son message s'adressait-il aux États africains ou à la population d'origine africaine? Aux Africains ou à la diaspora africaine? L'idée d'unité culturelle et identitaire fonctionne bien dans le cadre du concept de diaspora africaine, mais la réalité africaine est tout autre et dès 1963, l'unité africaine semble déjà irréalisable. Effectivement, avec la conférence d'Addis Abeba et la création de l'OUA en 1963, l'Afrique des États-Nations est consacrée avec la sanctuarisation et la réaffirmation de l'intangibilité des frontières70. Avec le renversement de Nkrumah en 1966, le porte-parole du projet des ÉtatsUnis d'Afrique tombe et son rêve d'unité disparait avec lui. L'unité africaine devient alors un projet utopique qui continue cependant à vivre dans l'idéal et dans les représentations de l'Afrique71. L'échec de la création politique de l'unité africaine n'a cependant pas empêché plusieurs artistes et intellectuels de théoriser sur la possibilité de relancer le projet, et ce, jusqu'à aujourd'hui72. Toutefois, dans le cas spécifique de Bob Marley, nous croyons que bien qu'il appelle à l'unité africaine, c'est pour stimuler la libération et l'indépendance des pays africains plutôt que la création des États-Unis d'Afrique comme l'entendait Nkrumah. De plus, l'idéal panafricain de Bob Marley s'insère dans un discours mondialiste qui suggère l'intégration du discours panafricain dans un idéal transnational où l'identité panafricaine serait partagée par toute la diaspora africaine. En ce sens, le discours de Bob Marley est ouvert à l'adhésion individuelle et ne vise pas nécessairement à avoir un impact dans la sphère politique qu'il méprise ouvertement. D'après nous, il appelle plutôt à la décolonisation complète des esprits «Emancipate yourselves from mental slavery; None but ourselves can free our mind73» par le refus de l'idéologie occidentale qui maintient l'Africain dans 70 Ahmed Mohamed Ghadhi. La longue marche de l'Afrique vers l'intégration, le développement et la modernité politique, Paris, l'Harmattan, 2009, p. 62. 71 Ibid., p. 64. 72 Notamment Daniel Abwa (2005) qui revisite la pensée de Nkrumah ou, sur le plan artistique, Tiken Jah Fakoly qui appel à l'unité africaine et à la fin du néocolonialisme dans plusieurs compositions. 73 Bob Marley & The Wailers, «Redemption song» sur l'album Uprising, Tuff Gong, Island, 1980. 18 un État d'infériorité et il lance un appel à l'unité spirituelle et à la solidarité de la diaspora africaine autour du rastafarisme. We refuse to be What you wanted us to be; We are what we are: That's the way (way) it's going to be. You don't know! You can't educate I For no equal opportunity: (Talkin' 'bout my freedom) Talkin' 'bout my freedom, People freedom (freedom) and liberty! Yeah, we've been trodding on the winepress much too long: Rebel, rebel! Yes, we've been trodding on the winepress much too long: Rebel, rebel! Babylon system is the vampire, yea! (vampire) Suckin' the children day by day, yeah! Me say: de Babylon system is the vampire, falling empire, Suckin' the blood of the sufferers, yea-ea-ea-ea-e-ah! Building church and university, wo-o-ooh, yeah! Deceiving the people continually, yea-ea! Me say them graduatin' thieves and murderers; Look out now: they suckin' the blood of the sufferers (sufferers). Yea-ea-ea! (sufferers) Tell the children the truth; Tell the children the truth74 Rappelons-nous que la tolérance et la patience sont deux qualités que prône Bob Marley. Étant un métis en Jamaïque où l'idéologie raciste existe dans les deux sens, il en a lui-même subi les contrecoups de la part des noirs comme de la part des blancs. Son discours prône donc l'unité face aux adversités partagées: la libération de l'emprise coloniale «Get Up Stand Up», le racisme, les disparités socio-économiques, l'inégalité des chances comme dénoncé dans I Shot the Sheriff et la survie de la culture africaine, thème vedette de l'album Survivor et de la composition éponyme. Sheriff John Brown always hated me, For what, I don't know: Every time I plant a seed, He said kill it before it grow He said kill them before they grow.75 ----------------------------------------------We're the survivors In this age of technological inhumanity (Black survival), Scientific atrocity (survivors), 74 75 Bob Marley & The Wailers, «Babylon System» sur l'album Survival, Tuff Gong, Island, 1979. Bob Marley & The Wailers, «I Shot the Sheriff» sur l'album Rastaman Vibration, Tuff Gong, Island, 1976. 19 Atomic misphilosophy (Black survival), Nuclear misenergy (survivors): It's a world that forces lifelong insecurity (Black survival). Together now: (Na-na-na-na-na!) Na na-na na na! (Na na-na na na!) We're the survivors, yeah! We're the survivors! Yes, the Black survivors! We're the survivors76 Aussi, sa composition Africa Unite traite plutôt du retour des rastamans dans le father-land de l'Éthiopie que de l'unité africaine à proprement parlé. En effet, il ne traite pas des obstacles comme les différences culturelles ou ethniques ou des États-Nations implantés durablement en Afrique et semble voir l'unité comme un projet pouvant se concrétiser autour du rastafarisme par le rejet du Babylon system que représentent pour lui les idéologies, le mode de vie et le système politique occidental77. C'est donc un discours d'unité utopique et symbolique qui est prôné. Africa unite: 'Cause we're moving right out of Babylon, And we're going to our Father's land, yea-ea. How good and how pleasant it would be before God and man, yea-eah! To see the unification of all Africans, yeah! As it's been said a'ready, let it be done, yeah! We are the children of the Rastaman; We are the children of the Iyaman. Malgré le discours d'exode et l'idée du retour en Afrique, le chanteur a dû s'intégrer lui-même à ce système pour diffuser son message et par son parcours de vie, il prouve que l'intégration est possible et qu'il est aussi possible d'agir de l'intérieur pour changer le système. En ce sens, dans la chanson Rat Race, bien qu'il critique directement le mode de vie occidental et l'ingérence américaine (la C.I.A), son discours englobe tout de même l'humanité en entier (human race). In this 'ere rat race, yeah! Rat race! I'm singin' that When the cat's away, The mice will play. Political violence fill ya city, ye-ah! Don't involve Rasta in your say say; Rasta don't work for no C.I.A. Rat race, rat race, rat race! Rat race, I'm sayin': When you think is peace and safety: 76 77 Bob Marley & The Wailers, «Survival» sur l'album Survival, Tuff Gong, Island, 1979. Gaye Abdoulaye. Op.Cit.., p. 86. 20 A sudden destruction. Collective security for surety, ye-ah! Don't forget your history; Know your destiny: In the abundance of water, The fool is thirsty. Rat race, rat race, rat race! Rat race! Oh, it's a disgrace To see the human-race In a rat race, rat race! You got the horse race; You got the dog race; You got the human-race; But this is a rat race, rat race!78 Contrairement à Peter Tosh qui prône clairement un essentialisme noir79, Bob Marley semble hésiter, car il intègre souvent l'humanité en entier dans ses discours, comme à Boston en 1978 80, car tous doivent lutter pour s'en tirer, mais certains ont plus de chance que d'autre, d'où l'idée de la solidarité transnationale africaine. Aussi, bien que l'idéologie de Bob Marley soit inclusive «One love», il défend tout de même l'idée de l'unité panafricaine dans une vision transnationale «Survivor» et «Africa Unite», car il a conscience de l'inégalité des chances dans un monde hostile «Rat Race», «War» et de la difficulté supplémentaire que doivent affronter les Africains en diaspora «I shot the Sheriff» et les pays africains émergents «Wake up and Live» «Get up Stand up», car le racisme et le passé colonial assurent un avantage indéniable aux blancs et aux pays occidentaux. Là réside tout le paradoxe du reggae, entre un particularisme ethnocentriste et une vocation universelle dans son message81. Entre l'unité africaine et le retour des seuls rastas en Éthiopie, entre le rejet mondial de l'État postcolonial, du Babylon «shit-stem», et le rejet de ce système par la seule diaspora africaine, le message est souvent contradictoire ou ambiguë. Mémoire et reprise des messages de Bob Marley Aujourd'hui, Bob Marley est littéralement l'icône et la fierté nationale de la Jamaïque, mais qu'en est-il de son image dans le reste des pays anglophones des Caraïbes, en Afrique et dans les pays 78 Bob Marley & The Wailers, «Rat Race» sur l'album Rastaman Vibration, Tuff Gong, Island, 1976. Gaye Abdoulaye. Op.Cit.., p. 87. 80 Bruno Blum. Op.Cit., p. 130. 81 Gaye Abdoulaye. Op.Cit.., p. 82. 79 21 occidentaux? Au moment de sa mort, il est considéré par le président d'Amnistie internationale comme le symbole de la liberté82. Son vécu et ses croyances rastas enseignent aussi à demeurer critique et à remettre en question toute l'information que l'on reçoit même la plus sacrée de toute, la bible! Il fait donc figure de porte-parole contestataire, un miroir de l'esprit rebelle des peuples, héros, exemple et modèle à la fois, mulâtre unificateur et premier prophète multimédia, il incarne la liberté et le monde postcolonial83. Ses paroles et son héritage sont toutefois sujets à de multiples interprétations et réutilisations en raison de son caractère contradictoire à la fois inclusif et exclusif. Effectivement, en mettant en évidence certaines compositions de Bob Marley et en évacuant d'autres chansons, il est facile de les sortir de leur contexte et d'interpréter son héritage pour défendre une vision en particulier. En Jamaïque, Bob Marley fait office de fondateur d'une nouvelle identité nationale. Pour certains, il n'est qu'un drogué et un rasta, mais pour d'autres, c'est l'artiste symbole de la nation, une figure unificatrice, un emblème de la lutte social et un modèle à imiter. Il faut dire que ses premiers albums, de 1970 à 1976 environ, concernent surtout la réalité de la population jamaïcaine. Que ce soit par ses critiques sociales ou par son rôle dans l'apaisement des tensions politiques et raciales, Bob Marley a grandement contribué à réunir la population de la Jamaïque. Il nourrit aussi l'unité culturelle nationale grâce à l'originalité et à la nouveauté que représente le reggae et ses thèmes anticapitalistes et anticolonialistes en opposition à l'ironie fréquente de la contre-culture occidentale84. Il n'est donc pas surprenant que l'identité jamaïcaine se nourrisse de la mémoire de Bob Marley, car il répond à la crise de l'identité noire identifiée par Chris O. Uroh en proposant une vision du passé, une analyse du présent et un projet pour l'avenir85. Comme pour plusieurs autres pays des Caraïbes, il cherche les sources de l'identité noire dans son passé commun avec l'Afrique de la diaspora africaine: les plantations, l'esclavage et la traite. Au présent, il dénonce la perpétuation des idéologies racistes qui fixent les identités par la race et dénonce aussi l'assujettissement à l'État postcolonial, aux systèmes politiques et à l'économie libérale 86. Pour l'avenir, il propose le mythe du retour dans le Terre Promise, Zion, l'Éthiopie qui est l'Afrique rêvée. Il permet donc à l'identité jamaïcaine de s'ancrer grâce à deux déterminants clés: l'ethnie 82 Bruno Blum. Op.Cit., p. 132. Bruno Blum. Op.Cit., p. 134. 84 Jean-Marie Théodore. Op.Cit., p. 176. 85 Chris O. Uroh., Op.Cit., p. 87. 86 Heidi Bojsen. Op.Cit., p. 75. 83 22 africaine et les religions de la bible (rastafarisme pour certains, mais pour la majorité c'est la religion chrétienne, catholique ou protestante), car même s'ils ne font pas l'unanimité, ces deux points fondateurs sont nécessaires à la construction d'une identité collective87. La mémoire de Bob Marley en Jamaïque est donc surtout axée sur sa contribution à l'identité collective et à l'unité nationale, et dans une autre mesure, au rayonnement culturel nouveau de la Jamaïque, petit pays dont la richesse culturelle est désormais indéniable. En Afrique, l'image de Bob Marley semble plus sélective. Effectivement, les premières références de Bob Marley à l'Afrique visent plutôt à réinscrire l'identité des noirs de la diaspora africaine dans le passé du continent africain. Il se s'intéresse directement à l'Afrique qu'en 1979 dans l'album Survival où sont concentrés ses compositions les plus politisées. C'est donc majoritairement dans cet album que va puiser la mémoire africaine de Bob Marley avec les thèmes de l'unité africaine et de la libération du néocolonialisme et du système économique capitaliste mondial. C'est pour cette raison qu'on lui donne en 1978 une médaille honorifique au nom des cinq cents millions d'Africains88. En Occident, il fait figure de porte-parole de la liberté et de l'opposition au système capitaliste «If you are the big tree, We are the small axe, Sharpened to cut you down89». Il est donc perçu comme une figure de la contre-culture qui prône le rejet du matérialisme froid de l'Occident en l'opposant à un mode de vie simple et naturel où les valeurs fondamentales sont la liberté d'expression, la paix, la fraternité et le partage «Share the Shelter 90». Ces thèmes trouvent évidemment un grand public dans la jeunesse occidentale friande de la contreculture et des discours de simplicité volontaire et de contestation sociale. Nous n'avons pas ici traité en détail de chaque réappropriation de l'Afrique et de l'Occident en raison de la nature globale que peuvent prendre plusieurs des textes de Bob Marley. En effet, il n'est pas surprenant qu'il y ait une identification partagée sur plusieurs thèmes. Tout d'abord, dans tous les cas, Bob Marley fait figure de révolutionnaire, car dès ses débuts en 1970 avec Soul Rebel, ses textes appellent à l'opposition au «Babylon System», l'État postcolonial et le système capitaliste. Tous les peuples peuvent se réapproprier ce message en l'ancrant dans leur réalité: en Jamaïque c'est le régime d'infériorisation raciale et l'État postcolonial non fonctionnel, en Afrique ce sont les 87 Paul E. Lovejoy. «Origines et identités des Africains d'Amérique, Transformations transatlantiques», dans SANSONE, Livio, Op.Cit., p. 107-108. 88 Stephen Davis, Op.Cit., p. 283. et Bruno Blum. Op.Cit., p. 128. 89 The Wailers, «Small axe», sur l'album Burnin', Tuff Gong, Island, 1973. 90 Bob Marley & The Wailers, «Is this Love» sur l'album Kaya, Tuff Gong, Island, 1978. 23 Partis-État oppressants et le maintien de la dépendance économique envers les anciennes puissances coloniales, en Occident c'est la lutte contre le système, l'économie capitaliste, la culture populaire étouffante, etc. De la même manière, sa dénonciation des inégalités socio-économiques «Them belly full but we hungy, A hungry mob is a angry mob91», bien qu'elle fasse référence à une réalité proprement jamaïcaine, alors que les coupures engendrées par le FMI affament les plus pauvres, le fond du message est repris par les pays africains qui vivent littéralement la même réalité et par les pays occidentaux qui y voient la dénonciation de l'écart entre riches et pauvres. Son image d'ambassadeur de la consommation de marijuana est elle aussi mondialement répandue. Peu importe le pays concerné, il est généralement perçu comme un drogué ou comme un héraut de la contre-culture qui est elle-même très souvent associée à la consommation de cannabis à laquelle beaucoup de jeunes s'identifient. Une autre des idées maîtresses défendues par Bob Marley à laquelle il est facile de se rattacher est l'acceptation des cultures du monde et l'existence d'un nouveau monde interconnecté. C'est là un des thèmes clés de la fin du XXIe siècle, alors que les nationalismes exclusifs des États-Nations déclinent face au discours postcolonial émergeant qui tend vers une globalisation des identités grâce au partage des imaginaires, des expériences et des mémoires, Bob Marley est alors érigé comme figure d'un nouveau monde postcolonial92. Dans un autre ordre d'idée, le visage même de Bob Marley étant utilisé à outrance, des articles scientifiques sont publiés pour tenter de protéger son image: The New tort of appropriation of personality: Protecting Bob Marley's Face93. D'autres études tentent de comprendre quel est l'impact des manipulations corporatives de Bob Marley et comment elles auraient peut-être accru l'emprise des industries musicales occidentales en Jamaïque: Positive Vibration? Capitalist Textual Hegemony and Bob Marley94. Au final la mémoire de Bob Marley est assez éclatée comme en témoigne les interprétations spécifiques de la Jamaïque, de l'Afrique et de l'Occident, mais nous avons aussi pu ressortir plusieurs interprétations communes découlant de l'identification plus facile 91 Bob Marley & The Wailers, «Them belly full» sur l'album Natty Dread, Tuff Gong, Island, 1974. Jean-Marie Théodore. Op.Cit., p. 181. et plus généralement, l'ouvrage en entier de Jason Toynbee. Bob Marley: Herald of a Postcolonial World?, Cambridge and Malden: Polity, 2007. 263 p. 93 B. St. Michael Hylton and Peter Goldson. «The New Tort of Appropriation of Personality: Protecting Bob Marley's», dans The Cambridge Law Journal, Vol. 55, No. 1 (Mar., 1996), pp. 56-64. 94 Mike Alleyne. «Positive Vibration?: Capitalist Textual Hegemony and Bob Marley», dans Caribbean Studies, Vol. 27, No. 3/4, Extended Boundaries: 13th Conference on WestIndian Literature (Jul. - Dec., 1994), pp. 224-241. 92 24 aux discours de résistance et de communauté mondiale facilitée par la perspective globale et inclusive qu'adopte le chanteur vers la fin de sa carrière. Conclusion Rappelons brièvement nos questions de recherche. D'abord, nous voulions savoir si Bob Marley a agi en tant que défenseur du panafricanisme ou si son message doit être interprété dans un cadre transnational de création de l'identité jamaïcaine par un retour aux racines africaines? Dans un second temps, nous voulions identifier comment le message de Bob Marley a été compris et s'il a été utilisé différemment aux Caraïbes, en Afrique et en Occident? Nos hypothèses étaient que Bob Marley a effectivement défendu l'idée du panafricanisme, toutefois, en regard de la nature transnationale de l'identité jamaïcaine, son message doit aussi être interprété comme une réappropriation de l'identité africaine comme ciment culturel et social dans les Caraïbes et en Afrique. Nous avons aussi avancé que son message a été réutilisé différemment selon les contextes. Aux Caraïbes, il a servi à la réappropriation de symboles transnationaux fondateurs des identités communes, en Afrique il sert l'idéal du panafricanisme et en Occident la contre-culture reprend ses messages pour les attacher aux réalités proprement occidentales. Il faut cependant nuancer notre hypothèse, car on retrouve plusieurs lieux communs. En Jamaïque et en Afrique, il est perçu comme le porte-parole d'un monde postcolonial pacifique, où, grâce à la résistance et à la décolonisation des esprits, la liberté, la justice et l'égalité seront réellement respectées. En témoigne la médaille honorifique qu'il reçoit en 1978 de la part de l'ensemble des délégations africaines aux Nations unies pour son combat pour l'égalité des droits et la justice. Il contribue aussi grandement à la fierté culturelle de la diaspora panafricaine, fournissant ainsi un point d'attache identitaire grâce à la culture et à la musique, au moment même où la diaspora noire vit une crise identitaire95. De par ses critiques et commentaires sociaux et de par le caractère mondial et inclusif de ses messages, les Caraïbes, l'Afrique et l'Occident partagent plusieurs analyses communes sur Bob Marley. Toutefois, la mémoire spécifique de l'artiste varie aujourd'hui en raison des nécessités des différents contextes et aussi en raison du parcours même de l'artiste qui traite d'abord de la situation jamaïcaine pour ensuite globaliser graduellement son message. En Jamaïque et aux Caraïbes, il fait figure de critique de l'État postcolonial, de réconciliateur de 95 Chris O. Uroh., Op.Cit., p. 87. 25 l'identité métissée et du rattachement à l'identité et à la fierté noire de la diaspora panafricaine. En Afrique, il est perçu comme un révolutionnaire, comme un porte-étendard du projet panafricain et comme un critique du système capitaliste mondial, du néocolonialisme et plus généralement des inégalités, des injustices et du racisme qui persistent. En Occident, il est vu comme l'une des figures de proue de la contre-culture qui s'oppose au «Babylon System», au matérialisme et au capitalisme vorace. Il semble toutefois que la vision commune prime sur les spécificités. En effet, Bob Marley a défendu très tôt l'acceptation des cultures du monde et l'existence d'un nouveau monde interconnecté. Aussi, la narration qu'il propose s'organise dès le milieu des années 1970 comme une lutte mondiale contre les inégalités, contre toute forme de racisme et contre toutes les oppressions. Dans les mémoires de Jamaïque, d'Afrique et de l'Occident, on constate donc une certaine tendance à l'évacuation des messages contradictoires, spécifiques et exclusifs comme le rastafarisme et le «black power». On focalise plutôt sur ses messages mondiaux et unificateurs pour l'apaisement des tensions mondiales et la lutte commune, ouverte à l'adhésion individuelle, contre les grands fléaux du XXIe siècle, parce qu'il y a «So much trouble in the World96» et «We don't want no more trouble97», alors «Come together and make it work98». Finalement, nous aurions aussi pu étudier plus en détail la reprise du message de Bob Marley dans les différents pays des Caraïbes pour en ressortir les traits communs et les divergences selon les contextes. Il aurait aussi été intéressant de soulever la question de la réception du public selon leurs origines ethniques, car Bob Marley a eu beaucoup de difficulté à performer pour le public afro américain qui lui ont été longtemps coupé, alors que les Américains blancs remplissaient ses concerts. Nous aurions aussi aimé nous pencher sur l'influence de Bob Marley au niveau musical en étudiant les groupes reggae plus récents: Matisyahu (Juif États-Uniens), Sublime (États-Unis), Tiken Jah Fakoly (Côte d'Ivoire), Tryo (France), etc., en les comparant aux groupes reggae rastafaris de «pure souche» de la Jamaïque, ce qui nous aurait permis de mesurer l'impact de Bob Marley sur le style reggae mondial. 96 Bob Marley & The Wailers, «So much trouble in the World», sur l'album Survival, Tuff Gong, Island, 1979. The Wailers, «No more troubles», sur l'album Catch a fire, Tuff Gong, Island, 1973. 98 Bob Marley & The Wailers, «Work», sur l'album Uprising, Tuff Gong, Island, 1980. 97 26 Bibliographie ABDOULAYE, Gaye. JAMAÏQUE - La culture depuis l'indépendance, disponible par Harmathèque, 2011, 316p. ABWA, Daniel. «Les seize pour les États-Unis d'Afrique: Kwame N'Krumah revisité», dans, BAH, Thiermo. (dir). Intellectuels, nationalisme et idéal panafricain, Paris, CODEXRIA, 2005, pp. 160-171. 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